Le Roman d’un rallié (éd. 1902)/Partie II/Chapitre VII

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Albert Lanier, Imprimeur — Éditeur (p. 220-241).

VII

La nuit suivante, Étienne se leva à quatre heures, se vêtit très chaudement, glissa dans sa poche une gourde pleine de rhum et ayant posé sur la table, bien en vue, un billet pour sa mère que le domestique trouverait en entrant dans la chambre, il descendit dans le vestibule et enleva les barres de fer de la porte d’entrée. Il gelait dehors et, bien qu’il n’y eût pas de lune, la neige éclairait suffisamment le paysage pour qu’on vît à se conduire. Le marquis contourna le château et se dirigea vers les écuries. Arrivé là, il chercha un endroit d’où la neige eut été balayée et y ramassa une poignée de gravier puis la lança vigoureusement contre une fenêtre située au premier étage du bâtiment. Au bout de quelques minutes, la fenêtre s’ouvrit ; puis la voisine s’ouvrit aussi. Jean-Marie et l’un des palefreniers parurent simultanément. Étienne se mit à rire : « Allez vous coucher, Claude, dit-il, je n’ai pas besoin de vous. C’est Jean-Marie qu’il me faut. Nous allons faire une petite promenade nocturne ». L’homme disparut. Étienne passa dans la sellerie, frotta une allumette, alluma une grosse lanterne ronde, prit un harnais de cuir fauve très simple, et entra dans l’écurie. Il adorait atteler lui-même. Les bêtes réveillées s’agitèrent : il y eût un cliquetis de métal et le bruit d’un coup de pied contre une stalle. Il pénétra près de la jument qui traînait d’habitude sa charrette anglaise et la caressa. Puis il commença de la harnacher.

Jean-Marie arrivait, l’air joyeux. « En voilà une bonne surprise, s’écria-t-il avec sa familiarité habituelle ; je commençais à m’ennuyer, moi ; je croyais que vous n’aimiez plus les fantaisies ». — « Tire la charrette, dit Étienne, j’amène Coquette ». Quand l’attelage fut prêt, les lanternes allumées, ils revêtirent des sortes de paletots en peaux de mouton et étendirent sur leurs jambes une couverture de fourrure. « As-tu pris de l’avoine ? » demanda le marquis. — « Cristi ! fit Jean-Marie, sautant à bas de la voiture, j’avais oublié ! Pauvre Coquette ! » Il apporta un sac d’avoine et un licou et les roula sous la banquette. Étienne prit la gourde, avala trois bonnes gorgées de rhum et la passa à son compagnon : puis ils allumèrent des cigarettes et la voiture fila sur la neige. « Où allons-nous ? » demanda Jean-Marie. — « À Chateaulin », répondit le marquis. Jean-Marie le regarda, ahuri. « À Chateaulin ! Monsieur Étienne, vous n’y pensez pas ! Et par ce temps ! Coquette y restera ». Étienne sourit. « N’aie pas peur. La neige n’est pas épaisse et d’ailleurs, elle nous servira de prétexte pour ne revenir que demain, si cela nous plait ». — « Ah ! comme ça ! » fit le jeune Breton rassuré. Il se tut un moment, puis la curiosité reprenant le dessus, il s’apitoya sur les inquiétudes de la marquise. » Cette pauvre Madame, elle va se faire des tourments, sûr. C’est toujours comme ça quand vous courez les routes la nuit, sans le dire d’avance… Et par dessus le marché que vous n’avez pas pris de fusil. Elle verra bien que ce n’est pas pour chasser que vous êtes parti. » — « Je lui ai laissé un mot, expliqua Étienne, lui disant que nous allions à Quimer’ch voir l’épagneul qu’on m’a signalé ! » Jean-Marie le regarda en dessous, d’un air méfiant. « C’tépagneul là, Monsieur Étienne, m’est avis à moi, que c’est… un canard ! » — « Ce n’est pas un canard du tout ; seulement je ne le verrai pas : c’est toi qui iras le voir ». — « Moi ? j’irai à Quimer’ch ? » — « Parfaitement. Tu prendras le train. Nous nous retrouverons à Chateaulin, dans l’après-midi ». — « Alors, c’est sérieux ? Vous allez voir le tombeau de votre grand-oncle, là-bas, près de la mer ? » — « Oui, dit le marquis ; c’est là que je vais. Mais rappelle-toi ce que tu m’as promis ? Je n’ai confié ce projet qu’à toi et j’entends que personne ne sache demain d’où nous venons ». Jean-Marie protesta véhémentement qu’il n’en soufflerait mot à qui que ce soit et un long silence suivit. Le jeune Breton paraissait réfléchir profondément. Tout à coup, il communiqua le résultat de ses pensées. « Eh bien ! Monsieur Étienne, je trouve que c’est très bien comme cela, voyez-vous. Parce que moi, je ne tiens pas du tout à voir le tombeau du vieux Monsieur, soit dit sans vous offenser. J’aime beaucoup mieux voir l’épagneul. »

Étienne ne put s’empêcher de rire à cette déclaration et ils parlèrent du chien, des mérites qu’on lui prêtait et des points sur lesquels devrait porter l’examen que Jean-Marie lui ferait subir. Ils avaient suivi d’abord la route de Poullaouen, puis l’avaient laissée sur la droite pour gagner Plounevezel. Le village dormait encore quand ils passèrent. La neige amortissait le bruit des roues ; pas une lumière ne brillait aux fenêtres. Un peu plus loin, ils s’arrêtèrent pour laisser souffler la jument ; mais elle était pressée de repartir et tapait du pied. Les lanternes jetaient des lueurs bizarres sur la route. Au loin s’étendait le grand linceul, visible malgré l’obscurité. Il y avait longtemps que les paysages familiers avaient disparu lorsque le jour commença de poindre, un jour blafard, vilain à regarder, une vraie aube d’enterrement. Tout le pays était désert. Un bourg se montra enfin au tournant du chemin. Étienne ralentit dans l’espoir d’une auberge où on pourrait lui servir du café chaud. Il y en avait une, en effet, où des ouvriers terrassiers se trouvaient déjà attablés ; ils parlaient un patois morbihannais et avaient près d’eux des pics et des pioches. Les deux jeunes gens se réchauffèrent avidement à un grand feu qui pétillait dans la cheminée de pierre grise ; le café acheva de dégourdir leurs membres. Quand ils repartirent, il faisait plein jour. Un peu au-delà du bourg, la neige cessait : l’ouragan de l’avant-veille n’avait pas soufflé là. La température plus douce, le paysage agréablement varié et surtout le repas réconfortant qu’ils venaient de prendre les mettaient en belle humeur.

À dix heures moins le quart, les sabots de Coquette heurtèrent le pavé des rues de Chateaulin : il y avait un peu plus de cinq heures qu’ils s’étaient mis en route. Étienne s’occupa d’abord de la jument et l’installa confortablement dans l’écurie du meilleur hôtel. Puis il fit servir à déjeuner et entre temps s’enquit des moyens de se rendre au Menhir Noir. Tout ce qu’il savait de cet endroit, dont la marquise ne prononçait jamais le nom, c’est qu’il était situé à environ 25 kilomètres de Chateaulin, dans cette longue presqu’île qui sépare la rade de Brest de la baie de Douarnenez. L’hôtelier consulté, envoya quérir le cocher de la diligence qui fait le service entre Chateaulin et Crozon. « Le Menhir-Noir ? dit cet homme, ah ! oui, parfaitement ; il faudra descendre un peu avant Crozon et prendre à droite ; vingt minutes de marche environ et vous y serez. » À onze heures, la vieille patache s’ébranla. Dans l’intérieur se trouvaient trois Bretonnes à coiffes blanches ayant chacune un panier à provision et un gros livre de messe. Elles avaient cumulé les avantages matériels et spirituels du marché hebdomadaire et d’une grand’messe en l’honneur d’un saint local. Étienne prit place sur le siège à côté de l’automédon, lequel commença aussitôt de lui faire les honneurs du pays. En homme de progrès, il attira les regards de son client vers les gros globes électriques suspendus aux croisements des rues. « Monsieur, dit-il, c’est le soir qu’il faut être ici. Vous ferez bien de revenir ce soir. Peut-être n’avez-vous jamais vu de ville électrique. Celle-ci a été la première en Gaule où l’on ait inventé cette lumière ». Étienne sourit : cela lui rappelait la naïveté du patriotisme américain. — « Monsieur, reprit l’autre, j’ai été à Paris dans les temps. Mais je ne crois pas qu’il y ait rien là d’aussi beau que Chateaulin et quant à Brest, cela ne vaut pas d’en parler ».

Malgré l’enthousiasme et les velléités bavardes de l’excellent Breton, la conversation tomba vite. Étienne ne releva pas ses appréciations sur la cathédrale de Quimper et les remparts de Concarneau. Le cocher ne s’en formalisa pas ; il pensa que le jeune homme « se causait dans le cœur » et respecta sa rêverie. Étienne rêvait, en effet, à l’étrange destin de celui auquel il allait rendre visite. Depuis longtemps, il s’était promis d’accomplir ce pèlerinage et il se félicitait que la scène pénible de la veille, en lui inspirant le désir de s’éloigner de Kerarvro, eût précipité sa résolution. Maintenant que le terme du voyage approchait, il sentait son émotion grandir. Des pensées tumultueuses, des impressions contradictoires le troublaient. La seule idée qui ne lui vint pas, c’est qu’il allait rencontrer là le néant, le silence éternel, l’énigme qu’on ne pouvait plus déchiffrer. Il lui semblait, au contraire, que son grand-oncle était vivant, qu’il le verrait, tout au moins qu’il se trouverait en communication directe avec lui, l’entendrait parler, percerait le secret de sa vie.

Le balancement de la voiture finit par amener le sommeil. Il était fatigué de sa nuit blanche et de son départ matinal. Alors, les visions prirent la netteté des songes. Debout sur le seuil d’un manoir très antique, l’abbé de Lesneven attendait son neveu. Ses traits étaient bien tels que la miniature trouvée à Kerarvro les avait fixés dans la mémoire de celui-ci. Seulement, un sourire bienveillant en atténuait l’étrangeté. L’abbé tenait un livre entre ses mains ; il mit un doigt sur ses lèvres et fit un signe. Étienne comprit que « les autres » dormaient et qu’il fallait prendre garde de les éveiller. Alors tous deux marchèrent en silence vers un sommet sablonneux que couronnaient des broussailles sèches. L’abbé glissait sur le sol sans paraître y adhérer. En haut, il y avait un cercle farouche au milieu duquel se dressait le Menhir Noir, une énorme aiguille druidique, bizarrement coupée par en haut, lisse sur toutes ses parois et complètement noircie, comme si elle avait passé par le feu. Un cahot, un arrêt brusque, et la voix du cocher disant : « C’est ici, Monsieur », rappelèrent Étienne à la réalité. Il ouvrit les yeux. À trente pas, le Menhir dessinait sur le ciel sa sombre silhouette et, tout autour, s’étendaient des broussailles. Tout cela était identiquement semblable à ce que le jeune homme venait de voir dans son rêve.

D’abord, il ne comprit qu’à demi la mystérieuse coïncidence. Mais, la notion des choses lui revenant, une terreur s’empara de lui. Il entendit à peine les explications qu’on lui donnait sur la route à suivre. Il courut, plutôt qu’il ne marcha, vers le monument. C’était bien la clairière au sol dur, parsemé de graviers noirs qui ressemblaient à des morceaux de charbon. Le Menhir était noir aussi et lisse et se terminait par la même échancrure, et là bas il entrevoyait, glacé d’effroi, le sentier à travers lequel, il y a dix minutes, l’abbé guidait ses pas. Il s’assit : la sueur perlait à ses tempes. Il avait la certitude absolue, non seulement de n’être jamais venu là, mais de n’avoir jamais su qu’un pareil lieu existât. Le nom même de Menhir-Noir n’évoquait jusqu’ici dans son imagination aucune idée précise. La Bretagne est parsemée de ces restes druidiques… Et puis, en admettant qu’une gravure, un dessin aperçus dans son enfance et oubliés depuis, eussent imprimé dans son cerveau les lignes de ce paysage, il n’aurait pu avoir connaissance du sentier qu’il apercevait à dix pas de lui, parmi les broussailles. Il s’attendait à tout moment à voir son grand-oncle venir par là ; et vraiment cette apparition lui eût été un soulagement, tant la solitude lui pesait.

Enfin, rassemblant son courage, il se leva et se dirigea résolument vers le sentier. D’abord il ne se reconnut pas ; les buissons étaient hauts ; il marcha six à sept minutes sans savoir où il allait. Puis, subitement, le terrain changea d’aspect, devint sablonneux et s’abaissa. Quand Étienne eût atteint le bas de la pente, il se retourna. La même émotion qui l’avait étreint là-haut le reprit, car il voyait la colline de sable, couronnée de broussailles sèches, vers laquelle l’abbé l’avait mené. Il eût envie de fuir ces lieux, de courir après la diligence, de s’en aller à Crozon, à Morgat, n’importe où. Puis il se raidit, s’accusant de lâcheté, et reprit sa marche. Une campagne verte, paisible et insignifiante s’étendait devant lui. À cinq cents mètres il apercevait à travers des bouquets d’arbres, une habitation. Il eût grand peur de se trouver en face du manoir au seuil duquel l’abbé l’avait accueilli, le livre dans ses mains et le doigt sur les lèvres. Mais, en approchant, il constata qu’il n’y avait point là de manoir. C’était une simple maison de ferme, d’aspect riant ; la construction semblait relativement neuve. Deux enfants jouaient sur le pas de la porte. Leur mère parut, un ouvrage à la main, en entendant Étienne leur adresser la parole. Elle n’eût pas l’air surprise de le voir. « C’est ici, interrogea le jeune homme, la ferme du Menhir-Noir ? » — « Parfaitement, Monsieur, répondit la Bretonne ; le Menhir est là-bas sur la hauteur ; ce n’est pas loin ; si vous voulez un des enfants vous conduira ». — « Vient-il souvent du monde pour le voir » ? fit Étienne, qui ne voulait pas marquer trop vite le but de sa visite. — « Dans cette saison, Monsieur, il ne vient personne : mais l’été, nous avons les baigneurs de Morgat ; on vient aussi de Brest. La ferme est réputée pour son lait et il ne se passe pas de jour que nous n’ayons du monde à goûter ». Le marquis était désorienté. « Ah ! vraiment, du monde à goûter », répéta-t-il machinalement comme se parlant à lui-même.

La femme reprit : « Et même, on nous presse d’ouvrir un restaurant pour la saison prochaine ; mais cela, c’est une grosse affaire et nous ne sommes pas décidés à la tenter ». Elle s’exprimait bien et avait des manières de la ville… Étienne, de plus en plus surpris, demanda : « N’est-ce point ici qu’est enterré monsieur de Lesneven ? » — Oui, dit-elle, c’est là — et son geste indiqua un petit bois de chênes, mais c’est fermé… Vous auriez désiré voir le tombeau ? Nous avons bien la clef ; seulement quand nous nous sommes établis ici, on nous a recommandé de n’ouvrir à personne..… Du reste, personne n’a jamais demandé à entrer ». Sur l’insistance du jeune homme, elle alla consulter son mari qui se fit tirer l’oreille : « il n’y a rien à voir du tout » répétait-il. Étienne était résolu à ne se nommer qu’à la dernière extrémité. Il expliqua qu’ayant lu les écrits de monsieur de Lesneven et connaissant son histoire, il désirait voir vivement son tombeau. Finalement une pièce de cent sous qui brillait dans ses doigts, eût raison des scrupules du fermier : « Bah ! dit celui-ci, cela ne fait de mal à personne ». — La femme était pleinement de cet avis ; désireuse de retenir le voyageur le plus possible dans l’espoir de lui faire accepter une collation quelconque, elle suggéra que « Monsieur serait peut-être bien aise de causer avec le vieux Simon qui était déjà là du temps de monsieur de Lesneven et s’en rappelait bien ». — On dépêcha aussitôt un des enfants à la recherche du vieux Simon. Étienne prit la clef des mains du fermier, déclarant qu’il préférait aller seul au tombeau et, perdu dans ses réflexions, il s’achemina vers le petit bois de chênes.

Les arbres en étaient rabougris, leurs branches dépouillées de feuilles se contournaient tragiquement. Au centre, un espace d’environ 60 pieds carrés était clos par un mur trop élevé pour qu’on pût voir par dessus. Une petite porte basse donnait accès dans l’enceinte ; Étienne eût grand peine à l’ouvrir. Dans la serrure rouillée la clef ne tournait pas. Elle céda enfin et grinça sinistrement sur ses gonds. Il s’attendait à trouver tout envahi par les ronces, mais des ronces lui eussent semblé préférables à la nudité lamentable qui s’offrit à lui ; sur le sol, poussait un gazon maigre qui paraissait avoir été fauché récemment et que n’encadraient pas même un arbuste, pas le moindre feuillage. Le regard n’était arrêté que par le mur, le mur hideux dont la maçonnerie, mangée par une humidité verdâtre, s’effritait par endroits. Nul préau de prison n’aurait été plus lugubre. Au milieu, s’élevait un sarcophage de forme très simple qui ne portait ni croix ni inscription d’aucun genre : sépulture anonyme que la mousse et les lichens dévoraient. Le cœur du jeune homme se souleva ; des larmes lui vinrent aux yeux. Il s’approcha du sarcophage et posa la main sur la pierre comme pour promettre à celui qui dormait là de le protéger contre le scandaleux ostracisme qui le poursuivait jusque dans la mort. Une grille remplacera ce mur, pensa Étienne : j’édifierai ici une tombe de marbre surmontée d’une croix et portant une inscription et, tout autour, on entretiendra des fleurs ; et il ajouta tout haut, comme si le mort pouvait l’entendre, comme s’il voulait prendre à témoin des esprits invisibles : « cela sera ainsi, parce que je le veux ».

Quelle mystérieuse puissance ont donc sur ceux qui les prononcent certaines paroles dites à certaines heures décisives. En prenant ce solennel engagement, Étienne se sentit un autre homme ou plutôt il se sentit un homme. Il lui sembla qu’en lui la volonté, longtemps retenue, rompait les digues et s’emparait de tout son être. Il avait senti cela déjà le jour de l’arrivée de ses cousins, lorsque la tentation de la fuite s’était présentée à son esprit et qu’il l’avait repoussée, mais combien cette fois la sensation était plus forte et plus complète. De l’endroit où il se trouvait, nul horizon matériel n’était visible, mais les regards de l’âme s’étendaient très loin. Ce tombeau était, après tout, celui d’un lutteur, d’un homme sincère et droit, orgueilleux sans doute, mal inspiré peut-être, mais noble dans la bataille et dans le trépas. Il savait que Mary penserait comme lui. « Je reviendrai ici avec elle, se dit-il. C’est elle qui m’a dit que la vie était simple. Elle a raison. La vie est très simple en effet ; elle consiste à se battre. »

On avait enfin trouvé le vieux Simon ; il arrivait, clopin clopant, rabougri et contourné comme les chênes entre lesquels Étienne, qui sortait de l’enclos, le voyait s’avancer. Son œil atone annonçait un ivrogne de profession, mais la perspective d’un bon pourboire lui déliait la langue. « Pour sûr, Monsieur, pour sûr, que j’ai connu Monsieur l’Abbé, sauf votre respect, car c’est toujours ainsi que nous l’appelions, malgré qu’on lui eût fait défense de dire sa messe. Il a vécu ici six ans, tout juste, pas vingt-quatre heures de moins, car il est mort le 1er mai 1851, l’anniversaire du jour qu’il s’était installé dans le manoir. J’avais vingt ans quand il est venu, aussi vrai que j’en ai soixante-neuf aujourd’hui, pour mon malheur… » — « Où est le manoir ? » interrompit Étienne. « Le manoir, dit le paysan, étonné, et comme cherchant dans ses souvenirs… ah ben ! on l’a démoli. Il n’était pas beau, allez. La maison qu’on a bâtie à la place est bien plus jolie ». — « Qu’est-ce qui a fait démolir le manoir ? » demanda encore Étienne.

« — On nous a dit que c’était Madame la comtesse qui demeurait là-bas près de Poullaouen, la belle-sœur de M. l’abbé, qui héritait de lui avec ses enfants. Mais c’est monsieur le Recteur de Crozon qui a tout conduit. Il venait souvent ici, monsieur le Recteur, même que, dans les derniers temps, cela mettait M. l’abbé dans des fureurs parce qu’ils se disputaient tous les deux et monsieur l’abbé était très colère, quoiqu’il fût très bon et donnait tout aux pauvres, au point qu’il se réduisait lui-même au dénuement ; toutes les quinzaines il envoyait de l’argent dans tout le pays, anonyme qu’il disait — pour ne pas qu’on sache que ça venait de lui. Alors, les derniers jours, comme il s’affaiblissait, il était devenu doux comme un agneau et il avait l’air très content ; mais il ne voulait pas entendre monsieur le Recteur, quand même, et il avait toujours auprès de lui son ami, monsieur Hamel, commissaire de la marine à Brest, un vieux célibataire qui est mort tout de suite après, et il lui disait comme ça : Hamel ! vous êtes témoin que je reste fidèle à mes idées. Pauvre cher homme, il y tenait tant à ses idées et il avait bien tort, car elles ne lui ont jamais rapporté que des tracas. Il est mort tout doucement, comme un enfant, en tenant les mains de M. Hamel. Le lendemain, monsieur le Recteur est arrivé avec des ordres de madame la comtesse et de monseigneur l’Évêque ; les gendarmes étaient avec lui. Pendant qu’on enterrait le pauvre monsieur dans le bois de chênes ici, on a sorti tous les meubles, les livres, tout ce qui se trouvait dans sa chambre, et on a fait un grand tas auquel on a mis le feu. Pendant ce temps, monsieur le Recteur tournait autour en récitant des prières en latin. M. Hamel regardait ça, très en colère, et il a dit à monsieur le Recteur : Vous êtes un misérable et un lâche ! L’homme dont vous profanez les restes aura une meilleure place que vous dans votre paradis ! — Un des gendarmes voulait l’arrêter. La semaine suivante, les ouvriers sont arrivés pour démolir le manoir ».

Étienne recueillait avidement ces détails ; Simon, cependant, était au bout de son rouleau. Cette scène tragique avait marqué dans son souvenir, mais il ne se rappelait plus les faits antérieurs et ne put rien dire de plus de l’existence du réprouvé, des circonstances de son arrivée au manoir, de ses écrits ou des visites qu’il recevait. « Y a quarante-trois ans qui ont passé là-dessus, monsieur », répétait-il comme pour s’excuser de ne pouvoir répondre aux questions du jeune homme. Celui-ci dut enfin songer au retour ; dans son trouble, il n’avait convenu d’aucun rendez-vous avec le cocher de la diligence. Il apprit qu’elle ne passait pas ordinairement près du Menhir Noir ; le cocher, sans doute, avait fait ce détour pour lui être agréable. Le mieux, maintenant, serait d’aller jusqu’à Crozon. C’étaient les deux tiers de la presqu’île à traverser, mais le chemin était joli et on ne risquait pas de se tromper. Le marquis se mit en route après avoir remis au fermier et au vieux Simon de larges gratifications ; il se promettait d’avoir l’œil sur eux afin d’empêcher l’établissement d’une guinguette. L’idée que ce lieu, consacré par tant de souffrances et par un drame intérieur si poignant, pût devenir un centre à pic-nics lui faisait horreur.

L’après-midi avait été douce et voilée ; pas un rayon de soleil, pas de vent ; la mer, qu’il aperçut bientôt d’une colline, était elle-même sans couleur et sans mouvement. La nuit tombait quand il atteignit Crozon. Cette fois le siège de la diligence était occupé, mais l’intérieur était vide ; il s’étendit sur une des banquettes. À Châteaulin où il arriva tard, Jean-Marie l’attendait avec impatience pour lui vanter les mérites de l’épagneul. « Une bête superbe, monsieur Étienne, seulement il faut se dépêcher de l’acheter ; y a déjà des gens après ». — « C’est bon, dit le marquis, nous verrons demain ; pour le moment allons nous coucher. Tu veilleras à ce que Coquette soit attelée à 6 heures 1/2 précises, car je veux être à Kerarvro pour midi ».