Le Roman de Léonard de Vinci/XIV

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Chapitre XIV - Monna Lisa del Gioconda
1503-1506
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« Les ténèbres souterraines étaient trop profondes, et quand j’y eus séjourné quelque temps, s’éveillèrent en moi et luttèrent deux sentiments : la peur et la curiosité – la peur d’explorer la sombre caverne et la curiosité de savoir si elle ne recélait pas un mystère merveilleux. »
LEONARD DE VINCI


I[modifier]

LEONARD écrivait dans son Traité de la peinture : « Pour les portraits, aie un atelier spécial, une cour rectangulaire, large de dix et longue de vingt coudées, avec des murs peints en noir et un plafond de toile arrangé de façon telle que, en l’étendant ou le ramassant selon les besoins, il puisse garantir du soleil. Si tu ne tends pas la toile, ne peins qu’au crépuscule ou par un temps nuageux ou brumeux. C’est le jour parfait. »

Il avait installé une cour semblable dans la maison de son propriétaire, le commissaire de la Seigneurie, ser Piero di Barto Martelli, amateur de mathématique, homme savant qui éprouvait pour Léonard une profonde sympathie.

C’était par un beau jour, calme, doux, un peu brumeux, de la fin de printemps 1505. Le soleil était tamisé par les nuages et ses rayons tombaient en ombres tendres, fondantes, vaporeuses comme la fumée, l’éclairage favori de Léonard, qui assurait qu’il donnait un charme particulier aux visages des femmes.

« Ne viendrait-elle pas ? se disait-il mentalement, en songeant à celle dont il peignait le portrait depuis trois ans, avec une constance qui ne lui était pas coutumière. »

Il préparait l’atelier pour la recevoir. Giovanni Beltraffio l’observait à la dérobée et s’étonnait de l’émoi impatient du maître, si calme d’habitude.

Léonard rangea ses pinceaux, ses palettes, ses pots à couleur ; enleva la couverture du portrait ; ouvrit le jet d’eau installé au milieu de la cour pour la distraire ; autour de cette fontaine poussaient ses fleurs favorites, des iris, que Léonard soignait lui-même. Il prépara également de petits carrés de pain pour la biche apprivoisée qui se promenait en liberté et qu’elle aimait nourrir de sa main ; déplia l’épais tapis posé devant le fauteuil de chêne ciré. Sur ce tapis s’était déjà étendu en ronronnant, apporté d’Asie et acheté aussi pour la distraire, un chat blanc de race rare, aux yeux de teintes différentes, le droit jaune comme une topaze, le gauche bleu comme un saphir.

Andrea Salaino apporta des notes et accorda sa viole. Il était accompagné d’un autre musicien, Atalante, que Léonard avait connu à la cour de Sforza et qui jouait particulièrement bien du luth.

Du reste, l’artiste invitait les meilleurs chanteurs, les poètes renommés, les gens d’esprit réputés, les jours de ses séances, afin d’éviter l’ennui d’une longue pose. Il étudiait sur son visage le reflet de ses pensées et des sentiments provoqués par les conversations, les vers et la musique. Par la suite, ces réunions devinrent plus rares. Il savait qu’elles n’étaient plus nécessaires, qu’elle ne s’ennuierait plus.

Tout était prêt et elle ne venait pas.

« Aujourd’hui, songeait l’artiste, la lumière et les ombres sont tout à fait les siennes. Si je l’envoyais chercher ? Mais elle sait combien ardemment je l’attends. Elle doit venir… »

Et Giovanni voyait d’instant en instant croître son impatience.

Tout à coup une légère brise fit vaciller le jet d’eau, les iris frémirent, la biche dressa les oreilles. Léonard écouta. Et bien que Giovanni n’entendît encore rien, à l’expression de son visage il comprit que c’était elle.

D’abord, avec un humble salut, entra la sœur converse Camilla, qui vivait dans sa maison et chaque fois l’accompagnait à l’atelier de l’artiste, ayant l’instinct de se rendre presque invisible, restant à lire dans un coin son livre d’heures, sans lever les yeux, sans prononcer une parole, de telle sorte qu’au bout de trois ans Léonard n’avait pour ainsi dire pas entendu le son de sa voix.

Suivant Camilla, entra celle que tous attendaient, une femme d’une trentaine d’années, vêtue d’une robe sombre très simple, la tête enveloppée dans une gaze transparente qui lui descendait à mi-front, monna Lisa del Gioconda.

Beltraffio savait qu’elle était napolitaine et de très ancienne famille, la fille d’un seigneur très riche, ruiné au moment de l’invasion française en 1495, Antonio Gherardini, et la femme du citoyen florentin Francesco del Giocondo. En 1491, messer Francesco avait épousé la fille de Mariano Ruccellai et la perdit l’année suivante. Il épousa alors Thomasa Villani, et après la mort de celle-ci il prit femme pour la troisième fois, et se maria avec monna Lisa. Lorsque Léonard commença son portrait, l’artiste avait déjà passé la cinquantaine et messer Giocondo avait quarante-cinq ans. C’était un homme ordinaire comme on en rencontre beaucoup et partout, ni trop beau ni trop laid, préoccupé de ses affaires, économe et tout entier adonné à la culture.

L’élégante jeune femme était pour lui l’ornement de sa maison. Mais il comprenait moins le charme de monna Lisa que les qualités d’une nouvelle race de bœufs, ou le bénéfice de l’octroi sur les peaux non tannées. On disait qu’elle ne s’était pas mariée par amour, mais simplement par obéissance filiale, et que son premier fiancé avait trouvé une mort volontaire sur un champ de bataille. On affirmait également qu’elle avait une foule d’adorateurs passionnés et obstinés, et désespérés. Cependant, les méchantes gens – et Florence n’en manquait pas – ne pouvaient rien insinuer de malveillant contre la Gioconda. Calme, modeste, pieuse, charitable aux pauvres, elle était bonne ménagère, épouse fidèle et très tendre pour sa belle-fille Dianora.

C’était tout ce que savait d’elle Giovanni. Mais monna Lisa, celle qui venait à l’atelier de Léonard, lui semblait une tout autre femme.

Durant ces trois années le temps n’avait pas transformé, mais au contraire ancré ce sentiment ; à chaque nouvelle visite, il éprouvait un étonnement côtoyant la peur, comme devant quelque chose de surnaturel, d’illusoire. Parfois il expliquait cette sensation par l’habitude qu’il avait de voir son visage sur le portrait, et si sublime était le talent du maître que la véritable monna Lisa lui semblait moins naturelle que celle reproduite sur la toile. Mais il y avait, en outre, quelque chose de plus mystérieux.

Il savait que Léonard n’avait l’occasion de la voir que durant ses séances, en présence de nombreux étrangers, parfois seulement avec la sœur Camilla, et jamais seul à seule ; et cependant, Giovanni sentait qu’il existait entre eux un secret qui les rapprochait et les séparait du reste du monde. Il savait également que ce n’était pas un secret d’amour, du moins l’amour tel qu’on le comprend ordinairement.

Il avait entendu dire par Léonard que tous les artistes étaient entraînés à transporter leurs propres traits et leur propre forme dans les portraits qu’ils peignaient. Le maître attribuait cet effet à ce que l’âme humaine étant la créatrice du corps, chaque fois qu’elle imagine un autre corps, elle tend à répéter ce qui a déjà été créé par elle, et telle est la puissance de cette inclination que parfois même dans des portraits, en dépit des traits différents, transparaît l’âme de l’artiste.

Ce qui se passait sous les yeux de Giovanni maintenant était plus surprenant encore : il lui semblait que non seulement le portrait, mais même monna Lisa elle-même devenait de plus en plus ressemblante à Léonard – comme cela arrive aux gens vivant continuellement et longtemps ensemble. Cependant, la ressemblance n’existait pas dans les traits, mais spécialement dans les yeux et dans le sourire… Il se rappelait, non sans étonnement, qu’il avait vu ce même sourire chez saint Thomas sondant les plaies du Christ, statue de Verrocchio, auquel Léonard jeune avait servi de modèle ; chez Ève devant l’arbre de la science, le premier tableau du maître ; chez l’Ange dans la Vierge aux Rochers ; chez la Léda et cent autres dessins du Vinci lorsqu’il ne connaissait pas encore monna Lisa, comme si durant toute son existence, dans toutes ses œuvres, il eût cherché à refléter sa beauté et son charme, trouvés enfin dans le visage de la Gioconda.

Par instants, quand Giovanni observait longtemps ce sourire commun, il en éprouvait un sentiment pénible, comme devant un miracle – la réalité lui paraissait un rêve et le rêve une réalité –, comme si monna Lisa n’était pas un être vivant, ni la femme de messer Giocondo, le plus ordinaire des hommes, mais un être imaginaire, évoqué par la volonté du maître, le sosie féminin de Léonard.

La Gioconda caressait son favori, le chat blanc qui avait sauté sur ses genoux, et d’invisibles étincelles pétillaient dans le poil de la bête sous la caresse des mains blanches et fines.

Léonard commença son travail. Mais tout à coup il déposa son pinceau et fixa un regard scrutateur sur son modèle : pas une ombre, pas le plus petit changement n’échappaient à son observation.

— Madonna, dit-il, vous êtes préoccupée de quelque chose aujourd’hui ?

Giovanni remarqua également qu’elle ressemblait moins à son portrait que de coutume.

Monna Lisa leva sur Léonard ses yeux calmes.

— Oui, peut-être, répondit-elle. Dianora n’est pas très bien portante. J’ai veillé toute la nuit.

— Peut-être êtes-vous fatiguée et cela vous ennuie de poser ? murmura Vinci. Ne vaudrait-il pas mieux remettre à une autre fois ?

— Non. Ne regretteriez-vous pas cette lumière ? Regardez quelles ombres tendres, quel soleil moite : c’est mon jour ! Je savais, continua-t-elle, que vous m’attendiez. Je serais venue plus tôt, mais j’ai été retenue par madonna Safonizba…

— Ah ! oui ! je sais !… Une voix de poissarde, et parfumée comme une boutique de cosmétiques…

Gioconda sourit.

— Madonna Safonizba désirait vivement me raconter la fête du Palazzo Vecchio donnée par la signora Argentina, la femme du gonfalonier ; ce qu’on avait mangé au souper, qui portait la plus jolie toilette et quel homme courtisait telle femme…

— Je le pensais bien ! Ce n’est pas la maladie de Dianora, mais le bavardage de cette crécelle qui vous a indisposée. Comme c’est étrange ! Avez-vous remarqué, madonna, que parfois une absurdité quelconque que nous entendons de gens qui nous sont indifférents et qui ne nous intéressent guère – la bêtise ou la trivialité ordinaires – suffit pour assombrir subitement notre âme et nous impressionner plus qu’une peine personnelle ?

Elle inclina silencieusement la tête : il était visible que depuis longtemps ils étaient habitués à se comprendre presque sans mots, par une allusion, par un regard.

Il essaya de reprendre son travail.

— Racontez-moi quelque chose, dit monna Lisa.

— Quoi ?

Après un instant de réflexion, elle répondit :

— Le Royaume de Vénus.

Léonard savait ainsi plusieurs récits favoris de Gioconda, dont il empruntait le sujet à ses souvenirs, aux voyages, aux observations de la nature, à ses projets de tableaux. Il employait presque toujours les mêmes mots simples, demi enfantins, dans ces récits qu’il faisait accompagner par une douce musique.

Léonard fit un signe, et lorsqu’Andrea Salaino et Atalante eurent exécuté le motif qui servait invariablement de prélude au Royaume de Vénus, il commença de sa voix féminine son récit, telle une vieille fable ou une berceuse :

— Les bateliers qui vivent sur les côtes de Cilicie assurent qu’à ceux qui sont destinés à périr dans les flots apparaît, au moment des terribles tempêtes, la vision de l’île de Chypre, royaume de la déesse d’amour. Tout autour bouillonnent les vagues, les tourbillons et les typhons. De nombreux navigateurs, attirés par la splendeur de cette île, ont brisé leurs navires contre les rocs cachés par les remous. Là-bas, sur la côte, on aperçoit encore leurs pitoyables carcasses à demi enlisées sous le sable et enguirlandées de plantes marines ; les uns présentent leur quille, les autres leur poupe, les troisièmes la proue. Et ils sont si nombreux que cela ressemble au Jugement dernier, lorsque la mer rendra tous les navires engloutis. Au-dessus de l’île, le ciel est éternellement bleu, le soleil dore les collines couvertes de fleurs, et l’air est si calme que la longue flamme des trépieds placés sur les marches du temple s’étire vers le ciel, droite et immobile comme les colonnes de marbre blanc et les géants cyprès noirs qui se reflètent dans le lac uni comme un miroir. Seuls les jets d’eau, coulant d’une vasque de porphyre dans l’autre, troublent la solitude par leur douce chanson. Et plus terrible est la tempête, plus profond est le calme du royaume de Chypre.

Il se tut ; les sons de la viole et du luth expirèrent, et le silence qui suivit était plus doux que tous les sons. Comme bercée par la musique, séparée de la réalité pure, étrangère à tout, sauf à la volonté de Léonard, monna Lisa plongeait ses yeux dans les siens avec un sourire plein de mystère, pareil à l’onde calme et pure, mais si profond qu’on ne pouvait en s’y plongeant en voir le fond – le sourire même de Léonard.

Et il semblait à Giovanni que maintenant Léonard et monna Lisa étaient deux miroirs qui, se reflètant l’un dans l’autre, s’absorbaient à l’infini.


II[modifier]

Le lendemain matin, l’artiste travailla au Palazzo Vecchio à son tableau la Bataille d’Anghiari.

En 1503, lors de son arrivée de Rome à Florence, il avait reçu la commande du gonfalonier perpétuel gouverneur de la République, Piero Soderini, de représenter une bataille mémorable sur le mur de la nouvelle salle du Conseil, dans le palais de la Seigneurie, le Palazzo Vecchio. L’artiste avait choisi la célèbre victoire des Florentins à Anghiari, en 1440, sur Nicolo Piccinino, commandant les troupes du duc de Lombardie Filippino Maria Visconti.

Une partie du tableau était déjà peinte sur le mur : quatre cavaliers se sont empoignés et se battent pour un étendard ; la hampe est cassée et va voler en éclats ; l’étoffe est déchirée en plusieurs morceaux. Cinq mains ont saisi la hampe et avec ardeur la tirent de côtés différents. Des sabres luisent, levés. À la façon dont les bouches sont ouvertes, on voit qu’un cri surnaturel s’en échappe. Les visages convulsés des hommes ne sont pas moins terribles que les gueules de fauves qui ornent les cimiers. Les chevaux eux-mêmes subissent la contagion de cette rage : dressés sur leurs pieds de derrière, ils ont enchevêtré leurs pieds de devant et, les oreilles rabattues, l’œil féroce, la lèvre retroussée, tels de vrais fauves, ils se mordent. Par terre, dans une boue sanglante, sous les sabots des chevaux, un homme en tue un autre en le tenant par les cheveux et, heurtant sa tête contre le sol, ne s’aperçoit pas dans sa fureur que tous deux seront à l’instant écrasés.

« C’est la guerre dans toute son horreur, de vrais hommes livrés à toutes les passions de la bête déchaînée ; c’est, selon l’expression de Léonard, la pazzia bestialissima qui, dans les endroits plats, ne laisse pas une empreinte de pas qui ne soit pleine de sang. »

En acceptant la commande, Léonard fut forcé de signer un traité avec dédit en cas de retard dans l’exécution.

La Superbe Seigneurie défendait ses intérêts comme un boutiquier. Grand amateur d’écrivasserie, le gonfalonier Soderini ennuyait Léonard par ses continuels règlements de comptes pour les moindres sous versés par le Trésor pour les échafaudages, l’achat du vernis, des couleurs, d’huile de lin et autres vétilles.

Jamais au service des « tyrans », comme les dénommait avec mépris le gonfalonier – à la cour de Ludovic le More et de César Borgia –, Léonard n’avait éprouvé un tel esclavage qu’au service du peuple, de la libre république, royaume de l’égalité bourgeoise.

En sortant du Palazzo Vecchio, Léonard s’arrêta sur la place devant le David de Michel-Ange.

Il semblait monter la garde à la porte de l’hôtel de ville de Florence, ce géant de marbre blanc qui se détachait sur le fond sombre des vieilles pierres.

Ce corps d’adolescent nu était maigre. Le bras droit qui tenait la fronde était tendu au point qu’on en voyait les veines ; le gauche tenant la pierre était replié devant la poitrine. Les sourcils froncés et le regard fixé dans le lointain donnaient bien l’impression de l’homme qui vise un but. Au-dessus du front très bas, les cheveux s’emmêlaient comme une couronne.

Sur la place où avait été brûlé Savonarole, le David de Michel-Ange semblait être le Prophète qu’attendit vainement Savonarole, le Héros qu’espérait Machiavel. Dans cette œuvre de son rival, Léonard sentait une âme, peut-être égale à la sienne mais éternellement opposée, comme l’action l’est à la contemplation, la passion à l’impassibilité, la tempête au calme. Et cette force étrangère l’attirait, éveillait sa curiosité, le désir de se rapprocher d’elle pour la connaître à fond.

Et Léonard se souvint du Livre des Rois.

Dans les chantiers de construction de Santa Maria del Fiore se trouvait un énorme quartier de marbre abîmé par un sculpteur inhabile. Les meilleurs artistes l’avaient refusé alléguant qu’on ne pourrait s’en servir. Lorsque Léonard arriva de Rome, on lui proposa le bloc. Mais, tandis qu’avec sa lenteur habituelle il réfléchissait, mesurait, calculait, toujours indécis, un autre artiste de vingt-trois ans plus jeune que lui, Michel Angelo Buonarotti, enlevait la commande et avec une extraordinaire rapidité, travaillant non seulement le jour mais même la nuit, achevait son géant en vingt-cinq mois. Léonard avait travaillé durant seize ans au monument de Sforza, « le Colosse », et n’osait songer au temps que lui prendrait un marbre de la grandeur du David. Les Florentins déclarèrent Michel-Ange le rival en sculpture de Léonard. Et Buonarotti sans hésiter releva le défi.

Maintenant, abordant le genre des tableaux de bataille dans la salle du Conseil, bien qu’il n’eût presque pas tenu le pinceau, avec une crânerie qui pouvait paraître une folle témérité, il déclarait rivaliser avec Léonard en peinture. Plus il découvrait de modestie et de bienveillance chez le vieux maître et plus sa haine devenait implacable. Le calme de Léonard lui semblait du mépris. Avec une imagination maladive, il écoutait les bavardages, cherchait des prétextes à disputes, profitait de toutes les occasions pour blesser son ennemi.

Lorsque le David fut achevé, la Seigneurie invita les meilleurs peintres et sculpteurs à donner leur avis pour l’emplacement. Léonard se rangea à l’opinion de l’architecte Juliano da San Gallo qui conseillait de placer le Géant sur la place de la Seigneurie dans l’enfoncement de la loggia Orcagni, sous l’arche principale. Lorsque Michel-Ange le sut, il déclara que Léonard par jalousie voulait cacher le David dans le coin le plus sombre et de façon que jamais le soleil ne puisse l’éclairer, ni personne le voir. Cependant un jour, à l’une des réunions qui se tenaient dans l’atelier de Léonard en présence de nombreux artistes, entre autres des frères Pollajuolo, du vieux Sandro Botticelli, de Filippino Lippi, Lorenzo di Credi, élèves du Pérugin, une discussion s’éleva pour savoir lequel des deux arts, la peinture ou la sculpture, était au-dessus de l’autre – sujet favori alors de dispute scolastique.

Léonard écoutait, silencieux. Lorsqu’on le questionna, il répondit :

— Je crois que l’Art est d’autant plus parfait qu’il s’éloigne du métier.

Et avec son sourire équivoque, si bien qu’on ne pouvait deviner s’il parlait sincèrement ou s’il raillait, il ajouta :

— La principale différence entre ces deux arts consiste en ce que la peinture exige une grande énergie cérébrale, et la sculpture une énergie physique. Le sculpteur délivre lentement l’image enfermée dans le marbre, il la taille à grands coups de maillet et de ciseau, avec la tension de toute sa force physique, avec une grande fatigue corporelle, comme un journalier inondé de sueur et de poussière. Son visage est blanchi comme celui d’un mitron, ses vêtements sont tachés par les éclats de marbre, sa maison est pleine de pierres et de plâtras. Tandis que le peintre, dans un silence exquis, vêtu d’habits élégants, assis dans son atelier, promène un pinceau léger trempé dans d’agréables couleurs. Sa maison est claire, propre, remplie de ravissants tableaux ; le calme y règne en souverain, et son travail est agrémenté par la musique, la conversation ou la lecture que ne troublent ni les coups de maillet ni autres bruits désagréables.

Michel-Ange, auquel on avait répété ces paroles, les prit à son compte, mais étouffant sa colère, il haussa seulement les épaules et répondit avec un sourire fielleux :

— Messer da Vinci, fils bâtard d’une servante d’auberge, peut poser à l’efféminé et au dégoûté. Moi, rejeton d’une vieille famille honnête, je n’ai pas honte de mon travail et, comme un simple journalier, je ne dédaigne ni ma sueur ni ma saleté. En ce qui concerne la prérogative entre la peinture et la sculpture, la discussion est stupide ; tous les arts sont égaux, découlant d’une même source et tendant au même but. Et si celui qui affirme que la peinture est plus noble que la sculpture est aussi érudit dans les autres branches qu’il se permet de juger, je crains fort qu’il ne s’y connaisse autant que ma cuisinière.

Avec une hâte fébrile, Michel-Ange entreprit son tableau de la salle du Conseil, désirant surpasser son rival.

Il choisit un épisode de la guerre contre Pise : par une journée chaude, les soldats florentins se baignent dans l’Arno ; les tambours battent la générale – l’ennemi est signalé ; les soldats se hâtent de rejoindre la rive, sortent de l’eau où leurs corps fatigués se délectaient et, soumis à la discipline, ils remettent leurs vêtements poussiéreux, leurs cuirasses et leurs casques chauffés par le soleil.

Ainsi, répondant au tableau de Léonard, Michel-Ange représenta la guerre, non pas comme « la plus féroce des sottises », mais comme une mâle action héroïque, l’accomplissement de l’éternel devoir : la lutte des héros pour la gloire et la grandeur de la patrie.

Les Florentins suivaient avec curiosité les phases de ce duel. Et comme tout ce qui était étranger à la politique leur semblait insipide, tel un plat sans poivre ni sel, ils s’empressèrent de déclarer que Michel-Ange soutenait la République contre les Médicis et Léonard les Médicis contre la République. Le duel artistique, devenu compréhensible pour tous, se ralluma avec une force nouvelle, fut transporté des maisons dans la rue, servant les passions des partis absolument étrangers à l’art. Les œuvres de Léonard et de Michel-Ange devinrent l’étendard de deux camps ennemis.

L’effervescence s’emparait des esprits ; la nuit, des inconnus lançaient des pierres au David. Les citoyens considérables en accusèrent le peuple ; les tribuns du peuple, les citoyens considérables ; les artistes, les élèves du Pérugin qui avaient fondé nouvellement un atelier à Florence ; et Buonarotti, en présence du gonfalonier, déclara que les misérables qui criblaient de pierres le David étaient achetés par son rival Léonard.

Beaucoup crurent cette calomnie, ou tout au moins laissèrent supposer qu’ils y ajoutaient foi.

Une fois, durant une séance de la Gioconda, il ne se trouvait dans l’atelier que Giovanni et Salaino – lorsque la conversation vint à tomber sur Michel-Ange, Léonard dit à monna Lisa :

— Il me semble parfois que si je lui parlais face à face, tout s’expliquerait et qu’il ne resterait rien de cette stupide rivalité : il aurait compris que je ne suis pas son ennemi et qu’il n’y a pas d’homme capable de l’aimer comme je l’aurais aimé.

Monna Lisa eut un geste de doute :

— Croyez-vous, messer Leonardo ? Vous aurait-il compris ?

— Oui, répliqua l’artiste. Un homme comme lui ne peut pas ne pas comprendre ! Tout son malheur réside dans sa timidité et son manque de confiance : il se martyrise, il jalouse, il a peur, parce qu’il ignore encore sa force. C’est un délire, une folie ! Je lui aurais tout dit et il se serait calmé. Est-ce à lui de me craindre ? Savez-vous, madonna… ces jours-ci, lorsque j’ai vu son dessin : ses soldats se baignant dans l’Arno, je n’en croyais pas mes yeux. Personne ne peut même se figurer ce qu’il est et ce qu’il sera. Moi, je sais que même maintenant, non seulement il m’égale, mais il est plus fort que moi ; oui, oui, je le sens : plus fort que moi !

Elle fixa sur lui ce regard dans lequel, il semblait à Giovanni, se reflétait le regard même de Léonard et sourit d’une façon étrange et douce.

Un jour, dans la chapelle Brancacci, dépendante de la vieille église Santa Maria del Carmine. Léonard rencontra un jeune homme, presque un enfant, qui copiait les célèbres fresques de Tomaso Masaccio. Il portait une casaque noire tachée de couleurs, du linge propre mais de toile grossière évidemment confectionnée au village. Il était élancé, souple : son cou mince était blanc et tendre comme celui des jeunes filles anémiées ; son visage, ovale comme un œuf et pâle jusqu’à la transparence, avait un charme minaudier, avec de grands yeux noirs pareils à ceux des paysannes de l’Ombrie qui avaient servi de modèles aux madones du Pérugin, des yeux vides de pensée, profonds et limpides comme le ciel.

Peu de temps après, Léonard de nouveau rencontra l’adolescent au couvent de Santa Maria Novella, dans la salle du Pape, où était exposé le carton de la bataille d’Anghiari. Le jeune homme étudiait et copiait ce carton avec autant de zèle que les fresques de Masaccio. Probablement connaissait-il déjà Léonard, car il le buvait du regard, visiblement désireux de lui adresser la parole et apeuré de le faire.

Le maître s’approcha de lui en souriant. Se hâtant, ému et rougissant avec une enfantine insinuation, le jeune homme lui déclara qu’il le considérait comme son maître, le plus grand artiste de l’Italie, et que Michel-Ange n’était pas digne de dénouer les cordons des souliers de Léonard.

Plusieurs fois encore Vinci revit ce jeune homme, causa longuement avec lui, examina ses dessins ; et plus il l’étudiait, plus il se convainquait qu’il avait devant lui un futur grand artiste. Attentif et sensible à tous les échos, condescendant à toutes les influences comme une femme, il imitait le Pérugin, Pinturicchio et particulièrement Léonard. Mais sous ce manque de maturité, le maître devinait en lui une fraîcheur de sentiment telle qu’il ne l’avait encore rencontrée chez personne. Ce qui le surprenait le plus, c’était que cet enfant pénétrait les plus grands mystères de l’art et de la vie, comme par hasard, sans le désirer, et parvenait à vaincre les plus hautes difficultés avec légèreté, comme en un jeu. Tout lui venait sans effort, comme si n’existaient point pour lui dans l’art ni les infinies recherches, ni les indécisions, ni les perplexités qui avaient été le tourment et la malédiction de toute la vie de Léonard.

Et lorsque le maître lui parlait de l’indispensable étude lente et patiente de la nature, des règles de mathématique, des lois de la peinture, le jeune homme fixait sur lui ses grands yeux étonnés et, visiblement ennuyé, n’écoutait attentivement que par déférence pour le maître.

Un jour il lui échappa une parole qui surprit, effraya presque Léonard par sa profondeur :

— J’ai remarqué que lorsqu’on peint, on ne doit penser à rien, tout alors se présente mieux.

Il disait, l’adolescent, avec tout son être, que l’unité, la parfaite harmonie du sentiment et de la raison, de la connaissance et de l’amour que le maître recherchait n’existaient pas et ne pouvaient exister.

Et devant sa modeste et insouciante candeur, Léonard éprouvait des doutes plus grands, une crainte plus intense pour l’avenir de l’art, pour l’œuvre de toute sa vie, que devant l’indignation et la haine de Buonarotti.

— D’où es-tu, mon fils ? avait-il demandé à l’adolescent. Qui est ton père et comment t’appelles-tu ?

— Je suis né à Urbino, répondit le jeune homme avec son caressant sourire. Mon père est le peintre Sanzio. Mon nom, Raphaël.


III[modifier]

Léonard devait se rendre à Pise pour diriger les travaux du détournement de l’Arno dans le port de Livourne.

La veille de son départ, revenant de chez Machiavel, il traversait le pont Santa Trinità et s’engageait dans la rue Tornabuoni.

Il était tard. Les passants étaient rares. Le silence n’était troublé que par le bruit de l’eau battue par la roue du moulin de Ponte alla Caraia. La journée avait été oppressante. Mais sur le soir, la pluie avait rafraîchi l’air. De l’Arno montait une odeur d’eau chaude. De derrière la colline San Miniato, la lune se levait. À droite, le long de la berge de Ponte Vecchio, s’alignaient de vieilles masures reflétées dans le fleuve à demi stagnant. À gauche, au-dessus des contreforts du mont Albano, tendrement mauves, tremblait une étoile solitaire.

La silhouette de Florence se découpait sur le ciel pur, comme le frontispice sur le fond or terni des vieux livres, silhouette unique au monde, vivante tel un visage humain. Au nord, l’antique clocher de Santa Croce, puis la tour droite et sévère du Palazzo Vecchio, le campanile de marbre blanc de Giotto, la coupole en tuiles rouges de Santa Maria del Fiore, pareille à l’antique fleur géante encore non ouverte, le Lys rouge, et toute Florence, dans la double lumière du crépuscule et de la lune, paraissait une énorme fleur sombre, argentée.

Léonard remarqua que chaque ville, ainsi que chaque être, a son odeur particulière. Il lui semblait que celle de Florence rappelait la poussière moite, comme les iris, mêlée au parfum du vernis et des couleurs des très vieux tableaux.

Sa pensée alla vers Gioconda. Il la connaissait presque aussi peu que Giovanni. L’idée qu’elle avait un mari, messer Francesco, maigre, grand, avec une verrue sur la joue gauche et d’épais sourcils, un homme positif aimant à discuter les privilèges de la race des bœufs siciliens et les droits sur les peaux de mouton, cette idée ne l’offusquait ni ne l’étonnait. Il y avait des moments où Léonard se réjouissait du charme immatériel de la Gioconda, charme étrange, lointain, irréel et plus réel en même temps que tout ce qui existait. Mais il y avait d’autres instants où il sentait vivement sa vivante beauté.

Monna Lisa n’était pas une de ces femmes qu’à cette époque on appelait dotte eroine, savantes héroïnes. Jamais elle ne faisait parade de ses connaissances. Le hasard seul apprit à Léonard qu’elle lisait le grec et le latin. Elle parlait et se tenait si simplement que beaucoup la considéraient comme inintelligente. En réalité, lui semblait-il, elle possédait ce qui est plus profond que l’esprit, particulièrement l’esprit féminin – la sagesse instinctive. Elle avait des mots qui, subitement, l’apparentaient à lui, la rendaient toute proche, unique et éternelle compagne et sœur. À ces moments, il aurait voulu franchir le cercle fatidique qui séparait la contemplation de la vie réelle.

Ce qui les unissait, était-ce de l’amour ?

Les absurdités platoniques d’alors n’éveillaient en lui que l’ennui ou le rire, il ne pouvait s’empêcher de railler les soupirs langoureux des amoureux célestes et les sonnets sirupeux dans le goût de Pétrarque. Non moins étranger était pour lui ce que la généralité appelait l’amour. Ne mangeant pas de viande parce qu’elle le dégoûtait, il s’abstenait des femmes également, toute possession matérielle – dans ou en dehors du mariage – lui paraissant grossière. Et il s’en éloignait comme du combat sanglant, sans s’indigner, sans blâmer, sans justifier, reconnaissant la loi naturelle de la lutte pour l’amour et pour la faim, mais ne voulant pas y prendre part, se soumettant à une autre loi d’amour et de pudeur.

Mais, même s’il l’aimait, aurait-il pu désirer une plus parfaite union avec son amante que dans ces profondes et mystérieuses caresses – dans la contemplation de cette vision immortelle, de cet être nouveau, conçu et né d’eux, comme l’enfant du père et de la mère, et qui était lui et elle en même temps ?

Et cependant il sentait que même dans cette union pure se cachait un danger, plus grand peut-être que dans l’ordinaire union d’amour charnel. Tous deux marchaient sur le bord d’un abîme, là où personne encore n’avait marqué ses pas, vainquant la tentation et l’attirance de l’infini. Entre eux existaient des mots glissants et transparents, à travers lesquels luisait le secret comme le soleil brille à travers le brouillard. Et par instants il songeait :

« Si lui ou elle transgressait la limite et transformait la contemplation en vie réelle ? Ne se révolterait-elle pas, ne le repousserait-elle pas avec haine et mépris comme le ferait toute autre femme ? »

Et il lui semblait qu’il imposait à la Gioconda un tourment terrible et lent. Et il s’effrayait de sa soumission, illimitée, comme de sa tendre et implacable curiosité, à lui. Seulement les derniers temps il sentit en soi-même cet obstacle et comprit que tôt ou tard il devrait décider si elle était pour lui un être vivant ou une vision, le reflet de sa propre âme dans le miroir de la beauté féminine. Il gardait l’espoir que la séparation éloignerait la solution de ce problème et il se réjouissait presque de quitter Florence. Mais à mesure que l’heure de la séparation approchait, il comprenait qu’il s’était trompé, que non seulement la séparation n’éloignerait pas la solution mais encore qu’elle la brusquerait.

Absorbé par ces pensées, il ne s’aperçut pas qu’il s’était engagé dans une impasse déserte, et lorsqu’il s’orienta il ne sut de prime abord où il se trouvait. Le campanile de Giotto surgissant au-dessus des toits des maisons lui apprit qu’il n’était pas loin de la cathédrale. Un côté de la ruelle était plongé dans l’obscurité, l’autre, tout baigné par la blanche lumière de la lune.

Devant un balcon, des hommes drapés dans des mantes noires, le visage caché par des masques, chantaient une sérénade. Il écouta. C’était la vieille chanson d’amour de Laurent de Médicis, infiniment heureuse et mélancolique, que Léonard aimait particulièrement pour l’avoir entendue dans sa jeunesse :


Oh ! que la jeunesse est belle
Et éphémère ! Chante et ris
Et sois heureux si tu le veux.
Et ne compte pas sur demain.


Le dernier vers se répercuta dans son cœur en un sombre pressentiment. La destinée ne lui envoyait-elle pas, au seuil de la vieillesse, éclairant sa solitude, l’âme vivante, l’âme sœur ? La repousserait-il, la renierait-il, comme il l’avait déjà fait tant de fois pour son existence en faveur de la contemplation ? Sacrifierait-il de nouveau le proche pour le lointain, le réel pour l’irréel ? Qui choisirait-il, la Gioconda vivante ou l’immortelle ? Il savait que préférant l’une, il perdrait l’autre, et elles lui étaient également chères ; il savait aussi qu’il lui fallait prendre un parti. Mais sa volonté était impuissante. Il voulait et ne pouvait décider ce qui vaudrait mieux : tuer la vivante pour l’immortelle ou l’immortelle pour la vivante – celle qui était ou celle qui serait toujours ?

Il se trouva devant sa maison. Les portes étaient fermées ; les lumières éteintes. Il leva le heurtoir pendu à une chaîne et frappa. Le gardien ne répondit pas ; il était sorti ou dormait. Les coups répétés par l’écho de l’escalier de pierre s’affaiblirent. Le silence régna. Le clair de lune semblait le rendre plus profond encore. Et tout à coup retentirent des sons lourds, lents et métalliques, les sons de l’horloge de la tour voisine. Leur voix disait le silencieux et menaçant vol du temps, la sombre vieillesse solitaire, l’irrémédiable fuite du passé.

Et longtemps le dernier son trembla et se balança dans l’atmosphère lunaire, s’épandant en ondes harmonieuses répétant :


Di doman non c’è certezza.
Et ne compte pas sur demain.

IV[modifier]

Le lendemain, monna Lisa vint à l’atelier à l’heure habituelle et, pour la première fois, seule. Gioconda savait que c’était leur dernière entrevue.

La journée était ensoleillée, la lumière aveuglante. Léonard tendit le plafond de toile, et dans la cour aux murs noirs régna la lumière tendre, crépusculaire, transparente, qui donnait au visage de Gioconda un charme pénétrant.

Ils étaient seuls.

Il travaillait silencieux, concentré, parfaitement calme, oublieux de ses pensées de la veille, comme si pour lui n’existaient ni passé ni avenir, comme si Gioconda était restée et resterait toujours assise ainsi devant lui, avec son doux et étrange sourire. Et ce qu’il ne pouvait faire dans la vie, il le faisait dans la contemplation, unissait la réalité et son reflet, la vivante et l’immortelle. Et cela lui procurait la joie d’une grande délivrance. Maintenant il ne la plaignait ni ne la craignait. Il savait qu’elle lui serait soumise jusqu’à la fin, qu’elle accepterait tout, qu’elle endurerait tout, qu’elle mourrait et ne se révolterait pas. Et par instants il la regardait avec la même curiosité que celle qu’éveillaient en lui les condamnés qu’il accompagnait jusqu’à la potence pour étudier les derniers frémissements de leur visage.

Tout à coup, il lui sembla que l’ombre d’une pensée étrangère, qu’il ne lui avait pas suggérée, avait glissé sur son visage comme la buée de l’haleine sur la surface d’un miroir. Pour l’en préserver, la ramener de nouveau au type de sa vision, chasser loin d’elle cette ombre humaine, il commença à lui raconter de sa voix chantante et autoritaire, comme un sorcier une incantation, un de ces récits mystérieux, pareils à un rébus, qu’il inscrivait dans son journal.

— Incapable de résister à mon désir de voir des images inconnues des hommes, conçues par l’art de la nature, durant longtemps je suivis ma route entre des rochers nus et sombres ; j’ai enfin atteint une caverne et m’arrêtai indécis sur le seuil. Puis, décidé, baissant la tête, courbant le dos, la main gauche appuyée sur mon genou droit, de la droite cachant mes yeux pour m’habituer à l’obscurité, j’entrai et fis quelques pas. Les sourcils froncés, les yeux à demi fermés, la vue en éveil, souvent je changeai mon chemin, errant à tâtons dans l’obscurité, essayant de voir quelque chose. Mais l’obscurité était trop profonde. Et lorsque j’y eus séjourné quelque temps, deux sentiments s’éveillèrent en moi et commencèrent à lutter : la peur et la curiosité ; la peur d’explorer la caverne noire et la curiosité de savoir si elle ne recelait point un mystérieux mystère.

Il se tut. L’ombre n’avait pas quitté le visage de Gioconda.

— Quel sentiment a vaincu ? murmura-t-elle.

— La curiosité.

— Et vous avez surpris le mystère de la caverne ?

— Ce qui en était possible.

— Et vous le révélerez aux hommes ?

— On ne peut tout dire et je ne le saurais. Mais je voudrais leur insuffler une dose de curiosité qui puisse toujours vaincre leur peur.

— Et si la curiosité ne suffisait pas, messer Leonardo ? dit Gioconda avec une lueur inattendue dans le regard. S’il fallait autre chose, un sentiment plus profond pour pénétrer les derniers et peut-être les plus merveilleux mystères de la caverne ?

Et elle le fixa avec un sourire qu’il ne lui avait jamais vu.

— Que faut-il encore ? demanda-t-il.

Elle se taisait.

À ce moment un mince et aveuglant rayon de soleil glissa entre deux bandes du velum. Et sur son visage, le charme des ombres claires, tendres comme une musique lointaine fut rompu.

— Vous partez demain ? demanda Gioconda.

— Non, ce soir.

— Je partirai bientôt aussi, répondit-elle.

L’artiste la regarda attentivement, voulut dire quelque chose et resta silencieux. Il devinait qu’elle partait pour ne pas rester sans lui à Florence.

— Messer Francesco, continua monna Lisa, part pour affaires en Calabre pour trois mois, jusqu’à l’automne. Je lui ai demandé de l’accompagner.

Il se retourna et, avec dépit, renfrogné, regarda le rayon de soleil méchamment aigu. Les multiples gouttes du jet d’eau, jusqu’à présent pâles et sans vie, sous le vivant rayon s’allumèrent de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel – les couleurs de la vie. Et Léonard, subitement, sentit qu’il revenait à la vie – timide, faible, pitoyable.

— Cela ne fait rien, dit monna Lisa, tendez le velum. Il n’est pas tard. Je ne suis pas fatiguée.

— Non, cela suffit, répondit Léonard en jetant le pinceau.

— Vous ne finirez jamais le portrait ?

— Pourquoi ? demanda-t-il précipitamment, comme effrayé. Ne viendrez-vous plus chez moi quand vous serez de retour ?

— Si. Mais peut-être que dans trois mois je serai tout à fait autre et vous ne me reconnaîtrez plus. N’avez-vous pas dit vous-même que le visage des gens et particulièrement des femmes changeait rapidement ?

— Je voudrais le finir, dit-il lentement, comme à lui-même. Mais, je ne sais… Il me semble parfois que ce que je veux est impossible.

— Impossible ? s’étonna Gioconda. En effet, j’ai entendu dire que c’est parce que vous cherchez l’impossible que vous n’achevez jamais vos œuvres.

Dans ces paroles, Léonard sentit un reproche.

Gioconda se leva, et simple comme d’habitude dit :

— Il est temps. Au revoir, messer Leonardo. Bon voyage !

Il leva les yeux vers elle et de nouveau crut lire sur son visage un reproche suppliant, sans espoir. Il savait que cet instant était pour tous deux irrévocable et solennel comme la mort. Il savait qu’il ne pouvait se taire. Mais plus il forçait sa volonté pour trouver une solution et le mot juste, plus il sentait son impuissance et l’abîme qui se creusait entre eux. Et monna Lisa lui souriait de son sourire calme et radieux. Mais maintenant il lui semblait que ce calme et cette clarté étaient semblables au sourire des morts.

Une pitié intolérable lui serra le cœur, le rendit plus faible encore.

Monna Lisa lui tendit la main et, silencieux, il la baisa pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient et, en même temps, il sentit que, se baissant rapidement, Gioconda avait baisé ses cheveux.

— Que Dieu vous garde, dit-elle simplement.

Lorsqu’il revint à soi, elle n’était plus là. Autour de lui régnait le silence mort d’un après-midi d’été, beaucoup plus menaçant que le silence d’une nuit profonde.

Et, comme la nuit précédente, plus solennels, plus effrayants, retentirent les sons métalliques de l’horloge voisine. Ils disaient, ces sons, le silencieux et menaçant vol du temps, la sombre vieillesse solitaire, l’irrémédiable fuite du passé.

Et longtemps le dernier son trembla, répétant comme une voix humaine :


Di doman non c’è certezza.
Et ne compte pas sur demain.

V[modifier]

Ayant appris par hasard que messer Giocondo devait rentrer de Calabre dans les premiers jours d’octobre, Léonard décida de n’arriver à Florence que dix jours après, afin d’y rencontrer sûrement monna Lisa.

Il comptait les jours, maintenant. À l’idée que la séparation pouvait se prolonger, une telle crainte superstitieuse et un tel ennui lui serraient le cœur qu’il tâchait de n’y pas penser, de n’en parler avec personne, de ne rien demander, pour ne pas apprendre une nouvelle fâcheuse.

Il était arrivé le matin de bonne heure à Florence. La ville en sa vision d’automne, terne et humide, lui semblait ravissante, elle lui rappelait Gioconda. La lumière était « sa » lumière faite d’ombres claires et tendres.

Il ne se demandait pas comment ils se rencontreraient, ce qu’il lui dirait, ce qu’il ferait, pour ne jamais plus se séparer d’elle, pour que la femme de messer Giocondo restât sa seule, son unique amie. Il savait que tout s’arrangerait, que le difficile deviendrait facile et possible l’impossible : il suffirait pour cela de se voir.

« Le principal est de ne pas penser, alors tout vient bien, pensait-il en se remémorant le mot de Raphaël. Je lui demanderai, et elle me dira, car elle n’a pas eu le temps de me le dire, ce qu’il faut en plus de la curiosité pour pénétrer les plus merveilleux mystères de la caverne ? »

Et une telle joie emplissait son âme qu’il semblait avoir non pas cinquante-quatre ans, mais seize ans et tout l’avenir devant lui. Seulement, tout au fond de son cœur où ne pénétrait aucun rayon, sous cette joie s’éveillait un terrible pressentiment.

Il passa chez Machiavel pour lui remettre des papiers d’affaires, comptant rendre visite le lendemain à messer Giocondo. Mais il ne put patienter et décida de demander le soir même des nouvelles au portier du Lungarno delle Grazie.

Léonard descendait la rue Tornabuoni vers le pont Santa Trinità. Le temps – comme cela arrive souvent en automne à Florence – avait brusquement changé. Du Munione soufflait un vent du nord, pénétrant, et les cimes du Mugello blanchirent d’un seul coup. Une pluie fine tombait. Tout à coup, déchirant l’épais rideau de nuages, le soleil éclaboussa les rues sales et humides, les toits des maisons et les visages des gens, de sa lumière jaune, métallique et froide. La pluie devint pareille à une poussière de cuivre. Et, de loin en loin, des vitres se teintèrent de pourpre. En face de l’église Santa Trinità, près du pont, s’élevait le Palazzo Spini. Sous son porche se tenaient plusieurs hommes, les uns assis, les autres debout, et causant avec une animation telle qu’ils ne sentaient pas les morsures du vent du nord.

— Messer, messer Leonardo ! l’appela-t-on. Venez, je vous prie, juger notre discussion.

Il s’arrêta.

Il s’agissait de quelques vers ambigus du chapitre trente-quatre de l’Enfer de la Divine Comédie, dans lequel le poète parle du géant Dite, enfoncé dans la glace à mi-corps, tout au fond du puits maudit.

Tandis que le vieux et riche lainier expliquait à l’artiste le sujet de la dispute, Léonard, clignant des yeux, regardait au loin dans la direction du quai Acciaioli d’où s’avançait d’un pas lourd et gauche un homme négligemment et pauvrement vêtu, voûté, osseux, avec une tête énorme couverte de durs cheveux noirs bouclés, une barbiche de bouc, des oreilles écartées, un visage plat à larges mâchoires. C’était Michel-Ange Buonarotti.

Ce qui accentuait sa laideur presque repoussante, c’était son nez, cassé et aplati par un coup de poing reçu dans sa jeunesse au cours d’une bataille avec un sculpteur rival, que les méchantes plaisanteries de Michel-Ange avaient exaspéré. Les prunelles jaunes de ses yeux avaient d’étranges reflets pourpres. Les paupières étaient enflammées, presque dépourvues de chair, et rouges par suite du travail de nuit durant lequel Buonarotti attachait une lanterne ronde à son front – ce qui le faisait ressembler à un cyclope.

— Eh bien ! messer, quel est votre avis ? demanda-t-on à Léonard.

Léonard espérait toujours que sa brouille avec Buonarotti se terminerait par la paix. Il n’avait plus pensé à celui-ci durant son absence de Florence et l’avait presque oublié.

Un tel calme et une telle clarté régnaient dans son cœur en cet instant, il était prêt à adresser de si conciliantes paroles à son rival, qu’il lui semblait impossible que Michel-Ange ne les comprît pas.

— J’ai entendu dire que messer Buonarotti était un grand connaisseur de Dante, répondit Léonard avec un sourire tranquille et poli, en désignant Michel-Ange. Il vous expliquera mieux que moi ce passage.

Michel-Ange, selon son habitude, marchait la tête baissée, sans regarder ni à droite ni à gauche, et ne s’aperçut de la réunion qu’en y arrivant tout proche. Entendant son nom prononcé par Léonard, il s’arrêta et leva les yeux.

Timide et craintif jusqu’à la sauvagerie, les regards des gens le troublaient, parce qu’il n’oubliait pas sa laideur et en souffrait beaucoup, croyant être la risée de tout le monde.

Pris au dépourvu, il se décontenança au premier instant, clignant de ses yeux effarés, grimaçant douloureusement sous les rayons du soleil et le regard des hommes. Mais lorsqu’il vit le clair sourire de son rival qui, involontairement, le toisait de haut en bas (Léonard étant beaucoup plus grand que Michel-Ange), sa timidité, comme cela lui arrivait souvent, se transforma en rage. Il ne put tout d’abord prononcer une seule parole. Son visage tantôt s’empourprait et tantôt blêmissait. Enfin, avec effort, il balbutia d’une voix étranglée :

— Explique toi-même ! L’honneur t’en revient, à toi le plus intelligent des hommes, vendu aux Lombards castrats, toi qui durant seize ans as couvé ton Colosse, n’as pas su le couler en bronze, et as dû renoncer à tout, à ta courte honte.

Il sentait qu’il disait ce qu’il ne devait pas dire, qu’il cherchait et ne trouvait pas de mots assez blessants pour humilier son rival.

Tous les regards étaient fixés sur eux.

Léonard se taisait. Et, durant quelques instants, silencieux tous deux, ils se dévisagèrent, l’un avec son sourire bienveillant teinté de tristesse, l’autre avec un rictus railleur qui rendait plus laide encore sa figure ingrate. Devant la vigueur rageuse de Buonarotti, le charme presque féminin de Léonard semblait de la faiblesse.

Vinci se souvint des paroles de monna Lisa disant que jamais son rival ne lui pardonnerait son « calme plus fort que la tempête ».

Michel-Ange ne trouvant plus quoi dire, dépité, eut un geste navré de la main et, se détournant vivement, s’éloigna de son pas lourd en marmonnant d’incompréhensibles paroles, la tête baissée et le dos voûté comme s’il portait sur ses épaules un énorme fardeau. Bientôt il disparut, pour ainsi dire fondu dans la poussière de la pluie rougie par le soleil.

Léonard continua son chemin.

Sur le pont, il fut rejoint par l’un des spectateurs de la scène, un petit homme vilain et remuant. L’artiste ne se souvenait ni de son nom ni de son état, mais il le savait être malveillant.

Le vent sur le pont avait redoublé, sifflait dans les oreilles, et piquait, glacial, le visage. Léonard suivait l’étroit passage sec, sans prêter attention à ce compagnon improvisé qui marchait près de lui dans la boue, ou frétillait comme un chien devant lui en lui parlant de Michel-Ange. Il était évident qu’il désirait saisir un mot de Léonard pour pouvoir le redire à son rival ou le colporter par la ville. Mais Léonard se taisait.

— Dites-moi, messer, insistait l’insupportable personnage, vous n’avez pas encore terminé le portrait de la Gioconda ?

— Non, pas encore, répondit l’artiste, fronçant les sourcils. Cela vous intéresse ?

— Non… seulement… quand on songe que depuis trois ans vous travaillez à ce tableau et que vous ne l’avez pas achevé… À nous autres, profanes, il nous semble déjà si parfait que nous ne pouvons nous figurer une œuvre plus finie !

Il sourit servilement.

Léonard le contempla avec dégoût. Cet homme malingre lui devint subitement tellement antipathique que s’il n’avait obéi qu’à son impulsion, il l’aurait saisi au collet et précipité dans la rivière.

— Que va-t-il advenir de ce portrait ? continuait l’agaçant personnage. Car, peut-être, ne savez-vous pas encore, messer Leonardo ?

Visiblement, il cherchait à traîner la conversation en longueur.

Et tout à coup l’artiste sentit, à travers son dégoût, s’infiltrer en soi une crainte terrible. L’autre également flaira quelque chose, car il devint encore plus souple, plus fuyant : ses mains tremblèrent, ses yeux se prirent à clignoter.

— Ah ! Seigneur Dieu ! En effet, vous n’êtes de retour à Florence que de ce matin. Figurez-vous quel malheur ! Pauvre messer Giocondo !… Il est veuf pour la troisième fois. Voici bientôt un mois que monna Lisa, de par la volonté de Dieu, a comparu…

Un voile noir glissa devant les yeux de Léonard. Un instant il crut qu’il allait tomber. Le petit homme le dévorait du regard.

Mais l’artiste fit sur lui-même un effort surhumain ; son visage à peine pâli resta impénétrable pour son interlocuteur qui, désillusionné et englué dans la boue, dut s’arrêter à la place Frescobaldi.

La première pensée de Léonard lorsqu’il reprit ses esprits fut que son compagnon l’avait trompé, qu’il avait exprès inventé cette nouvelle pour se rendre compte de l’impression et raconter par toute la ville, ensuite, des détails sensationnels sur la liaison amoureuse de Léonard et de la Gioconda.

La réalité de la mort, comme cela se produit toujours à la première minute, lui paraissait invraisemblable.

Mais le soir même il apprit tout. Revenant de Calabre, où messer Francesco avait très avantageusement traité ses affaires, dans la petite ville de Lagonero, monna Lisa était morte de la fièvre putride, disaient les uns, d’une contagieuse maladie de la gorge, disaient les autres.

VI[modifier]

La malchance poursuivit Léonard. Le canal conduisant l’Arno vers Pise aboutit à une déconvenue. Les ingénieurs de Ferrare en rejetèrent toute la responsabilité sur Léonard. Puis ser Piero étant venu à mourir, Léonard, étant à court d’argent, vendit ses droits d’héritage à un usurier. Ses frères lui intentèrent un procès, amassant contre lui toutes les vieilles accusations de magie, d’impiété, de sodomie, de haute trahison, de vol de cadavres dans les cimetières. À tous ces ennuis vint s’ajouter l’insuccès du tableau de la salle du Conseil.

Sa lenteur d’exécution et son dégoût pour la promptitude exigée par la peinture à fresque étaient si fortement ancrés chez lui qu’en dépit de l’avertissement donné par la Sainte Cène Léonard décida de peindre quand même avec des couleurs à l’huile la bataille d’Anghiari. Le travail, à moitié achevé, il chercha à sécher les couleurs à l’aide de brasiers perfectionnés ; mais il dut bientôt se rendre compte que la chaleur n’influait que sur le bas du tableau et que le vernis de la partie supérieure gardait toujours sa moiteur. Après de nombreux et vains efforts, il dut se convaincre enfin que son second essai de peinture murale subirait le même sort que la Sainte Cène, et que de nouveau, comme l’avait dit Buonarotti, « il serait forcé de tout abandonner à sa courte honte ».

Son tableau de la salle du Conseil lui causa un dégoût plus grand que l’affaire du canal de Pise et son procès contre ses frères.

Soderini le tourmentait par ses comptes minutieux en le menaçant du dédit convenu, et, voyant l’inutilité de ses menaces, accusa ouvertement Léonard de détournement d’argent du Trésor.

Mais lorsque, ayant emprunté à tous ses amis, l’artiste voulut lui rendre toutes les sommes touchées, messer Piero refusa de les recevoir, et cependant circulait à Florence, dans toutes les mains, colportée par les amis de Buonarotti, la lettre du gonfalonier au chancelier de la République florentine à Milan, qui sollicitait les services de Léonard pour le compte du lieutenant du roi de France en Lombardie, le seigneur Charles d’Amboise.

« Les actes de Léonard ne sont pas honnêtes, disait la lettre. Ayant exigé à l’avance une forte somme, et ayant à peine commencé le travail, il a tout abandonné, agissant dans cette affaire comme un traître vis-à-vis de la République. »

Une nuit d’hiver, Léonard était assis seul dans sa chambre de travail. Après la journée écoulée en préoccupations de toutes sortes, il se sentait fatigué et brisé comme après une nuit de fièvre et de délire. Il tenta de s’occuper ; commença des calculs ; puis une caricature ; essaya de lire ; mais rien ne l’intéressait, l’insomnie persistait. Il écoutait les hurlements du vent et se souvenait des paroles de Machiavel : « Le plus terrible dans l’existence, ce ne sont ni les préoccupations, ni la pauvreté, ni le chagrin, ni la maladie, ni même la mort, mais l’ennui ! » Il se leva, prit une lumière, ouvrit la porte de la chambre voisine, entra, s’approcha du tableau posé sur le chevalet et recouvert d’une étoffe à plis lourds qu’il rejeta.

C’était le portrait de monna Lisa Gioconda.

Il ne l’avait pas regardé depuis la dernière séance et il lui semblait qu’il le voyait pour la première fois. Et il découvrit une telle puissance de vie dans ce visage qu’il en éprouva un malaise devant son œuvre. Il se souvint de la croyance superstitieuse concernant certains portraits envoûtés qui, percés à l’aide d’une aiguille, occasionnaient la mort du modèle. Pour lui, il avait agi en sens contraire, enlevant la vie à une vivante pour la donner à une morte.

Tout en elle était lumineux et exact. Il semblait qu’en la fixant attentivement on eût vu la poitrine se soulever, le sang battre sous les artères et l’expression du visage se transformer. Et en même temps elle était chimérique, lointaine et étrangère, plus antique dans son immortelle jeunesse que la base des rochers basaltiques qui formait le fond du portrait.

Seulement à ce moment, comme si la mort lui eût dessillé les yeux, il comprit que le charme de monna Lisa était ce qu’il avait cherché avec une si infatigable curiosité dans toute la nature. Et c’était elle, maintenant, qui l’éprouvait. Que voulait dire le regard de ces yeux, reflétant son âme à lui, à l’infini, comme un miroir un autre miroir ?

Répétait-elle ce qu’elle n’avait pas achevé de dire lors de leur dernière entrevue : « Il faut autre chose que la curiosité pour pénétrer les plus profonds et peut-être les plus merveilleux mystères de la caverne » ?

Ou bien était-ce l’indifférent sourire avec lequel les morts contemplent les vivants ?

Il savait que, s’il l’avait voulu, elle ne serait pas morte. Mais jamais il n’avait considéré la mort d’aussi près.

Sous le regard caressant et froid de Gioconda, une insupportable terreur glaçait son cœur.

Et pour la première fois dans sa vie, il recula devant l’infini, sans oser le scruter, sans vouloir savoir.

D’un mouvement rapide, il abaissa l’étoffe sur le portrait, comme on rejette un suaire.

Au début du printemps, sur les instances du seigneur d’Amboise, Léonard obtint un congé de trois mois et partit pour Milan.

Il était aussi heureux de quitter sa patrie, exilé éternel, que vingt-cinq ans auparavant lorsqu’il avait aperçu pour la première fois les Alpes neigeuses, au-dessus de la plaine lombarde.