Le Roman du prince Othon/Livre troisième/Chapitre I

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LIVRE TROISIÈME

HEUREUSE INFORTUNE



CHAPITRE I

LA PRINCESSE CENDRILLON


Attiré par le tumulte croissant, le portier avait disparu de l’entrée dérobée : la porte demeurait ouverte à la nuit sombre. Pendant que Séraphine s’enfuyait par les terrasses, les clameurs et le piétinement de la populace se rapprochaient du palais condamné. C’était comme une charge de cavalerie. Plus clair que les autres tintait le bruit des lampes brisées ; et par-dessus toute cette rumeur elle pouvait entendre son nom passant de bouche en bouche parmi les braillards. Un clairon sonna à la porte du corps de garde, un coup de feu partit ; puis, avec mille hurlements, le palais fut enlevé d’assaut.

Pressée par ces bruits et ces voix sinistres, la princesse remonta le long jardin comme un oiseau, effleurant à peine les marches des escaliers à la lueur des étoiles, traversa le parc, qui à cet endroit se resserrait, et, à l’extrémité la plus éloignée, pénétra dans le rude asile de la forêt. C’est ainsi que, d’un bond, elle quitta la lumière joyeuse des soirées princières, et ce saut pour toujours d’être dame souveraine, tombant de toute la hauteur de la vie civilisée, s’enfuit à travers les bois, Cendrillon déguenillée.

Elle marcha droit devant elle, d’abord par une éclaircie de la forêt encombrée de taillis et de bouleaux, allant là où la conduisait la lumière des étoiles. Plus loin elle dut pénétrer sous la noire colonnade d’une sapinière dont les longues branches se rejoignaient au-dessus d’elle comme un toit de chaume. À cette heure pas un souffle. Dans ce donjon des bois, l’horreur de la nuit se faisait sentir comme une présence mystérieuse, et elle avançait à tâtons, se heurtant aux troncs d’arbres, et prêtant en vain, de temps en temps, une oreille fiévreusement tendue.

Cependant le terrain montait toujours, ce qui l’encourageait, et bientôt elle déboucha sur une colline rocheuse qui s’élevait au-dessus de cette mer de forêts. Aux alentours se dressaient d’autres cimes, soit plus hautes, soit plus basses, séparées par de noirs vallons feuillus ; en haut le ciel ouvert et l’éclat d’étoiles innombrables ; au loin, vers l’horizon d’occident, le vague relief des montagnes. La gloire de la nuit immense s’empara de son âme : ses yeux brillèrent de concert avec les étoiles. Elle plongea ses regards dans la fraîcheur de la nuit, comme elle eût plongé ses mains dans l’onde d’une source, et, sous l’effet de ce choc éthéré, son cœur recommença à battre avec plus de calme.

Le soleil qui navigue dans l’espace, sillonnant d’or l’azur du jour, et envoyant son signal aux myriades humaines, n’a rien à signifier à l’homme individuel. La lune, telle qu’une viole, ne sait que louer ou pleurer notre destinée particulière. Seules les étoiles, sereines confidentes, s’entretiennent avec chacun de nous comme des amies ; comme des vieillards pleins de sagesse et riches en tolérance, elles écoutent en souriant le récit de nos misères ; et par leur double balance, si infimes à l’œil, si vastes à notre imagination, elles rappellent constamment à notre esprit le caractère double de la nature et de la destinée humaines.

Là siégeait la princesse, dans sa beauté contemplant la beauté, tenant chapitre avec ces bienveillants conseillers. La mémoire fit jouer devant elle, colorées comme autant de tableaux, claires comme une voix à l’oreille, les scènes tumultueuses de la soirée : la comtesse et son éventail dansant, le grand baron à genoux, le sang sur le parquet, les coups à la porte, le balancement de la litière descendant l’avenue de lampes, le messager, les cris de la populace se ruant à la charge. Tout cela cependant à distance, comme une fantasmagorie : elle gardait en même temps conscience de la paix et du silence réconfortants de la nuit. Ses yeux se tournèrent du côté de Mittwalden : par-dessus les collines qui déjà en masquaient la vue, une lueur rouge intermittente dénonçait l’incendie. Bien… c’était fort bien. Mieux valait au moins qu’elle tombât avec une tragique grandeur, éclairée par un palais en flammes. De pitié pour Gondremark, elle n’en éprouvait pas l’ombre ; pas la moindre trace, non plus, de souci pour le sort de Grunewald. Cette période de sa vie était close à jamais. Il n’en survivait que la douleur d’une vanité blessée.

Elle n’avait plus qu’une idée bien claire : fuir. Une autre, plus obscure et repoussée à demi, bien qu’elle y obéît : fuir dans la direction du Felsenburg. Elle avait un devoir à remplir. Elle avait à délivrer Othon. Ainsi parlait son esprit, froidement ; mais son cœur accueillait bien l’idée de ce devoir, avec ardeur même, et ses mains brûlaient du désir de sentir encore une fois l’étreinte de la tendresse.

Elle se leva : ce souvenir l’avait fait tressaillir. Elle se replongea dans le taillis, descendant de l’autre côté. Les bois la reçurent, se refermèrent sur elle, et de nouveau elle recommença à errer fiévreusement dans le noir, sans encouragement, sans direction. Ici et là, à la vérité, par quelques crevasses du toit forestier, un faible rayon l’attirait ; ici et là un arbre se détachait d’entre ses voisins avec quelque force de contour ; ici et là encore, un effet, dans le feuillage, noirceur plus notable ou lueur douteuse, relevait, mais seulement pour l’exagérer, l’oppression solide de la nuit et du silence. Et alors l’obscurité informe semblait redoubler, et l’oreille de la nuit se tendre, pour écouler ses pas. Quelquefois elle s’arrêtait court, alors le silence grandissait, montait autour d’elle, venait lui serrer la gorge, et elle se reprenait à courir, trébuchant, tombant parfois, mais n’en courant que plus fort. Au bout de quelque temps la forêt tout entière commença à s’agiter, à bondir avec elle. Le bruit de sa course folle à travers le silence s’étendit d’échos en échos, et remplit la nuit de nouvelles terreurs. La panique la poursuivait, la panique la guettait entre les arbres, dont les branches crochues la happaient au passage, l’obscurité s’animait et se peuplait de formes et de figures étranges. Elle étouffait, et continuait à fuir devant ses craintes. Et pourtant, dans son dernier réduit, la raison, déchirée par ces bourrasques de terreur, brillait encore, quoique d’une lumière agitée. Elle comprenait, mais sans pouvoir agir en conséquence ; elle comprenait qu’il faudrait bien s’arrêter, et néanmoins elle courait toujours.

La folie n’était pas bien loin, quand elle se trouva soudain dans une étroite clairière ; en même temps les sons d’alentour devinrent plus bruyants, et elle eut conscience de certaines formes vagues, de certains espaces blanchâtres, et à cet instant le sol parut s’effondrer. Elle tomba ; avec un choc extraordinaire de tous ses sens elle se remit debout, puis perdit connaissance.

Quand elle revint à elle, elle se trouva plongée jusqu’à mi-jambe dans l’onde glaciale d’un ruisseau, la main appuyée contre le rocher d’où l’eau se précipitait ; ses cheveux étaient trempés par les gouttelettes. Elle vit la cascade blanche, les étoiles qui tremblotaient dans le bouillonnement, l’écume jaillissante, et en haut, de chaque côté, les grands sapins s’abreuvant avec sérénité de la lumière des étoiles. Alors, soudainement tranquillisée, elle entendit avec joie le ferme plongeon de la petite cataracte dans son bassin.

Elle sortit en grimpant, toute ruisselante. C’eût été le suicide de la vie ou de la raison, que de s’aventurer de nouveau, en dépit d’une faiblesse si amplement prouvée, dans l’horreur noire du taillis. Mais là, dans l’allée de ce ruisseau, avec les étoiles pour lui tenir douce compagnie, et la lune qui bientôt apparut, nageant dans le ciel, elle pouvait attendre le jour sans alarmes.

La ruelle de sapins descendait rapidement la colline, serpentant par les bois ; c’était un chemin plus large que ne le demandait le ruisseau, et de loin en loin s’y étendaient quelques tapis de gazon onduleux, anses retirées de la forêt où sommeillait la lueur étoilée. Prenant donc bravement patience, elle se mit à marcher de long en large sur une de ces pelouses. Tantôt elle regardait la colline et pouvait voir le petit torrent accourir au-devant d’elle par une série de cascades ; tantôt elle s’approchait du bord où il glissait silencieusement parmi les joncs ; tantôt encore, avec une admiration toujours nouvelle, elle contemplait la grande compagnie assemblée au firmament.

La soirée avait été froide d’abord, mais, à cette heure, la brise de la nuit était tempérée ; du fond des bois, comme une respiration profonde et calme, s’élevait un air doux ; la rosée tombait abondamment sur le gazon et les pâquerettes bien closes. C’était là la première nuit que la jeune femme passait à ciel ouvert, et maintenant que ses terreurs s’étaient dissipées, elle se sentait touchée jusqu’au fond de l’âme par cette aménité paisible, cette sérénité. L’armée du ciel ne laissait tomber que des regards bienveillants sur la princesse errante, et l’honnête ruisseau n’avait pour elle que des mots d’encouragement.

À la fin elle commença à s’apercevoir de l’accomplissement d’une révolution merveilleuse, auprès de laquelle l’incendie du palais de Mittwalden n’était que l’éclair d’une amorce. La mine avec laquelle les sapins semblaient la regarder commença à changer insensiblement ; le gazon lui-même, quelque court qu’il fût, et aussi l’escalier tournant du ruisseau, prirent peu à peu un air de fraîcheur solennelle. Et cette lente transfiguration pénétrait jusqu’à son cœur, en faisait jouer les cordes, le faisait palpiter d’un grave frémissement.

Elle jeta les yeux autour d’elle ; la face entière de la nature lui répondit, d’un air plein de mystérieuse signification, le doigt sur les lèvres, laissant filtrer son heureux secret. Elle leva la tête : le ciel était presque vide d’étoiles, le peu qui s’attardaient encore à leur poste y brillaient d’une lueur faible et altérée, et songeaient à s’évanouir. Et le ciel lui-même avait pris une couleur merveilleuse, car maintenant le bleu foncé de la nuit s’était fondu, adouci, éclairci, et une teinte sans nom lui avait succédé, cette teinte qu’on ne voit jamais que comme l’avant-coureur du jour. — Oh ! s’écria-t-elle d’une voix entrecoupée par la joie. Oh !… c’est l’aube !

D’un trait, elle franchit le ruisseau, releva ses jupes, et se mit à courir dans le crépuscule des allées. Et tout en courant, ses oreilles prenaient note de maints légers bruits plus admirables que la musique même : car, au fond de leurs habitations, petits nids bâtis au coude des bras géants, les chanteurs aux yeux brillants, au cœur gonflé, amoureux chaudement serrés l’un contre l’autre, commençaient à se réveiller pour la journée. Son cœur se fondait en tendresse et se coulait vers eux, et eux de leur côté, du haut de leurs petits perchoirs dans les claires-voies de la cathédrale forestière, examinaient du coin de l’œil la princesse en guenilles qui, voltigeait ainsi au-dessous d’eux, sur le tapis de mousse et de gazon.

Elle se fut bientôt frayé un passage jusqu’au sommet d’une certaine colline, et put voir au loin devant elle l’inondation silencieuse du jour qui s’avançait de l’Est, envahissante et blanche. L’obscurité tremblait devant l’invasion, et se résolvait en lumière ; une à une, comme les lampes dans les rues d’une cité humaine, les étoiles s’éteignaient. La blancheur devenait argent brillant, l’argent s’échauffait et devenait or, l’or s’allumait et devenait une flamme pure et vivante, et alors le front de l’Orient se barra d’écarlate prismatique. Le jour avait commencé à respirer, respiration profonde, ferme et froide ; au loin, des lieues alentour, les bois poussaient un soupir et frissonnaient. Puis, d’un seul bond, le soleil monta à la surface. Avec un tressaillement, les yeux de Séraphine reçurent les premières flèches du jour, et se baissèrent sous le choc. De tous côtés les ombres s’élancèrent de leurs embûches et s’étendirent au ras de terre. Le jour était là, nu, éclatant ; et sur la pente raide et déserte de l’Orient le soleil, vainqueur de tous ses rivaux, continuait à monter, lentement, royalement.

Pour un instant Séraphine, adossée à un sapin, se sentit faiblir, raillée par le bonheur bruyant des bois. L’asile de la nuit, les transformations joyeuses et émouvantes de l’aurore, tout cela était passé, et maintenant, sous l’œil brillant du jour, elle se retournait inquiète, et regardait autour d’elle en soupirant. À quelque distance de là, plus bas dans la futaie, une colonne de fumée montait dans le ciel, pour se fondre dans l’or et l’azur. Là-bas, sans aucun doute, étaient des êtres humains, se réchauffant au foyer : des doigts humains en avaient réuni les brindilles, c’était une haleine humaine qui avait fait jaillir, qui avait soutenu la flamme naissante. En ce moment le feu, ayant pris, se jouait et se reflétait rouge sur la face de son créateur. À cette pensée elle se sentit glacée, infime et perdue au milieu de ce grand air. Le choc électrique des jeunes rayons de soleil, la beauté des bois, beauté qui n’avait rien d’humain, commençaient à la fatiguer, à l’intimider. L’abri d’une maison, la retraite d’un appartement, le foyer net et bien garni, enfin tout ce qui dénote et embellit le chez-soi de l’homme, commençait à la tirer en avant comme par une corde. La colonne de fumée pénétrant dans une zone d’air mouvant se mit à s’incliner et à s’étendre de côté comme un pennon. Alors, comme si ce changement eût été un appel, Séraphine s’enfonça de nouveau dans le labyrinthe des bois.

En quittant le terrain élevé elle laissait le grand jour derrière elle ; dans le bocage s’attardaient encore le crépuscule bleuâtre du matin et la fraîcheur saisissante de la rosée. Mais ici et là, au-dessus de ce champ d’ombre, la gloire du jour se reflétait déjà sur les cimes de quelques sapins déployés ; ici et là encore, par les brèches des collines, les rayons faisaient une grande entrée lumineuse. Séraphine suivait hâtivement les sentiers : elle avait perdu de vue la fumée-pilote qui flottait dans une autre direction, et au milieu de cette grande solitude cherchait à s’orienter sur le soleil. Bientôt, cependant, de nouveaux signes, troncs d’arbres abattus, rejetons aux coupures blanches, fagots de branches vertes et piles de bois à brûler, commencèrent à annoncer le voisinage de l’homme, et la guidèrent en avant, jusqu’à ce qu’elle arrivât enfin à la clairière d’où s’élevait la fumée. Une hutte se montrait dans l’ombre claire, tout près du ruisseau qui faisait sa descente par une série de petites cascades ; et sur le seuil, la princesse aperçut un bûcheron au teint basané et aux traits durs qui, les mains derrière le dos, examinait le ciel.

Elle alla droit à lui, vision aux yeux lumineux, à la beauté hagarde, splendidement vêtue, piteusement déguenillée. Les diamants des pendants scintillaient encore à ses oreilles, et, agité par la course, un sein mignon se montrait et se cachait tour à tour entre les dentelles déchirées de son corsage. À cette heure ambiguë, en la voyant ainsi sortir du silence des bois, l’homme recula devant la princesse comme devant quelque esprit lutin.

— J’ai froid, dit-elle, et je suis lasse. Laissez-moi me reposer auprès de votre feu.

Le bûcheron, quoique visiblement troublé, ne répondit pas.

— Je vous payerai, ajouta-t-elle, et aussitôt elle se repentit de la promesse, effrayée peut-être par l’étincelle qu’elle vit briller dans les yeux effarés de l’homme. Mais, comme d’habitude, l’échec ne fit que ranimer son courage. Elle le poussa de côté, et entra ; il la suivit, plongé dans un étonnement superstitieux.

L’intérieur de la hutte était rude et sombre, mais sur la pierre qui servait de foyer les brindilles et quelques branches sèches brûlaient avec le crépitement animé et toutes les changeantes beautés du feu. Cette vue seule suffit pour la remettre ; elle se blottit au plus près sur le sol, frissonnant à la chaleur, et plongeant avec ravissement ses regards dans la flamme dévorante. Le bûcheron contemplait toujours l’étrangère, la ruine de ses riches vêtements, ses bras nus, ses dentelles déchirées, et les bijoux. Il ne trouvait pas un moi à dire.

— Donnez-moi à manger, dit-elle ; ici, près du feu.

Il déposa alors par terre une cruche d’un méchant vin, du pain, un morceau de fromage et une poignée d’oignons crus. Le pain était aigre et dur, le fromage comme de la corne, l’oignon même, qui avec la truffe et la nectarine partage la place d’honneur parmi les fruits de la terre, ne peut guère à l’état cru être considéré comme un mets de princesse. Pourtant elle mangea, sinon avec appétit, du moins avec courage. Et quand elle eut mangé elle ne dédaigna pas la cruche. Jamais de toute sa vie elle n’avait goûté d’une nourriture grossière ni bu après quelqu’un ; mais une femme de courage accepte toujours une position inattendue plus aisément que l’homme le plus brave. Et pendant tout ce temps le bûcheron continuait à l’observer furtivement, et l’on voyait dans ses yeux le vil conflit de la peur et de la cupidité.

Elle y lut clairement ses idées, et comprit qu’il était temps de partir.

Elle se leva et lui offrit un florin. — Cela vous dédommagera-t-il ? demanda-t-elle.

Mais maintenant l’homme retrouva sa langue.

— Il me faut plus que cela, dit-il.

— C’est tout ce que j’ai à vous donner, répliqua-t-elle, et elle passa outre avec sérénité. Au fond du cœur pourtant elle tremblait, car elle avait vu l’homme avancer la main comme pour l’arrêter, et son œil inquiet se tourner du côté de la hache. Un sentier battu partait de la clairière vers l’Occident, elle s’y engagea d’un pas rapide, sans jeter un regard derrière elle. Mais sitôt que le plus léger tournant du sentier l’eut cachée aux yeux du bûcheron, elle se glissa entre les arbres et se prit à courir jusqu’à ce qu’elle se crût en sûreté.

Le soleil était déjà assez fort pour percer en mille endroits le chaume des sapins entrelacés, et faire flamboyer leurs troncs rouges ; les rayons dardaient dans les nefs ombragées, et allumaient dans le gazon mille bijoux étincelants. La résine de ces grands arbres flattait les sens plus délicatement que tous les parfums de l’Arabie : sous la vigoureuse lumière du soleil matinal chaque sapin brûlait l’encens de ses propres senteurs ; de temps à autre, une brise s’élevant balançait ces encensoirs enracinés, faisant voltiger les ombres et les pierreries ensoleillées, promptes comme l’hirondelle, pressées comme un essaim affairé qui s’éloignait en murmurant.

Elle marchait toujours, montant ou descendant, au soleil ou à l’ombre ; tantôt le long des crêtes dénudées, parmi les rocs et les bouleaux, avec les lézards et les serpents ; tantôt par les bocages profonds aux piliers sombres ; tantôt elle suivait les sinuosités d’un sentier dans les dédales des vallons, tantôt encore elle se retrouvait au sommet d’une colline, et pouvait voir les montagnes dans le lointain, et les grands cercles que les oiseaux traçaient dans le ciel.

De loin elle voyait quelquefois un hameau à demi caché dans la verdure, et alors elle se détournait pour l’éviter. Au bas, elle distinguait la ligne écumante d’un torrent, et plus près pouvait assister à la naissance silencieuse des filets d’eau sourdissant entre les pierres ou filtrant à travers les mousses vertes. Dans les vallons plus favorisés, toute une famille de ces jeunes ruisseaux se réunissait et allait résonner dans les pierres, ou s’étendre en mare et offrir ainsi une baignoire aux passereaux, ou bien encore tomber à pic du haut de quelque rocher, en verges cristallines. Elle saisissait tout cela, pendant sa course précipitée, avec un ravissement de surprise, un attendrissement plein de joie. Toutes ces impressions étaient si étranges, elles lui arrivaient si directement au cœur, elles étaient si neuves, si pleines de couleur et de parfum, et si bien enchâssées, couronnées par le dôme bleu de l’air du ciel !

À la fin, et déjà bien fatiguée, elle arriva au bord d’une mare assez large mais peu profonde ; çà et là quelques pierres s’y élevaient en îlots ; des roseaux en frangeaient le rivage ; les aiguilles de sapins en tapissaient le fond, et les sapins eux-mêmes, dont les racines s’y avançaient en promontoires, y miraient silencieusement leurs verts reflets. Elle avança à petits pas, se pencha sur l’eau et se contempla avec étonnement : un fantôme hâve aux yeux brillants, habillé des restes de sa robe de princesse. Tantôt la brise secouait l’image, tantôt les mouches venaient la troubler : cela la fit sourire et, du sein des cercles s’élargissant, le reflet lui sourit en réponse, d’un air bienveillant.

Longtemps elle demeura là, assise à la chaleur du soleil, s’apitoyant sur ses bras nus, tout meurtris, blessés par les chutes, s’émerveillant de se voir sale, et ne pouvant croire que vraiment elle eût été si longtemps en un si étrange désordre.

Enfin, avec un soupir, elle commença à faire sa toilette devant ce miroir forestier. Elle se purifia de toutes les traces de son aventure, enleva ses bijoux qu’elle empaqueta dans un mouchoir, remit de l’ordre dans sa robe déchirée et défit les bandeaux de ses cheveux. Elle les fit tomber autour de sa figure, et la mare la refléta ainsi voilée. Elle se souvint alors qu’Othon lui disait autrefois que ses cheveux sentaient la violette, et essaya d’y retrouver cette senteur ; mais elle secoua la tête, et se prit pour un instant à rire tout bas et tristement.

Le rire lui fut renvoyé par un écho enfantin. Elle leva la tête, et aperçut deux bambins qui la regardaient : une petite fille, et un garçon plus petit encore, tous deux plantés comme des jouets au bord de la mare, sous les branches d’un haut sapin. Séraphine n’aimait pas les enfants ; mais cette vue lui fit bondir le cœur.

— Qui êtes-vous ? leur cria-t-elle d’une voix rauque.

Les petits se serrèrent l’un contre l’autre et reculèrent, et le cœur de la jeune femme lui reprocha d’avoir effrayé des créatures si bizarres, si mignonnes, et pourtant animées de sens. Elle se rappela les oiseaux, et de nouveau regarda ses deux visiteurs : ils étaient à peine plus gros… mais si incomparablement plus innocents ! Sur leurs figures franches, comme sur le miroir d’un lac, elle vit la réflexion de leurs craintes ; et ce fut avec une intention toute de bienveillance qu’elle se leva.

— Venez, n’ayez pas peur de moi ! leur dit-elle en faisant un pas vers eux.

Mais, hélas ! dès le premier moment les deux pauvres bambins tournèrent dos à l’approche de la princesse, et s’enfuirent à toutes jambes.

La désolation la plus complète se fit dans le cœur de Séraphine… Vingt-deux ans, près de vingt-trois ans, et pas une créature qui l’aimât, pas une, excepté Othon ! Et Othon lui-même, voudrait-il jamais pardonner ? Mais c’eût été la mort ou la folie, que de se laisser aller à pleurer, seule, au milieu de ces bois. En toute hâte elle éteignit cette idée comme on éteint sous le pied un papier brûlant ; en toute hâte elle enroula de nouveau sa chevelure, et, poursuivie par la terreur, le sein tout défaillant de douleur, elle se remit en route.

Il était dix heures passées quand elle rencontra le grand chemin, qui, en cet endroit, véritable rivière de soleil, montait la côte entre deux bois superbes.

Là, mourant de fatigue, sans souci des conséquences, et reprenant quelque courage au voisinage humain et civilisé de la route, elle s’étendit sur la marge de gazon, à l’ombre d’un arbre. Le sommeil s’abattit sur elle, d’abord avec quelque chose ressemblant à l’horreur d’un évanouissement, mais pour l’embrasser ensuite avec douceur aussitôt qu’elle eut cessé de résister. C’est ainsi que, pendant un peu de temps, elle fut enlevée à ses fatigues et à ses douleurs, et remise entre les bras de son Père. Et là, en attendant, son corps dans ses parures en lambeaux demeurait exposé au bord de la grande route. De chaque côté les oiseaux sortirent des bois, voletant et s’appelant les uns les autres, pour disserter en leur langue sur cette étrange apparition.

Le soleil continuait son chemin. L’ombre avait déjà abandonné les pieds de la dormeuse, et, se raccourcissant de plus en plus, se trouvait sur le point de la découvrir entièrement, quand les oiseaux se signalèrent de l’un à l’autre le roulement d’une voiture. À cet endroit la montée était fort raide : le roulement s’approchait avec la plus grande délibération, et il se passa bien dix minutes avant qu’un certain gentilhomme parût sur la scène, marchant d’un pas sobre et rassis le long de la marge de gazon qui bordait la grande route. De temps en temps ce personnage s’arrêtait, sortait un calepin de sa poche pour y enregistrer quelque note au moyen d’un crayon. Un espion qui se fût trouvé assez près l’eût pu entendre marmotter, ainsi qu’un poète qui scande des vers. Le bruit des roues était encore faible dans la distance, et il était évident que le voyageur avait de beaucoup devancé son équipage.

Il se trouvait déjà fort près de l’endroit où gisait la princesse endormie, quand son regard tomba sur elle ; mais alors il fit un soubresaut, remit son carnet dans sa poche, et s’approcha. Tout près d’elle se trouvait une borne ; il s’y assit, et se livra froidement à la contemplation. La princesse était couchée sur le côté, toute ramassée ; l’un de ses bras nus supportait son front, l’autre s’étendait inerte et potelé. Son jeune corps, tel qu’une chose qu’on aurait jetée à terre, donnait à peine signe de vie ; le souffle même ne l’agitait pas. Une fatigue mortelle se révélait ainsi dans toutes les langues que peut parler la chair assoupie. Le voyageur eut un froid sourire. Comme s’il n’eût à regarder là qu’une statue, il fit, comme à contre-cœur, l’inventaire des charmes de la princesse. L’impression qu’elle produisait, dans ce touchant abandon de l’oubli, le remplit de surprise. L’incarnat du sommeil la parait comme une fleur.

— Parole d’honneur, pensa-t-il, jamais je n’aurais cru qu’elle pût être si jolie… Et dire, ajouta-t-il, qu’il m’est interdit de faire usage d’un seul mot de tout ceci !

Il avança sa canne et la toucha. À ce contact elle se réveilla, et, poussant un cri et le regardant avec des yeux effarés, elle se releva sur son séant. Il fit un signe de tête :

— J’espère, dit-il, que Votre Altesse a bien dormi ?

Mais elle ne répondit que par un son inarticulé.

— Remettez-vous, dit-il. Et certes, il lui offrait en son propre maintien un bel exemple de sang-froid. Ma berline est là, toute proche, et j’aurai, je l’espère, du moins, le divertissement rare d’enlever une princesse souveraine.

— Sir John ! fit-elle enfin.

— Aux ordres de Votre Altesse, répliqua-t-il.

Elle se leva vivement. — Oh ! venez-vous de Mittwalden ? s’écria-t-elle.

— J’en suis parti ce matin même, dit-il. Et s’il existe quelqu’un qui ait encore moins de chance que vous d’y jamais retourner, — le voici devant vous.

— Le baron… commença-t-elle. Puis elle s’arrêta.

— Madame, répondit Sir John, le motif était bon, et vous êtes une véritable Judith. Néanmoins, après les heures qui se sont écoulées depuis cet épisode, ce sera sans doute un soulagement pour vous d’apprendre qu’il ne va pas trop mal. Je fus prendre de ses nouvelles ce matin avant de partir. Pas trop mal, c’est ce qu’on m’a dit, mais il souffre vivement. Eh ! oui… vivement : on entendait ses gémissements de l’autre chambre.

— Et le prince, demanda-t-elle, en sait-on quelque chose ?

— L’on prétend, répliqua Sir John, toujours avec cet air délibéré dans lequel il se complaisait, que sur ce point-là votre Altesse est la mieux informée.

— Sir John, dit-elle vivement, vous fûtes assez généreux, il y a un instant, pour m’offrir votre voiture. Menez-moi, je vous en supplie, menez-moi au Felsenburg. J’ai là une affaire de la plus haute importance.

— Je n’ai rien à vous refuser, dit le vieux gentilhomme, et cette fois avec un sérieux parfait. Tout ce qu’il m’est possible de faire pour vous, Madame, je le ferai avec plaisir. Aussitôt que ma berline arrivera, elle sera à vos ordres pour vous transporter où bon vous semblera. Mais, ajouta-t-il, reprenant sa manière première, je remarque que vous ne me demandez rien au sujet de votre palais.

— Que m’importe ? dit-elle. Il m’a semblé qu’il brûlait.

— C’est prodigieux, dit le baronnet. Il vous a semblé… La perte de quarante toilettes vous laisse vraiment froide ? Certes, Madame, j’admire cette force de caractère. Et l’État ? Au moment de mon départ le gouvernement siégeait, — le nouveau gouvernement, dont deux des membres au moins ne vous sont pas inconnus de nom : Sabra, qui, je crois, a eu l’avantage de se former à votre service… un laquais, si je ne me trompe ? et notre vieil ami le chancelier, ce dernier occupant une position quelque peu subalterne. Mais dans ces convulsions les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers, comme dit l’Écriture.

— Sir John, dit-elle d’un air de vérité parfaite, je suis sûre que vous avez les meilleures intentions, mais ces affaires-là ne m’intéressent point.

Le baronnet fut complètement décontenancé, et l’apparition de sa berline fut la bienvenue. Pour dire quelque chose il proposa de marcher à sa rencontre, ce qui fut fait. Avec grande courtoisie il fit monter la princesse, prit place à côté d’elle ; puis de divers réceptacles (car la berline était aménagée de la façon la plus parfaite) il tira des fruits, un pâté de foies truffés et une bouteille d’un crû délicat. Ainsi approvisionné, il se mit à la servir d’un air paternel, l’invitant sans cesse à de nouveaux efforts. Pendant tout ce temps, comme s’il se fût senti contraint par les lois de l’hospitalité, il demeura innocent de toute ombre de moquerie. Sa bienveillance semblait si réelle, du reste, que Séraphine fut émue de reconnaissance.

— Sir John, dit-elle, au fond vous me détestez. Pourquoi êtes-vous si bon pour moi ?

— Ah ! chère Madame, dit-il, sans toutefois nier l’accusation, j’ai l’honneur d’être grand ami de votre mari, et quelque peu son admirateur.

— Vous ? s’écria-t-elle. On m’a dit que vous écriviez des choses bien cruelles sur nous deux.

— Tel, en effet, a été le chemin étrange qui nous amena à faire connaissance, dit Sir John. J’avais écrit, Madame, des choses tout particulièrement cruelles (puisque cruel est le mot) touchant votre belle personne. Votre époux me mit en liberté, me donna un passeport, commanda une berline pour moi, et ensuite, avec une ardeur toute juvénile, me provoqua en duel. Connaissant le caractère de sa vie de ménage, cet entrain et cette loyauté me parurent tout à fait charmants. Ne craignez rien, me dit-il, si je suis tué il n’y aura personne pour s’en apercevoir… Il paraît que vous eûtes vous-même, Madame, précisément la même idée ! Mais je m’écarte de mon sujet. Donc, je lui expliquai alors comme quoi ce qu’il me proposait était impossible, que je ne pouvais pas me battre : « Pas même si je vous souffletais ? » fit-il. Très drôle ! Ah ! que je voudrais mettre cela dans mon livre ! Bref, je fus vaincu. Je pris ce jeune homme en ma haute faveur, et sur-le-champ je déchirai ma petite chronique scandaleuse ; c’est là un des avantages dont vous êtes redevable à votre mari.

Séraphine demeura quelque temps en silence. Peu lui importait d’être incomprise par ceux qu’elle méprisait, elle n’avait rien de ce désir constant d’approbation qui possédait Othon : elle allait droit de l’avant, la tête haute. Devant Sir John, cependant, après ce qu’il venait de dire, devant l’ami de son mari, elle était prête à se courber.

— Que pensez-vous de moi ? demanda-t-elle brusquement.

— Je vous l’ai déjà dit, répliqua Sir John ; je pense que vous avez encore besoin d’un verre de mon bon vin.

— Voyons, dit-elle, ceci est indigne de vous ; vous n’avez pas coutume d’avoir peur de parler. Vous dites que vous avez de l’admiration pour mon mari ; eh bien, pour l’amour de lui, parlez-moi franchement !

— J’admire votre courage, dit le baronnet. Hors cela, ainsi que vous l’avez deviné et même exprimé, il y a peu de sympathies entre nos deux natures.

— Vous parliez de scandale ? poursuivit Séraphine. Y a-t-il eu un grand scandale ?

— Considérable, dit Sir John.

— Et vous y avez cru ? demanda-t-elle.

— Oh ! Madame, dit Sir John, quelle question !

— Merci pour cette réponse, dit Séraphine. Et maintenant je vous affirme, sur mon honneur, sur mon âme, en dépit de tous les scandales du monde, que je suis aussi honnête femme qu’âme qui vive.

— Nous ne nous entendrions peut-être pas sur la définition du mot, fit observer Sir John.

— Oh ! s’écria-t-elle, je me suis conduite abominablement envers lui, je le sais, aussi n’est-ce pas cela que je veux dire ! Mais, vous qui admirez mon mari, je veux absolument que vous me compreniez, moi : je puis le regarder sans rougir.

— Cela se peut, Madame ; dit Sir John, et-je n’ai, du reste, pas la présomption de penser le contraire.

— Vous ne voulez pas me croire ! s’écria-t-elle. Vous me croyez une épouse coupable ?… Vous pensez que cet homme était mon amant !

— Madame, répondit le baronnet, quand je déchirai mes papiers, je promis à votre excellent époux de ne plus m’occuper de vos affaires, et je vous assure, pour la dernière fois, que je n’ai aucun désir de vous juger.

— Mais, en attendant, vous ne voulez pas m’acquitter. Ah ! s’écria-t-elle, il m’acquittera, lui… il me connaît mieux !

Sir John sourit.

— Ma détresse vous fait sourire ? demanda Séraphine.

— Non, Madame, mais votre aplomb féminin, dit Sir John. Un homme n’aurait probablement pas eu le courage d’une telle exclamation… exclamation qui néanmoins est fort naturelle, et de plus, je n’en doute pas, parfaitement fondée. Veuillez cependant noter ceci, Madame (puisque vous me faites l’honneur de me consulter sérieusement) : je n’éprouve aucune pitié pour ce que vous appelez votre détresse. Vous avez été parfaitement égoïste, et vous en récoltez les conséquences. Si une seule fois vous aviez un peu songé à votre mari, au lieu de penser uniquement à vous, vous ne vous trouveriez pas en ce moment seule, fugitive, avec du sang sur vos mains, et réduite à entendre, des lèvres d’un vieil Anglais morose, des vérités plus amères encore que la médisance.

— Je vous remercie, dit-elle, toute frémissante. Cela est tout à fait exact. Veuillez faire arrêter la voiture !

— Non, mon enfant, dit Sir John, pas avant que je ne vous voie maîtresse de vous-même.

Il se fit une longue pause, pendant laquelle la berline roula entre les rochers et les bois.

— Et maintenant, reprit-elle avec un calme parfait, me tenez-vous pour maîtresse de moi ? Je vous requiers, comme gentilhomme, de me laisser descendre.

— Je pense, répliqua-t-il, que vous avez tort. Continuez, je vous en prie, à faire usage de ma voiture !

— Sir John, dit-elle, quand la mort même m’attendrait là, assise sur ce tas de pierres, je descendrais. Je ne vous blâme point, je vous remercie. Je sais maintenant ce que je suis pour les autres. Mais, plutôt que de respirer l’air en compagnie de quelqu’un qui peut avoir pareille opinion de moi, je !… Elle poussa un long : « Oh ! » et se tut.

Sir John tira le cordon de la voiture, mit pied à terre, et lui offrit la main pour descendre ; mais elle refusa son aide.

La route était maintenant sortie des vallées par lesquelles elle se déroulait, et en était arrivée à cette portion qui contourne en corniche le front abrupt de Grunewald sur cette frontière septentrionale. L’endroit où ils se trouvaient était à un angle saillant ; une roche hardie et quelques sapins tordus par le vent le surplombaient. À leurs pieds la plaine bleue s’étendait au loin, et allait se fondre dans le ciel ; en avant la route allait grimpant par une succession de zigzags vers le donjon, campé sur une roche élevée qui bouchait la vue de ce côté.

— Là, dit le baronnet, indiquant la tour du doigt, vous voyez votre but, le Felsenburg. Je vous souhaite un bon voyage, et regrette de ne pas pouvoir vous être plus utile.

Il remonta à sa place, donna le signal, et la voiture partit.

Séraphine demeura au bord de la route, regardant sans voir, droit devant elle. Sir John était déjà relégué hors de ses pensées ; elle le détestait, cela était suffisant, car tout ce que Séraphine détestait ou méprisait tombait à l’instant même dans les proportions lilliputiennes, et cessait dès lors d’occuper son attention. En ce moment elle était du reste bien autrement préoccupée. Cette dernière entrevue avec Othon, entrevue qu’elle ne lui avait pas encore pardonnée, commençait à se montrer sous un jour fort différent. Othon était venu la trouver, tout frémissant encore sous le coup d’une insulte récente, ayant à peine eu le temps de recouvrer haleine après avoir livré bataille pour elle. Sachant cela, maintenant, quelle nouvelle valeur venait s’attacher à ses paroles ! Oui, il l’aimait… c’était là de la vaillance, et non pas de la faiblesse. Et elle ? Était-elle incapable d’amour ? C’était à le croire, hélas ! Et Séraphine renfonça ses larmes, brillant de revoir Othon, de tout expliquer, de demander à deux genoux pardon pour ses péchés, et, si maintenant toute autre forme d’amende était devenue impossible, de lui rendre au moins la liberté dont elle l’avait privé. Elle se remit en route avec ardeur le long de la chaussée, perdant de vue et retrouvant tour à tour le haut donjon perché sur la hauteur devant elle, et bleui par l’air des montagnes, selon les tournants que prenait le chemin parmi les ravins et les rochers.