Le Roman d’un enfant/49
XLIX
Ces petits de Sainte-Hermangarde, dont on m’avait depuis si longtemps parlé, arrivèrent à la mi-septembre. Leur château de Sainte-Hermangarde était situé au nord, du côté de la Corrèze ; et ils venaient tous les ans passer ici l’automne, dans un très vieil hôtel délabré qui touchait à l’habitation de mon oncle.
Deux garçons cette fois, et un peu mes aînés. Mais, contrairement à ce que j’avais craint, leur compagnie me plut tout de suite. Habitués à vivre une partie de l’année à la campagne sur leurs terres, ils avaient déjà des fusils, de la poudre ; ils chassaient. Ils apportèrent donc dans mes jeux une note tout à fait nouvelle. Leur domaine de Bories devint un de nos centres d’opérations ; là tout était à nos ordres, les gens, les bêtes et les granges. Et un de nos amusements favoris pendant cette fin de vacances fut de construire d’énormes ballons de papier, de deux ou trois mètres de haut, que nous gonflions en brûlant au-dessous des gerbes de foin, et puis que nous regardions s’élever, partir, se perdre au loin dans les champs ou les bois.
Mais ces petits de Sainte-Hermangarde étaient, eux aussi, des enfants un peu à part, élevés par un précepteur dans des idées différentes de celles qui se prennent au lycée ; quand il y avait divergence d’avis entre nous pour ces jeux, c’était à qui céderait par courtoisie ; et alors leur contact ne pouvait guère me préparer aux froissements de l’avenir.
Or, un jour, ils vinrent gentiment me faire cadeau d’un papillon fort rare : le « citron-aurore », qui est d’un jaune pâle un peu vert, comme le « citron » commun, mais qui porte, sur les ailes supérieures, une sorte de nuage délicieusement rose, d’une teinte de soleil levant. C’était, disaient-ils, dans leur domaine de Bories, sur les regains d’automne, qu’ils venaient de le prendre — avec tant de précautions du reste qu’aucune trace de leurs doigts n’apparaissait sur ses couleurs fraîches. Et quand je le reçus de leurs mains, vers midi, dans le vestibule de la maison de mon oncle, toujours fermé dans la journée à cause de la lourde chaleur du dehors, on entendait, à la cantonade, mon grand cousin qui chantait, d’une voix atténuée en fausset plaintif de montagnard. Il se faisait quelquefois cette voix-là, qui me causait maintenant une mélancolie étrange dans le silence des derniers midis de septembre. Et c’était toujours pour recommencer la même vieille chanson : « Ah ! ah ! la bonne histoire… » qu’il laissait aussitôt mourir sans l’achever jamais. À partir de ce moment donc, le domaine de Bories, le papillon aurore, et le petit refrain mélancolique de la « bonne histoire » furent inséparablement liés dans mon souvenir…
Vraiment, je crains de parler trop souvent de ces associations incohérentes d’images qui m’étaient jadis si habituelles ; c’est la dernière fois, je n’y reviendrai plus. Mais on verra combien il était important, pour ce qui va suivre, de noter encore cette association-là.