Le Roman d’un enfant/06

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Paris Calmann Lévy (p. 27-29).


VI


Pour en finir avec les images tout à fait confuses des commencements de ma vie, je veux encore parler d’un rayon de soleil — rayon triste cette fois, — qui a laissé en moi-même sa marque ineffaçable et dont le sens ne me sera jamais expliqué.

Au retour du service religieux, un dimanche, ce rayon m’apparut ; il entrait dans un escalier de la maison, par une fenêtre entre-bâillée, et s’allongeait d’une certaine manière bizarre sur la blancheur d’un mur

J’étais revenu du temple seul avec ma mère, et je montais l’escalier en lui donnant la main ; la maison pleine de silence avait cette sonorité particulière aux midis très chauds de l’été ; ce devait Être en août ou en septembre et, suivant l’usage de nos pays, les contrevents à demi fermés entretenaient une espèce de nuit pendant l’ardeur du soleil.

Dès l’entrée, il me vint une conception déjà mélancolique de ce repos du dimanche qui, dans les campagnes et dans les recoins paisibles des petites villes, est comme un arrêt de la vie. Mais quand j’aperçus ce rayon de soleil plongeant obliquement dans cet escalier par cette fenêtre, ce fut une impression bien autrement poignante de tristesse ; quelque chose de tout à fait incompréhensible et de tout à fait nouveau, où entrait peut-être la notion infuse de la brièveté des étés de la vie, de leur fuite rapide, et de l’impassible éternité des soleils… Mais d’autres éléments plus mystérieux s’y mêlaient aussi, qu’il me serait impossible d’indiquer même vaguement.

Je veux seulement ajouter à l’histoire de ce rayon une suite qui pour moi y est intimement liée. Des années et des années passèrent ; devenu homme, ayant vu les deux bouts du monde et couru toutes les aventures, il m’arriva d’habiter, pendant un automne et un hiver, une maison isolée au fond d’un faubourg de Stamboul. Là, sur le mur de mon escalier, chaque soir à la même heure, un rayon de soleil, arrivé par une fenêtre, glissait en biais ; il éclairait une sorte de niche qui était creusée dans la pierre et où j’avais posé une amphore d’Athènes. Eh bien, jamais je n’ai pu voir descendre ce rayon sans repenser à l’autre, celui de ce dimanche d’autrefois, et sans éprouver la même, précisément la même impression triste, à peine atténuée par le temps et toujours aussi pleine de mystère. Puis, quand le moment vint où il me fallut quitter la Turquie, quitter ce petit logis dangereux de Stamboul que j’avais adoré, à tous les déchirements du départ se mêla par instants cet étrange regret : jamais plus je ne reverrai le soleil oblique de l’escalier descendre sur la niche du mur et sur l’amphore grecque…

Évidemment, dans les dessous de tout cela il doit y avoir, sinon des ressouvenirs de préexistences personnelles, au moins des reflets incohérents de pensées d’ancêtres, toutes choses que je suis incapable de dégager mieux de leur nuit et de leur poussière… D’ailleurs je ne sais plus, je ne vois plus ; me voici de nouveau entré dans le domaine du rêve qui s’efface, de la fumée qui fuit, de l’insaisissable rien…

Et tout ce chapitre, presque inintelligible, n’a d’autre excuse que d’avoir été écrit avec un grand effort de sincérité, d’être absolument vrai.