Le Roman d’un rallié (éd. 1902)/Partie I/Chapitre III

La bibliothèque libre.
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Albert Lanier, Imprimeur — Éditeur (p. 35-62).

III

En attendant que les innombrables volumes dont se compose la bibliothèque du Congrès Américain aillent, avec l’homme aimable et distingué qui veille sur leur bien-être, habiter le palais somptueux qu’on leur construit, c’est dans l’atmosphère un peu lourde et sous la lumière un peu jaune de leur premier domicile que se poursuivent les patientes recherches des érudits et les douces somnolences des flâneurs. Le vieux monde n’a pas le monopole de ces deux catégories d’individus auxquels les bibliothèques publiques fournirent, de tout temps, un terrain d’entente et de rapprochement. Les premiers ont besoin des seconds et vice versa. Ces grands clubs de la pensée ne sont confortables que si la sieste y côtoie le labeur. Je sais un vieux savant qui ne se sentait guère à l’aise, rue de Richelieu, quand il n’était pas encastré entre deux assoupis. Il recherchait ce voisinage et, d’ordinaire, n’avait pas de peine à le trouver. Tous trois s’associaient alors dans le culte du silence et le cerveau du travailleur semblait se fortifier et se clarifier en proportion de ce que Morphée déversait dans ceux d’à-côté d’inertie et d’obscurité. S’il n’existait point de flâneurs à Washington, ce serait dommage pour la bibliothèque du Congrès. Mais il en existe, Dieu merci !

Étienne de Crussène se trompait toutefois en croyant en avoir un en face de lui, ce matin-là. Redingote râpée, joues ambiguës, longue barbe roussâtre, regards fuyants, l’individu avait l’apparence d’un pauvre hère venu, sous un prétexte quelconque, pour se chauffer et se reposer. Il ne dormait pourtant que d’un œil : toutes les cinq minutes, il inscrivait un chiffre sur le papier placé devant lui ou tournait quelques pages d’un énorme in-folio, rempli de statistiques ; puis il retombait dans l’immobilité absolue. Le jeune Français, qu’intriguait ce manège, profita d’un échange de livres pour désigner au bibliothécaire son bizarre vis-à-vis et lui demander le numéro du catalogue social sous lequel il convenait de l’inscrire : « Oh ! répondit celui-ci, c’est Tom Banners, un agent électoral bien connu. Son action est immense. On ne sait pas tous les trucs que recèle son cerveau. Sûrement vous n’avez rien de pareil chez vous ! » — Étienne sourit. C’était la phrase usuelle que, depuis son arrivée aux États-Unis, il entendait douze fois par jour, l’éternelle comparaison avec l’Europe, plus ou moins adoucie dans la forme, jamais exempte d’une petite pointe de naïf orgueil ou de dénigrement inconscient, même quand il s’agissait d’un agent électoral, trompeur de profession et peut-être véreux. Il prit le troisième volume de Bancroft et, retourné à sa place, étouffa un bâillement. L’œuvre du célèbre historien lui semblait interminable ; il s’en était imposé la lecture afin de connaitre le passé de ce grand pays dont l’avenir l’intéressait. Mais, depuis six semaines, il n’avait pas trouvé le moyen de venir au Capitole plus de trois fois ; il n’était venu à bout d’achever la lecture du tome ii qu’en sautant, çà et là, les passages les plus ardus. Était-ce vraiment la peine d’entamer le tome iii ? Il y en aurait encore cinq après celui-là. Étienne sentit qu’il resterait en chemin. Près de lui, un rayon de soleil tombait obliquement à travers des couches poussiéreuses qui en atténuaient l’éclat ; des piles invraisemblables de livres, de brochures, de journaux s’amoncelaient de tous côtés ; la bibliothèque, trop resserrée dans le local, débordait sur les lecteurs, menaçant de les étouffer. Décidément Bancroft était trop long ; il suffirait de lire un historien moins prolixe ou même d’acheter un petit précis… En attendant, Étienne se mit à compter combien de fois il avait causé avec Mary Herbertson depuis son arrivée à Washington. Cet enfantillage ayant porté le dernier coup à ces belles résolutions d’antan, il rendit Bancroft et s’en alla.

Sur la terrasse du Capitole, c’était grande fête pour les yeux. Les escaliers de marbre blanc, avec leurs balustres et leurs candélabres de bronze, descendaient symétriquement la colline entre des pentes gazonnées semées de massifs. Le palais étendait à droite et à gauche sa double colonnade et dressait dans le ciel son énorme coupole ; il donnait l’impression de l’harmonie dans la force. Sa façade était baignée d’ombre et sa silhouette se découpait sur le dallage de la terrasse, y formant un vaste tapis bleuâtre. À gauche, par delà les grands arbres qui entourent le Smithsonian Institute, on voyait le cours élargi du Potomac roulant vers la mer ses flots dorés. L’obélisque géant, élevé à la mémoire du « père de la Patrie », détachait sur le ciel ses éblouissantes arêtes ; puis c’était Pensylvania-Avenue avec ses tramways et ses larges trottoirs, unissant le Capitole à la Maison Blanche. À droite, l’horizon était fermé par de grandes ondulations boisées. Les teintes pourpres de l’automne Américain révélaient, seules, dans ce paysage, la venue prochaine de l’hiver. La sensation de froid qu’Étienne avait éprouvée la veille, à la nuit tombante, provenait d’une rafale passagère. Il se croyait de nouveau au printemps, tant la terre et le soleil se souriaient l’un à l’autre. L’admirable panorama qu’il avait sous les yeux s’enfonçait peu à peu dans sa mémoire. Il devinait la faculté qu’il aurait, plus tard, de l’évoquer, de revivre cette minute. Mais, tout de suite, revenait l’arrière-pensée du départ et surtout de la décision à prendre, du bilan à établir et peut-être de la banqueroute à constater. Il avait placé tant d’espérances sur ce voyage d’Amérique ! Que de fois, sous le ciel bas de la Bretagne, assis parmi les roches et les ajoncs, il avait tourné ses regards vers l’océan dont l’immense houle se soulevait au bout des landes sauvages. Par là, toujours, s’échappait sa pensée quand les étroitesses présentes l’opprimaient trop fort.

Elle franchissait, rapide, les solitudes remuantes de l’Atlantique pour aborder à un continent où la vie physique était âpre et la vie morale aisée. C’est ainsi qu’Étienne se figurait les États-Unis avant de les connaître. Combien il enviait les fils de ce pays, lui dont la vie physique avait été si douce — trop douce peut-être — et dont la vie morale était devenue si pénible, si troublée. Mais aussi, pourquoi différait-il de ceux de son âge et de son milieu ? Pourquoi se sentait-il isolé parmi eux ? Le sort s’était montré cruel envers lui. S’il avait eu des frères, des sœurs, des cousins, beaucoup de petits camarades pour partager ses jeux, le rêve n’eut pas pris sur lui un pareil empire, n’eût pas marqué son existence de cette empreinte indélébile. Il était parfois tenté de maudire sa fortune, son rang et même sa province, cette Bretagne tant aimée… En somme, il souffrait au plus haut point du mal celtique, de cette lutte sourde que se livrent dans l’âme Celte l’insouciance et l’inquiétude, l’incertitude et la tenacité. Une fée jalouse a jeté jadis dans le berceau de ce peuple les dons contradictoires qui le tourmenteront à jamais. Le Breton poursuit son rêve et l’abandonne quand il va devenir réalité. Le Breton sonne la charge et bat en retraite quand la victoire est proche. Le Breton ressemble à la Bretagne, taillée en proue de navire et faite pour naviguer, rivée pourtant au massif terrestre et condamnée à vivre immobile.

Mais ce n’était pas tout. Dans le cas d’Étienne il devait y avoir autre chose encore puisqu’il n’arrivait pas à réaliser cet équilibre imparfait et attristé, stable néanmoins, auquel tant d’autres, en Bretagne, ont su atteindre. Il se sentait sous l’influence de quelque hérédité mystérieuse et songeait à son grand oncle le réprouvé, dont on lui avait si longtemps caché l’histoire, à cet abbé de Lesneven, compagnon de Lamennais, mort comme lui dans l’impénitence finale, après avoir suivi jusqu’au bout le sentier tracé par le maître. Ce devait être une âme ardente, pleine de fièvres et de contrastes, avec d’irrésistibles poussées vers l’inconnu, des audaces incomprises et des retours subits de désespérance et de troubles. Étienne ne savait presque rien de lui. Sa mère s’était bornée à lui révéler très tard, comme à regret, l’existence de cet aïeul inavoué et jamais ne lui en avait reparlé. Les œuvres de l’abbé, — des brochures de polémique principalement et des articles épars dans les journaux du temps — ne figuraient point dans la bibliothèque de Kerarvro ; ses portraits avaient été soigneusement détruits. Un jour pourtant, Étienne avait découvert, dans cette même bibliothèque, une miniature sans cadre glissée derrière d’énormes in-folio et se dissimulant là dans la poussière. Elle représentait un homme au visage long et pâle, le regard brûlant, la bouche tourmentée ; il semblait qu’un feu intérieur le consumât et, en même temps, une certaine résignation était répandue sur ses traits. Étienne avait reconnu aussitôt son grand-oncle ; désireux de mettre la miniature en sûreté, n’osant pourtant, par une sorte de superstitieux effroi, l’emporter dans sa chambre, il l’avait introduite dans un interstice formé par l’angle de deux boiseries vermoulues, dans un recoin obscur ; depuis, il était revenu, à plusieurs reprises, prendre la miniature dans cette cachette et contempler l’étrange figure qui l’attirait.

C’est un 29 octobre, comme il venait d’atteindre ses quinze ans, que la marquise de Crussène lui avait dévoilé, en quelques paroles, le triste secret et elle avait ajouté — il croyait l’entendre encore : « Mon enfant, tu n’as peut-être pas remarqué que le 30 octobre, jour anniversaire de la naissance de Monsieur de Lesneven, est pour moi, chaque année, l’occasion d’un jeûne auquel tu pourras désormais t’associer, si tu le veux ; mais je ne t’y force pas ; de tels souvenirs ne sont pas faits pour ta jeunesse et je comprendrai que tu te refuses à les partager ». Néanmoins, Étienne avait jeûné de bonne grâce chaque fois que, depuis lors, il s’était trouvé à Kerarvro le 30 octobre. À vrai dire, il préférait n’y pas être : ce jeûne le choquait : il se fut volontiers rendu à l’église. Mais la marquise ne faisait point célébrer de service anniversaire ; on ne pouvait prier pour Monsieur de Lesneven puisqu’il était tombé dans la damnation éternelle.

Sur la terrasse de marbre, l’ombre du Capitole se retirait peu à peu ; les oiseaux continuaient de jaser dans les arbres du Smithsonian et le Potomac, de rouler ses flots d’or. Étienne revoyait maintenant sa première enfance, composée, lui semblait-il, de jours bleus et de jours gris, les premiers plus nombreux, les seconds rares, mais si tristes ! Il en gardait des impressions de crépuscule, d’emprisonnement, de détresse sans cause. Des ferments de révolte s’emmagasinaient alors en lui, qui éclataient ensuite à l’imprévu, brusquement. Une fois, il avait fait une scène violente parce qu’un habitant du voisinage — royaliste exalté — s’était permis de dire, à la table de sa mère, que « sous la République, on n’était pas fier d’être Français ». La République, d’après tout ce qu’il en entendait, devait être une très vilaine personne ; mais, d’autre part, il savait comment son père, enrôlé parmi les Volontaires de l’Ouest, était mort pour la France, sur le champ de bataille de Loigny et l’idée qu’on pût rougir du nom Français, soulevait son petit cœur. La marquise, sans approuver de telles paroles, les excusait. Étienne déclara qu’il « tournerait le dos à ce monsieur » quand celui-ci reviendrait au château, et très crânement, il le fit, trois semaines plus tard ; l’incident, vite oublié par les grandes personnes, ne s’était pas effacé de sa mémoire à lui. Puni, séance tenante, par la privation de dessert, il alla s’enfermer dans sa chambre ; ce jour-là, la place du maître de maison, que l’enfant occupait à table, demeura vide et une contrainte pénible pesa sur les convives.

Puis vint le collège. Étienne était externe à Stanislas : son précepteur, un ecclésiastique instruit et distingué, mais ennemi né de tout enthousiasme, — l’y conduisait pour les classes et dirigeait ensuite son travail à la maison. L’abbé était un logicien subtil, un raisonneur incorrigible, un de ces disciples de Saint-Anselme qui s’attachent à « prouver l’existence de Dieu » et considèrent qu’y parvenir est le triomphe de la philosophie. Étienne lui était fort attaché mais ne se modelait en rien d’après lui. Cette flamme brûlait près de cette glace sans la fondre et sans y perdre la moindre parcelle de chaleur et de lumière.

La marquise commit, dans l’éducation de son fils, la faute capitale de ne point songer aux plaisirs comme elle songeait aux études. Elle ne s’était jamais avisée à quels jeux compliqués et cérébraux Étienne se livrait dans son enfance, même à la campagne ; elle ne s’avisa pas davantage combien la lecture et la réflexion tenaient de place dans sa vie d’adolescent. Elle regarda venir, sans trop d’inquiétude, cet âge critique pour lequel elle croyait que la religion, une honnêteté naturelle et les bons exemples dont elle l’avait entouré, l’armaient suffisamment. Lorsque le jeune bachelier, ayant pris la veille à la Faculté de droit sa première inscription, se sentit émancipé de la tutelle de son précepteur et libre de régler lui-même l’emploi de ses journées parisiennes, toutes les ardeurs qui sommeillaient au fond de son être s’éveillèrent à la fois et leur réveil simultané le préserva du péril. Il avait dix-sept ans : tout lui paraissait nouveau et le charmait. À cet âge, les sens parlent d’autant plus fort, que l’esprit et les muscles sont plus endormis. Tel n’était pas son cas. Ses lectures, ses songeries avaient aiguisé et affiné en lui le mécanisme de la pensée ; en fait de sport, on ne lui avait enseigné que l’équitation, complément indispensable de son éducation de gentilhomme : c’était assez pour lui donner le goût du mouvement, pas assez pour le blaser. Il se passionna pour l’escrime, pour la boxe, pour le canotage. En même temps, les livres s’entassèrent autour de lui ; il voulait connaître les grandes œuvres qui remuent l’humanité. Il les lut avidement, au hasard, notant tour à tour ses émotions profondes et ses déceptions imprévues. Les auteurs à l’index pénétrèrent sous le toit de la marquise de Crussène, pèle-mêle avec les orthodoxes, l’Histoire du Peuple d’Israël et les Paroles d’un croyant se dissimulant derrière le Génie du Christianisme, Voltaire et Darwin couverts par de Maistre et Bonald, Gargantua et La Fontaine conduits par Molière et Don Quichotte. Étienne se lassa vite du bal qu’il trouva monotone et des Folies-Bergères qu’il jugea insipides : les franches gaîtés de la salle d’armes, la saine fatigue des courses à cheval ou à bicyclette répondaient mieux à ses besoins et à ses instincts. Les rapides et rares silhouettes féminines, qui traversèrent sa vie aux environs de ses vingt ans, s’évanouirent comme des ombres, sans laisser de souvenirs énervants. Ce qui le dominait, c’était la curiosité. Elle montait toujours. Étienne glanait le savoir, par bribes, jusque chez les ennemis de l’ordre social. Il eût voulu faire davantage, pouvoir changer de milieu, vivre des vies différentes. Mais cet éclectisme était son secret : il le cachait si bien, sous des allures irréprochables, qu’à peine quelques intimes se doutaient-ils de son existence en partie double.

La marquise avait la sérénité de l’inexpérience et des convictions trop fortes. Elle pensait qu’un cœur « bien né » est à l’abri des séductions mauvaises et ne s’alarma qu’en voyant son fils revêtir, pour un an, un dolman de chasseur à cheval. Elle n’avait pas craint le mal élégant ; elle craignait le mal grossier. Cette année de service militaire fut pourtant paisible et reposante pour Étienne ; bon cavalier, suffisamment philosophe et aimant le contact des êtres simples, il la vécut toute entière sans secousses et sans accrocs. Il quitta néanmoins ses galons neufs sans regret et reprit ses études au point où, douze mois plus tôt, il les avait laissées. Mais bientôt, il constata avec une surprise douloureuse que quelque rouage semblait s’être faussé en lui. Il n’était plus le même… Cette polymorphie des choses, qui l’avait de si bonne heure captivé, ne lui suffisait plus. À quoi bon, pensait-il, à quoi bon compter les faces d’un prisme, si l’on doit ensuite professer que ce prisme est une figure plane et n’a, par conséquent, qu’une seule face ? Est-ce une joie, pour le prisonnier, de contempler les libres espaces qui lui sont interdits ? pour le miséreux, de voir s’étaler sous ses yeux le bien-être dont il ne jouira jamais ?

Étienne avait le malheur d’être poussé à l’action et de ne pouvoir agir. L’action, il la voyait partout, revêtant les formes les plus variées et les plus attrayantes ! Ce qu’inconsciemment, il avait cherché dans ses études personnelles, c’étaient des motifs d’agir, c’étaient les lois qui régentent l’action et la rendent féconde. Sans l’effort, la vie humaine lui eût semblé banale et la société, criminelle ; mais l’effort donnait un sens à tous les problèmes et un aiguillon à tous les labeurs. Et, précisément, le temps présent ouvre des perspectives illimitées, dans les directions les plus opposées ; il faut des semeurs et des charpentiers, des peintres et des maçons, des tapissiers et des forgerons ; tendances et méthodes, tout se renouvelle. D’autres générations ont connu cette incertitude du lendemain qui nous agite ; d’autres ont vu se dresser devant elles ces mêmes lourdes tâches qui nous effrayent ; mais le plus souvent, dans le passé, l’homme s’est senti paralysé par les circonstances adverses ou bien le plan de son travail, tracé d’avance par une autorité despotique, l’a transformé, lui, en esclave qui exécute et ne crée point. Sentir que demain sera ce que nous le ferons, savoir que le moindre geste, la moindre parole se résolvent en forces qui accélèrent ou ralentissent l’énorme rotation, c’est véritablement de quoi griser l’individu. Et il se grise en effet. L’action est devenue sa déesse ; il ne lui dresse pas d’autel au seuil de sa maison, mais il lui rend un culte au fond de son cœur, un culte passionné, presque voluptueux.

Étienne subissait fortement l’impulsion générale ; à mesure que sa virilité se parachevait, un irrésistible besoin le prenait de descendre dans l’arène. Mais comment ? Le destin, ce grand ironique, met à part, presque à chaque tournant de siècle, une poignée d’hommes qu’il condamne, au nom des privilèges dont jouissaient leurs pères, à mener une existence d’exception et à en souffrir. Ils sont assis, spectateurs solitaires, dans la tribune de marbre aux tapis de pourpre où leur dignité les retient, qu’ils ne peuvent quitter sans déchoir et vers laquelle la foule ne tourne même plus ses regards irrités ; elle a cessé de leur en vouloir, elle a cessé de les persécuter ; elle les laisse là, s’étonnant seulement qu’ils vivent… les aristocraties sont lentes à mourir… Elle devrait plutôt les plaindre, car des regrets honorables et de délicats scrupules se font, parfois, les complices de l’orgueil et de la paresse. Rester là-haut à compter les années, à parler du passé, à gémir du présent, à se méfier de l’avenir, Étienne sentait qu’il ne le pourrait pas. En descendre, se séparer brusquement de tous les siens en les scandalisant, rester sourd aux plaintes de sa mère, s’exposer à d’âpres critiques — pour, en fin de compte, échouer peut-être lamentablement, il n’oserait jamais. Alors quoi ? Fuir, se résigner ou s’étourdir… L’heure de fuir était passée. La marquise avait jugé qu’Étienne n’avait nul besoin de carrière. Fils unique, héritier d’une fortune territoriale dont l’administration ne pouvait être, sans danger, abandonnée à un intendant, il se marierait jeune et continuerait les traditions charitables et hospitalières des châtelains de Kerarvro. C’était un idéal modeste, mais qui satisfaisait pleinement les ambitions de Madame de Crussène et surtout la rassurait.

Étienne, très indépendant, n’avait pas éprouvé non plus le besoin d’avoir une carrière précise, limitée. Combien il le regrettait aujourd’hui ! Les marins, les officiers étaient des actifs, après tout, mais des actifs exempts de luttes intérieures et d’incertitudes. Pour lui, la lutte était poignante et sans issue ; ses vingt-quatre ans sonneraient bientôt. Depuis dix-huit mois qu’il était sorti du régiment, il avait l’impression d’avoir marché à reculons, défaisant le chemin jadis parcouru, retournant vers l’obscurité. Alors, il avait songé aux Haras, à l’Institut agronomique, aux Chartes, à toutes les besognes pour lesquelles il n’était point fait, qu’il eût entreprises néanmoins pour échapper à ce cauchemar. Mais il avait passé l’âge, ou bien les connaissances spéciales, nécessaires à l’examen d’entrée, lui manquaient. À certains jours, des résolutions viriles s’imposaient à son esprit. Non, il ne serait plus le jouet de préjugés vieillis ; il repousserait la solidarité injuste qui l’unissait au passé mort, il déciderait librement de la route à suivre… mais, s’il arrivait que quelque occasion se présentât, il n’osait ou ne pouvait en profiter : au dernier moment, son élan se brisait tout net. Le cavalier, qui a permis à sa monture de se dérober plusieurs fois, perd confiance en abordant l’obstacle. Étienne connut bientôt le peu de portée de ses décisions et les limites prochaines de sa volonté. Il appela l’imprévu, le tragique même, à son aide. Ce qu’il ne savait pas vaincre, c’était l’incident minime qui lasse par sa répétition : ce qu’il ne savait pas soutenir, c’était la lutte quotidienne, détaillée : il s’imaginait que quelque secousse le prenant au dépourvu et l’obligeant à agir sans délai le trouverait plus capable de résister aux défaillances. Et il attendit…, le temps passa. Rien ne vint.

Il essaya de « faire la noce ». Combien à Paris la font par désœuvrement, pour s’empêcher de penser ou même, car le cas d’Étienne est plus fréquent qu’on ne le croit — pour se consoler de ne pas agir. Au bout de trois mois, il en eût assez : son cœur se soulevait de dégoût. Les miroirs des cabinets particuliers lui renvoyaient l’image, non de ce qu’il était, mais de ce qu’il aurait pu être. Il lisait, sur les tentures satinées des boudoirs, le Mane, Thecel, Pharès de sa propre destinée : sa mémoire jetait au travers des sensations factices dans lesquelles il cherchait l’oubli, tous les grands souvenirs, toutes les idées généreuses, tous les nobles sentiments qui l’avaient exalté. En Bretagne, il avait ensuite tenté d’ensevelir ses remords naissants. Un de ses voisins l’y aidait, un grand garçon robuste dont l’enveloppe épaisse recouvrait une imagination vive à laquelle il s’était empressé, disait-il « de couper les ailes pour n’être pas embêté dans la vie » ; gai compagnon d’ailleurs, avalant les crêpes de blé noir à la douzaine, ne craignant pas le bon vin, restant douze heures en selle et capable, les soirs de chasse, d’organiser « un petit baluchon », une de ces sauteries bretonnes qui manquent tout de même d’entrain, parce que les danseurs sont éreintés et que les vieilles boiseries sont trop sombres.

Pendant toute une saison, Étienne et Yves d’Halgoët firent les cent coups ; ils crevèrent quatre chevaux, sautèrent d’invraisemblables fossés, se livrèrent à des hécatombes cynégétiques, allumèrent des punchs sous des dolmens, campèrent au pied des menhirs et bravèrent tous les revenants des légendes armoricaines. Ce fut au cours d’une de leurs expéditions, qu’Étienne avoua à son ami sa résolution de partir pour l’Amérique. D’où lui venait-elle ? Comment s’était-elle formée ? Il n’eut pu le dire : il s’étonnait lui-même de la sentir soudain si vivace, si profonde… L’Amérique, peu à peu, sans qu’il s’en aperçut, était devenue pour lui la terre des contes de fée, celle où croît la plante mystérieuse qui guérit tous les maux… « Celle où coule la fontaine de l’éternelle jeunesse », disait Yves en se moquant. « Mon cher, ajoutait-il, vous êtes un nouveau Ponce de Léon. Je m’en étais toujours douté !..… Eh bien, allez ! Dans trois mois, vous serez de retour, défrisé et penaud. Et nous recommencerons notre bonne petite existence dont vous ne savez pas apprécier la valeur ; cheval, pipe et sanglier ! Voilà ma devise à moi ! » — À partir de ce jour-là, Étienne subitement assagi, avait erré seul dans les landes voisines de Kerarvro. Il s’ennuyait de rencontrer Yves qui, goguenard, l’appelait Ponce de Léon et lui recommandait de se munir de flacons pour rapporter à tous ses amis l’eau de la fameuse fontaine vainement cherchée par le navigateur espagnol, mais que lui, Étienne, ne pouvait manquer de découvrir. Ce sarcasme l’exaspérait parce qu’il en sentait la justesse. En quoi serait-il plus avancé pour avoir parcouru en chemin de fer une portion du continent Américain ? La leçon de volonté qu’il se figurait pouvoir prendre là-bas, en quoi modifierait-elle l’état de choses dont il était la victime. — Qu’espérait-il donc ?… Mais Étienne ne raisonnait plus, un instinct, plus fort que tous les raisonnements, le poussait à traverser l’Atlantique.

Il s’en ouvrit à sa mère. Les derniers événements avaient un peu troublé la sérénité de la marquise. Après avoir vécu dans une absolue sécurité, sans rien deviner des combats, dont l’âme de son fils était le théâtre et que, d’ailleurs, il excellait à dissimuler, elle l’avait vu, tout d’un coup, changer d’allures, courir les théâtres, « se déranger » pour employer le mot qui résume les craintes et les soucis de toutes les mères. Ses sorties nocturnes, ses traits tirés, ses longs silences disaient clairement la nature du péril. Aussi Yves d’Halgoët avait-il été considéré comme un sauveur et traité avec une bienveillance particulière. Hélas ! ce n’était donc pas fini de tout ce désordre ? Fallait-il, vraiment, aller chercher si loin le remède ? Étienne avait visité déjà la Suisse, la Belgique et l’Angleterre à plusieurs reprises. La marquise admit l’opportunité d’un plus long voyage, mais elle batailla contre le Nouveau-Monde. Ses résistances furent vaines. Cette fois-ci, Étienne voulait.

Eh bien ! la volonté est une impuissante et le destin se moque d’elle ! Étienne a voulu ; il est parti, il a vu et il est vaincu. Qu’a-t-il trouvé ? Ce nouveau monde, après tout, est fait comme l’ancien. L’individu y jouit de plus de liberté, sans doute, mais il y subit aussi, plus durement, les rigoureuses conséquences de la lutte à outrance. Et puis quoi ? La manière de vivre des Américains est-elle applicable à l’Europe ? Les Américains qui apprécient les idées, les mœurs d’Europe, n’hésitent pas à transporter leur tente au-delà de l’océan : ils sont logiques ; ils se rendent compte qu’on ne peut pas être Européen en Amérique, pas plus qu’on ne peut être Américain en Europe… Étienne entend la voix d’Yves qui l’appelle avec un rire moqueur : Ponce de Léon ! Ponce de Léon !… Mais la devise de son ami lui revient aussi à la mémoire, la devise banale et cynique : cheval, pipe et sanglier ! Une colère s’empare de lui. Il est le marquis de Crussène ! il est riche ! il est intelligent ! il voudrait agir et se dévouer ! et voilà ce que la civilisation a à lui offrir : une place de garde-chasse !… Il demeure correct et impassible sur la terrasse du Capitole, en face de ce panorama radieux ; mais des idées contradictoires se livrent, dans sa tête, un furieux combat. Il les voit passer d’un mouvement qui s’accélère, qui devient vertigineux… Ce ne sont plus des idées, ce sont les molécules liquides du Niagara, attirées par la chute prochaine ; c’est le glissement fatal des eaux vertes… il se sent mêlé intimement à leur substance, devenu gouttelette lui-même, obéissant à l’attirance irrésistible et sur le point de s’abîmer dans le gouffre… Washington, les bois, le fleuve, les collines, tout a disparu. C’est le farouche paysage Canadien qui défile comme en un cauchemar. La grande voix du Niagara est toute proche, si proche que, par une terreur instinctive, Étienne fait un brusque écart qui le réveille. Il a aussitôt la notion d’un regard fixé sur lui.

Et c’est le regard d’Ada Jerkins, plein de franchise et de malice qu’en se détournant il rencontre soudain. « Par exemple ! s’écrie-t-elle, je vous y prends ! Vous aviez le même air, hier soir, au début du dîner. Vous étiez dans la même lune. Deux fois en vingt-quatre heures, cela devient inquiétant. Il faut soigner cela. Vous devez être amoureux ! » Dans l’enjouement sympathique de la jeune fille, Étienne croit démêler un peu d’inquiétude. « Je suis amoureux de Miss Mabel et de Miss Clara, répond-il. » — « Ou plutôt de leur nièce, riposte Ada ; vous ne l’avez pas regardée une seule fois pendant le dîner, c’est la preuve irrécusable d’une passion naissante. » — « Est-ce que vous êtes seule » demande Étienne qui se fait difficilement à certaines libertés Américaines. — « Non, Monsieur le Marquis, rassurez-vous ; les convenances sont sauves. J’ai là un de mes jeunes cousins qui est arrivé ce matin, en route pour Richmond ; il passe la journée avec nous et, comme il n’était jamais venu à Washington, j’ai éprouvé le besoin de lui faire admirer le Capitole. Seulement je l’ai laissé visiter l’intérieur tout seul, parce que les salles des séances sont vilaines et que la bibliothèque sent mauvais. Ici au contraire, il fait délicieux… pour les gens qui ont leur bon sens. » — « Merci, dit Étienne, mais il fait bien bon aussi pour ceux qui ne l’ont plus ou qui ne l’ont jamais eu : je ne puis m’arracher à ce magnifique spectacle. » — « La journée sera superbe, reprend Ada ; allez donc à Mount Vernon, puisque vous n’avez pas encore trouvé le moyen de vous y rendre. Le tombeau du « Père de la Patrie » vous inspirera de salutaires réflexions et vous ne regretterez pas votre promenade. Bonsoir. J’aperçois mon cousin qui me cherche là-bas et je ne veux pas vous le présenter parce qu’il vous dirait du mal de moi. » Ada s’éloigne, légère et rieuse, et Étienne, si brusquement tiré de son cauchemar, descend les escaliers de marbre un peu étourdi. Il se répète machinalement les paroles de Miss Jerkins : « Il faut soigner cela… vous devez être amoureux. » Et cette réflexion lui vient qui s’empare aussitôt de lui et le trouble de nouveau : « Si vraiment je suis amoureux, c’est le salut. »