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Le Roman de Renart/Aventure 12

La bibliothèque libre.
Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 75-77).

DOUZIÈME AVENTURE.

Comment l’oison ne demeura pas à qui l’avoit acheté, et comment Primaut ne put attendrir Mouflart le vautour.



Retournons maintenant à Primaut qui se complait à regarder l’oison, avant de le manger. Par où commencera-t-il ce repas délicieux ? Par les cuisses ? Non : la tête est plus délicate, et puis s’il s’en prenoit d’abord aux pattes, il n’auroit plus faim pour aborder les meilleurs morceaux. Comme il suivoit ce raisonnement, sire Mouflart le vautour faisoit dans les airs sa ronde accoutumée. Il apperçoit Primaut perdu dans la contemplation de son oison, et lui qui n’avoit mangé de la matinée, profite de l’occasion, descend, avance les ongles et vous happe la lourde volaille. Primaut, à la rigueur, eût pu le prévenir ; mais il avoit espéré du même coup retenir l’oison et l’épervier : il perdit l’un et l’autre. Quel ne fut pas alors son dépit ! il suit Mouflart des yeux, il le voit se poser sur un chêne, et prenant alors l’air d’une honnête personne : « Sire Mouflart, » dit-il, « cela n’est pas bien d’ôter aux gens ce qui leur appartient ; sur mon salut, je ne vous aurois pas traité de même. Tenez, ne nous querellons pas, cher ami ; descendez, faisons la paix ; vous découperez l’oison, et vous choisirez vous-même la moitié qui vous plaira le mieux. Ne le voulez-vous pas, mon bon Mouflart ?

— Non, Primaut, » répond l’autre, « ne l’espérez pas ; je garde ce que je tiens. À moi cet oison, à vous les autres que vous prendrez. Mais, si vous voulez, je dirai une patenostre pour vous mon bienfaiteur : car il faut en convenir, l’oie est excellente ; je n’en ai jamais mangé d’aussi tendre et d’aussi dodue. — Au moins laissez-m’en goûter. Une seule cuisse, de grâce ! — Vous n’y pensez pas, sire Primaut. Quoi ! vous voulez que je descende jusqu’à vous, pour le plaisir de partager ! Il faudroit être fou, pour mettre derrière son dos ce qu’on a dans les mains. Mais tenez, un peu de patience : quand j’aurai mangé les chairs, je vous jetterai les os. »

Primaut se résigna. Il attendit la chute de quelques bribes dont Mouflart ne vouloit plus ; et cependant il sentoit un vrai remord n’avoir fait à Renart le tour dont il avoit si mal profité.