Le Roman du Renart, supplément, 1835/7

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Texte établi par Polycarpe ChabailleSylvestre (Supplémentp. 379-389).


APPENDICE.


Cy commence la Vie du saint hermite Regnart.


En icel temps que toutez bestes
De ce qui leur montoit as testes
Se desramoient et parloient,
Avint qu’en un païs estoient
Le Singe et le Goupil ensemble ;
Et si vouloient, ce me semble,
En cel païs ambedeus maindre.
Atant se vint le Singe plaindre[1]
De ce que il ne plout à nature
10A donner lui tel couverture
Dont il péust couvrir ses naches,
Qui sont teles qu’en toutez placez
Par lor laidure est appellé
De toutes bestes cul peley ;
Mout l’em poise, si doit-il faire.
Devant Regnart commence à braire,
Et le requiert qu’il l’en conseille :
Et Regnart fait le sourd oreille ;
Le Singe fait mout simple chière ;

20A Regnart dit en tel manière :
Sire Regnart, Dieu vous béneie ;
Mout vous doit plère vostre vie,
Qui tant aveis en corps beauté,
Sens et richece et loyauté,
Et tant avez fait et ouvré
Que tel los avez recouvré
Que je otri bien que l’en me tonde
Se il a point vostre per ou monde ;
Vous n’avez orgueil ne desroy :
30Grant damage est que n’estez roy.
Ne vous desplese pas, chier sire,
Se je en di ceu que j’en desire :
Ne vous vi-ge en vostre enfance ?
Si vous aim pour la cognoissance
Et pour ce que d’un païs sonmes ;
Nos pères furent prudeshomes,
Mout s’entr’aimèrent en leur vie :
Resemblon-leur, je vous em prie.
Jà n’avez-vous rien d’aage,
40Et si par estes si très sage
Que je le tieng à grant merveille.
Je sui celui qui s’apareille
Et se soumet en toute guise
Tout son cuer en vostre service ;
Et vous dirai quel achoison
M’a fet partir de ma meson ;
Il n’estoit rien que je féisse

Que en vostre conseil ne méisse.
Mout sui honteux, ce dit le Singe,
50Que je ne truis ou lange ou linge
Dont je couvrisse mon derrière ;
Pour ce fais-je male chière,
Que trop pensif sui de savoir
Conment je péusse coue avoir ;
Et vous, Diex en soit aourey,
En estes si bien estoré
Que m’en povez bien aïdier.
Mès je ne say rien de plédier,
Ains sui honteux de demander :
60Je ne seu onquez truander,
Mès je vous requier que vous m’en baillez.[2]
Où yrai-je se vous me faillez ?
Certez, je n’iray pas au Lièvre,
Ne au Connin, ne à la Chièvre,
Qui n’ont fors leur estorement
De queue, encor escarssement,
Quar touz mez pas y gasteroie ;
Mez touz m’ont dit se je venoie
A vous, que n’i faudroie pas ;
70Pour ce i vins plus tost que le pas.[3]

De vostre aide sui besoignous ;
Or regardés mon cul[4] roingnous,
Qui a de queue tel deffaute
Que tous me huent quant [je] saulte,
Si vous requier autre ataïne ;
Mès demie ce qui vous traïne
De vostre queue me prestez.
Toutez les fois que vous estez,
Sa grant longueur forment vous griève ;
80Si vausist miex s’el fust plus[5] legière.
De vostre grief forment me poise :
El[6] fust plus belle et plus courtoise
S’el fust plus courte et mains pesante,
Et nous[7] féist, de ce me vante,
Amedeus plus au monde plaire.
Icy vous peut grant profit faire
Ce que tant vous couste à porter :[8]
A ceste fois et mettre aise.
Or vous requier-je que il vous plaise
90Que vous m’aidiez de ceste chose ;
Plus vous priasse, mès je n’ose.
Je ne sauroie deviner[9]

Quel preu vous fait atraïner
En bois tel queue dessouz l’ombre.
Ce me fu bon qui vous encombre ;[10]
Vous doubtez-vous que el’ n’apetice :
Demie le croc m’en feist riche.
A ces mos a parlé Regnard ;
Au Singe a dit : Jà par ton art
100N’auras du mien chose qui vaille ;
Quer celui en vain se travaille
Qui met en moy lober sa cure ;
Car j’ay mès l’oreille trop dure.
Singe, ta peine as ci perdue :
Tu tendis à trop vieille grue ;
Quar qui Regnart veult engignier,
Trop soutiment l’esteut guignier.
Tu m’as pour noient fait le rogue
Et de si loing trait ton prologue
110Et tes paroles si polies.
Quant pensas-tu tielz follies,
Que tu ma queue, par tez lobes,
Cuides avoir à faire robes ?
Puis m’as lobé tant et loé
Que recroiant et enroé
Et travaillié en dois bien estre.
Jà ne m’as-tu lessié ancestre
N’autre parent à ramentoivre.

Tu me cuidas trop bien dechoivre
120Quant en lobant me feis geuure ;
Trop fu en toy loiauté teuure
A mon aage apetichier,
Et puis dis que tu m’as si chier
Que tu veus estre en mon servise :
C’est or une offre que poi prise.
Bien sui apris, sans mesconter,
Quant tez consers me veus compter ;
Chascun voit ta chetiveté
Dont tu me fez tel priveté.
130Honteux te fés ; demander n’osez,
Ce vas disant, et t’en pourposes ;
Et tu seis plus barat et guille
Que nul truan, ne d’Anfreville.
Puis me demandes en quel terre
Conseil de queue porras querre,
Se je te fail, ou en quele place :
Je ne le sai ; deable le sache !
Buer[11] jà n’iras jour de ta vie
A povre beste querre aïe.
140Icy l’as dit, ainsi l’afices ;
Or t’en va donc as bestes riches,
Quer desus moy n’a-tu puissance.
En grant fiance, grant faillance.
Bien te failli sens et mesure

Quant me vensis si grant ordure
Monstrer comme tez nachez ordes ;
Puis me hoignes et me recordes
Que j’ay la queue de mon fés,
Et me demandes que j’en fés ;
150Et plains mon grief, et veus savoir
Quel part tu en pourras avoir ;
Je te respon : Jà ne sauras
Queil lot, queil part, tu en auras.
Entens-tu bien que je te chante :
Ma queue n’est pas trop pesante,
Ainz est trop courte et trop légière ;
Si m’est avis qu’elle en est pière.
Singe, or entent, et si me loe :
Je sui Regnart qui par la boe
160Vueil o ma queue cheminer,
Que je aime miex atraïner
Que je ne fas, qu’elle soit jointe
Desus ton cul pour estre cointe ;
Car bien seroit contre nature
Si noble chose à tel ordure.
Ainsi fu le singe escondit
Comme devant vous avon dit.
En cest compte povez voier
Bien euscondire et bien proier
170Se vous voulez à ce entendre ;
Mez le compte est fait pour reprendre
Trestous richies plains d’avarice,

Ce qui Regnart tient bien l’office
Quant au Singe du tout failli,
Qui, souffretous et malbailli
De querre queue s’en venoit
Qui neisun lieu ne li tenoit.
Bien doivent estre ceulz repris
Qui héent tant honneur et pris,
180Que n’est nulz qui d’eulz puisse traire
Ce qui nul bien ne leur peut faire,
Et de richesce ont si grant nombre
Que plus les griève et les encombre,
Foi que je doi saint Liénart,
Que sa queue ne fait Renart.
J’en say de tielx, et se je osasse
Mout volentiers les vous monstrasse,
Que tiennent tant et meuble et rente
Que se eulz ierent parti en trente
190Telle richece et atallie,
Et à droit largesce….[12]
Miex en vaudrait tout le païs.
Tel riche[13] soit de Dieu haïs
Qui riens ne font que fere doient,
Et ont ce dont se cheviroient
Quatre homs plus courtoisement

Et plus donner et largement ;
Si que jamaiz, par son biau plaindre,
Ne pourra singe à queue ataindre.
200Or faison donc hardiement
Contre Renart un jugement,
Trestout auxi comme du cas.
L’éuvangile saint Lucas
Qui est dit el dix-sept capitre,[14]
Et nous raconte que un traïtre
Riche et ancien jadis estoit
Qui samin et pourpre vestoit,
Et chascun jour estoit sa table
O beaus henas d’or et de madre,
210Puis le povre ladre escondit[15]
Qui demanda relief ou miez
Qui de sa table ierent departies,
Estoient et desous chaetes.
Puis avint en cez entrefetez
Que cez deux-ci mourir convint ;
Mez au deable bien souvint
Du riche, quer l’ame en a prinse ;
El feu d’enfer tantost l’a mise.
Les angles Dieu, de l’autre part,
220L’ame qui du povre depart

O mout grant joie en ont portée ;
En saint[16] Abraham l’ont possée
Si que le riche l’a véue,
Qui toute joie avoit perdue.
Père Abraham, ce dist le riche,
Fai tant vers le ladre, qu’il fiche
Son doy en eve, et puis em boute
Desus ma langue une goute,
Qui trestoute est arse et bruïe.
230Et Abraham si lui escrie :
Tu viens trop tart à ce requerre,
Quar trop de biens éulz en terre ;
Le ladre y eust autant ahan :
Or est mué, dist Abraham ;
Car à toi ne veult dévaler.
Donne-lui congié d’aler,
Sire Abraham, à mez cinq frèrez
Pour leur monstrer conment ameirez
Sont lez peinez que j’ay soufferttez
240En cest tourment par mez desertez.
Dist Abraham : Ce ne peut estre,
Quer il ne plest au Roy celestre ;
Ne pour lui nul bien ne feroient ;
L’en leur sermonne, et riens ne croient ;
Car eulz ne prisent pas deulz bises
[Ne] les prophètez ne Moyses,

Ne ceulz qui leur vont sermonner
La loy que Diex leur voult donner.
Dist le riche : Par vérité,
250Eulx croiront en resuscité,
Ce m’est avis, se il leur raconte
Les maulz que seuffre et la grant honte.
Abraham dist : Quant eulz ne creurent
Les prophésies si comme eulz durent,
Jà ne croirons mort qui revive.
Ainsi l’un d’eulx à l’autre estrive ;
Mez cil qui fu povre jadis
Sera tousjours em paradis,
Et en enfer le mauvez riche
260Sera touzjours come la brice ;
Car l’un ne peut à l’autre aler,
Ne haut monter, ne devaler,
Si comme saint Lucas tesmoigne,
Qui nous escrit ceste besoigne.
En aucun cas est convenable
Ceste euvangile et ceste fable.
Donc soit Regnart atout sa guille
Condampné par ceste euvangille
Ovec les feus[17] par avarice,
270Comme cestui qui par son vice…

Comme ceLe reste manque.

  1. Ce vers, sauté par le scribe, a été rétabli par une main moderne, peut-être celle de M. Bigot.
  2. Peut-être devroit-on lire ainsi ce vers :
            Mès je requiers que m’en baillez.
    Nous proposerions également la suppression du pronom vous dans le vers qui suit celui-ci.
  3. Le mot tost semble devoir être retranché.
  4. Ce mot est découpé au manuscrit ; il n’est resté que la pointe du l, qui suffit toutefois pour le rétablir.
  5. La mesure exigeroit la suppression du mot plus.
  6. Elle au manuscrit.
  7. Le manuscrit porte vous.
  8. Il manque un vers pour rimer avec celui-ci.
  9. Devenir, au manuscrit.
  10. Ce qui vous embarrasse me conviendroit bien.
  11. Auer au manuscrit.
  12. Il manque ici un mot au manuscrit ; peut-être partie, partagée, divisée.
  13. Le manuscrit porte richesce.
  14. La parabole du mauvais Riche et du Lazare se lit dans saint Luc, chapitre XVI, v. 10-31.
  15. Il manque un vers pour rimer avec celui-ci.
  16. Dans le sein, in sinu.
  17. Fels, félons.