Le Roman d’un rallié (La Nouvelle Revue)/III
Il avait vécu toute cette soirée en partie double, ne s’intéressant pas réellement à ce qu’il voyait ou disait. Dans ce décor familier il avait causé presque machinalement de sujets connus ; sa pensée était demeurée attachée au seul objet qui pût la retenir. Que faisait Mary à cette heure ? Il se la représentait dans sa jolie chambre de jeune fille, assise pensivement devant le feu. Il connaissait cette chambre, Mary lui ayant fait visiter toute la maison. Elle était tendue d’une cretonne à tons neutres où de larges fleurs blanchâtres enchevêtraient leurs longues tiges ; les meubles en simple pitch-pin, le tapis uni rosé, les aquarelles et les photographies, quelques fleurs coupées dans un cornet en verre de Venise, une table-bureau, une étagère tournante pleine de livres à souples reliures rouges et bleues, tous ces détails s’étaient immédiatement incrustés dans la mémoire du jeune homme. La visite, d’ailleurs, s’était prolongée grâce à la brusque irruption d’Ada Simpson qui avait voulu faire beaucoup plus complètement que son amie les honneurs du sanctuaire. Étienne avait été convié à admirer principalement la cheminée établie à l’européenne et se chauffant au feu de bois. « Le bois est indispensable, disait la rieuse Ada, pour celles qui aiment à rêvasser avant de s’endormir. On ne peut se chercher un amoureux dans les tuyaux d’un calorifère à eau chaude, ni même à travers les barreaux d’une grille à coke ! » Dans cette même chambre Mary se trouvait ce soir : il le sentait. Il sentait aussi qu’elle songeait à lui, mais alors une inquiétude fébrile se glissait en lui. La sécurité qu’il avait goûtée à Mount-Vernon s’était envolée. Il doutait maintenant et s’alarmait à la perspective d’un refus possible.
VII
La « Riding Academy »[1] s’élevait sur la route de Georgetown. C’était un vaste bâtiment ayant l’aspect d’un théâtre. De grandes ouvertures vitrées en éclairaient l’intérieur. En plus des écuries fort bien tenues et du manège énorme et joliment décoré il y avait des vestiaires, des cabinets de toilette avec bains et douches et un salon donnant sur la tribune. Cette tribune aménagée en vue d’une assistance nombreuse, devenait les jours de « réunions » le rendez-vous de toutes les élégances. Ce qui distingue en effet les Riding Academies américaines de nos établissements d’équitation c’est qu’on n’y vient pas seulement pour apprendre l’a, b, c de l’art équestre, mais aussi pour y pratiquer cet art dans des conditions spéciales de confort et d’agrément. Des clubs s’y forment qui organisent des matinées ou des soirées ; les membres du club ont droit d’y convier leurs amis. Un orchestre se fait entendre, un buffet est dressé ; on galope en musique. Parfois même cavaliers et amazones sont costumés et exécutent une sorte de carrousel.
La veille au soir, précisément, une fête de ce genre avait eu lieu. Des ouvriers étaient en train d’enlever les guirlandes de feuillage et les tentures qui entouraient la tribune lorsque Étienne, en avance sur l’heure convenue, pénétra dans le manège. Un des écuyers s’y trouvait, donnant une leçon matinale à un petit Yankee pur-sang qui manœuvrait son poney avec une jolie crânerie. Il tourna vers Étienne son regard d’acier et le dévisagea. Ses cheveux frisés, presque roux, s’échappaient d’un béret bleu en tricot posé en arrière de sa tête. « Un futur cow-boy » dit l’écuyer. Étienne s’intéressa : « Vous croyez, dit-il que c’est une vocation sérieuse ? » — « Bah ! répondit l’écuyer, il a le temps de changer d’avis d’ici là et d’ailleurs quand il sera grand, les cow-boys auront perdu de leur prestige. Mais aujourd’hui c’est leur marotte à tous les petits (all the litlle ones) ; ils pensent qu’il n’y a pas de métier plus beau que de courir le Far West en lançant le lasso ! » Et comme si cet idéal lui eût causé une soudaine recrudescence d’enthousiasme, le cow-boy en miniature se dressa sur ses étriers et mit sa monture au grand galop pour courir après un troupeau imaginaire.
Que deviendra l’Amérique quand il n’y aura plus de Far West ? Depuis l’origine, l’immensité de la prairie a été sa poésie, la vie d’aventures et de dangers a stimulé l’énergie et entretenu la virilité de ses fils. Ce furent d’abord les tribus indiennes, la guerre pied à pied, les surprises nocturnes ; puis la conquête agricole, l’audacieux défrichage loin de tout secours, le laboureur armé conduisant sa charrue d’une main, tenant le revolver de l’autre ; puis enfin, la sécurité une fois établie, l’odyssée continuant vers les grands espaces libres, les jeunes gens poussés moins par le souci de la richesse que par le désir de la vie sauvage, du sport à outrance, de l’indépendance absolue… Le temps passe, l’Amérique se remplit. Un jour viendra où il faudra demeurer sédentaire dans les villes et se contenter de profits plus maigres, d’affaires moins considérables ; la force d’initiative et l’élasticité qui font rebondir après chaque chute seront moins utiles, en ce temps-là, que la patience et la persévérante lenteur… Les Américains enfermés dans le cercle de fer se soumettront-ils ou bien leur puissance d’expansion les entraînera-t-elle à faire la guerre au loin pour le plaisir de vaincre ?…
Ces pensées traversent rapidement l’esprit d’Étienne et ne s’y fixent pas, parce que son regard suit avec avidité la marche des aiguilles sur l’horloge du manège. Encore dix minutes ! Mais voici Mary qui l’appelle. Elle est en avance, elle aussi, et lui sourit de la tribune. Pendant qu’on selle les chevaux il court la retrouver et il y a dans ses yeux, dans sa physionomie, dans toute sa démarche une telle ardeur, une si visible émotion que la jeune fille un peu anxieuse semble hésiter une minute. Puis le calme et la résolution lui reviennent et elle presse le départ. Son amazone bleu foncé très simple, son petit chapeau de feutre noir sans ornement lui vont à ravir. Un bouton de rose tremble à son corsage et la pomme d’or de sa cravache brille entre ses doigts. Deux minutes plus tard ils chevauchent côte à côte vers Georgetown et le Potomac. Elle monte une jument bai très fine ; lui, un cheval noir aux allures énergiques qu’il retient par prudence tant qu’on est dans le faubourg, au milieu des voitures de commerçants et des enfants qui jouent. Ils traversent ensuite le fleuve sur un grand pont de bois d’aspect rudimentaire et provisoire et se mettent à gravir par une route en lacets la colline d’Arlington.
De grands arbres aux troncs noueux jettent leur ombre sur la route ; les herbes hautes, dorées et desséchées par le soleil de l’été s’inclinent sous la brise légère qui vient de l’Océan et tout le panorama de Washington se construit peu à peu sous leurs yeux. Tous deux éprouvent la même émotion : ils savent que l’heure est venue d’une conversation décisive qu’ils désirent et redoutent à la fois. Mary, toujours résolue, prend l’initiative et le regardant avec un sourire un peu triste, lui pose cette simple question : « À quoi pensez-vous ? » — Étienne répond : « À vous » et il ajoute plus bas, la voix subitement assourdie : « Je me demande si je dois quitter tout cela pour toujours » et son regard embrasse l’admirable paysage qui s’étend devant lui. — « Pourquoi, pour toujours ? demande Mary ; si vous partez, vous reviendrez. » — « Jamais, dit-il, à moins que ce ne soit pour vous chercher et alors pourquoi ne venez-vous pas tout de suite ? »
… Sa belle confiance s’est envolée. Il s’est éveillé ce matin avec la sensation d’un poids très lourd pesant sur lui, comme il savait que pendant la nuit, la résolution de Mary s’était précisée et fixée ; il s’est levé, persuadé que c’en était fini du bonheur entrevu, et pourtant quand la jeune fille lui a souri tout à l’heure il a eu la certitude que son amour était, sinon partagé, du moins sur le point de l’être. Si donc elle le repousse, ce n’est pas le cœur qui dicte le refus, c’est la raison. Elle a réfléchi, elle entrevoit des objections très graves, des obstacles très sérieux. À lui, Étienne, de vaincre sa résistance en la persuadant. Il sera à la fois éloquent et habile, aucun effort ne le rebutera… sa résolution est si ferme que par un subtil et mystérieux fluide elle se transmet à l’animal que sa main conduit : le cheval noir part au galop soudainement et la jument fait un écart… La route monte toujours et l’horizon grandit autour de Washington. Ils ont remis leurs montures au pas et Étienne répète lentement sa question : « Alors, pourquoi ne venez-vous pas tout de suite ? »
Elle, sans embarras, avec une sorte de franchise tendre, répond : « Parce que je veux que vous soyez heureux et que vous ne pourriez pas l’être avec moi. » Et comme Étienne ravi de cette parole qui est presque un aveu d’amour, s’apprête à protester que Mary, au contraire, est indispensable à son bonheur, celle-ci l’interrompt : « Je sais ce que vous allez me dire. Vous m’aimez et vous ne voyez que le présent ; moi, je suis bien tentée aussi de ne pas regarder au-delà, mais pendant que je le puis encore, mon devoir est de vous sauver malgré vous. Croyez-le, mon ami, je ne suis pas la femme qu’il vous faut. J’embarrasserais et compliquerais votre vie au point de la stériliser. Vous ne pouvez pas devenir Américain et moi je ne suis pas du bois dont on fait les Européennes. Un abîme plus infranchissable mille fois que l’Océan sépare les Deux-Mondes, l’abîme que creusent des différences insignifiantes mais innombrables dans la vie de chaque jour, qu’il s’agisse de choses matérielles ou de choses morales. L’existence des fiancés, des jeunes mariés même n’est pas normale ; ils s’isolent, ils voyagent. Mais du jour où ils reprennent contact avec la société, un double accord doit exister entre eux d’abord et puis entre chacun d’eux et leur milieu ; autrement le ménage n’est pas d’aplomb. Eh bien ! je suis sûre que nous serions d’accord vous et moi, mais nous ne pourrions pas l’être, moi avec votre milieu ni vous avec le mien. »
— « À ce compte-là, dit Étienne avec une sorte d’impatience, tous les mariages qui ont eu lieu entre des Européens et des Américaines auraient été suivis de divorces et tel n’est pas le cas. »
— « Tel n’est pas le cas, en effet, reprend la voix douce et ferme de Mary ; mais ces Américaines étaient des Européennes manquées faites pour les horizons de là-bas, pour la hiérarchie et la complication de votre vieux monde… Si, si, insiste-t-elle, sur un geste de dénégation du jeune homme, il est comme cela, votre vieux monde, hiérarchique et compliqué. Je ne parle pas d’après le peu que j’en ai vu, mais d’après tout ce que j’en ai lu. Cela se sent si bien à travers chacune de ses productions littéraires ou artistiques, cette hiérarchie et cette complication. On ne doit pas s’étonner, d’ailleurs, qu’il en soit ainsi ; au contraire, c’est logique et même cela lui va bien. Mais il est logique aussi que le Nouveau-Monde soit différent, très simple, très près des origines, très près de la nature, tout plein de liberté vraie… Il y a ici des femmes qui n’apprécient pas cela, que cette simplicité et cette liberté ennuient. Celles-là sont contentes d’habiter l’Europe et, en général, remarquez-le, nous ne les revoyons plus ; leurs visites s’espacent de plus en plus et finissent par cesser tout à fait. Elles deviennent des comtesses si françaises ou des princesses si romaines que leur première patrie s’efface de leur souvenir ; et pourtant, on dit qu’elles ont grand peine à s’acclimater !… En tous cas, elles sont comme assouplies d’avance par leurs tendances européennes : moi, je ne suis pas ainsi ; il me faut la grande indépendance et la grande franchise de ce pays-ci… »
« Nous y vivrons, dit Étienne avec résolution, nous y vivrons, je vous le promets et moi je ne regretterai rien. » — Mary le remercie d’un regard ému : « Je ne puis accepter, » dit-elle. Le jeune homme s’affole, sentant combien son parti est pris, combien elle a dû réfléchir et s’interroger elle-même. Alors il devient injuste. « Vous n’avez pas de pitié ! Vous raisonnez avec une froideur qui est presque de l’ironie… Qu’est-ce que cela vous fait que je meure de chagrin ? » Elle le calme en lui donnant ses doigts gantés qu’il porte à ses lèvres et qu’il retient quelque temps prisonniers. Ils ont atteint le sommet ; des bois s’étendent devant eux, solitaires ; on peut trotter maintenant. Mary rend la main à sa jument qui s’impatiente. Bientôt les bois deviennent plus denses autour d’eux, ils se grisent de vitesse et d’air pur ; leur jeunesse goûte avidement la joie physique de l’allure accélérée et sans oublier leurs préoccupations douloureuses, ils éprouvent comme la sensation bienfaisante d’une trêve, d’un néant momentané… La course se prolonge ainsi sous le ciel bleu ; ils ne rencontrent personne ; ils ne se parlent pas ; ils échangent parfois un sourire et Étienne se prend à souhaiter de courir de la sorte longtemps, très longtemps, puis d’arriver à l’improviste au bord du vide, devant le grand canon du Colorado et d’y tomber tous deux d’une chute indéfinie, enlacés l’un à l’autre…
À présent, c’est le retour !… Ils se sont arrêtés, tout à l’heure, dans une sorte de clairière et Mary, descendue un instant, s’est étendue sur l’herbe pendant qu’Étienne tenait les chevaux. Puis, ils ont repris leur route tristement, avec l’instinct de la séparation prochaine. La jeune fille rompt le silence la première et se tournant vers son compagnon : « Étienne, dit-elle, vous m’avez offert de vivre ici, je sais que vous êtes prêt à le faire et je vous en ai une reconnaissance infinie. Je ne doutais pas de votre amour, mais il m’est très doux d’en recueillir une preuve semblable ; je ne l’oublierai jamais. » — « Alors, implore Étienne,… acceptez ! » — « Non, reprend-elle, car ce que vous m’offrez là, vous n’avez pas le droit de me l’offrir. Vous ne vous appartenez pas, mon ami, vous appartenez à la France et il vous est interdit de lui soustraire la force que vous représentez. Dans un vieux pays, un grand nom est une force. Je comprends ces choses, je vous assure, quoiqu’elles soient étrangères à notre civilisation. Et quand le vieux pays a besoin de se rajeunir, c’est à ceux qui portent les grands noms à l’y aider, même si cela comporte des sacrifices de leur part. Dans cette Bretagne retardataire dont vous m’avez souvent parlé et que j’aimerais à connaître, vous êtes un homme exceptionnel. Un mannequin en bois qu’on appellerait Crussène aurait de l’action sur le district, — ou ce qui, chez vous, correspond au district. Et si celui qui s’appelle Crussène, au lieu d’être un mannequin en bois est un être vivant et jeune, intelligent, instruit, à quoi ne peut-il pas prétendre ? » — « Vous vous illusionnez, dit Étienne avec un rire amer ; il ne peut prétendre à grand chose justement parce qu’il porte ce nom. »
— « C’est vous qui vous faites des illusions, continue la jeune fille avec autorité. J’ai très bien compris, d’après tout ce que vous m’avez raconté, d’où vient votre erreur à cet égard. Votre pays est habitué à n’entendre que des paroles d’immobilité ou de réaction sortir de la bouche de ceux qui doivent le guider dans le progrès ; il est habitué à les trouver toujours en travers de toutes les innovations, de tous les changements. C’est pourquoi il se méfie, mais il n’en regarde pas moins de votre côté comme vers ses chefs naturels. Vous croyez qu’on se méfie de votre nom et c’est de votre attitude que l’on se méfie. Si vous aviez du courage, vous iriez vous mettre à leur tête ; je ne sais pas ce qu’ils demandent, moi, peut-être des réformes qui ne donneront pas ce qu’on attend ; mais ils veulent du mouvement, et ils ont raison ; le mouvement c’est la vie ! »
— « Et si je faisais cela, Mary ? Si j’entrais résolument, sans hésitation, dans la lutte ; si, par là, je marquais ma liberté d’opinions et mettais mon indépendance à l’abri de toute atteinte ; est-ce que vous refuseriez encore ? » Une émotion poignante lui serre le cœur ; les yeux de Mary se troublent et leur expression dément le oui faiblement prononcé, comme par acquit de conscience. Et faisant un effort sur elle-même, elle dit à son compagnon, en détournant la tête pour cacher ce qu’elle éprouve : « Étienne, il faut partir et partir tout de suite. Écrivez ce soir à votre mère pour annoncer votre arrivée et prenez le prochain paquebot. » — « C’est bien, répond le jeune homme avec une sorte de farouche énergie, je ferai cela ; mais je reviendrai. » — Mary garde le silence ; une grande fatigue a passé sur ses traits, la fatigue de la lutte intérieure qu’elle vient de fournir. Au bout de quelques instants, Étienne reprend d’une voix adoucie : « Je veux emporter de vous une double promesse. D’abord celle de répondre à mes lettres qui seront fréquentes et dans lesquelles je vous ferai part de tout ce qui m’arrivera de bon ou de mauvais, de tout ce que je ferai ou penserai… » — « Oui, dit la jeune fille, je serai votre confidente, je répondrai. » — « Ensuite, il me faut encore autre chose… je veux… être assuré… que vous n’engagerez jamais votre avenir sans… me prévenir loyalement. » — « Je vous le promets. »
VIII
Un matin d’hiver, à New-York ; il gèle. Des brumes noirâtres traînent dans les rues. Étienne de Crussène levé à 5 heures, a revêtu son costume de voyage, fermé ses malles et sa valise, avalé hâtivement un déjeuner sommaire. La voiture qui va le mener au wharf de la Compagnie transatlantique attend devant la porte de l’hôtel Victoria, et malgré la mauvaise humeur que lui cause ce départ matinal le portier nègre s’épanouit en un large sourire parce que c’est l’heure du pourboire. Le hall de l’hôtel est vide, le bar voisin est vide ; vide aussi le grand trottoir à dalles grises. Étienne leur donne un regard de détresse, comme si ce décor banal au milieu duquel se sont écoulées à peine quarante-huit heures de son existence devait s’incruster dans sa mémoire. Il éprouve à les voir une dernière fois une sensation âpre et bizarre qu’il ne peut définir : ces murailles et ce pavé le retiennent positivement et d’amers regrets montent des profondeurs insondables de son âme. Maintenant Fifth Avenue défile sous ses yeux ; paraît Madison Square avec ses grands arbres, la façade blanche du Fifth Avenue Hôtel, et dans l’angle, près de l’University Club, la tour de la Giralda reproduite en dimensions géantes pour servir de réclame à un établissement public où se donnent des fêtes et des concerts. Broadway, si animé le jour, est plongé dans une silencieuse obscurité où s’enfonce la perspective grise des maisons, des fils télégraphiques, des boutiques et des rails de tramways. Puis voici Washington Square avec l’arc de triomphe récemment élevé en commémoration de l’installation du premier président des États-Unis. Là se termine Fifth Avenue. Étienne se rappelle sa surprise, le jour ensoleillé du débarquement, devant l’étroitesse et l’aspect un peu provincial de cette artère urbaine qui d’avance, s’était dessinée dans son imagination avec les proportions et les élégances d’une avenue de l’Opéra plus large et plus brillante. Il se rappelle aussi le quartier jaune et sale qui sépare Washington Square des quais de débarquement et dans lequel la voiture vient de s’engager ; d’énormes pavés disjoints et à demi déchaussés y rendent la circulation pénible ; les façades sont étriquées, imprégnées de spleen ; de grandes baies s’ouvrent de place en place sur des espèces d’entrepôts noirâtres ; des hommes y roulent des tonneaux, y poussent des caisses. L’armature de l’Elevated[2] dépeinte, l’air inachevé, ajoute à la tristesse de ces lieux ; des locomotives l’ébranlent déjà à cette heure matinale, emplissant les rues de bruit et de fumée.
Tout à coup, un grand vide blanc ; c’est l’Hudson ! La rive d’en face, lointaine, se devine plutôt qu’elle ne s’aperçoit. Sur le fleuve, le mouvement se forme. Les ferries[3] se mettent en route vers Jersey City ou abordent, portant des camions chargés, des charrettes et toute une population d’ouvriers et de petits employés allant à leur besogne quotidienne. Ces ferries ont, dans le brouillard, de vilaines silhouettes de monstres antédiluviens et leur sifflement, une tierce infernale et rauque qui s’entend de toute la ville, ajoute à l’impression d’effroi que cause leur vue. Le quai large et mal tenu, encombré de planches empilées, de cordages, de matériaux de tous genres, est bordé par la ligne misérable des restaurants à bon marché, des bars de matelots, des baraques de planches. En face sont rangés les wharfs des grandes Compagnies, énormes pontons aux toitures arrondies sous lesquelles s’engouffrent pèle-mêle, à l’arrivée et au départ, les marchandises et les voyageurs.
Celui de la Compagnie transatlantique peint en rouge brun est, ce matin, le centre de l’activité : par dessus sa carapace disgracieuse on aperçoit les mâts de la Champagne, portant le pavillon postal, le guidon de la Compagnie et le drapeau étoilé des États-Unis ; à l’arrière flotte un grand drapeau tricolore. C’est celui-là que vont chercher les regards d’Étienne et une foule de pensées émues se pressent dans son esprit ; la fierté de pouvoir se réclamer dans le monde de ces trois glorieuses couleurs, l’inquiétude vague de la lutte qu’il va entreprendre, le regret de la belle vie libre et mouvementée qui prend fin, et cet autre regret bien plus amer que laissent en lui les souvenirs des derniers jours, le rêve si rapidement éclos, si brusquement évanoui… Le reflet blanc qui passe encadré dans le rouge et le bleu de l’étendard national prend un sens caché à ses yeux et représente la route droite et franche qu’il suivra désormais, soutenu par le courage et par l’espérance puisés ici. Autour de lui c’est un chaos babélique ; passent des émigrants qu’on rapatrie, des Français rieurs, de grands Américains secs, des Allemands à lunettes. Un landau attelé de chevaux noirs vient se ranger tout contre la passerelle. Par les ouvertures percées dans les flancs du wharf, sortes de ponts-levis qui s’abattent au dehors, retenus par des chaînes, on voit la muraille métallique du paquebot… Une cloche sonne… Étienne monte à bord et après avoir donné un coup d’œil rapide à sa cabine pour s’assurer que tout est en place, que ses bagages sont au complet, il va s’établir sur le pont d’où il regardera fuir New-York et le Nouveau-Monde.
Comme il fait gris et froid ! Ce climat est traître : 6 degrés au-dessous de zéro : hier, il y en avait 10 au-dessus. Étienne revoit rapidement l’emploi de sa dernière journée d’Amérique. L’avant-veille il avait traversé l’Hudson presque à cette même place, arrivant tout droit de Washington et son après-midi s’était passée à faire des courses. Hier, libre de son temps, il a erré dans Broadway pour se distraire, est entré dans un musée ; plus tard, après le luncheon, il s’est rendu à Central Park et s’y est promené longtemps ; les feuilles tombaient : elles formaient à la surface du petit lac des amas jaunâtres semblables à des algues trop lourdes, pesantes sur l’eau. Les routes de Central Park étaient à peu près désertes ; les bruits confus de la ville se mêlaient en une sorte de clameur humaine, sourde et continue. Après avoir été jusqu’au bout du parc, là où les maisons du nouveau New-York parsèment de grands terrains vides encore semés de roches, Étienne, le cœur serré par le départ et la nuit, est revenu à pied le long de Fifth Avenue. Sur sa route la cathédrale catholique de Saint-Patrick s’est dressée toute blanche dans le crépuscule, assise comme un grand fantôme gothique dans sa robe de marbre. Il est entré ; la nef était noyée d’ombre. Entre les bancs de chêne sculpté s’allongeait jusqu’au sanctuaire un dallage précieux à demi recouvert par une bande de pourpre ; quelques lumières brillaient au fond vers l’autel, faisant luire l’or des flambeaux, les broderies du trône archiépiscopal et le chaînon d’un lustre suspendu à l’entrée du chœur.
Une grande paix tombait des voûtes sereines, un harmonieux silence emplissait l’église. Étienne a prié avec une ferveur inaccoutumée et puis sa prière s’est perdue en une rêverie très douce à travers laquelle passaient des figures aimées, des scènes de son enfance, les impressions récentes de son voyage… Mais lorsqu’il s’est retrouvé dehors très tard et qu’il a vu s’évanouir derrière lui la silhouette des grands clochers blancs, une interrogation obsédante et douloureuse s’est emparée de lui. Reviendra-t-il jamais ? Reverra-t-il jamais ce qui l’entoure ce soir ? La question s’est posée, indéfiniment, comme un refrain de cauchemar, et son regard avide s’est appesanti sur les objets les plus insignifiants comme pour les saisir et en emporter une image précise. Avec inquiétude, il a compté chacune des rues transversales identiques et banales qui se montraient un instant à lui ; il a compté les heures qui le séparaient du départ, anxieux comme le condamné à mort supputant ce qui lui reste à vivre. Et s’étant trouvé ridicule, il a cherché à se secouer, à reconquérir son calme d’homme fait… Mais l’obsession était la plus forte. Ah ! cette dernière soirée, comme elle a été pénible et sotte ! Le dîner solitaire chez Delmonico, puis Madison Square traversé en rentrant avec son asphalte bizarrement tatoué par le découpage noir des feuillages qu’éclairent de haut des lunes électriques énormes, puis la rentrée dans la petite chambre d’hôtel qui sent l’hôte d’un jour avec les malles restées fermées et la chaise de bord repliée dans un coin, évocation des longues traversées — tout cela lui revient mêlé au rappel d’une nuit agitée, coupée de brusques et fréquents réveils, d’alertes agaçantes, provoquées par une crainte nerveuse de manquer le paquebot.
Il y est enfin, sur ce paquebot. Le dernier câble qui le rattachait au rivage vient d’être filé. La Champagne descend l’Hudson lentement avec un luxe de sifflets stridents. Là-bas, sur le wharf, on voit des petits drapeaux français et américains qui s’agitent, des mouchoirs qui disent adieu, des chapeaux qui se démènent en l’air, toutes les manifestations émues qui accompagnent les départs maritimes, bien autrement solennels que ceux dont une gare de chemin de fer est le théâtre ; les voyageurs que le navire imprudent et superbe entraîne vers la pleine mer ont bien 99 chances sur 100 d’arriver à bon port ; mais la centième leur promet une effroyable catastrophe… Et New-York défile le long du fleuve : d’abord les constructions géantes du bas de la ville avec des dômes, des campaniles et des réclames aériennes dont les lettres sont posées sur un treillis de fer, puis la Battery et son quai circulaire d’où jadis on guettait les grands voiliers et les nouvelles d’Europe si lentes à venir, et le pont suspendu de Brooklyn qui, derrière la Battery raye soudain le ciel de ses fils innombrables… Maintenant tout cela s’abaisse à l’horizon, dans le cadre merveilleux de la baie sillonnée de navires et, au premier plan, surgit une apparition fantastique, un spectre de bronze couronné de glaives, le bras tendu vers les hauteurs irréalisables : c’est l’image de la France dressée dans un sublime élan d’enthousiasme, sur ce rocher d’avant-garde.
Une heure plus tard, du pont de la Champagne on n’aperçoit plus qu’une ligne basse et jaunâtre qui semble flotter sur l’eau comme un grand radeau en dérive… dernière vision d’un continent immense, peuplé de millions et de millions d’hommes. Étienne absorbé dans sa contemplation ne peut détourner les yeux de cette bande de terre vers laquelle il devine que sa pensée s’envolera bien souvent quand il aura atteint l’autre rive, la rive des granits celtes. Il lui semble que, perdu dans la nuée, il voit s’enfoncer au-dessous de lui la terre américaine baignée par ses deux océans, avec ses grands fleuves, ses chaînes de montagnes parallèles, ses lacs, ses cités populeuses et les restes de ses forêts sombres qui servirent d’asile aux Indiens, jadis. Les cultures se rétrécissent, les monts s’abaissent, les fleuves deviennent des ruisseaux, les forêts ne sont plus que des taches et tout cela s’abîme sous les eaux, sous les vagues verdâtres frangées d’écume. L’horizon liquide est devenu un cercle parfait dont la Champagne est le centre et qui va se déplacer avec elle et l’enserrer, sept jours durant.
À bord, l’installation va son train ; les habitués se choisissent une bonne place à table et retiennent une heure commode pour le bain quotidien. Dans leurs cabines, ils ont vite fait de mettre chaque objet à la place qui convient et de ranger à portée le linge et les vêtements dont ils auront besoin pendant la traversée. La cloche qui chante les heures lentes et celle, guillerette, qui sonne les repas, commencent à se faire entendre ; des enfants jouent sur le pont et, en prévision du mal de mer, des dames sont étendues déjà, sous leurs plaids épais, regardant d’un œil mélancolique l’onde glauque et maussade. À l’arrière, Étienne contemple le sillage blanc qui se perd au loin comme un câble mystérieux dans le vide infini…
DEUXIÈME PARTIE
i
Sur un contre-fort des Montagnes Noires, cette épine dorsale de la péninsule armoricaine, au milieu d’une forêt de quinze cents hectares, le château de Kerarvro dresse ses hautes tours et ses pignons gothiques. La montagne, à cet endroit, forme un plateau dont on a fait une vaste clairière. De grandes pelouses, soigneusement entretenues et semées d’arbres rares, un petit étang, des allées sablées donnent à cette clairière l’aspect paisible et rassurant d’un parc anglais. Mais tout autour, dessinant un cercle agressif, la forêt se dresse, l’air méchant. Et c’est là une apparence trompeuse car elle est, au contraire, pleine de grâce et d’abandon. Elle se laisse envahir par des mousses très fines, de petites fleurs pâles et toutes sortes d’herbes remuantes qui s’agitent follement quand le vent passe. Point de futaies noires ni de taillis étouffés ; le soleil peut envoyer partout ses rayons ; on dirait une société bien organisée, assurant à chacun sa part légitime de bien-être et d’espace et rendant inutile la terrible lutte pour la vie. Ça et là, de grands rochers sortent de terre ou bien des sources jaillissent descendant avec de petits bonds gracieux vers la rivière qui coule rapide, au fond d’un beau vallon très large que la forêt emplit tout entière. À droite, à gauche, devant, derrière, s’étend son grand manteau vert ; et de l’autre côté du vallon, sur une crête parallèle à celle qui porte le château, le grand manteau cesse brusquement ; il fait place à des landes rouges où les Korrigans sont réputés tenir le premier soir de la lune de janvier une assemblée plénière dans laquelle ils arrêtent les méfaits qu’ils commettront pendant l’année. Ces landes sont le point le plus élevé du pays ; du gros dolmen qui en occupe le centre, un panorama inattendu se révèle aux regards. Au premier plan, la forêt, et, sortant de ses flots sombres comme des mâts de navires enlisés, les paratonnerres et les girouettes armoriées de Kerarvro ; plus loin sur la lisière, les maisons du village semblables à un amas d’épaves grises et puis, au delà, une région tourmentée, l’ondulation rousse des landes coupées par de grandes failles rocheuses, tachetées d’ajoncs ; et tout au loin, la ligne pâle de l’océan bordant le vide du ciel.
Sur ce paysage s’opèrent d’étonnants jeux de lumière. Tantôt le soleil s’échappant des brumes enflamme quelque détail inaperçu qui prend un relief soudain, tantôt on voit glisser sur le sol l’ombre rapide de quelque nuage et cette ombre qui court rend les landes plus rouges et la verdure plus noire. Un chemin s’enfonce là-bas, derrière un repli de terrain : on en distingue les ornières et les cailloux ; une ferme se montre près d’un bouquet d’arbres et les pauvres vitres irrégulières de la façade flambent un instant. L’atmosphère passe d’une transparence fine à une opacité lourde, au hasard des fortes brises qui se croisent, luttent et se repoussent au dessus les unes des autres, apportant l’odeur grisante de la houle et du varech ou bien les parfums de la terre et des herbes.
Malgré sa sauvagerie, ce coin de Bretagne est doux et apaisant. Depuis qu’il est de retour au pays natal, Étienne de Crussène a pris l’habitude de venir là chaque jour ; et quels que soient les ombres et les reflets, le paysage se trouve toujours en harmonie avec l’état de ses pensées. C’est un conseiller intime qui lui parle tour à tour de bravoure, d’espérance, de philosophie… Et Étienne a très besoin qu’on lui parle de cela car son cœur commence à se déchirer. Il est retombé très vite dans la notion douloureuse de sa situation exceptionnelle et n’a pas su encore mettre un peu d’ordre au travers de ses pensées. Un tableau revient, sans cesse, la nuit dans ses songes, le jour dans ses rêveries : la terre d’Amérique fuyant toute basse à l’horizon et le grand steamer labourant les flots et s’enfonçant dans l’espace vide. S’il dort, la vision l’éveille tant elle s’accompagne d’une désespérance aiguë. Au regret d’avoir perdu des illusions qui le soutenaient, s’ajoute le sentiment qu’il a, là-bas, entrevu le bonheur et l’a laissé échapper…
Le retour n’eût pas cette tristesse. À bord, dès le second jour, il s’était remis d’aplomb, tournant plus facilement qu’il n’aurait cru son esprit vers l’avenir, vers la France et les obligations qu’il allait s’y créer. Mary avait bien raison de réclamer de lui des actes virils. Comment même avait-elle pu se montrer si indulgente, si aimante, elle qui devait forcément le considérer comme un homme incomplet, sachant voir et ne sachant pas agir. L’Atlantique par son extrême monotonie détendait ses nerfs et nul obstacle n’arrêtant jamais son regard sur la plaine liquide, il ne s’en élevait pas non plus dans son esprit, par rapport à ses projets. Tout s’abaissait, se nivelait, laissant le champ libre à sa générosité et à ses efforts. Et un plan alors s’était échafaudé en lui, très méthodiquement, aussi rythmé que ces vagues qui le balançaient, aussi régulier et uni que les planches identiques du pont sur le quel il se promenait chaque matin. C’est à la Bretagne qu’il se consacrerait. Il ne chercherait pas à Paris un centre d’action, un levier — dans ce Paris où versent toutes les ambitions que ne contente pas la possibilité du bien à réaliser en province. Il ferait de son canton, le canton modèle — et peu à peu de son département tout entier, le département modèle. Que d’œuvres à créer, œuvres d’union, d’assistance, d’enseignement… Cours pour les adultes, mutualité, hygiène… Ces choses naissent si facilement en Amérique. Pourquoi ne naîtraient-elles pas de même dans les coins du vieux monde, là précisément où l’on est simple !… C’était un des caractères qui l’avaient le plus frappé en Amérique, la simplicité : simplicité dans la conception et dans l’exécution, simplicité dans le but et dans les moyens. Et il oubliait de quelle matière différente était faite la simplicité de sa Bretagne qu’il rapprochait de celle de là-bas, sans se la rappeler. Entre les deux il y avait des abîmes sans fond qu’il n’apercevait plus comme si la jeune civilisation et l’antique passé eussent pu se rejoindre ainsi par dessus la complexité des âges intermédiaires.
Et halé par les vents furieux qui se battent sur l’océan, calmé par les longs sommeils et les siestes en plein air, rendu dispos par huit jours d’inaction, Étienne était débarqué au Havre, anxieux de rallier Kérarvro, comme un officier exact qui est pressé, à l’expiration de son congé, de regagner sa garnison. Il n’évita point Paris parce que le chemin le plus court du Havre à Brest n’est pas la ligne droite. Mais il sauta de la gare Saint-Lazare à la gare Montparnasse sans autre souci que celui de dîner dans un restaurant hâtif de la place de Rennes et vingt-quatre heures ne s’étaient pas écoulées depuis qu’il avait quitté le pont de la Champagne, que les paysages familiers du pays natal défilaient sous ses yeux par les portières du train. À six heures du matin il avait entrevu Saint-Brieuc à travers le crépuscule tenace des matins d’hiver et la « dame » du buffet, en l’apercevant, avait laissé échapper une exclamation de surprise. C’était une veuve pour qui, disait-on, la vie avait été dure. Grande, l’air tragique, toujours vêtue de noir et le visage impassible, elle était connue de tous les habitués de la ligne mais se déridait rarement et causait le moins possible. En somme on ne savait rien d’elle, si ce n’est que son buffet était bien tenu et que derrière son comptoir, elle ressemblait à une statue de la Destinée. Pour Étienne seul, elle savait sourire ; peut-être lui rappelait-il quelques heures de joie dans un passé sombre. « Vous voilà revenu, monsieur le marquis, dit-elle, en lui versant du café au lait et en plaçant deux brioches sur une assiette sans même lui demander ce qu’il voulait prendre ; Dieu soit loué, qui vous a ramené sain et sauf à travers ces vilains océans ! » et elle eût un geste vers Brest, une sorte de cercle maudit que sa main traça très vite, nerveusement, tandis qu’un peu de haine et de peur passait sur ses traits. Étienne avait essayé de plaisanter, mais la pensée de la mer avait de nouveau figé le visage de l’étrange créature et ce fut d’une voix brève, presque dure, qu’elle dit comme se parlant à elle-même : « Les Bretons font mieux de ne pas sortir de chez eux ; il n’y a rien de bon pour eux hors de Bretagne ! »
Quelle étrange impression il ressentit soudain de cette parole ! Au lieu de le contrister, elle lui fit chaud au cœur. Il éprouva un confort inattendu à sentir la terre bretonne sous ses pas et une sorte de violent désir de s’y renfermer, corps et âme, et de ne la plus quitter ; il lui vint une vision de l’existence d’autrefois, des ancêtres stagnants qui vécurent toute une vie dans cette enceinte provinciale et s’y trouvèrent à l’aise ; il entrevit le néant de sa lutte pour gagner le large et s’y perdre sans doute dans le remous des tempêtes prochaines. Placé là par la destinée, avec des devoirs et des droits, des facilités et des chances de bonheur tranquille, qu’avait-il à vouloir, au lieu de ces privilèges, les problématiques avantages après lesquels courent, souvent en vain, ceux que le sort a moins bien traités !
Et comme il était encore enfant, très mobile, prompt à se donner tout entier aux impressions du moment, il songea à ce qui l’attendait derrière les collines basses qui, aux approches de Guingamp se dessinaient sur la gauche, dans la tristesse du jour naissant. Il allait retrouver le grand château aimé et la forêt si jolie en hiver, avec le fouillis de ses branches grises, de toutes les nuances de gris, depuis le gris de fer aux ombres bleues jusqu’au gris perle aux reflets roses. Il allait revoir son cheval, ses chiens, les gardes, le village où chacun le saluait d’un bonjour amical. Il allait retrouver sa chambre tendue de rouge et ornée de gravures anglaises du siècle dernier, avec de grandes peaux d’ours blancs traînant sur le parquet et le petit fumoir en rotonde qu’il s’était arrangé dans une tour. Que de bonnes heures il avait passées là les soirs de chasse, délicieusement moulu, se rôtissant les jambes devant un feu pétillant. Il songea avec un plaisir puéril à ses vêtements de gentilhomme campagnard qu’il allait endosser de nouveau ; nulle tenue ne valait celle-là : la blouse à plis en gros drap souple et les hautes bottes en cuir fauve. Sa main se crispa, par avance, autour de son fusil dont le canon luisait si joliment dans les taillis, qui s’armait presque tout seul et ne pesait point sur l’épaule… Il s’alarma seulement en notant que sa hâte de retrouver tout cela était dominée par une sorte d’inquiétude qui paralysait son désir de revoir sa mère : sa mère qu’il aimait tant et dont à plus d’une reprise l’absence lui avait semblé pénible à porter.
Alors il s’interrogea curieusement et sur la lisière de sa forêt bretonne il entrevit l’agitation des cités américaines et derrière le visage de la marquise les traits fins de Mary ; ces deux visages chéris étaient troublés tous deux et d’un trouble contraire ; il eût conscience que désormais il ne pourrait les voir s’éclairer ensemble et qu’une terrible alternative allait, plus que jamais, déchirer sa vie. À travers les vitres, il voyait la campagne s’éclairer, il savait les noms des villages, des coteaux, des petits ravins, de tout ce qui passait. À Plouaret, le chef de gare vint lui serrer la main, avec cette jolie familiarité bretonne où tant de tact et un tel sentiment des distances s’allient à un esprit si nettement égalitaire. Puis enfin ce fut Morlaix. Le train passa sur le grand viaduc à deux étages qui domine la petite ville si pittoresquement installée dans son étroit vallon. D’un regard, Étienne surprit à gauche l’amusant dédale des vieilles demeures grimpant les unes sur les autres et à droite, le canal aux quais de pierres grises s’en allant porter à la mer le reflet paisible des coteaux qui l’enserrent. Il eut souhaité d’apercevoir la pointe élancée du fameux Creizker qu’il devinait très proche, dominant de sa majesté grave le bourg endormi de Saint-Pol-de-Léon.
Il quitta là le train de Brest et monta dans le petit chemin de fer qui va de Morlaix à Carhaix ; son impatience croissait. Le trajet dura une heure et quart. On s’enfonçait de plus en plus dans le centre de l’Armorique. Aux stations, très fréquentes, le costume local dominait et les mots français se faisaient de plus en plus rares. Étienne prêtait l’oreille avidement à ce parler à la fois doux et rude si bien approprié à la Bretagne dont les herbes odorantes poussent sur un sol de granit. À Poullaouen il se sentit arrivé et d’un bond fut dans la cour de la gare où sa petite charrette anglaise l’attendait. Il l’avait demandée spécialement afin d’être plus vite rendu à Kérarvro. Il échangea de rapides poignées de mains avec de vieux bretons qui se trouvaient là et soulevaient d’un air content leurs larges chapeaux ronds. Il remit au charretier qui conduisait le char à bancs son bulletin de bagages, prit avec lui sa valise et saisit les rênes des mains de Jean-Marie.
Jean-Marie était son frère de lait et vivait auprès de lui sur un pied de respectueuse camaraderie. C’était un joli garçon, très blond avec des yeux bleus étonnés et un rire enfantin et sonore. Il avait reçu, par les soins de la marquise, une instruction assez complète et selon l’expression d’Étienne, « devinait le monde bien au-delà de ce qu’il en comprenait ». Aussi les deux jeunes gens causaient-ils ensemble sur toutes espèces de sujets. Très avisé, Jean-Marie vit tout de suite qu’Étienne était heureux de revenir et laissa éclater sa joie ; il avait eu peur et le disait naïvement : « Voyez-vous, monsieur Étienne, vous étiez agité avant de partir et j’étais inquiet qu’on ne vous change en route et que vous ne vous trouviez bien de vous transplanter comme ça. » — « À quoi penses-tu ? répondait le marquis en riant ; est-ce qu’on transplante les Bretons ? Quand ils s’en vont ils reviennent toujours. Et tiens, madame Leloup m’a dit ce matin qu’ils feraient mieux de ne jamais sortir de chez eux ; c’est ton avis alors ? » — « Ah ! cette vieille, dit Jean-Marie, vous ne savez pas ce qu’elle m’a questionné sur vous un jour que j’ai été à Saint-Brieuc, pendant votre voyage. Jamais elle n’avait tant parlé. M. d’Halgoet en était stupéfait. Moi je trouve qu’elle sent le roussi, cette dame noire. M. le Recteur de Plourin a dit une fois qu’elle avait fait une promesse au diable et cherchait à la racheter avec des mortifications. » — « Tu ne crois pas cela, n’est-ce pas Jean-Marie ? Tu sais bien que ce sont des bêtises », fit Étienne. Et pour toute réponse, Jean-Marie haussa l’épaule avec un rire muet au coin de la bouche, l’air de dire : Bah ! Est-ce qu’on sait ce qui se passe entre ce monde-ci et l’autre ! Ça peut être des blagues et ça peut être vrai. … Et toute la philosophie du peuple breton où tant de scepticisme se mêle à tant de superstition, se profilait sur ce visage juvénile.
Ils parlèrent au hasard de cinquante choses proches et lointaines ; la jument semblait éprouver une hâte extraordinaire et grimpait les côtes tout d’une haleine, pressée d’arriver, elle aussi. Elle salua d’un hennissement joyeux l’apparition de la forêt qui se montra à un détour de la route. On la voyait d’en bas, en amphithéâtre avec la vallée qui la divise et bientôt on atteignit les premiers arbres. À gauche, soudain s’ouvrit une clairière au milieu de laquelle s’élevait une courte pyramide de marbre blanc, très simple ; point de sculptures ; rien qu’une guirlande de laurier tournant autour du socle que traversait une palme. Sur la pyramide étaient inscrits ces mots : Étienne-Louis-Raoul, marquis de Crussène, tué à Loigny le 2 décembre 1870. Ce n’était pas un tombeau, mais un monument commémoratif que la marquise avait élevé en mémoire de son mari, à l’entrée de leur domaine. Étienne arrêta la charrette, descendit, ôta son chapeau, s’agenouilla un instant et déposa un baiser sur le marbre. Jean-Marie ému le regardait. Puis la voiture les emporta de nouveau vers le château dont un pignon se montrait maintenant au-dessus d’eux à travers la futaie dépouillée.
La route s’élève en pente douce le long du promontoire boisé sur lequel Kerarvro est bâti : à gauche il y a la rivière, puis la masse de la forêt emplissant le vallon et couvrant les crêtes. Bientôt la montée s’accentua. Étienne jeta un regard derrière lui. Le paysage montait aussi découvrant de grands espaces. La limpidité d’une atmosphère hivernale donnait aux lignes un aspect assagi et définitif. Onze heures sonnèrent à l’horloge des Écuries et les tintements arrivèrent aux oreilles d’Étienne, malgré la distance, comme si les bâtiments encore invisibles eussent été tout voisins ; les onze coups tombèrent dans la forêt comme des sons mystérieux ; Jean-Marie rêvait et le cœur de son compagnon battit au tournant du chemin. Il y a là deux grands rochers qui semblent monter la garde sur un seuil enchanté. Dès qu’on les a passés, tout change : à la nature inculte se substituent les raffinements du parc.
Les roues de la charrette anglaise crièrent sur le gravier. Au bout des pelouses la masse imposante du château apparut : un grand corps de bâtiment avec deux ailes d’inégale importance, terminées par des tours et reliées entre elles par une terrasse bordée d’une balustrade de pierre ajourée, de grands toits coupés de cheminées et de fenêtres à fines dentelures ; sur les murailles sobres d’ornements, un simple semis alterné d’hermines et de fleurs de lis sculptées dans le granit gris et au centre de la façade, les armes de Crussène, un liers portant un glaive avec leur devise : Cruce, gladio et amore, par la croix, l’épée et l’amour !
La marquise avait aperçu la voiture par une des fenêtres de son boudoir, comme elle se préparait à aller au devant de son fils qu’elle n’attendait pas si tôt. Elle descendit bien vite et arriva sur le perron en même temps qu’Étienne y posait le pied. Deux larmes joyeuses brillaient dans ses yeux et elle lui tendit les bras avec une tendresse inexprimable. Puis tous deux sans se parler encore, entrèrent dans le Hall. C’était une pièce très haute, lambrissée : Un escalier monumental en bois sculpté en occupait le fond ; une verrière énorme l’éclairait ; des armures étaient dressées contre les lambris ; un tapis rouge couvrait les marches de l’escalier et du plafond à solives descendait un lustre de cuivre. La marquise, la main sur l’épaule d’Étienne, ouvrit une porte et entra dans un salon tendu de tapisseries à personnages. Cette pièce donnait sur la terrasse : un palmier géant se trouvait dans un angle près d’un piano à queue recouvert d’une étoffe précieuse à broderies multicolores. Le feu flambait dans la cheminée de chêne ; des fleurs, des livres, des journaux, un ouvrage à l’aiguille posé sur un fauteuil, tout indiquait qu’ici Madame de Crussène avait établi le centre de son existence quotidienne. Le salon communiquait avec un autre beaucoup plus vaste qu’ornait une série de portraits de famille mais dans lequel on ne se tenait pas habituellement ; au delà il y en avait encore un troisième qui n’avait jamais été meublé ; puis la salle à manger et le billard reliés au Hall par une galerie.
La marquise maintenant regardait son fils et le trouvait un peu changé sans trop savoir en quoi. Étienne aussi songeait que sa mère n’avait pas tout à fait son expression accoutumée, mais cette impression fut courte : la joie du revoir leur suffisait. Rien ne troubla la sérénité de cette journée. Étienne courut partout, visita la maison de la cave au grenier, parla à chacun depuis les aides-jardiniers jusqu’à la fille de cuisine, caressa Rob Roy et informa Perros, qu’il irait le samedi suivant manger chez lui des crêpes de blé noir en manière d’apéritif avant le déjeuner. Tard, comme le soleil se couchait, il alla au village, entra un moment chez le Recteur qui fumait une pipe, assis sur une marche de son escalier, serra la main du maire, puis celle du maître d’école, recueillit les bénédictions de toutes les vieilles femmes qu’il rencontra, refusa cinq verres de cidre et trois tasses de café et poussa enfin jusqu’à la ferme de Pierre Braz qui s’était obstiné à ne pas marier sa fille tant que Monsieur le marquis ne serait pas de retour.
Là il fallut bien accepter de boire du cassis à la santé des futurs époux. Les fiancés rayonnaient : Pierre Braz bavardait. Étienne eut toutes les peines du monde à s’échapper ; il prit sa course le long d’un sentier dont il connaissait les moindres détours. La nuit était profonde. Sous les pas du jeune homme craquaient les branches mortes et les feuilles sèches : il manqua de renverser un vieux bûcheron un peu ivre qui rentrait chez lui en caressant une bouteille vide et en lui chantant une chanson à boire. « Eh bien, père Yvon, cria Étienne, qu’est-ce que vous racontez donc à votre bouteille ? Dépêchez-vous de filer ; le grand Goéland est dehors ! » Le grand Goéland était un immense oiseau avec des ailes de fantôme qui courait la nuit à hauteur d’homme dans les bois et dont l’attouchement était mortel. L’ivrogne saisi, jeta la bouteille et détala. Étienne s’arrêta pour mieux rire ; il se trouvait tout près de la lisière. À deux pas de lui le sentier débouchait sur les pelouses qui entouraient le château. Il aspira l’air frais très doux, un peu humide ; il s’étonna de le trouver si différent de l’air sec et excitant de l’Amérique auquel il s’était très vite habitué. Puis il reprit sa marche et vit de loin les trois fenêtres de sa chambre et de son fumoir éclairées. Après avoir fait du feu et allumé les deux lampes, le domestique avait oublié de fermer les volets.
Quand il eût atteint le perron et mis la main sur la grosse poignée ciselée de la porte monumentale, avant d’entrer il leva les yeux et regarda en l’air. Les étoiles brillaient plus discrètement que là-bas avec un peu moins d’éclat, mais peut-être avec plus de charme ; en tout cas, c’étaient les mêmes. Il fut saisi de cette pensée que son long voyage ne l’avait pas même fait changer de cieux. La grande Ourse l’avait suivi. En rêveur, amant des astres et de la nuit, il l’avait souvent cherchée à travers les azurs lointains ; il se rappelait la position qu’elle occupait le soir de son arrivée à New-York et une autre fois du haut de la terrasse Dufferin à Québec et encore, au Niagara, sur le bord de la chute. Il avait souhaité, ce soir-là, être sur le perron de Kerarvro devant l’horizon familier et voici qu’il y était revenu à bon port… seulement dans l’intervalle, des choses s’étaient passées… et la grande Ourse évoquait maintenant K Street : de là, en remontant vers l’hôtel Normandy, il l’avait vue maintes fois danser devant lui au dessus de Mac Pherson square.
Le dîner fut gai ; la mère était satisfaite de regarder son fils et lui se contentait d’entendre sa voix, une voix admirablement timbrée qui avait bercé son enfance et dont la musique le charmait. La chronique locale fit tous les frais de la conversation. Ce fut seulement quand ils se retrouvèrent dans le salon aux tapisseries qu’un silence gênant s’établit entre eux. Étienne attendait et redoutait cette simple question : Pourquoi es-tu resté si longtemps à Washington ? Il savait que ces interrogations simples et droites étaient dans les habitudes de la marquise et elle les accompagnait toujours d’un regard aigu qui se posait sur vous avec la franchise indiscrète d’une projection électrique. Mais cette fois, Madame de Crussène ne formula point la pensée que son fils lisait sur son front un peu soucieux : d’un accord tacite, le mot d’Amérique ne fut même pas prononcé entre eux. Étienne ne poussa pas ses récits au delà de la traversée dont il narra avec complaisance les menus incidents ; comme si sa mère eût été suffisamment renseignée sur la fin de son séjour aux États-Unis par la dernière lettre écourtée et banale qu’elle avait reçue de lui.
De bonne heure ils remontèrent dans leurs chambres. Étienne était fatigué de sa nuit passée en wagon et baillait avec une persistance juvénile. Quand il fut rentré chez lui, pourtant il ne se coucha pas. Il plaça de biais près des fenêtres une grande table sur laquelle se trouvait à côté des livres et des journaux sortis de sa malle de bord et de sa valise un vase rempli de grosses chrysanthèmes blanches. Il s’assit devant cette table comme il s’asseyait là-bas, devant son bureau de l’Hôtel Normandy ; puis il tira de son portefeuille une photographie et la regardant, il pleura.
II
La marquise de Crussène avait vu, à vingt-deux ans, une catastrophe effroyable briser sa vie. Le désastre qui s’abattait sur la France la laissait veuve d’un homme qu’elle aimait et près de qui elle n’avait vécu que deux printemps : elle restait seule avec un grand nom à porter, une grande fortune à gérer et un enfant de dix mois à élever. Sa jeunesse avait été triste. Elle l’avait passée toute entière avec sa mère, la comtesse de Lesneven, dans ce même Kérarvro qui n’était pas encore restauré. La forêt entourait le vieux château : à travers les murs trop épais, les fenêtres trop étroites retenaient la lumière ; les appartements étaient délabrés ; sur tout cela pesait l’histoire du terrible abbé et de sa damnation. Madame de Lesneven qui était d’un caractère faible craignait d’être damnée par contact et multipliait les œuvres pies et les pratiques d’austérité sans se préoccuper de la belle jeune fille qui grandissait à ses côtés. Elle avait eu la douleur de perdre successivement son mari et ses deux fils et pour apaiser la colère divine qui s’attardait sur sa famille elle eût volontiers permis à la fille qui lui restait de se cloîtrer. Le couvent, c’eût été la sécurité pour ce monde et pour l’autre : la paix ici-bas et le salut dans l’éternité. Mais Thérèse de Lesneven n’avait pas la vocation. Le grand air de Kérarvro, les longues chevauchées, la surveillance des cultures et de la taille des bois qu’elle s’était attribuée lui avaient fait une santé robuste : elle voulait vivre. Un cousin de Madame de Lesneven, le Duc d’Alluin qui l’admirait entreprit de la marier à son neveu le Marquis de Crussène, orphelin, héritier d’une fortune superbe et comme on disait au temps jadis « cavalier accompli ». Mais vraiment un sort tragique s’opiniâtrait sur la descendance des Lesneven. La Comtesse s’était laissée persuader : elle avait accueilli à Kerarvro son cousin et le futur gendre qu’on lui amenait. Quarante-huit heures ne s’étaient pas écoulées depuis leur arrivée et déjà, il était visible que les deux jeunes gens se plaisaient et allaient s’éprendre l’un de l’autre, lorsque Madame de Lesneven fit une chute terrible dans le vieil escalier de pierre aux marches usées par le temps : la fièvre la prit, une congestion se déclara qui l’emporta en quelques heures.
Lorsque, le lendemain de l’enterrement, M. de Crussène quitta Kerarvro, le regard de Thérèse au moment du départ lui fit comprendre qu’il était agréé avant même d’avoir fait sa demande. Peu après, le duc d’Alluin emmena la jeune fille dans sa terre du Berri. Ce fut là qu’elle passa les six premiers mois de son deuil, comblée de soins et de douces prévoyances, entourée de toutes les distractions que comportait sa situation. Son fiancé vint la voir et ses visites de plus en plus fréquentes la firent s’épanouir au contact d’un monde nouveau ensoleillé et fleuri qui se révélait à elle. Le mariage eût lieu à Paris dans une intimité imposée par les circonstances et la lune de miel s’écoula dans un coin perdu des rivages bretons où s’était trouvée à louer une jolie maison bâtie par un riche industriel nantais qui s’en était dégoûté aussitôt après avoir satisfait son caprice. Les fenêtres s’ouvraient sur un admirable paysage de mer, toute la baie de Concarneau cerclée de verdure ; les vagues venaient mourir au fond d’une crique où descendaient des chênes dont les racines semblaient se mêler aux algues.
De là on pouvait se rendre à Kerarvro qu’une armée d’ouvriers transformait déjà. Dès la fin de l’été ils allèrent s’y installer et surveillèrent eux-mêmes les derniers travaux et l’ameublement. L’architecte avait fait merveille ; on avait construit une quatrième tour, haussé les toitures, rafraîchi et sculpté les granits, modifié la distribution intérieure, relié les deux ailes par une terrasse ; on élevait maintenant des communs d’un style élégant et tout moderne qui contrastait joliment avec la majesté antique du château lui-même. La forêt était reculée à plusieurs portées de fusil et le sol défriché se couvrait déjà d’un épais gazon.
Cependant la marquise se trouvait enceinte. Elle ne souhaitait pas que son enfant naquit en Bretagne ; il lui semblait qu’à Paris il échapperait plus sûrement à cette influence dramatique qui s’était si étrangement exercée sur ses parents à elle et sur ses frères. Ils se mirent en route par un temps neigeux aux approches de Noël. Comme elle se le rappelait, ce départ, et les larmes sans cause qu’elle avait versées et la tendresse inquiète de son mari qui la consolait ! Au bas de la côte elle avait voulu à toutes forces faire arrêter la voiture et descendre avec lui dans une petite clairière qu’ils affectionnaient et d’où précisément les percées récentes permettaient d’apercevoir un coin du château,… c’est là qu’aujourd’hui s’élevait la pyramide en marbre blanc.
Le 15 février 1870, la marquise accoucha d’un fils qu’on appela Étienne, comme son père, Henri, en l’honneur de M. le comte de Chambord, son parrain, et Yves à cause de la Bretagne où il vivrait. La mère, tourmentée pendant sa grossesse de pressentiments sombres, nota avec soulagement que tout se passait pour le mieux. Ils habitaient l’hôtel Crussène situé entre la rue de Grenelle et la rue de Varennes non loin de l’ambassade de Russie. La cour avec son grand portail et sa symétrie architecturale, semblait un peu revêche. Mais l’autre façade de l’hôtel donnait sur un jardin superbe que les petits oiseaux du quartier affectionnaient ; la marquise ne se lassait pas d’écouter leur babil. Quand elle pût descendre et faire quelques pas, appuyée sur le bras de son mari, le printemps gonflait déjà les bourgeons. Sa première sortie eût lieu par un beau soleil ; elle avait quitté le deuil et regardait, sous le manteau de fourrure qui l’enveloppait, passer le crêpe de Chine azuré de sa robe de chambre. Le petit Étienne dormait paisiblement dans les bras de sa nourrice qui portait le costume des femmes de Guingamp ; il s’élevait tout seul et n’avait encore donné aucun souci. Arrivée au milieu du jardin, madame de Crussène s’assit dans un fauteuil préparé pour elle et alors son mari attacha autour de son poignet un bracelet d’émeraudes et de diamants qui portait la date de ce jour heureux.
Un mois plus tard, les salons parisiens s’ouvraient devant sa radieuse beauté ; partout on lui fit fête. Sa démarche un peu hautaine ne nuisait pas à son succès parce qu’on ne sentait en elle aucune vanité et la marque du bonheur atténuait sur son visage une certaine froideur instinctive qui dissimulait au reste une nature généreuse et un cœur chaud. Malgré les inquiétudes que la politique impériale suscitait dans l’opinion, la saison fut brillante même pour les fidèles de la légitimité qui, d’ailleurs, se montraient moins frondeurs envers Napoléon iii qu’ils ne l’avaient été envers Louis-Philippe. Le marquis de Crussène avait de nombreux amis dans les deux camps ; aucune coterie ne l’excluait et s’il s’interdisait de franchir le seuil des Tuileries, il ne tenait pas rigueur à ceux qui avaient « tourné » et soutenaient l’Empire. Le jeune ménage se montra au bal, au théâtre, aux courses… Ce fut leur unique saison de Paris. Au début de l’été la guerre éclata et l’effroyable écroulement se produisit. Ils étaient à Kerarvro, loin des nouvelles, pleins d’une anxieuse angoisse. Bientôt la France fut envahie. Gambetta appelait aux armes. M. de Charrette aidé de ses fidèles zouaves pontificaux organisait un corps d’élite où dès le premier jour, le marquis jugea que son devoir l’appelait. Sa femme l’accompagna jusqu’à Nantes ; sans Étienne elle ne l’eût pas quitté, mais sa maternité récente la retenait près de l’enfant. Ils se dirent adieu dans une chambre d’hôtel, lui plein de confiance, elle certaine qu’elle ne le reverrait jamais.
Et alors, un supplice sans nom commença pour l’infortunée ; son mari était vivant à 500 kilomètres d’elle et chaque minute qui s’écoulait, elle avait la sensation de le perdre pour toujours, puisqu’elle savait qu’il allait mourir. Le dernier jour de novembre, n’y tenant plus, confiante d’ailleurs dans les soins attentifs de la nourrice et des autres serviteurs, elle partit seule dans une hâte fébrile. Elle s’avança jusqu’au Mans et s’efforça d’obtenir un sauf-conduit pour Orléans, par Chartres. Les nouvelles contradictoires qui lui parvenaient, la bouleversaient ; on était au 4 décembre. Elle sut enfin qu’elle arrivait trop tard, que l’avant-veille, son mari avait été tué à l’attaque de Loigny et que le duc d’Alluin qui avait suivi la bataille pour porter secours aux blessés jusque sous le feu de l’ennemi, avait pu recueillir le dernier soupir de son neveu et déjà ramenait son corps vers Nantes. Ce coup ne la terrassa point ; elle y était trop préparée ; mais il consomma la transformation que l’attente du malheur avait commencé d’opérer en elle et rendit définitifs les ravages dont sa nature physique comme sa nature morale allaient désormais porter les traces. En deux mois elle avait vieilli de dix ans et quelques cheveux gris frisaient déjà sur ses tempes. Une expression de résignation farouche se fixa sur ses traits et surtout sa conception de la vie fut totalement renversée. Il n’y eût plus autour d’elle que l’océan démonté sur lequel l’âpre notion du devoir sauve seule du naufrage. Elle crut à la solidarité de la faute, au châtiment collectif pour le crime d’un seul. Elle retourna vers son enfance assombrie par la religion austère et craintive de sa mère. Seulement sa vigueur physique et son intelligence ouverte la préservèrent des mesquineries et des indolences qu’engendre trop souvent une religion ainsi comprise.