Le Roman d’un enfant/47

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Paris Calmann Lévy (p. 194-197).


XLVII


Les lettres de mon frère, écrites serré sur leur papier très mince, continuaient d’arriver de temps à autre, sans régularité, au hasard des navires à voiles qui passaient par là-bas, dans le Grand Océan. Il y en avait de particulières pour moi, de bien longues même, avec d’inoubliables descriptions. Déjà je savais plusieurs mots de la langue d’Océanie aux consonances douces ; dans les rêves de mes nuits, je voyais souvent l’île délicieuse et m’y promenais ; elle hantait mon imagination comme une patrie chimérique, désirée ardemment mais inaccessible, située sur une autre planète.

Or, pendant notre séjour chez les cousins du Midi, une de ces lettres à mon adresse me parvint, réexpédiée par mon père.

J’allai la lire sur le toit du grenier, du côté où séchaient les prunes. Il me parlait longuement d’un lieu appelé Fataüa, qui était une vallée profonde entre d’abruptes montagnes ; « une demi-nuit perpétuelle y régnait, sous de grands arbres inconnus, et la fraîcheur des cascades y entretenait des tapis de fougères rares »… oui… j’entrevoyais cela très bien, beaucoup mieux, à présent que j’avais, moi aussi, autour de moi des montagnes et des vallées humides remplies de fougères… Du reste, c’était décrit d’une façon précise et complète : il ne se doutait pas, mon frère, de la séduction dangereuse que ses lettres exerçaient déjà sur l’enfant qu’il avait laissé si attaché au foyer familial, si tranquille, si religieux…

« C’était seulement dommage, me disait-il en terminant, que l’île délicieuse n’eût pas une porte de sortie donnant quelque part sur la cour de notre maison, sur le grand berceau de chèvrefeuille, par exemple, derrière les grottes du bassin… »

Cette idée d’une sortie dérobée ouvrant dans le mur de notre fond de cour, ce rapprochement surtout entre ce petit bassin construit par mon frère et la lointaine Océanie, me frappèrent singulièrement et, la nuit suivante, voici quel fût mon rêve :

J’entrais dans cette cour ; c’était par un crépuscule de mort, comme après que le soleil se serait éteint pour jamais ; il y avait dans les choses, dans l’air, une de ces indicibles désolations de rêve, qu’à l’état de veille on n’est même plus capable de concevoir.

Arrivé au fond, près de ce petit bassin tant aimé, je me sentis m’élever de terre comme un oiseau qui prend son vol. D’abord, je flottai indécis comme une chose trop légère, puis je franchis le mur vers le sud-ouest, dans la direction de l’Océanie ; je ne me voyais point d’ailes, et je volais couché sur le dos, dans une angoisse de vertige et de chute ; je prenais une effroyable vitesse, comme celle des pierres de fronde, des astres fous tournoyant dans le vide ; au-dessous de moi fuyaient des mers et des mers, blêmes et confuses, toujours par ce même crépuscule de monde qui va finir… Et, après quelques secondes, subitement, les grands arbres de la vallée de Fataüa m’entourèrent dans l’obscurité : j’étais arrivé.

Là, dans ce site, je continuai de rêver, mais an cessant de croire à mon rêve, — tant l’impossibilité d’être jamais réellement là-bas s’imposait à mon esprit, — et puis, trop souvent, j’avais été dupe de ces visions-là, qui s’en allaient toujours avec le sommeil. Je redoutais seulement de me réveiller, tant cette illusion, même incomplète, me ravissait ainsi. Cependant, les tapis de fougères rares étaient bien là ; dans la nuit plus épaisse, presque à tâtons, j’en cueillais, en me disant : « Au moins ces plantes, elles doivent être réelles après tout, puisque je les touche, puisque je les ai dans ma main ; elles ne pourront pas s’envoler quand mon rêve s’évanouira. » Et je les serrais de toutes mes forces, pour être plus sûr de les retenir…

Je me réveillai. Le beau jour d’été se levait ; dans le village, les bruits de la vie étaient commencés : le continuel jacassement des poules, déjà en promenade par les rues, et le va-et-vient du métier des tisserands, me rendant du premier coup la notion du lieu où j’étais. Ma main vide restait encore fermée, crispée, les ongles presque marqués sur la chair, pour mieux garder l’imaginaire bouquet de Fataüa, l’impalpable rien du rêve…