Le Roman de la momie/Chapitre 6

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Fasquelle (p. 151-163).

VI

Tahoser, encouragée par la phrase amicale de Poëri, quitta sa pose suppliante et se releva. Une vive couleur rose avait envahi ses joues tout à l’heure si pâles : la pudeur lui revenait avec l’espoir ; elle rougissait de l’action étrange où l’amour la poussait, et, sur ce seuil que ses rêves avaient franchi tant de fois, elle hésita : ses scrupules de vierge, étouffés par la passion, renaissaient en présence de la réalité.

Le jeune homme, croyant que la timidité, compagne du malheur, empêchait seule Tahoser de pénétrer dans la maison, lui dit d’une voix musicale et douce où perçait un accent étranger :

« Entre, jeune fille, et ne tremble pas ainsi ; la demeure est assez vaste pour t’abriter. Si tu es lasse, repose-toi ; si tu as soif, mes serviteurs t’apporteront de l’eau pure rafraîchie dans des vases d’argile poreuse ; si tu as faim, ils mettront devant toi du pain de froment, des dattes et des figues sèches. »

La fille de Pétamounoph, encouragée par ces paroles hospitalières, entra dans la maison, qui justifiait l’hiéroglyphe de bienvenue inscrit sur sa porte.

Poëri l’emmena dans la chambre du rez-de-chaussée, dont les murailles étaient peintes d’une couche de blanc sur laquelle des baguettes vertes terminées par des fleurs de lotus dessinaient des compartiments agréables à l’œil. Une fine natte de joncs tressés, où se mélangeaient diverses couleurs formant des symétries, couvrait le plancher ; à chaque angle de la pièce, de grosses bottes de fleurs débordaient de longs vases tenus en équilibre par des socles, et répandaient leurs parfums dans l’ombre fraîche de la chambre. Dans le fond, un canapé bas, dont le bois était orné de feuillages et d’animaux chimériques, étalait les tentations de son large coussin à la fatigue ou à la nonchalance. Deux sièges foncés de roseaux du Nil, et dont le dossier se renversait arc-bouté par des supports, un escabeau de bois creusé en conque, appuyé sur trois pieds, une table oblongue à trois pieds également, bordée d’un cadre d’incrustations, historiée au centre d’uræus, de guirlandes et de symboles d’agriculture, et sur laquelle était posé un vase de lotus roses et bleus, complétaient cet ameublement d’une simplicité et d’une grâce champêtres.

Poëri s’assit sur le canapé. Tahoser, repliant une jambe sous la cuisse et relevant un genou, s’accroupit devant le jeune homme, qui fixait sur elle un œil plein d’interrogations bienveillantes.

Elle était ravissante ainsi : le voile de gaze dont elle s’enveloppait, retombant en arrière, découvrait les masses opulentes de sa chevelure nouée d’une étroite bandelette blanche, et permettait de voir en plein sa physionomie douce, charmante et triste. Sa tunique sans manches montrait jusqu’à l’épaule ses bras élégants et leur laissait toute liberté de gesticulation.

« Je me nomme Poëri, dit le jeune homme, et je suis intendant des biens de la couronne, ayant droit de porter dans ma coiffure de cérémonie les cornes de bélier dorées.

— Je me nomme Hora, répondit Tahoser, qui d’avance avait arrangé sa petite fable ; mes parents sont morts, et leurs biens vendus par les créanciers n’ont laissé que juste de quoi subvenir à leurs funérailles. Je suis donc restée seule et sans ressource ; mais, puisque tu veux bien m’accueillir, je saurai reconnaître ton hospitalité : j’ai été instruite aux ouvrages de femmes, quoique ma condition ne m’obligeât pas à les exercer. Je sais tourner le fuseau, tisser la toile en y mêlant des fils de diverses couleurs, imiter les fleurs et tracer des ornements avec l’aiguille sur les étoffes ; je pourrai même, lorsque tu seras las de tes travaux et que la chaleur du jour t’accablera, te réjouir avec le chant, la harpe ou la mandore.

— Hora, sois la bienvenue chez Poëri, dit le jeune homme. Tu trouveras ici, sans briser tes forces, car tu sembles délicate, une occupation convenable pour une jeune fille qui connut des temps plus prospères. Il y a parmi mes servantes des filles très-douces et très-sages qui te seront d’agréables compagnes, et qui te montreront comment la vie est réglée dans cette habitation champêtre. En attendant, les jours succéderont aux jours, et il en viendra peut-être de meilleurs pour toi. Sinon, tu pourras doucement vieillir chez moi dans l’abondance et la paix : l’hôte que les dieux envoient est sacré. »

Ces paroles prononcées, Poëri se leva comme pour se soustraire aux remerciements de la fausse Hora, qui s’était prosternée à ses pieds et les baisait comme font les malheureux à qui l’on vient d’accorder quelque grâce ; mais l’amoureuse avait remplacé la suppliante, et ses fraîches lèvres roses se détachaient avec peine de ces beaux pieds purs et blancs comme les pieds de jaspe des divinités.

Avant de sortir pour aller surveiller les travaux du domaine, Poëri se retourna sur le seuil de l’appartement et dit à Hora :

« Reste ici jusqu’à ce que je t’aie désigné une chambre. Je vais t’envoyer de la nourriture par un de mes serviteurs. »

Et il s’éloigna d’un pas tranquille, balançant à son poignet le fouet du commandement. Les travailleurs le saluaient en mettant une main sur leur tête et l’autre près de terre ; mais à la cordialité de leur salut on voyait que c’était un bon maître. Quelquefois il s’arrêtait, donnant un ordre ou un conseil, car il était très savant aux choses de l’agriculture et du jardinage ; puis il reprenait sa marche, jetant les yeux à droite, à gauche, inspectant soigneusement tout. Tahoser, qui l’avait humblement accompagné jusqu’à la porte et s’était pelotonnée sur le seuil, le coude au genou, le menton dans la paume de la main, le suivit du regard jusqu’à ce qu’il se perdît sous les arceaux de feuillage. Depuis longtemps déjà il avait disparu par la porte des champs, qu’elle le regardait encore.

Un serviteur, d’après l’ordre donné en passant par Poëri, apporta sur un plateau une cuisse d’oie, des oignons cuits sous la cendre, un pain de froment et des figues, ainsi qu’un vase d’eau bouché par des feuilles de myrte.

« Voici ce que le maître t’envoie ; mange, jeune fille, et reprends des forces. »

Tahoser n’avait pas grand’faim, mais il était dans son rôle de montrer de l’appétit : les malheureux doivent se jeter sur les mets que la pitié leur présente. Elle mangea donc et but un long trait d’eau fraîche.

Le serviteur s’étant éloigné, elle reprit sa pose contemplative. Mille pensées contraires roulaient dans sa jeune tête : tantôt, avec sa pudeur de vierge, elle se repentait de sa démarche ; tantôt, avec sa passion d’amoureuse, elle s’applaudissait de son audace. Puis elle se disait : « Me voilà, il est vrai, sous le toit de Poëri, je le verrai librement, tous les jours ; je m’enivrerai silencieusement de sa beauté, qui est d’un dieu plus que d’un homme ; j’entendrai sa voix charmante, pareille à une musique de l’âme : mais lui, qui n’a jamais fait attention à moi lorsque je passais sous son pavillon, couverte de mes habits aux couleurs brillantes, parée de mes plus fins joyaux, parfumée d’essences et de fleurs, montée sur mon char peint et doré que surmonte une ombrelle, entourée comme une reine d’un cortège de serviteurs, remarquera-t-il davantage la pauvre jeune fille suppliante accueillie par pitié et couverte d’étoffes communes ?

« Ce que mon luxe n’a pu faire, ma misère le fera-t-elle ? Peut-être, après tout, suis-je laide, et Nofré est-elle une flatteuse lorsqu’elle prétend que, de la source inconnue du Nil jusqu’à l’endroit où il se jette dans la mer, il n’y a pas de plus belle fille que sa maîtresse… Non, je suis belle : les yeux ardents des hommes me l’ont dit mille fois, et surtout les airs dépités et les petites moues dédaigneuses des femmes qui passaient près de moi. Poëri, qui m’a inspiré une si folle passion, m’aimera-t-il jamais ? Il eût reçu tout aussi bien une vieille femme au front coupé de rides, à la poitrine décharnée, empaquetée de hideux haillons et les pieds gris de poussière. Tout autre que lui aurait reconnu à l’instant, sous le déguisement d’Hora, Tahoser, la fille du grand prêtre Pétamounoph ; mais il n’a jamais abaissé son regard sur moi, pas plus que la statue d’un dieu de basalte sur les dévots qui lui offrent des quartiers d’antilope et des bouquets de lotus. »

Ces réflexions abattaient le courage de Tahoser ; puis elle reprenait confiance et se disait que sa beauté, sa jeunesse, son amour finiraient bien par attendrir ce cœur insensible : elle serait si douce, si attentive, si dévouée, elle mettrait tant d’art et de coquetterie à sa pauvre toilette que certainement Poëri n’y résisterait pas. Alors elle se promettait de lui découvrir que l’humble servante était une fille de haut rang, possédant des esclaves, des terres et des palais, et elle s’arrangeait en rêve, après la félicité obscure, une vie de bonheur splendide et rayonnant.

« D’abord soyons belle », dit-elle en se levant et en se dirigeant vers une des pièces d’eau.

Arrivée là, elle s’agenouilla sur la margelle de pierre, lava son visage, son col et ses épaules ; l’eau agitée, dans son miroir brisé en mille morceaux, lui montrait son image confuse et tremblante, qui lui souriait comme à travers une gaze verte, et les petits poissons, voyant son ombre et croyant qu’on allait leur jeter quelques miettes, s’approchaient du bord en troupes.

Elle cueillit deux ou trois fleurs de lotus qui s’épanouissaient à la surface du bassin, en tortilla la tige autour de la bandelette de ses cheveux, et se composa une coiffure que tout l’art de Nofré n’eût pas égalée en vidant les coffres à bijoux.

Quand elle eut fini et qu’elle se releva fraîche et radieuse, un ibis familier, qui l’avait gravement regardée faire, se haussa sur ses longues pattes, tendit son long col, et battit deux ou trois fois des ailes comme pour l’applaudir.

Sa toilette achevée, Tahoser revint prendre sa place sur la porte du pavillon en attendant Poëri. Le ciel était d’un bleu profond ; la lumière frissonnait en ondes visibles dans l’air transparent ; des arômes enivrants se dégageaient des fleurs et des plantes ; les oiseaux sautillaient à travers les rameaux, picorant quelques baies ; les papillons se poursuivaient et dansaient sur leurs ailes. À ce riant spectacle se mêlait celui de l’activité humaine, qui l’égayait encore en lui prêtant une âme. Les jardiniers allaient et venaient ; des serviteurs rentraient, chargés de bottes d’herbes et de paquets de légumes ; d’autres, debout au pied des figuiers, recevaient dans des corbeilles les fruits que leur jetaient des singes dressés à la cueillette et juchés sur les hautes branches.

Tahoser contemplait avec ravissement cette fraîche nature, dont la paix gagnait son âme et elle se dit : « Oh ! qu’il serait doux d’être aimée ici, dans la lumière, les parfums et les fleurs ! »

Poëri reparut ; il avait terminé son inspection, et il se retira dans sa chambre pour laisser passer les heures brûlantes du jour. Tahoser le suivit timidement, se tint près de la porte, prête à sortir au moindre geste ; mais Poëri lui fit signe de rester.

Elle s’avança de quelques pas et s’agenouilla sur la natte.

« Tu m’as dit, Hora, que tu savais jouer de la mandore ; prends cet instrument accroché au mur ; fais résonner les cordes et chante-moi quelque ancien air bien doux, bien tendre et bien lent. Le sommeil est plein de beaux rêves qui vient bercé par la musique. »

La fille du prêtre décrocha la mandore, s’approcha du lit de repos sur lequel Poëri s’était étendu, appuyant la tête au chevet de bois creusé en demi-lune, allongea son bras jusqu’au bout du manche de l’instrument, dont elle pressait la caisse sur son cœur ému, laissa errer sa main le long des cordes, et en tira quelques accords. Puis elle chanta d’une voix juste, quoiqu’un peu tremblante, un vieil air égyptien, vague soupir des aïeux transmis de génération en génération, où revenait toujours une même phrase d’une monotonie pénétrante et douce.

« En effet, dit Poëri, en tournant ses prunelles d’un bleu sombre vers la jeune fille, tu ne m’avais pas trompé. Tu connais les rhythmes comme une musicienne de profession, et tu pourrais exercer ton art dans le palais des rois. Mais tu donnes à ton chant une expression nouvelle. Cet air que tu récites, on dirait que tu l’inventes, et tu lui prêtes un charme magique. Ta physionomie n’est plus ce qu’elle était ce matin ; une autre femme semble apparaître à travers toi comme une lumière derrière un voile. Qui es-tu ?

— Je suis Hora, répondit Tahoser ; ne t’ai-je pas déjà raconté mon histoire ? Seulement j’ai essuyé de mon visage la poussière de la route, rajusté les plis de ma robe fripée, et mis un brin de fleur dans mes cheveux. Si je suis pauvre, ce n’est pas une raison pour être laide, et les dieux parfois refusent la beauté aux riches. Mais te plaît-il que je continue ?

— Oui ! répète cet air qui me fascine, m’engourdit et m’ôte la mémoire comme ferait une coupe de népenthès ; répète-le, jusqu’à ce que le sommeil descende avec l’oubli sur mes paupières. »

Les yeux de Poëri, fixés d’abord sur Tahoser, se fermèrent bientôt à demi, puis tout à fait. La jeune fille continuait à faire bourdonner les cordes de la mandore, et répétait d’une voix de plus en plus basse le refrain de sa chanson. Poëri dormait ; elle s’arrêta, et se mit à l’éventer avec un éventail de feuilles de palmier jeté sur la table.

Poëri était beau, et le sommeil donnait à ses traits purs une ineffable expression de langueur et de tendresse ; ses longs cils abaissés sur ses joues semblaient lui voiler quelque vision céleste, et ses belles lèvres rouges à demi ouvertes frémissaient, comme si elles eussent adressé de muettes paroles à un être invisible.

Après une longue contemplation, enhardie par le silence et la solitude, Tahoser, éperdue, se pencha sur le front du dormeur, retenant son souffle, pressant son cœur de sa main, et y posa un baiser peureux, furtif, ailé ; puis elle se releva toute honteuse et toute rougissante.

Le dormeur avait senti vaguement, à travers son rêve, les lèvres de Tahoser ; il poussa un soupir et dit en hébreu : « Ô Ra’hel, bien-aimée Ra’hel ! »

Heureusement, ces mots d’une langue inconnue ne présentaient aucun sens à la fille de Pétamounoph ; et elle reprit l’éventail de feuilles de palmier, espérant et craignant que Poëri se réveillât.