Le Roman d’un enfant/40

La bibliothèque libre.
Paris Calmann Lévy (p. 166-169).


XL


C’était une grande joie quand, le jeudi soir, quelque orage terrible se déchaînait sur la Limoise, rendant le retour impossible.

Et cela arrivait ; on en avait vu des exemples ; je pouvais donc à la rigueur me bercer de cette espérance, les jours où mes devoirs n’étaient pas finis… (Car un professeur sans pitié avait inauguré les devoirs du jeudi ; il fallait maintenant traîner avec soi là-bas des cahiers, des livres ; mes pauvres journées de plein air en étaient tout assombries.)

Or, un soir que l’orage désiré était venu avec une violence superbe, vers huit heures nous nous tenions, Lucette et moi, pas trop rassurés, dans le grand salon sonore, aux murs un peu nus ornés seulement de deux ou trois bizarres vieilles gravures dans de vieux cadres ; elle, mettant la dernière main à une réussite, sous les regards de sa maman ; moi, jouant en sourdine un rigaudon de Rameau sur un piano de campagne aux sons vieillots, et trouvant délicieuse cette musiquette du temps passé, ainsi mêlée au fracas lourd des grands coups de tonnerre…

La réussite finie, Lucette feuilleta mes cahiers de devoirs qui traînaient sur une table, et après avoir, d’un clignement d’yeux, constaté pour moi seul que je n’avais rien fait, me dit tout à coup : « Et ton Histoire de Duruy, où l’as-tu mise ? »

— Mon Histoire de Duruy ?… En effet, où était-il, ce livre ? Un livre tout neuf, à peine barbouillé encore… — Ah ! mon Dieu !… là-bas, oublié au fond du jardin, dans les derniers carrés d’asperges !… (Pour faire mes études historiques, j’avais adopté ces carrés d’asperges, qui, en été, deviennent des espèces de bocages d’une haute verdure herbacée très légère ; de même que certaine allée de noisetiers, touffue, impénétrable, ombreuse comme in souterrain vert, était le lieu choisi pour le travail incomparablement plus pénible de la versification latine.) Cette fois, par exemple, je fus grondé par la maman de Lucette, et on décida d’aller, séance tenante, au secours de ce livre.

Une expédition s’organisa : en tête, un domestique portant une lanterne d’écurie ; derrière lui, Lucette et moi, en sabots, tenant à grand’peine un parapluie que le vent d’orage nous retournait sans cesse.

Dehors, plus aucune frayeur ; mais j’ouvrais bien grands mes yeux et j’écoutais de toutes mes oreilles. Oh ! qu’il me paraissait étonnant et sinistre ce fond de jardin, vu par ces grandes lueurs de feux verts, qui tremblaient, clignotaient, puis de temps en temps nous laissaient aveuglés dans la nuit noire. Et quelle impression me venait des bois de chênes voisins, où se faisait un bruit continuel de fracassement de branches…

Dans les carrés d’asperges, nous retrouvâmes, toute trempée d’eau, tout éclaboussée de terre, cette Histoire de Duruy. Avant l’orage, des escargots, émoustillés sans doute par la pluie prochaine, l’avaient même visitée en tout sens, y dessinant des arabesques avec leur bave luisante…

Eh bien ! ces traînées d’escargots sur ce livre ont persisté longtemps, préservées par mes soins sous des enveloppes de papier. C’est qu’elles avaient le don de me rappeler mille choses, — grâce à ces associations comme il s’en est fait de tout temps dans ma tête, entre les images même les plus disparates, pourvu qu’elles aient été rapprochées une seule fois, à un moment favorable, par un simple hasard de simultanéité.

La nuit, regardés à la lumière, ces petits zigzags luisants, sur cette couverture de Duruy, me rappelaient tout de suite le rigaudon de Rameau, le vieux son grêle du piano dominé par le bruit du grand orage ; et ils ramenaient aussi une apparition qui m’était venue ce soir-là (aidée par une gravure de Teniers accrochée à la muraille), une apparition de petits personnages du siècle passé dansant à l’ombre, dans des bois comme ceux de la Limoise, ils renouvelaient toute une évocation, qui s’était faite en moi, de gaietés pastorales du vieux temps, à U campagne, sous des chênes.