Le Roman de la momie/Chapitre 2

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Fasquelle (p. 82-100).

II

Nofré fit un signe, pressentant une confidence ; la harpiste, les deux musiciennes, les danseuses et les suivantes se retirèrent silencieusement à la file, comme les figures peintes sur les fresques. Lorsque la dernière eut disparu, la suivante favorite dit à sa maîtresse d’un ton câlin et compatissant, comme une jeune mère qui berce les petits chagrins de son nourrisson :

« Qu’as-tu, chère maîtresse, pour être triste et malheureuse ? N’es-tu pas jeune, belle à faire envie aux plus belles, libre, et ton père, le grand prêtre Pétamounoph, dont la momie ignorée repose dans un riche tombeau, ne t’a-t-il pas laissé de grands biens dont tu disposes à ton gré ? Ton palais est très-beau, tes jardins sont très-vastes et arrosés d’eaux transparentes. Tes coffres de pâte émaillée et de bois de sycomore contiennent des colliers, des pectoraux, des gorgerins, des anneaux pour les jambes, des bagues aux chatons finement travaillés ; tes robes, tes calasiris, tes coiffures dépassent le nombre des jours de l’année ; Hôpi-Mou, le père des eaux, recouvre régulièrement de sa vase féconde tes domaines, dont un gypaète volant à tire-d’aile ferait à peine le tour d’un soleil à l’autre ; et ton cœur, au lieu de s’ouvrir joyeusement à la vie comme un bouton de lotus au mois d’Hâthor ou de Choïack, se referme et se contracte douloureusement. »

Tahoser répondit à Nofré :

« Oui, certes, les dieux des zones supérieures m’ont favorablement traitée ; mais qu’importent toutes les choses qu’on possède, si l’on n’a pas la seule qu’on souhaite ? Un désir non satisfait rend le riche aussi pauvre dans son palais doré et peint de couleurs vives, au milieu de ses amas de blé, d’aromates et de matières précieuses, que le plus misérable ouvrier des Memnonia qui recueille avec de la sciure de bois le sang des cadavres, ou que le nègre demi-nu manœuvrant sur le Nil sa frêle barque de papyrus, à l’ardeur du soleil de midi. »

Nofré sourit et dit d’un air d’imperceptible raillerie :

« Est-il possible, ô maîtresse, qu’un de tes caprices ne soit par réalisé sur-le-champ ? Si tu rêves d’un bijou, tu livres à l’artisan un lingot d’or pur, des cornalines du lapis-lazuli, des agates, des hématites, et il exécute le dessin souhaité ; il en est de même pour les robes, les chars, les parfums, les fleurs et les instruments de musique. Tes esclaves, de Philæ à Héliopolis, cherchent pour toi ce qu’il y a de plus beau, de plus rare ; si l’Égypte ne renferme pas ce que tu souhaites, les caravanes te l’apportent du bout du monde ! »

La belle Tahoser secoua sa jolie tête et parut impatientée du peu d’intelligence de sa confidente.

« Pardon, maîtresse, dit Nofré se ravisant et comprenant qu’elle avait fait fausse route, je ne songeais pas que depuis quatre mois bientôt le Pharaon est parti pour l’expédition de l’Éthiopie supérieure, et que le bel oëris (officier), qui ne passait pas sous la terrasse sans lever la tête et ralentir le pas, accompagne Sa Majesté. Qu’il avait bonne grâce en son costume militaire ! qu’il était beau, jeune et vaillant ! »

Comme si elle eût voulu parler, Tahoser ouvrit à demi ses lèvres roses ; mais un léger nuage de pourpre se répandit sur ses joues, elle pencha la tête, et la phrase prête à s’envoler ne déploya pas ses ailes sonores.

La suivante crut qu’elle avait touché juste et continua :

« En ce cas, maîtresse, ton chagrin va cesser, ce matin un coureur haletant est arrivé, annonçant la rentrée triomphale du roi avant le coucher du soleil. N’entends-tu pas déjà mille rumeurs bourdonner confusément dans la cité qui sort de sa torpeur méridienne ? Écoute ! les roues des chars résonnent sur les dalles des rues ; et déjà le peuple se porte en masses compactes vers la rive du fleuve pour le traverser et se rendre au champ de manœuvre. Secoue ta langueur, et toi aussi viens voir ce spectacle admirable. Quand on est triste, il faut se mêler à la foule. La solitude nourrit les pensées sombres. Du haut de son char de guerre, Ahmosis te décochera un gracieux sourire, et tu rentreras plus gaie à ton palais.

— Ahmosis m’aime, répondit Tahoser, mais je ne l’aime pas.

— Propos de jeune vierge, répliqua Nofré, à qui le beau chef militaire plaisait fort et qui croyait jouée la nonchalance dédaigneuse de Tahoser. En effet, Ahmosis était charmant : son profil ressemblait aux images des Dieux taillées par les plus habiles sculpteurs ; ses traits fiers, réguliers égalaient en beauté ceux d’une femme ; son nez légèrement aquilin, ses yeux d’un noir brillant, agrandis d’antimoine, ses joues aux contours polis, d’un grain aussi doux que celui de l’albâtre oriental, ses lèvres bien modelées, l’élégance de sa haute taille, son buste aux épaules larges, aux hanches étroites, ses bras vigoureux, où cependant nul muscle ne faisait saillir son relief grossier, avaient tout ce qu’il faut pour séduire les plus difficiles ; mais Tahoser ne l’aimait pas, quoi qu’en pensât Nofré.

Une autre idée qu’elle n’exprima pas, car elle ne croyait pas Nofré capable de la comprendre, détermina la jeune fille : elle secoua sa nonchalance, quitta son fauteuil avec une vivacité qu’on n’aurait pas attendue d’elle, à l’attitude brisée qu’elle avait gardée pendant les chœurs et les danses. Nofré, agenouillée à ses pieds, lui chaussa des espèces de patins au bec recourbé, jeta de la poudre odorante sur ses cheveux, tira d’une boîte quelques bracelets en forme de serpent, quelques bagues ayant pour chaton le scarabée sacré ; lui mit aux joues un peu de fard vert, que le contact de la peau fit immédiatement rosir ; polit ses ongles avec un cosmétique, rajusta les plis un peu froissés de sa calasiris, en suivante zélée, qui veut faire paraître sa maîtresse dans tous ses avantages ; puis elle appela deux ou trois serviteurs, et leur dit de faire préparer la barque et passer de l’autre côté du fleuve le chariot et son attelage.

Le palais, ou, si ce titre semble trop pompeux, la maison de Tahoser s’élevait tout près du Nil, dont elle n’était séparée que par des jardins. La fille de Pétamounoph, la main posée sur l’épaule de Nofré, précédée de ses serviteurs, suivit jusqu’à la porte d’eau la tonnelle, dont les pampres, tamisant le soleil, bigarraient d’ombre et de clair sa charmante figure. Elle arriva bientôt sur un large quai de briques, où fourmillait une foule immense, attendant le départ ou le retour des embarcations.

Oph, la colossale cité, ne renfermait plus dans son sein que les malades, les infirmes, les vieillards incapables de se mouvoir, et les esclaves chargés de garder les maisons : par les rues, par les places, par les dromos, par les allées de sphinx, par les pylônes, par les quais coulait un fleuve d’êtres humains se dirigeant vers le Nil. La variété la plus étrange bariolait cette multitude, les Égyptiens formaient la masse et se reconnaissaient à leur profil pur, à leur taille svelte et haute, à leur robe de fin lin, ou à leur calasiris soigneusement plissée ; quelques-uns, la tête enveloppée dans une étoffe à raies bleues ou vertes, les reins serrés d’un étroit caleçon, montraient jusqu’à la ceinture leur torse nu couleur d’argile cuite.

Sur ce fond indigène tranchaient des échantillons divers de races exotiques : les nègres du haut Nil, noirs comme des dieux de basalte, les bras cerclés de larges anneaux d’ivoire et faisant balancer à leurs oreilles de sauvages ornements ; les Éthiopiens bronzés, à la mine farouche, inquiets malgré eux dans cette civilisation, comme des bêtes sauvages au plein jour ; les Asiatiques au teint jaune clair, aux yeux d’azur, à la barbe frisée en spirales, coiffés d’une tiare maintenue par un bandeau, drapés d’une robe à franges chamarrée de broderies ; les Pélasges vêtus de peaux de bêtes rattachées à l’épaule, laissant voir leurs bras et leurs jambes bizarrement tatouées, et portant des plumes d’oiseaux sur leur tête, d’où pendaient deux nattes de cheveux que terminait une mèche aiguisée en accroche-cœur.

À travers cette foule s’avançaient gravement des prêtres à la tête rasée, une peau de panthère tournée autour du corps, de façon que le mufle de l’animal simulât une boucle de ceinture, des souliers de byblos aux pieds, à la main une haute canne d’acacia, gravée de caractères hiéroglyphiques ; des soldats, leur poignard à clous d’argent au côté, leur bouclier sur le dos, leur hache de bronze au poing ; des personnages recommandables, à la poitrine décorée de gorgerins honorifiques, que saluaient très bas les esclaves en mettant leurs mains près de terre. Se glissant le long des murs d’un air humble et triste, de pauvres femmes demi-nues cheminaient, courbées sous le poids de leurs enfants suspendus à leur cou dans des lambeaux d’étoffe ou des couffes de sparterie, tandis que de belles filles, accompagnées de trois ou quatre suivantes, passaient fièrement sous leurs longues robes transparentes nouées au-dessous du sein d’écharpes à bouts flottants, avec un scintillement d’émaux, de perles et d’or, et une fragrance de fleurs et d’aromates.

Parmi les piétons filaient les litières portées par des Éthiopiens au pas rapide et rythmique ; des chars légers attelés de chevaux fringants aux têtes empanachées, des chariots à bœufs d’une allure pesante et contenant une famille. À peine si la foule insouciante d’être écrasée s’ouvrait pour leur faire place, et souvent les conducteurs étaient obligés de frapper de leur fouet les retardataires ou les obstinés qui ne s’écartaient pas.

Un mouvement extraordinaire avait lieu sur le fleuve, couvert, malgré sa largeur, à ne pas en apercevoir l’eau, dans toute la longueur de la ville, de barques de toute espèce ; depuis la cange à la proue et à la poupe élevées, au naos chamarré de couleurs et de dorures, jusqu’au mince esquif de papyrus, tout était employé. On n’avait pas même dédaigné les bateaux à passer le bétail et à transporter les fruits, les radeaux de joncs soutenus par des outres qu’on charge ordinairement de vases d’argile.

Ce n’était pas une mince besogne de transvaser d’un bord du fleuve à l’autre une population de plus d’un million d’âmes, et il fallait pour l’opérer toute l’adresse active des matelots de Thèbes.

L’eau du Nil, battue, fouettée, divisée par les rames, les avirons, les gouvernails, écumait comme une mer, et formait mille remous qui rompaient la force du courant.

La structure des barques était aussi variée que pittoresque : les unes se terminaient à chaque extrémité par une grande fleur de lotus recourbée en dedans et serrée à sa tige d’une cravate de banderoles ; les autres se bifurquaient à la poupe et s’aiguisaient en pointe ; celles-ci s’arrondissaient en croissant et se relevaient aux deux bouts ; celles-là portaient des espèces de châteaux ou plates-formes où se tenaient debout les pilotes ; quelques-unes consistaient en trois bandes d’écorce reliées avec des cordes et manœuvrées par une pagaie. Les bateaux destinés au transport des animaux et des chars étaient accolés bord à bord, et supportaient un plancher sur lequel se remployait un pont volant permettant d’embarquer et de débarquer sans peine : le nombre en était grand. Les chevaux surpris hennissaient et frappaient le bois de leur corne sonore, les bœufs tournaient avec inquiétude du côté de la rive leurs mufles lustrés d’où pendaient des filaments de bave, et se calmaient sous les caresses des conducteurs.

Les contremaîtres marquaient le rythme aux rameurs en heurtant l’une contre l’autre la paume de leurs mains ; les pilotes, juchés sur la poupe ou se promenant sur le toit des naos, criaient leurs ordres, indiquant les manœuvres nécessaires pour se diriger à travers le dédale mouvant des embarcations. Parfois, malgré les précautions, les bateaux se choquaient, et les mariniers échangeaient des injures ou se frappaient de leurs rames.

Ces milliers de nefs, peintes la plupart en blanc et relevées d’ornements verts, bleus et rouges, chargées d’hommes et de femmes vêtus de costumes multicolores, faisaient disparaître entièrement le Nil sur une surface de plusieurs lieues, et présentaient, sous la vive couleur du soleil d’Égypte, un spectacle d’un éclat éblouissant dans sa mobilité ; l’eau agitée en tous sens fourmillait, scintillait, miroitait comme du vif-argent, et ressemblait à un soleil brisé en millions de pièces.

Tahoser entra dans sa cange, décorée avec une richesse extrême, dont le centre était occupé par une cabine ou naos à l’entablement surmonté d’une rangée d’uræus, aux angles équarris en piliers, aux parois bariolées de dessins symétriques. Un habitacle à toit aigu chargeait la poupe, contrebalancée à l’autre extrémité par une sorte d’autel enjolivé de peintures. Le gouvernail se composait de deux immenses rames terminées en têtes d’Hâthor, nouées au col de longs bouts d’étoffe et jouant sur des pieux échancrés, Au mât dressé palpitait, car le vent d’est venait de se lever, une voile oblongue fixée à deux vergues, dont la riche étoffe était brodée et peinte de losanges, de chevrons, de quadrilles, d’oiseaux, d’animaux chimériques aux couleurs éclatantes ; à la vergue inférieure pendait une frange de grosses houppes.

L’amarre dénouée et la voile tournée au vent, la cange s’éloigna de la rive, divisant de sa proue les agrégations de barques dont les rames s’enchevêtraient et s’agitaient comme des pattes de scarabées retournés sur le dos ; elle filait insouciamment au milieu d’un concert d’injures et de cris ; sa force supérieure lui permettait de dédaigner des chocs qui eussent coulé bas des embarcations plus frêles. D’ailleurs les matelots de Tahoser étaient si habiles que la cange qu’ils dirigeaient semblait douée d’intelligence, tant elle obéissait avec promptitude au gouvernail et se détournait à propos des obstacles sérieux. Elle eut bientôt laissé derrière elle les bateaux appesantis, dont le naos plein de passagers à l’intérieur était encore chargé sur le toit de trois ou quatre rangées d’hommes, de femmes et d’enfants accroupis dans l’attitude si chère au peuple égyptien. À voir ces personnages agenouillés ainsi, on les eût pris pour les juges assesseurs d’Osiris, si leur physionomie, au lieu d’exprimer le recueillement propre à des conseillers funèbres, n’eût respiré la gaieté la plus franche. En effet, le Pharaon revenait vainqueur et ramenait un immense butin. Thèbes était dans la joie, et sa population tout entière allait au-devant du favori d’Ammon-Ra, seigneur des diadèmes, modérateur de la région pure, Aroëris tout-puissant, roi-soleil et conculcateur des peuples !

La cange de Tahoser atteignit bientôt la rive opposée. La barque qui portait le char aborda presque en même temps : les bœufs passèrent sur le pont volant et furent placés sous le joug en quelques minutes par les serviteurs alertes débarqués avec eux.

Ces bœufs blancs, tachetés de noir, étaient coiffés d’une sorte de tiare recouvrant en partie le joug attaché au timon et maintenu par deux larges courroies de cuir, dont l’une entourait leur col, et dont l’autre, reliée à la première, leur passait sous le ventre. Leurs garrots élevés, leurs larges fanons, leurs jarrets secs et nerveux, leurs sabots mignons et brillants comme de l’agate, leur queue au flocon soigneusement peigné montraient qu’ils étaient de race pure, et que les pénibles travaux des champs ne les avaient jamais déformés. Ils avaient cette placidité majestueuse d’Apis, le taureau sacré, lorsqu’il reçoit les hommages et les offrandes. Le char, d’une légèreté extrême, pouvait contenir deux ou trois personnes debout ; sa caisse, demi-circulaire, couverte d’ornements et de dorures distribués en lignes d’une courbe gracieuse, était soutenue par une sorte d’étançon diagonal dépassant un peu le rebord supérieur, et auquel le voyageur s’accrochait de la main lorsque la route était raboteuse ou l’allure de l’attelage rapide ; sur l’essieu, placé à l’arrière de la caisse pour adoucir les cahots, pivotaient deux roues à six rayons que maintenaient des clavettes rivées. Au bout d’une hampe plantée dans le fond du char s’épanouissait un parasol figurant des feuilles de palmier.

Nofré, penchée sur le rebord du char, tenait les rênes des bœufs bridés comme des chevaux, et conduisait le char suivant la coutume égyptienne, tandis que Tahoser, immobile à côté d’elle, appuyait sa main, constellée de bagues depuis le petit doigt jusqu’au pouce, à la moulure dorée de la conque.

Ces deux belles filles, l’une étincelante d’émaux et de pierres précieuses, l’autre à peine voilée d’une transparente tunique de gaze, formaient un groupe charmant sur ce char aux brillantes couleurs. Huit ou dix serviteurs, vêtus d’une cotte à raies obliques dont les plis se massaient par-devant, accompagnaient l’équipage, se réglant sur l’allure des bœufs.

De ce côté du fleuve l’affluence n’était pas moins grande ; les habitants du quartier des Memnonia et des villages circonvoisins arrivaient de leur côté, et à chaque instant les barques, déposant leur charge sur le quai de briques, apportaient de nouveaux curieux qui épaississaient la foule. D’innombrables chars, se dirigeant vers le champ de manœuvre, faisaient rayonner leurs roues comme des soleils parmi la poussière dorée qu’ils soulevaient. Thèbes, à ce moment, devait être déserte comme si un conquérant eût emmené son peuple en captivité.

Le cadre était d’ailleurs digne du tableau. Au milieu de verdoyantes cultures, d’où jaillissaient des aigrettes de palmiers-doums, se dessinaient, vivement coloriés, des habitations de plaisance, des palais, des pavillons d’été entourés de sycomores et de mimosas. Des bassins miroitaient au soleil, des vignes enlaçaient leurs festons à des treillages voûtés ; au fond, se découpait la gigantesque silhouette du palais de Rhamsès-Meïamoun, avec ses pylônes démesurés, ses murailles énormes, ses mâts dorés et peints, dont les banderoles flottaient au vent ; plus au nord, les deux colosses qui trônent avec une pose d’éternelle impassibilité, montagne de granit à forme humaine, devant l’entrée de l’Aménophium, s’ébauchaient dans une demi-teinte bleuâtre, masquant à demi le Rhamesséium plus lointain et le tombeau en retrait du grand prêtre, mais laissant entrevoir par un de ses angles le palais de Ménephta.

Plus près de la chaîne libyque, le quartier des Memnonia, habité par les colchytes, les paraschistes et les taricheutes, faisait monter dans l’air bleu les rousses fumées de ses chaudières de natron : car le travail de la mort ne s’arrête jamais, et la vie a beau se répandre tumultueuse, les bandelettes se préparent, les cartonnages se moulent, les cercueils se couvrent d’hiéroglyphes, et quelque cadavre froid, allongé sur le lit funèbre à pieds de lion ou de chacal, attend qu’on lui fasse sa toilette d’éternité.

À l’horizon, mais rapprochées par la transparence de l’air, les montagnes libyques découpaient sur le ciel pur leurs dentelures calcaires, et leurs masses arides évidées par les hypogées et les syringes.

Lorsqu’on se tournait vers l’autre rive, la vue n’était pas moins merveilleuse ; les rayons du soleil coloraient en rose, sur le fond vaporeux de la chaîne arabique, la masse gigantesque du palais du Nord, que l’éloignement pouvait à peine diminuer, et qui dressait ses montagnes de granit, sa forêt de colonnes géantes, au-dessus des habitations à toit plat.

Devant le palais s’étendait une vaste esplanade descendant au fleuve par deux escaliers placés à ses angles ; au milieu, un dromos de criosphinx, perpendiculaire au Nil, conduisait à un pylône démesuré, précédé de deux statues colossales, et d’une paire d’obélisques dont les pyramidions dépassant sa corniche découpaient leur pointe couleur de chair sur l’azur uni du ciel.

En recul au-dessus de la muraille d’enceinte se présentait par sa face latérale le temple d’Ammon ; et plus à droite s’élevaient le temple de Khons et le temple d’Opht ; un gigantesque pylône vu de profil et tourné vers le midi, deux obélisques de soixante coudées de haut marquaient le commencement de cette prodigieuse allée de deux mille sphinx à corps de lion et à tête de bélier, se prolongeant du palais du Nord au palais du Sud ; sur les piédestaux l’on voyait s’évaser les croupes énormes de la première rangée de ces monstres tournant le dos au Nil.

Plus loin s’ébauchaient vaguement dans une lumière rosée des corniches où le globe mystique déployait ses vastes ailes, des têtes de colosses à figure placide, des angles d’édifices immenses, des aiguilles de granit, des superpositions de terrasses, des bouquets de palmiers, s’épanouissant comme des touffes d’herbe entre ces prodigieux entassements ; et le palais du Sud développait ses hautes parois coloriées, ses mâts pavoisés, ses portes en talus, ses obélisques et ses troupeaux de sphinx.

Au-delà tant que la vue pouvait s’étendre, Oph se déployait avec ses palais, ses collèges de prêtres, ses maisons, et de faibles lignes bleues indiquaient aux derniers plans la crête de ses murailles et le sommet de ses portes.

Tahoser regardait vaguement cette perspective familière pour elle, et ses yeux distraits n’exprimaient aucune admiration ; mais, en passant devant une maison presque enfouie dans une touffe de luxuriante végétation, elle sortit de son apathie, sembla chercher du regard sur la terrasse et à la galerie extérieure une figure connue.

Un beau jeune homme, nonchalamment appuyé à une des colonnettes du pavillon, paraissait regarder la foule ; mais ses prunelles sombres, devant lesquelles semblait danser un rêve, ne s’arrêtèrent pas sur le char qui portait Tahoser et Nofré.

Cependant la petite main de la fille de Pétamounoph s’accrochait nerveusement au rebord du char. Ses joues avaient pâli sous la légère couche de fard dont Nofré les avaient peintes et, comme si elle défaillait, à plusieurs reprises elle aspira l’odeur de son bouquet de lotus.