Le Roman d’un enfant/02

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Paris Calmann Lévy (p. 4-10).


II


Comme si c’était d’hier, je me rappelle le soir où, marchant déjà depuis quelque temps, je découvris tout à coup la vraie manière de sauter et de courir, — et me grisai jusqu’à tomber, de cette chose délicieusement nouvelle.

Ce devait être au commencement de mon second hiver, à l’heure triste où la nuit vient. Dans la salle à manger de ma maison familiale — qui me paraissait alors un lieu immense — j’étais, depuis un moment sans doute, engourdi et tranquille sous l’influence de l’obscurité envahissante. Pas encore de lampe allumée nulle part. Mais, l’heure du dîner approchant, une bonne vint, qui jeta dans la cheminée, pour ranimer les bûches endormies, une brassée de menu bois.

Alors ce fut un beau feu clair, subitement une belle flambée joyeuse illuminant tout, et un grand rond lumineux se dessina au milieu de l’appartement, par terre, sur le tapis, sur les pieds des chaises, dans ces régions basses qui étaient précisément les miennes. Et ces flammes dansaient, changeaient, s’enlaçaient, toujours plus hautes et plus gaies, faisant monter et courir le long des murailles les ombres allongées des choses… Oh ! alors je me levai tout droit, saisi d’admiration… car je me souviens à présent que j’étais assis, aux pieds de ma grand’tante Berthe (déjà très vieille en ce temps-là), qui sommeillait à demi dans sa chaise, près d’une fenêtre par où filtrait la nuit grise ; j’étais assis sur une de ces hautes chaufferettes d’autrefois, à deux étages, si commodes pour les tout petits enfants qui veulent faire les câlins, la tête sur les genoux des grand’mères ou des grand’tantes… Donc, je me levai, en extase, et m’approchai de la flamme ; puis, dans le cercle lumineux qui se dessinait sur le tapis, je me mis à marcher en rond, à tourner, à tourner toujours plus vite, et enfin, sentant tout à coup dans mes jambes une élasticité inconnue, quelque chose comme une détente de ressorts, j’inventai une manière nouvelle et très amusante de faire : c’était de repousser le sol bien fort, puis de le quitter des deux pieds à la fois pendant une demi-seconde, — et de retomber, — et de profiter de l’élan pour m’élever encore, et de recommencer toujours, pouf pouf, en faisant beaucoup de bruit par terre, et en sentant dans ma tête un petit vertige particulier très agréable… De ce moment, je savais sauter, je savais courir !

J’ai la conviction que c’était bien la première fois, tant je me rappelle nettement mon amusement extrême et ma joie étonnée.

— Ah ! mon Dieu, mais qu’est-ce qu’il a ce petit, ce soir ? disait ma grand’tante Berthe un peu inquiète. Et j’entends encore le son de sa voix brusque.

Mais je sautais toujours. Comme ces petites mouches étourdies, grisées de lumière, qui tournoient le soir autour des lampes, je sautais toujours dans ce rond lumineux qui s’élargissait, se rétrécissait, se déformait, dont les contours vacillaient comme les flammes.

Et tout cela m’est encore si bien présent, que j’ai gardé dans mes yeux les moindres rayures de ce tapis sur lequel la scène se passait. Il était d’une certaine étoffe inusable, tissée dans le pays par les tisserands campagnards, et aujourd’hui tout à fait démodée, qu’on appelait « nouïs ». (Notre maison d’alors était restée telle que ma grand mère maternelle l’avait arrangée lorsqu’elle s’était décidée à quitter l’île pour venir se fixer sur le continent. — Je reparlerai un peu plus tard de cette île qui prit bientôt, pour mon imagination d’enfant, un attrait si mystérieux. — C’était une maison de province très modeste, où se sentait l’austérité huguenote, et dont la propreté et l’ordre irréprochables étaient le seul luxe.)

… Dans le cercle lumineux qui, décidément, se rétrécissait de plus en plus, je sautais toujours. Mais, tout en sautant, je pensais, et d’une façon intense qui, certainement, ne m’était pas habituelle. En même temps que mes petites jambes, mon esprit s’était éveillé ; une clarté un peu plus vive venait de jaillir dans ma tête, où l’aube des idées était encore si pâle. Et c’est sans doute à cet éveil intérieur que ce moment fugitif de ma vie doit ses dessous insondables ; qu’il doit surtout la persistance avec laquelle il est resté dans ma mémoire, gravé ineffaçablement. Mais je vais m’épuiser en vain à chercher des mots pour dire tout cela, dont l’indécise profondeur m’échappe… Voici, je regardais ces chaises, alignées le long des murs, et je me rappelais les personnes âgées, grand’mères, grand’tantes et tantes, qui y prenaient place d’habitude, qui tout à l’heure viendraient s’y asseoir… Pourquoi n’étaient-elles pas là ? En ce moment, j’aurais souhaité leur présence autour de moi comme une protection. Elles se tenaient sans doute là-haut, au second étage, dans leurs chambres ; entre elles et moi, il y avait les escaliers obscurs, les escaliers que je devinais pleins d’ombre et qui me faisaient frémir… Et ma mère ? J’aurais surtout souhaité sa présence à elle ; mais je la savais sortie dehors, dans ces rues longues dont je ne me représentais pas très bien les extrémités, les aboutissements lointains. J’avais été moi-même la conduire jusqu’à la porte, en lui demandant : « Tu reviendras, dis ? » Et elle m’avait promis qu’en effet elle reviendrait. (On m’a conté plus tard qu’étant tout petit, je ne laissais jamais sortir de la maison aucune personne de la famille, même pour la moindre course ou visite, sans m’être assuré que son intention était bien de revenir. « Tu reviendras, dis ? » était une question que j’avais coutume de poser anxieusement après avoir suivi jusqu’à la porte ceux qui s’en allaient.) Ainsi, ma mère était sortie… cela me serrait un peu le cœur de la savoir dehors… Les rues !… J’étais bien content de ne pas y être, moi, dans les rues, où il faisait froid, où il faisait nuit, où les petits enfants pouvaient se perdre… Comme on était bien ici, devant ces flammes qui réchauffaient ; comme on était bien, dans sa maison ! Peut-être n’avais-je jamais compris cela comme ce soir ; peut-être était-ce ma première vraie impression d’attachement au foyer — et d’inquiétude triste, à la pensée de tout l’immense inconnu du dehors. Ce devait être aussi mon premier instant d’affection consciente pour ces figures vénérées de tantes et de grand’mères qui ont entouré mon enfance et que, à cette heure de vague anxiété crépusculaire, j’aurais désiré avoir toutes, à leurs places accoutumées, assises en cercle autour de moi…

Cependant les belles flammes folles dans la cheminée avaient l’air de se mourir : la brassée de menu bois était consumée et, comme on n’avait pas encore allumé de lampe, il faisait plus noir. J’étais déjà tombé une fois, sur le tapis de nouïs, sans me faire de mal, et j’avais recommencé de plus belle. Par instants, j’éprouvais une joie étrange à aller jusque dans les recoins obscurs, où me prenaient je ne sais quelles frayeurs de choses sans nom ; puis à revenir me réfugier dans le cercle de lumière, en regardant avec un frisson si rien n’était sorti derrière moi, de ces coins d’ombre, pour me poursuivre.

Ensuite, les flammes se mourant tout à fait, j’eus vraiment peur ; tante Berthe, trop immobile sur sa chaise et dont je sentais le regard seul me suivre, ne me rassurait plus. Les chaises même, les chaises rangées autour de la salle, commençaient à m’inquiéter, à cause de leurs grandes ombres mouvantes qui, au gré de la flambée à l’agonie, montaient derrière elles, exagérant la hauteur des dossiers le long des murs. Et surtout il y avait une porte, entr’ouverte sur un vestibule tout noir — lequel donnait sur le grand salon plus vide et plus noir encore… oh ! cette porte, je la fixais maintenant de mes pleins yeux, et, pour rien au monde, je n’aurais osé lui tourner le dos.

C’était le début de ces terreurs des soirs d’hiver qui, dans cette maison pourtant si aimée, ont beaucoup assombri mon enfance.

Ce que je craignais de voir arriver par là n’avait encore aucune forme précise ; plus tard seulement, mes visions d’enfant prirent figure. Mais la peur n’en était pas moins réelle et m’immobilisait là, les yeux très ouverts, auprès de ce feu qui n’éclairait plus, quand tout à coup, du côté opposé, par une autre porte, ma mère entra… Oh ! alors je me jetai sur elle ; je me cachai la tête, je m’abîmai dans sa robe : c’était la protection suprême, l’asile où rien n’atteignait plus, le nid des nids où l’on oubliait tout…

Et, à partir de cet instant, le fil de mon souvenir est rompu, je ne retrouve plus rien.