Le Roman d’un enfant/48

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Paris Calmann Lévy (p. 198-200).


XLVIII


Très vite je m’étais attaché à mon grand cousin et à ma grande cousine de là-bas, les tutoyant comme si je les avais toujours connus. Je crois qu’il faut le lien du sang pour créer de ces intimités d’enblée, entre gens qui, la veille, ignoraient même l’existence les uns des autres. J’aimais aussi mon oncle et ma tante ; ma tante surtout, qui me gâtait un peu, qui était extrêmement bonne et belle à regarder encore, malgré ses soixante ans, malgré ses cheveux tout gris, sa mise de grand’mère. Elle était une personne comme il n’en existera bientôt plus, à notre époque où tout se nivelle et tout se ressemble. Née dans les environs, d’une des familles les plus anciennes, elle n’était jamais sortie de cette province de France ; ses manières, son hospitalité aimable, sa courtoisie, portaient un cachet local, et ce détail était pour me plaire.

Par opposition avec mon petit passé calfeutré, je vivais ici complètement dehors, dans les chemins, sur les portes, dans les rues.

Et elles étaient étranges et charmantes pour moi, ces rues étroites, pavées de cailloux noirs comme en Orient, et bordées de maisons gothiques ou Louis XIII.

Je connaissais à présent tous les recoins, places, carrefours, ruelles de ce village, et la plupart des bonnes gens campagnards qui y habitaient.

Ces femmes qui passaient devant la maison de mon oncle, paysannes avec des goitres, revenant des champs et des vignes avec des corbeilles de fruits sur la tête, s’arrêtaient toujours pour m’offrir les raisins les plus dorés, les plus délicieuses pêches.

Et j’étais charmé aussi de ce patois méridional, de ces chants montagnards, de tout cet incontestable dépaysement, dont l’impression me revenait de partout à la fois.

Encore aujourd’hui, quand il m’arrive de jeter les yeux sur quelqu’un de ces objets que je rapportais de là-bas pour mon musée, ou sur quelqu’une de ces petites lettres que j’écrivais chaque jour à ma mère, je sens tout à coup comme du soleil, de l’étrangeté neuve, des odeurs de fruits du Midi, de l’air vif de montagne, et je vois bien alors qu’avec mes longues descriptions, dans ces pages mortes, je n’ai rien su mettre de tout cela.