Le Roman d’un enfant/78

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Paris Calmann Lévy (p. 295-298).


LXXVIII


Ceci est un rêve qui date du quatorzème mois de mai de ma vie. Il me vint par une de ces nuits tièdes et douces qui succèdent à de longs crépuscules délicieux.

Dans ma chambre d’enfant, je m’étais endormi au son lointain de ces airs de danse ronde que chantent les matelots et les petites filles autour des « bouquets de Mai », dans les rues. Jusqu’à l’instant du sommeil profond, j’avais écouté ces très vieux refrains de France que ces gens du peuple redisaient là-bas à voix pleine et libre, et qui m’arrivaient assourdis, fondus, poétisés, à travers du tranquille silence ; j’avais été bercé un peu étrangement par le bruit de ces gaietés de vivre, de ces débordantes joies, comme en ont, pendant leur jeunesse très éphémère, ces êtres plus simples que nous et plus inconscients de la mort.

Et, dans mon rêve, il faisait une demi-nuit, qui n’était pas triste, mais douce au contraire comme la vrai nuit de mai du dehors, douce, tiède et pleine des bonnes odeurs du printemps ; j’étais dans la cour de ma maison, dont l’aspect n’avait rien de déformé ni d’étrange, et, le long des murs tout fleuris de jasmins, de chèvrefeuilles, de roses, je m’avançais indécis et troublé, cherchant je ne sais quoi, ayant conscience de quelqu’un qui m’attendait et que je désirais ardemment voir, ou bien de quelque chose d’inconnu qui allait se passer, et qui par avance m’enivrait…

À un point où se trouve un rosier très vieux, planté par un ancêtre et gardé respectueusement, bien qu’il donne à peine tous les deux ou trois ans une seule rose, j’aperçus une jeune fille, debout et immobile avec un sourire de mystère.

L’obscurité devenait un peu lourde, alanguissante.

Il faisait de plus en plus sombre partout, et cependant, sur elle seule, demeurait une sorte de vague lumière comme renvoyée par un réflecteur, qui dessinait son contour nettement avec une mince ligne d’ombre.

Je devinais qu’elle devait être extrêmement jolie et fraîche ; mais son front et ses yeux restaient perdus sous un voile de nuit ; je ne voyais tout à fait bien que sa bouche, qui s’entr’ouvrait pour sourire dans l’ovale délicieux de son bas de visage. Elle se tenait tout contre le vieux rosier sans fleurs, presque dans ses branches. — La nuit, la nuit s’assombrissait toujours. Elle était là comme chez elle, venue je ne sais d’où, sans qu’aucune porte eût été ouverte pour la faire entrer ; elle semblait trouver naturel d’être là, comme moi, je trouvais naturel qu’elle y fût.

Je m’approchai bien près pour découvrir ses yeux qui m’intriguaient, et alors tout à coup je les vis très bien, malgré l’obscurité toujours plus épaisse et plus alourdie : ils souriaient aussi, comme sa bouche ; — et ils n’étaient pas quelconques, — comme si, par exemple, elle n’eût représenté qu’une impersonnelle statue de la jeunesse ; — non, ils étaient très particuliers au contraire ; ils étaient les yeux de quelqu’un ; de plus en plus je me rappelais ce regard déjà aimé et je le retrouvais, avec des élans de tendresse infinie…

Réveillé alors en sursaut, je cherchai à retenir son fantôme, qui fuyait, qui fuyait, qui devenait plus insaisissable et plus irréel, à mesure que mon esprit s’éclairait davantage, dans son effort pour se souvenir. Était-ce bien possible, pourtant, qu’elle ne fût et n’eût jamais été qu’un rien sans vie, replongé maintenant pour toujours dans le néant des choses imaginaires, effacées… Je désirais me rendormir, pour la revoir ; l’idée que c’était fini, rien qu’un rêve, me causait une déception, presque une désespérance.

Et je fus très long à l’oublier ; je l’aimais, je l’aimais tendrement ; dès que je repensais à elle, c’était avec une commotion intérieure, à la fois douce et douloureuse ; tout ce qui n’était pas elle me semblait, pour le moment, décoloré et amoindri. C’était bien l’amour, le vrai amour, avec son immense mélancolie et son immense mystère, avec son suprême charme triste, laissé ensuite comme un parfum à tout ce qu’il a touché ; ce coin de la cour, où elle m’était apparue, et ce vieux rosier sans fleurs qui l’avait entourée de ses branches, gardaient pour moi quelque chose d’angoissant et de délicieux qui leur venait d’elle.