Le Roman d’un rallié (éd. 1902)/Partie II/Chapitre VI

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Albert Lanier, Imprimeur — Éditeur (p. 198-220).

VI

Albert Vilaret était un self made man. Ses parents — de petits cultivateurs des environs de Rennes — avaient eu sept enfants : il était le sixième et, de bonne heure, avait compris que ses bras seraient de trop dans la ferme paternelle ; du reste, il se souciait peu de les mettre à contribution, non par manque d’énergie ou de santé, mais parce qu’il estimait les travailleurs manuels inférieurs aux travailleurs du cerveau et que, dès lors, il prétendait compter parmi ceux-ci. C’était, chez lui, plus qu’un désir, un véritable besoin de dépasser ceux qui l’entouraient. Dès l’école primaire, il ne pouvait supporter de n’être pas le premier. Il se fouetta jusqu’au sang une fois, parce qu’un prix convoité par lui avait été décerné à un autre. Il n’eut pas, d’ailleurs, l’occasion de recommencer, car son intelligence était proportionnée à son ambition et sa prééminence sur ses camarades s’affirma bientôt sans conteste. L’inspecteur primaire en fut si frappé qu’il en parla à l’inspecteur d’Académie lequel prit la peine de convaincre, lui-même, le père Vilaret que son fils irait loin et qu’on devait le faire entrer au lycée. Le fermier fit la grimace, mais céda à condition qu’il ne lui en coûterait rien. Albert entra donc au lycée de Rennes comme boursier, bien persuadé qu’il deviendrait ministre de l’Empereur et que sa femme irait aux Tuileries en robe de soie. Il n’était point méchant, ni même vaniteux et eût été plutôt tenté de s’énorgueillir de son origine plébéienne que d’en rougir. Les jours de congé, on avait peine à l’arracher à ses cahiers ; chaque été, à l’époque des vacances, il rentrait à la ferme, chargé de couronnes et de livres de prix qu’il avait lus en une semaine.

L’admiration naïve de ses frères et sœurs et la bienveillance de ses parents, tout de même un peu flattés d’avoir couvé ce bel oiseau, ne le grisaient pas. Du reste ses succès n’étaient, pour lui, que les marches d’un escalier. Jamais il ne s’attardait sur une marche, ni ne tournait la tête en arrière. Il ne pensait qu’à escalader la suivante, et ce qu’il y avait de peu sympathique dans sa physionomie et dans ses manières venait uniquement de cette hâte fébrile, de cette tension perpétuelle vers de nouveaux triomphes. Quand il eût passé son baccalauréat, son père le prit à part et lui annonça que s’il voulait devenir pharmacien M. Guerprec le prendrait chez lui, l’associerait à ses travaux et, plus tard, lui cèderait son fonds et sa fille. Ce M. Guerprec était pharmacien dans un faubourg de Rennes et il honorait le père Vilaret d’une amitié protectrice. Celui-ci doutait qu’il y eût rien dans le monde de plus beau que d’être pharmacien. Un médecin n’est qu’un homme comme tout le monde, obligé de courir après ses malades par tous les temps et risquant de prendre toutes les maladies, tandis qu’un pharmacien réside béatement au milieu d’un grand nombre de bocaux portant des noms latins, et reçoit, dans ce sanctuaire, toutes les confidences du voisinage. Le père Vilaret avait longtemps réfléchi à ces choses et comptait qu’Albert accepterait la proposition avec enthousiasme. Mais Albert, sans hésiter et sans en témoigner le moindre regret, refusa de devenir pharmacien, déclarant qu’il préférait la politique et s’était mis d’accord avec le directeur du Progrès républicain d’Ille-et-Vilaine pour lui fournir deux articles par semaine. Le Progrès républicain d’Ille-et-Vilaine attaquait très vivement la politique du maréchal de Mac-Mahon et l’Église par dessus le marché, en sorte que tout dernièrement M. le Curé avait cru devoir, au prône, en interdire la lecture à ses ouailles et promettre solennellement l’enfer à son directeur. Le père Vilaret fut saisi, en entendant cette audacieuse déclaration, d’une colère formidable où le regret des bocaux de M. Guerprec entrait pour autant que la crainte des châtiments éternels. Il offrit à Albert un vigoureux coup de pied et le poussa dehors.

Le jeune homme était beaucoup trop fier pour chercher à rentrer dans une maison d’où on l’avait expulsé de cette façon peu délicate. Mais la fierté ne nourrit point. Très embarrassé, il s’enfuit aux bureaux du journal et conta son aventure. Justement, on venait de décider le renvoi de l’unique employé dont les habitudes d’ivresse prenaient des proportions inquiétantes. Albert s’offrit à le remplacer et, agréé, se mit sur le champ à coller des bandes et à écrire des adresses. Le soir, il étala par terre le matelas de son prédécesseur et s’y endormit tranquillement. Le lendemain matin, il balaya le plancher et prit la plume pour rédiger son premier article. On était en pleine période électorale. Le 16 mai, le maréchal de Mac-Mahon, cédant à la pression de son entourage, avait renvoyé brusquement le ministère Jules Simon et lui avait substitué un cabinet réactionnaire. En même temps, le Parlement avait été prorogé et la dissolution de la Chambre prononcée. Une période d’arbitraire et d’illégalité commençait. M. de Fourtou, ministre de l’intérieur, destituait les préfets et les sous-préfets par douzaines. Des journaux étaient saisis, des cercles fermés, des poursuites intentées contre tous ceux qui exprimaient, en public, une opinion contraire à celle du gouvernement.

L’article par lequel Albert Vilaret, pour ses débuts, « analysait la situation » était intitulé : « Pastiche maladroit ». Le maréchal y était comparé au prince Louis-Napoléon et M. de Fourtou à M. de Maupas. Une ironie âpre en faisait le fond et du rapprochement entre les deux dates (1851-1877), le jeune rédacteur tirait des conclusions serrées, susceptibles d’agir sur l’opinion. Un avis comminatoire vint de la préfecture le soir même. Vilaret n’en tint aucun compte et, le vendredi suivant, parut son second article « Les valets de M. de Fourtou », dans lequel il prenait à partie les fonctionnaires du 16 Mai, en termes offensants. Cette fois, le numéro fut saisi avant même d’avoir pu être mis en vente. « Qu’allons nous faire ? » dit le directeur, penaud que les limiers gouvernementaux aient pu tout râfler d’un seul coup. — « Réimprimer le numéro et le distribuer gratuitement », répondit Villaret. Le directeur s’alarma. « Y pensez-vous ? Cela coûtera très cher ; la police reviendra, brisera les presses et supprimera le journal ; d’ailleurs les ouvriers sont absents ». Vilaret ne se démontait pas. « La suppression du journal, dit-il, c’est son triomphe assuré dans six mois, et quant aux ouvriers, je me charge bien d’en réunir quelques-uns ; et puis vous, le prote et moi, nous ferons au besoin la besogne à nous trois ».

À la fin de l’après-midi, le tirage était achevé. Des porteurs se partagèrent les feuilles encore humides et se répandirent par la ville. Vilaret était avec eux, ayant lui-même un ballot sur le bras ; il alla avec ostentation se poster devant la préfecture et distribua sa marchandise aux passants. Deux heures après il était arrêté et le lendemain, le Progrès républicain était supprimé. Tout cela fit grand bruit dans Rennes et le nom d’Albert Vilaret fut sur toutes les lèvres. Ses anciens camarades du Lycée se montraient fiers de lui et son ex-professeur de philosophie, un vieux libéral, ne se tenait plus de joie. Il y eût une manifestation dans la rue quand l’affaire vint devant la justice. Le tribunal fut envahi ; on échangea des coups de canne, des vitres furent brisées. Le jeune héros, calme et dédaigneux, se borna à dire aux juges : « Vous ferez bien d’abuser de vos pouvoirs, ils prennent fin le 14 octobre ! » Le 14 octobre était le jour fixé pour les élections. Son insolence lui valut une aggravation de sévérité en même temps qu’une augmentation de popularité. Il fut condamné à une amende qu’il ne pouvait payer et à six mois de prison.

Deux mois plus tard, il était grâcié. Le coup d’État avait échoué et le cabinet du 16 Mai venait d’être renversé par la nouvelle Chambre. Albert Vilaret n’avait pas perdu son temps en prison, ses amis l’ayant abondamment pourvu de livres. Ils l’avaient aussi inscrit à la Faculté de droit dont il voulait suivre les cours et le professeur de philosophie avait avancé l’argent des inscriptions. Quelques personnes l’engageaient à aller faire son droit à Paris, mais il s’en garda bien ; il comprenait que quitter Rennes, c’eût été lâcher la proie pour l’ombre. Le 1er janvier 1878, le Progrès républicain parut de nouveau sous le titre plus anodin d’Écho d’Ille-et-Vilaine ; Vilaret y reprit sa place de rédacteur ; son flair ne l’avait pas trompé. Le journal eût tout de suite un chiffre de tirage supérieur au chiffre atteint à la veille de sa suppression. Les années qui suivirent n’apportèrent aucun changement notable dans l’existence du jeune homme. Il passa brillamment son doctorat. Son autorité grandissait avec son talent. Il donnait des répétitions pour augmenter ses ressources et envoyait des correspondances à divers journaux parisiens. Sa plume, très assagie, parlait une jolie langue, à la fois sobre et fleurie. La campagne électorale de 1881 fut menée par lui avec une vigueur et une habileté sans égales. Il parcourut non seulement l’Ille-et-Vilaine, mais les Côtes-du-Nord et le Finistère, faisant des conférences en Français et en Breton ; il avait appris cette dernière langue dont il ne savait, comme enfant, que quelques mots. On s’attendait à Rennes à voir Vilaret poser sa candidature aux élections de 1885 et lui même y avait d’abord songé ; mais il se méfiait du scrutin de liste, prévoyant que les réactionnaires y trouveraient leur compte, et quand il vit qu’on songeait à le rétablir, il prit brusquement son parti. Une élection partielle allait avoir lieu dans les Côtes-du-Nord, sur les confins du Finistère ; il se présenta et fut élu ; il avait à peine 25 ans. Réélu en 1885 et en 1889, il venait en 1893 d’obtenir, pour la quatrième fois, les suffrages de ses électeurs. Sa situation à la Chambre, le nombre des amitiés qu’il avait su s’y créer, son éloquence très personnelle et, surtout, son incroyable puissance de travail semblaient le désigner pour un portefeuille. En Bretagne, son influence s’exerçait en dehors de sa circonscription. Il était devenu propriétaire du journal où il avait fait ses débuts et en avait fondé un autre à Brest, qu’il possédait également. Il s’occupait activement de l’un et de l’autre.

La première rencontre de Vilaret et d’Étienne de Crussène datait de 1888. Voyageant dans le même compartimentent entre Brest et Paris, ils avaient causé. Le député, qui savait le nom de son interlocuteur, s’était mis en frais pour lui. Étienne, ignorant à qui il avait à faire, s’était laissé aller au charme d’une conversation vive et spirituelle, pleine d’aperçus intéressants. Le lendemain, Albert Vilaret avait posé sa carte à l’hôtel de Crussène. Ils s’étaient revus l’été suivant, d’une manière très inopinée dans une auberge de village en Bretagne. Étienne, saisi en reconnaissant dans le député de la circonscription son compagnon de route, avait éprouvé soudain le remords de n’avoir pas rendu la carte et il s’était excusé de son mieux. Depuis lors, ils avaient eu plus d’une occasion de se revoir ; Vilaret recherchait visiblement la compagnie du jeune marquis. Il ne manquait jamais de venir le voir à Paris. Il avait fini par s’enhardir jusqu’à se présenter à Kerarvro, mais il se gardait de le faire pendant les périodes électorales, tenant à prouver qu’il venait en « voisin » et non en candidat. Jamais il n’avait témoigné le désir d’être reçu par la marquise. Étienne lui savait gré de ces preuves de tact et prenait plaisir à le rencontrer. Il connaissait son histoire et admirait fort l’énergie, la ténacité dont Vilaret avait fait preuve dans sa courte et brillante carrière. Il s’étonnait de ses facultés d’assimilation, le trouvant toujours au courant des sujets les plus divers. Une seule chose le troublait et le contrariait. Il devinait dans cet homme un fond de sécheresse, des convictions plus raisonnées que senties, une chaleur un peu factice, un certain scepticisme inavoué. Mais cela même l’attirait. Que ne ferait-on pas, songeait-il, avec des dons pareils et de l’enthousiasme en plus ?

Quand Vilaret venait à Kerarvro, ce qui n’était point fréquent, il laissait sa voiture au village et gagnait le château à pied par la forêt. Ce jour-là — on touchait à la fin de Janvier — la neige couvrait la terre ; sous son grand manteau blanc, la nature avait cet aspect apaisé qui suit les tempêtes d’hiver. Le ciel éclairci prenait des teintes infiniment tendres ; vers le sud, fuyaient les dernières nuées, épaisses masses grises dont le soleil, déjà près de l’horizon, cuivrait bizarrement les contours. La température baissait. Un peu de givre commençait à briller sur les troncs d’arbres, tout éclaboussés de neige du côté où le vent avait soufflé. Sur tout cela régnait un divin silence, le calme absolu de la mort. Vilaret jouissait de ce spectacle, non en poète mais en impérieux, en homme chez qui la vie déborde et qui a su réduire les choses en esclavage. Petit de taille, les épaules trapues, la figure affinée par une barbe noire taillée en pointe, les yeux vifs, mobiles, pétillants, il donnait bien l’impression de la conquête, et sa démarche solide, régulière, faisait de lui comme le maître des lieux qu’il traversait. Il alla du même pas jusqu’au perron, secoua la neige de ses chaussures contre la dernière marche et sonna. La seule chose qui éveillait toujours dans le tréfonds de son âme un imperceptible malaise, un frissonnement aussitôt réprimé, c’était ce grand lion de granit, sculpté sur la façade avec son glaive et sa mine altière. L’animal héraldique représentait pour lui tout l’inquiétant mystère des âges disparus, la faucille d’or des Druides et les armures des Croisés.

Dans le vestibule, il rencontra Éliane qui passait, une partition sous le bras. En l’entendant demander le marquis d’un ton qui semblait habitué au commandement, la jeune fille se retourna et le toisa avec une suprême insolence. Vilaret mit son lorgnon et dirigea sur elle un regard qui la glaça. Elle flaira aussitôt un ennemi. Lorsque Vilaret eût été introduit chez Étienne, elle redescendit et demanda au domestique le nom du visiteur. Ce nom ne lui disait rien. Un député ; ..… ce devait être pour quelque affaire d’intérêt local, une prise d’eau ou un chemin vicinal. Cependant Éliane demeura nerveuse et se mit à tournoyer dans sa chambre, touchant à tout et repassant à chaque instant devant son miroir pour voir si son visage portait l’empreinte de ses soucis. Ils étaient nombreux ses soucis, bien que provenant d’une source unique. Sa stratégie était décidément en défaut. Elle avait compté, tout d’abord, prendre Étienne d’assaut. Puis elle s’était résignée à un siège en règle ; elle se voyait réduite, maintenant, à une sorte de blocus des moins effectifs. Persuadée, dès le premier jour, que sa beauté avait fait une vive impression sur le jeune homme, elle n’avait pas tardé à se rendre compte de son erreur. Il était avec elle exactement le même qu’avec sa sœur, aussi aimable, aussi empressé dans la forme et aussi parfaitement indifférent dans le fond. Exprimait-elle le désir de faire une promenade, Étienne priait Madame d’Halluin de se joindre à eux. Celle-ci refusait de temps à autre dans le désir de favoriser les tête-à-tête. Le marquis n’en témoignait aucun dépit et l’on pouvait voir au retour que le tête-à-tête n’avait rien produit.

Éliane avait étalé toutes ses séductions, de jolies toilettes, des coiffures les plus sentimentales : elle avait fait de l’aquarelle, joué du Wagner et chanté du Gounod, brodé un chemin de table, lu du Lamartine et du Gyp. Un soir elle avait souhaité danser, Étienne s’y était prêté en vrai automate. Une autre fois, elle avait demandé en minaudant une cigarette qu’il lui avait aussitôt offerte, sans même en paraître surpris. Les premiers jours, le voyant si réservé, elle s’était dit : Il est un peu sacristain, ce garçon ! — mais le dimanche, Étienne n’avait pas paru aux Vêpres et elle avait su qu’il s’y rendait rarement, se contentant d’assister à la messe. Alors, une autre idée lui était venue : il a beaucoup d’expérience avait-elle conclu ; il connait les femmes et cherche à savoir ce dont je suis capable. — C’est à la suite de cette réflexion que Gyp avait remplacé Lamartine et qu’Éliane avait tenté de la valse et de la cigarette. Les petits trucs ne prenaient pas. La froideur du marquis se mêlait même, à certains jours, d’un peu d’ironie. Éliane s’appliquait à ne rien laisser paraître de son dépit. Du reste, on s’en inquiétait peu autour d’elle. Son beau-frère ne comprenait rien aux subtilités du flirt ; le mariage était, à ses yeux, une bonne institution bourgeoise, très pratique et très confortable. Madame d’Halluin avait l’esprit si charitable que, dans sa crainte des jugements téméraires, elle trouvait tout le monde parfait et pensait toujours que tout allait pour le mieux. Quant à la marquise, ne connaissant de la nature de son fils que les dehors modérés et rien des ardeurs secrètes, elle ne s’alarmait point qu’il fut si long à se troubler. Rien ne pressait du reste. Ce qu’elle avait voulu, c’était le mettre à même d’apprécier « cette petite » et vraiment pouvait-on vivre auprès d’elle sans l’apprécier ? Des doigts de fée, des yeux pleins de malice, de l’esprit de répartie, un bon cœur………… tout pour elle. Éliane s’était appliquée à conquérir sa future belle-mère par des moyens autres que ceux dont elle employait, en vain, la séduction sur Étienne. Sous le regard de la marquise, elle avait pansé une vieille femme, confectionné un gâteau d’amandes et regarni un chapeau.

Pauvre Éliane ! tant de diplomatie pour n’arriver à rien ! Car elle ne le savait que trop, ses actions n’avaient pas monté d’un point dans l’esprit d’Étienne (elle n’en était pas encore à suivre la cote dans son cœur). Ce qui la mortifiait le plus, c’est que la veille, à la noce de la fille de Pierre Braz, où elle s’était mortellement ennuyée, il avait paru, lui, s’amuser beaucoup. La tempête faisait rage, la neige fouettait les vitres, mais la fête n’en avait pas été attristée. Le temps n’est jamais parvenu à arrêter des Bretons qui ont résolu de s’égayer ! Au contraire, chaque nouvel invité qui entrait en se secouant comme un chien sorti de l’eau et en aspergeant ses voisins de flocons neigeux, excitait des transports d’hilarité. Le repas avait duré trois heures. Au dessert, Étienne avait fait un petit discours en Breton, puis des gars avaient chanté des chansons dont le refrain était repris en chœur par les convives. Ensuite, les tables desservies et démontées, on s’était mis à danser au son du biniou, et cela avait duré jusqu’à plus de 8 heures du soir. Elle était rentrée à 6 heures, prétextant une migraine, lasse en réalité de voir Étienne rire et danser et de l’entendre parler cette langue dont elle ne comprenait pas un mot… Elle eut volontiers, dans l’insomnie qui suivit, traité le jeune marquis de rustre et de paysan, mais elle se rappelait son appartement pour y être entrée une ou deux fois : le luxueux cabinet de toilette entrevu sous une portière soulevée, la chambre en andrinople avec les grandes peaux d’ours blancs et le petit fumoir en rotonde avec ses lambris de bois sculpté et sa tenture en cuir de Cordoue. Tout cela était empreint d’un tel cachet d’élégance personnelle et impliquait des habitudes et des goûts si raffinés que l’accusation ne tenait pas debout.

C’est dans ce même appartement qu’on venait d’introduire M. Vilaret. Inquiète et désorientée, la jeune fille ouvrit la porte et regarda dans le corridor. Il était obscur et désert. Tout au bout, une mince raie de lumière filtrait. Éliane s’avança un peu dans cette direction : le tapis épais étouffait le bruit de ses pas. Une sorte d’instinct la poussait ; elle ne songeait pas à écouter. D’ailleurs, quelle apparence que la conversation des deux hommes pût offrir pour elle le moindre intérêt ?… En s’approchant, elle vit que la première porte était restée ouverte ; elle donnait sur une sorte de petite antichambre qui prenait jour, au moyen d’un vitrage dépoli, sur le cabinet de toilette. C’est par la seconde porte, celle de la chambre à coucher, que la lumière filtrait. Arrivée là, Éliane entendit une voix échauffée par la discussion, qui disait avec vivacité : « Sans doute, vous serez élu aussi comme droitier, seulement toute votre carrière en sera frappée de stérilité. Dans l’opposition, mon cher M. de Crussène, vous serez réduit à l’inaction ; dans le parti constitutionnel, vous agirez aussi librement que vous voudrez. Notez-le bien, vous ne pouvez pas grand chose contre la République : elle peut beaucoup pour vous. Elle seule fécondera vos projets. Et puis, vous n’y resterez pas dans l’opposition. Vous n’avez ni ses idées, ni ses passions ; vous êtes un indépendant. Alors, pourquoi arborer ses couleurs pour les répudier après ? C’est toujours une chose grave qu’un changement de drapeau.… » Il se fit un peu de bruit à l’autre bout du corridor. Éliane revint précipitamment vers sa chambre, située au centre près du grand escalier, dont la cage faisait une trouée de lumière dans l’obscurité du premier étage. Elle s’accouda à la rampe et regarda en bas : personne dans le vestibule. Elle descendit et entra dans le grand salon. La marquise et la comtesse d’Halluin brodaient. M. d’Halluin lisait à haute voix les mémoires du général de Marbot. Éliane s’assit et s’efforça de prêter attention à la lecture, mais elle n’y réussit point ; au bout d’un quart d’heure, la marquise qui la regardait à la dérobée, interrompit le comte. « Éliane dit-elle, vous m’inquiétez. Qu’avez-vous ? Est-ce votre migraine d’hier qui vous reprend ? » — « Oui, Madame, justement, répondit la jeune fille ; mais ce ne sera rien. Je vous en prie, n’y faites pas attention ». — « Tu devrais te reposer, dit la comtesse d’Halluin à sa sœur ; il y a encore une heure et demie avant le dîner ; mets-toi sur ton lit et tâche de dormir ». La marquise approuva et insista. Éliane se laissa persuader et remonta. Mais, une fois dans le corridor, elle fut saisie d’un violent désir de savoir si la conversation d’Étienne et de Villaret avait pris fin et, de nouveau, se glissa vers l’appartement du marquis.

Cette fois, c’était lui qui parlait. Il parlait lentement, ayant l’air de peser tous ses mots. « Je suis plus libre que vous ne le pensez, disait-il ; vous avez touché ce sujet avec tant de délicatesse que je me dois, à moi-même, de vous répondre en toute franchise. J’ai évidemment à ménager les sentiments de ma mère ; c’est mon devoir. Je ne considère pas cependant qu’il aille jusqu’à faire abdication de mes idées. Quant à l’éventualité de mon mariage, laissez-moi vous dire que je n’épouserai jamais qu’une femme avec laquelle je puisse vivre en parfaite et entière communauté d’esprit et que, d’ailleurs, je suis tout à fait résolu à ne pas me marier avant que ma vie ne soit définitivement orientée vers un but quelconque. C’est bien le moins que j’épargne à ma femme les difficultés et les tâtonnements inséparables d’une telle orientation et dont elle subirait, sans cela, le contre-coup ». — En entendant ces derniers mots, Éliane tremblante, s’était approchée inconsciemment et s’était appuyée au mur de la petite antichambre… Il y eut un silence, puis tout à coup la porte s’ouvrit. Étienne venait de se souvenir que son domestique négligeait sans cesse de fermer la première porte et il s’était levé brusquement pour le faire.

Ils se trouvèrent en face l’un de l’autre, stupéfaits. Le mouvement avait été si soudain qu’Éliane n’avait pas même eu le temps de reculer. Elle était prise en flagrant délit. Une seconde d’angoisse passa entre eux. Puis, frémissant, Étienne fit un pas en avant. La jeune fille battit en retraite précipitamment : il la suivit jusque vers l’escalier. Alors, perdant la tête, elle se retourna : « Vous savez… balbutia-t-elle en esquissant un sourire, vous savez… je… je n’écoutais pas ». — Il remua les lèvres comme pour répondre quelque chose, mais il se contint, tourna les talons et rentra chez lui.