Le Roman d’un enfant/01

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Paris Calmann Lévy (p. 1-3).


I


C’est avec une sorte de crainte que je touche à l’énigme de mes impressions du commencement de la vie, — incertain si bien réellement je les éprouvais moi-même ou si plutôt elles n’étaient pas des ressouvenirs mystérieusement transmis… J’ai comme une hésitation religieuse à sonder cet abîme…

Au sortir de ma nuit première, mon esprit ne s’est pas éclairé progressivement, par lueurs graduées ; mais par jets de clartés brusques — qui devaient dilater tout à coup mes yeux d’enfant et m’immobiliser dans des rêveries attentives — puis qui s’éteignaient, me replongeant dans l’inconscience absolue des petits animaux qui viennent de naître, des petites plantes à peine germées.

Au début de l’existence, mon histoire serait simplement celle d’un enfant très choyé, très tenu, très obéissant et toujours convenable dans ses petites manières, auquel rien n’arrivait, dans son étroite sphère ouatée, qui ne fût prévu, et qu’aucun coup n’atteignait qui ne fût amorti avec une sollicitude tendre.

Aussi voudrais-je ne pas écrire cette histoire qui serait fastidieuse ; mais seulement noter, sans suite ni transitions, des instants qui m’ont frappé d’une étrange manière, — qui m’ont frappé tellement que je m’en souviens encore avec une netteté complète, aujourd’hui que j’ai oublié déjà tant de choses poignantes, et tant de lieux, tant d’aventures, tant de visages.

J’étais en ce temps-là un peu comme serait une hirondelle, née d’hier, très haut à l’angle d’un toit, qui commencerait à ouvrir de temps à autre au bord du nid son petit œil d’oiseau et s’imaginerait, de là, en regardant simplement une cour ou une rue, voir les profondeurs du monde et de l’espace, — les grandes étendues de l’air que plus tard il lui faudra parcourir. Ainsi, durant ces minutes de clairvoyance, j’apercevais furtivement toutes sortes d’infinis, dont je possédais déjà sans doute, dans ma tête, antérieurement à ma propre existence, les conceptions latentes ; puis, refermant malgré moi l’œil encore trouble de mon esprit, je retombais pour des jours entiers dans ma tranquille nuit initiale.

Au début, ma tête toute neuve et encore obscure pourrait aussi être comparée à un appareil de photographe rempli de glaces sensibilisées. Sur ces plaques vierges, les objets insuffisamment éclairés ne donnent rien ; tandis que, au contraire, quand tombe sur elles une vive clarté quelconque, elles se cernent de larges taches claires, où les choses inconnues du dehors viennent se graver. — Mes premiers souvenirs en effet sont toujours de plein été lumineux, de midis étincelants, — ou bien de feux de branches à grandes flammes roses.