Le Roman de Renart/Aventure 10

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Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 59-70).

DIXIÈME AVENTURE

Comment Renart trouva la boîte aux oublies, et comment Primaut, ordonné prêtre, voulut sonner les cloches et chanter la messe : ce que l’on estima fort étrange.



Certain prêtre, un jour, traversoit la plaine, portant devant lui sur sa poitrine une boîte remplie de ces gâteaux légers connus sous le nom d’oublies, que l’on découpoit plus tard pour en faire des pains à chanter. Au bout de la plaine étoit une haie : le prêtre en la traversant avoit laissé tomber la boîte aux oublies, et ne s’en étoit pas apperçu.

Renart arrive, trouve la boîte et l’emporte à travers champs. Quand il se vit dans un endroit écarté : « Voyons », dit-il, « ce qu’il y a là dedans. » Il ouvre, trouve plus de cent oublies et les mange toutes à l’exception de deux qu’il garde pliées en double entre ses dents. Il n’eut pas fait vingt pas qu’il aperçut damp Primaut venant à lui d’un pas rapide, comme s’il le reconnaissoit. « Renart, » dit-il, « sois le bien-venu  ! — Et vous, damp Primaut, Dieu vous garde et vous donne bon jour ! Peut-on savoir d’où votre seigneurie accourt si vîte ? — Je viens du bois où j’ai chassé longtemps sans rien trouver. Mais que portes-tu donc là ?

Renart. De bons et beaux gâteaux d’église ; des oublies.

Primaut. Des gâteaux ! où les as-tu découverts ?

Renart. Mais apparemment où ils étoient ; ils m’y attendoient, je suppose.

Primaut. Ah ! cher ami, partageons, je te prie.

Renart. Je vous les donne, et je vous les donnerois quand même ils vaudroient cinq cents livres. »

Primaut ayant mangé les oublies de grand cœur : « Renart, sais-tu que ces gâteaux sont fort bons ? En as-tu d’autres ? — Non, pour le moment. — Eh bien, j’en ai regret ; car, par saint Germain et l’âme de mon père, je sens une faim horrible. Je n’avais rien mangé d’aujourd’hui, et malgré tes oublies, je me sens prêt à défaillir. — Prenez, » dit Renart, « un peu de courage. Vous voyez là-bas ce moutier ? Allons-y, nous y trouverons autant d’oublies que nous voudrons. — Ah ! cher ami Renart, s’il en étoit ainsi, j’en serois reconnaissant toute ma vie.

— Laissez-moi faire, et vous allez être content, je le promets sur ma tête. Marchez devant, je suivrai. »

Ils courent et bientôt arrivent devant le moutier que desservoit le prêtre à la boite d’oublies. La porte étoit fermée : ils creusent la terre sous les degrés de l’entrée et pratiquent une ouverture.

Les voilà dans l’église. Sur l’autel se trouvoient des oublies recouvertes d’une blanche serviette. Enlever le linge et dévorer les gâteaux fut pour Primaut l’affaire d’un instant. « En vérité, frère Renart, ces gâteaux me plaisent beaucoup : mais plus j’en ai mangé et plus j’ai souhaité d’en manger encore. Quelle est cette huche, là près ? ne contiendroit-elle pas quelque bonne chose ? voyons, ouvrons-la. — Je ne demande pas mieux. »

Ils vont à la huche. Primaut, le plus fort et le plus avide, en brise la fermeture : ils y trouvent du pain, du vin et de bonnes viandes. « Dieu soit loué ! » dit Primaut, « cela vaut encore mieux que les oublies ; et nous avons de quoi faire un excellent repas. Tiens, Renart, va prendre la nappe de l’autel, étends-la ici et apporte-nous du sel. L’honnête homme que ce prêtre, pour avoir si bien garni la huche ! Voilà tout préparé ; mangeons ce que Dieu nous envoie. »

Parlant ainsi, Primaut tiroit les provisions. Elles furent posées sur la nappe, et, tranquilles comme dans leur propre demeure, les deux compagnons s’assirent et mangèrent à qui mieux mieux.

Mais si Renart ne jouoit pas un mauvais tour à Primaut, il en auroit une honte mortelle. « Cher ami, » dit-il, « je suis ravi de vous voir en si bon point. Versez et buvez, nous n’avons personne à craindre. Oui, buvons, » répond Primaut, « il y a du vin pour trois. » Cependant, à force de hausser le bras, la tête de damp Primaut s’embarrasse, et Renart, tout en se ménageant, continuoit à l’exciter. « Çà, » disoit-il, « nous ne faisons rien ; vous buvez à trop petits coups, je ne vous reconnois pas. — Comment  ! je lampe sans arrêter, » répond l’autre en bégayant. « Fais-moi raison, mon cher, mon bon ami Renart : je veux boire plus que toi. — Oh ! vous n’y arriverez pas. — Moi ? — Songez que j’ai dix coups en avance. — Ah ! Renart, tu ne dis pas la vérité. Tiens, have ! Drink ! Toi mieux boire que moi ! je viderois plutôt les deux coupes à la fois, la tienne et la mienne. »

Renart faisoit semblant de boire, mais laissoit couler le vin dans ses barbes. L’autre n’y voyoit plus rien ; il buvoit, buvoit toujours, les yeux hors du front, rouges comme deux charbons embrasés. Il n’est pas de rêverie qui ne lui passe par la tête : tantôt il se croit le roi Noble entouré de sa cour, au milieu de son palais ; tantôt il pleure ses vieux méfais et se déclare le plus grand pêcheur du monde.

« Renart », dit-il, « j’ai une idée ; Dieu en nous conduisant ici doit avoir eu ses desseins sur nous. Si nous allions à l’autel chanter la messe ? Le missel est ouvert, les robes du prêtre sont à côté. J’ai appris à chanter quand j’étois jeune, et tu vas voir si je l’ai oublié.

« Mais, » dit Renart, « il faut, avant tout, se garder de sacrilège. Pour chanter à l’autel on doit être prêtre, ou pour le moins clerc couronné. Tu ne l’es pas, Primaut. — En vérité, tu as raison, Renart. Mais on y pourvoira, on y pour-pour-voi-ra. Ne pourras-tu me faire la couronne qui me manque ? D’ailleurs, on peut renoncer à la messe ; je n’ai pas besoin d’être tonsuré pour dire vigiles et vêpres. — Non ; mais pourtant il vaudroit mieux te donner tout de suite les Ordres : moi, je puis fort bien le faire, car, au temps passé, j’ai étudié pour être prêtre et je suis au moins diacre. Si donc je trouvois un rasoir, je te couronnerois, je te passerois l’étole au cou et je te déclarerois prêtre, sans avoir besoin de notre saint-père le Pape. — En attendant, » dit Primaut, « rien ne nous empêche de chanter les vêpres. » Les deux amis avancent vers l’autel, Primaut en longeant les murs pour y trouver le point d’appui dont il a grand besoin. Tout en l’accompagnant, Renart regardoit de côté et d’autre : derrière l’Autel des pelerins il avise une armoire, et par bonheur il y trouve un rasoir effilé, un clair bassin de laiton et des ciseaux. « Voilà, » dit-il, « tout ce qu’il nous faut ; nous n’avons plus besoin que d’un peu d’eau. »

Primaut avoit la langue trop embarrassée pour répondre. L’autre cependant reconnoît, sous la tour des cloches, la pierre du baptistère, il y puise de l’eau, et revenant à son compagnon : « Voyez, Primaut, le miracle que Dieu vient de faire pour vous ; regardez cette eau. — C’est, » dit Primaut, « que Dieu prend en gré notre service. Allons ! vîte ma couronne. Décidément, je veux chanter la messe. »

Il s’étend sur les dalles, et Renart lui tenant d’une main la tête verse de l’autre l’eau du bassin. Primaut supporte tout sans broncher, et Renart profitant de sa bonne volonté lui élargit la couronne jusqu’aux oreilles. « Ai-je tonsure maintenant ? — Oui, tu peux la sentir toi-même. — Me voilà donc vrai prêtre ! Allons, tout de suite la messe ! commençons. — Mais auparavant, il faut sonner les cloches. — Laisse-moi faire. » Il va aux cloches, saisit les cordes et se met à sonner à glas et à carillon. Renart est pris alors d’une telle envie de rire que la mort de tous ses parents ne la lui auroit pas ôtée. Il se cache comme il peut sous les barbes de son manteau, et lui crie : « Bon ! bon ! plus fort ! toujours plus fort ! Je crois qu’il n’y a pas un clerc, un marguillier capable de mieux sonner. — Mais il faut prendre les deux cordes ensemble, les clochettes ne font pas leur office. — Est-ce mieux comme cela  ? — Oui, oui ; maintenant à l’autel ! Je vais vous aider à passer l’aube et l’aumusse, la ceinture, le fanon et l’étole. » Puis, entre ses dents : « Oh ! comme il chantera tout-à-l’heure autrement ! comme on va lui caresser d’une autre façon les côtes ! »

Primaut, la chasuble sur le dos, monte à l’autel, ouvre le missel, tourne et retourne les feuillets ; il pousse des hurlements qu’il regarde comme autant de traits mélodieux. Cependant Renart croyant le moment arrivé de déguerpir, se coule sous la porte par le trou qu’ils avoient pratiqué, rejette la terre qu’ils en avoient enlevée, ferme l’ouverture, et laisse Primaut braire et hurler tout à son aise.

Or, comme on le pense bien, le son des cloches arrive au presbytère. Le prêtre étonné saute à bas de son lit, approche du feu la chandelle qu’il allume, appelle Giles son clerc, son chapelain, et sa femme[1], se munit d’un levier, prend la clef du moutier, ouvre la porte et s’avance avec inquiétude. La dame s’arme d’un pilon, le chapelain d’un fouet et le clerc d’une massue qui lui donne quelque chose de l’air et de la démarche d’un énorme limaçon.

Le prêtre fut le premier à distinguer, devant l’autel d’où partoient les cris, un personnage tonsuré, enchasublé, dont il ne peut reconnoître les traits. Il recule, il revient à plusieurs reprises, enfin il s’imagine avoir affaire au diable et se sent pris d’une telle épouvante qu’il en perd connaissance. La prêtresse pousse les hauts cris, et le clerc se sauve dans la ville en criant de toutes ses forces : « Alarme ! alarme ! les diables sont entrés dans le moutier ! ils ont tué Monsieur le Curé, et nous avons eu grand peine à nous sauver. » Les vilains réveillés en sursaut se lèvent, s’habillent et tous se portent vers le moutier.

Il falloit les voir alors : l’un a endossé son haubert de cuir, l’autre a coiffé son vieux chapeau de fer enfumé ; celui-ci a tiré du fumier sa fourche encore humide, celui-là s’est fait accompagner de ses chiens ; d’autres brandissent des épées rouillées, dressent des bâtons, des fléaux, agitent des haches, des massues ; tous enfin se préparent à lutter rien que contre les diables d’enfer. Le prêtre étoit revenu à lui : « Oui, mes enfants », leur dit-il, « le diable est dans l’église, il faut lui courir sus. » Le bruit de la foule interrompt la messe de Primaut : il se retourne, s’étonne, la peur le prend et le dégrise. Il court au trou, il étoit fermé ; il revient à l’autel, il va, vient, de plus en plus effrayé. Le prêtre, lui voyant l’oreille basse, le frappe de son levier : furieux, Primaut se jette sur l’agresseur et l’auroit mis en pièces si les vilains lui en avaient laissé le temps. Tous alors le huent, le daubent, lui brisent les reins, lui enlèvent la moitié de l’échine. Le pauvre Primaut fait alors un suprême effort : il mesure des yeux une fenêtre ouverte, fait un élan, l’atteint du premier saut et s’échappe enfin de l’église. Criblé de blessures, il n’a d’autre consolation que les vêtements qu’il emporte, et c’est dans ce costume qu’il gagne le bois et qu’il rend grâces à Dieu de lui avoir conservé la vie. « Maudit soit le prouvère ! il me paiera cher un autre jour tous les coups que j’ai reçus ! Je jure Hermengart, ma femme, de ne rien laisser ici, ni vache ni brebis. S’il a demain à chanter messe, qu’il cherche celui qui lui rapportera son étole et son aumusse ; il faudra qu’il emprunte, pour l’office, la jupe de la prêtresse, et qu’il fasse une aube de sa guimpe. Mais Renart ! qu’est-il devenu ? c’est lui pourtant qui me conduisit au moutier, et qui m’a laissé après m’avoir mis dans l’embarras. Ah ! si je le retrouve, je n’irai pas porter ma plainte à la cour du roi Noble, je me ferai justice moi-même et je l’empêcherai d’essayer jamais des tours pareils. Mais j’aurois dû me tenir pour défié, et l’exemple de mon frère Ysengrin pouvoit bien me tenir lieu d’avertissement. »

Parlant ainsi, il découvre sous un chêne maître Renart qui, l’air contrit, les yeux larmoyants, sembloit arrêté pour l’attendre. « Ah ! vous voilà donc enfin, sire Primaut », dit-il, « soyez le bienvenu ! — Et moi, » dit Primaut, « je ne vous salue pas. — Pourquoi ? quel mal ai-je donc fait ? — Vous m’avez laissé seul, et sans m’avertir vous avez fermé la trouée du moutier. Ce n’est pas votre faute si je n’ai pas été assommé : il a fallu me défendre contre une centaine d’ennemis acharnés. Méchant nain, roux infâme ! Ah ! si je ne suis pas le premier, je pourrai bien être le dernier de ceux que vous aurez trahis.

« Sire Primaut », répond Renart d’une voix suppliante, « je vous crie merci ; je sais que dans ces lieux écartés, vous pouvez me faire honte et préjudice ; mais j’atteste Hermeline, ma chère femme, Malebranche et Percehaie, mes deux fils, que je ne me souviens pas de vous avoir offensé. Ce n’est pas moi qui ai fermé le pertuis c’est le méchant prouvère. J’eus beau le supplier de s’en défendre, il me répondit par des menaces, si bien que le voyant prêt à me faire un mauvais parti, je n’eus plus qu’à me sauver par un petit sentier couvert que je connaissois. Je vous attendis sous ce chêne, inquiet de ce que vous alliez devenir, car je prévoyois avec chagrin qu’on vous attaqueroit. Telle est la vérité, je sanglotois encore au moment où vous êtes arrivé. »

Ces paroles firent tomber la colère de Primaut : « Allons ! Renart, je veux bien vous croire, et ne garder de rancune que contre le prouvère dont j’emporte au moins, comme vous voyez, l’aube, l’aumusse, la chasuble, le fanon et la ceinture. Il en cherchera d’autres, quand il voudra chanter messe à son tour.

— Or, savez-vous, » dit Renart, « ce qu’il y auroit à faire ? — Non. — Il faudroit demain porter ces vêtements à la foire et les y vendre, fût-ce au prouvère lui-même, s’il s’y présente. — Voilà qui est bien pensé, » dit Primaut ; « mais d’abord reposons-nous, car je suis gravement meurtri et harassé. Quand nous aurons bien dormi, nous parlerons de la foire ; nous y porterons les habits, et nous en aurons, j’imagine, un assez bon prix. — Je le crois comme vous, » répondit Renart, « et qui sait si nous ne trouverons pas moyen de nous venger de ceux qui vous ont tant maltraitté, pour vous punir de votre zèle au service de Dieu ? »


  1. En ce temps-là, c’est-à-dire vers 1170, l’Église permettoit encore aux prêtres de garder la femme qu’ils avoient épousée avant d’être ordonnés.