Le Roman français/02

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Le Roman français
Revue des Deux Mondes5e période, tome 55 (p. 789-803).
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LE ROMAN FRANÇAIS

II[1]
L’HONNÊTE HOMME ET LA PRÉCIEUSE LE GRAND CYRUS ET LA CLELIE

Adieu les paysages ! Le roman jette sa houlette aux orties, il renonce au séjour des bois et des champs ; il prend congé des moutons et des bergeries. Le paysage ne rentrera dans le roman que fort tard. Et vraiment je me surprends à regretter ceux de d’Urfé. Son grand mérite entre tous les faiseurs de pastorales, c’est que son Arcadie à lui n’était pas un pays imaginaire ; il l’avait placée aux lieux où il était né et qui lui étaient demeurés chers au travers de tous les hasards de sa vie vagabonde.

Issu d’une des plus nobles familles du Forez, province située entre Lyon et l’Auvergne, il vante sans cesse sa chère Loire, son Lignon, son mont Isoure et il les décrit avec tant de netteté et de précision qu’il y transporte son lecteur. Il n’est pas jusqu’à un gros orme solitaire sur la route de Montverdun qu’il ne réussisse à nous faire voir. Tout est faux dans son livre, hormis les lieux. Ces bergers sont des chimères ! Des bergers poètes, casuistes et platoniciens ! Mais le gros orme de la route de Montverdun est réel, très réel ; qui sait s’il n’existe pas encore ? Et certainement si je vais jamais dans le Forez, je l’y chercherai. Mais, comme je le disais en commençant, adieu les ormes et les sycomores ! Le roman se dégoûte de la vie pastorale. Et là-dessus, il revêt un pourpoint, un manteau de satin bleu, il couvre sa tête d’un chapeau à plumes et le voilà parti ! Où va-t-il ?

Parler le moins possible et parler sans plaisir, tel est un des traits caractéristiques de la sauvagerie et du sauvage primitif ; et l’on pourrait dire que le degré de civilisation où un peuple est parvenu peut se mesurer au degré d’importance dont jouit la parole dans sa vie habituelle, au rôle qu’elle joue dans son existence. Au-dessus du sauvage qui parle peu, il y a le sauvage perfectionné qui se sert de la parole pour toutes les communications où l’obligent les nécessités mêmes de sa vie, semblable à ces enfans peu développés qui n’ouvrent la bouche que pour demander à boire et à manger. L’aurore de la civilisation s’est déjà levée sur un peuple, quand il prend goût aux longs récits et qu’il honore les chantres qui lui racontent l’histoire de ses héros et de ses dieux. Le jour viendra où la parole lui devenant toujours plus chère, il lui élèvera un trône au milieu de la place publique, ce trône qui s’appelle une tribune et où l’éloquence ira s’installer pour l’exhorter, le conseiller, le louer ou le censurer. Mais l’éloquence de la tribune, c’est encore la parole utile, la parole mêlée aux affaires, la parole affairée. Que la civilisation s’élève encore d’un degré, et ce peuple appréciera ce qu’on pourrait appeler les paroles inutiles, dont le seul résultat est le plaisir qu’on éprouve à parler et à entendre parler ; la parole ne servant qu’à un rapprochement momentané des esprits, à un échange passager de pensées et de sentimens, au commerce plus ou moins intime des âmes, bref, ce qu’on nomme la causerie ou la conversation.

Or, nous avons reconnu que nos bergers du Lignon étaient des civilisés assez perfectionnés pour que le plaisir de converser entre eux fût le premier de leurs plaisirs, capable au besoin de tenir lieu de tous les autres ; et même que le goût de la conversation est leur seule passion sérieuse. Mais tôt ou tard cette passion-là leur fera quitter le séjour des champs et des bois. Les bois et les prairies ne sont pas les endroits les plus favorables à la conversation. Le murmure des ruisseaux, le chant des oiseaux, les bêlemens des moutons, sont des causes de distraction ; les aspects variés du ciel, le vol vagabond des nuées, le bruit du vent dans les feuillages portent à la rêverie, et rien de plus contraire à la conversation que la rêverie, elle est sa grande ennemie. D’ailleurs, il faut prévoir les jours de pluie. Je sais bien qu’il ne pleut jamais dans l’Astrée. Mais en cela d’Urfé ne s’est pas soucié d’être exact. La pluie est malheureusement une réalité avec laquelle il faut compter. Et quel trouble-fête que la pluie ! Mais il y a plus. La première condition pour bien converser, c’est de déposer, ne fût-ce que quelques instans, le fardeau de ses préoccupations ordinaires. Introduisez au milieu d’un cercle de personnes qui causent et qui ne songent qu’à causer, un homme soucieux, qui porte sur son front l’empreinte des inquiétudes qui le tourmentent ; la conversation ne tardera pas à languir. L’état de l’âme qui est propice à la conversation est donc un état artificiel dans lequel l’homme réussit à oublier les réalités sérieuses de sa vie, ses affaires, ses intérêts, ses déceptions, ses espérances aussi et ses perspectives d’ambition ; où il oublie tout cela, pour ne plus penser qu’à parler et à entendre parler les autres. Et cette situation d’esprit étant artificielle, il faut créer aussi à la conversation un lieu artificiel, qui lui soit spécialement consacré, un lieu destiné à la fête, où la lumière même soit artificielle, afin que ces bougies allumées crient à ceux qui entrent : « Hors d’ici les affaires et les affairés ! On ne s’occupe ici que de donner du plaisir et d’en procurer, si possible, aux autres.

Ce lieu artificiel qui est favorable à cet état d’esprit artificiel dans lequel l’homme se sent disposé à converser, c’est un salon. Or, le premier salon, le seul important, fut fondé en France, à Paris, à l’époque même où d’Urfé faisait paraître son Astrée. Catherine de Vivonne avait épousé, en 1600, le marquis de Rambouillet. Elevée en Italie, par une mère italienne, elle avait pris à Rome, ce centre du grand mouvement de la Renais sauce, le goût des choses de l’esprit et des plaisirs délicats. Revenue en France, elle fréquenta quelque temps la Cour ; mais l’air un peu grossier qu’on y respirait ne pouvait lui convenir, et elle s’en éloigna bientôt. S’érigeant en architecte, elle se fit construire un hôtel dont elle-même avait dessiné les plans. Les deux nouveautés de ce bâtiment consistaient l’une dans la place réservée à l’escalier qu’on mettait d’ordinaire au milieu, avec des salles d’un côté et de l’autre, ce qui donnait divers appartenons de dimension restreinte. Mme de Rambouillet plaça son escalier à l’un des coins, afin d’avoir une enfilade de grandes chambres, toutes de plain-pied et communiquant entre elles. La seconde nouveau le fut que jusqu’alors toutes les tentures étaient rouges ou brunes, et que Mme de Rambouillet, désireuse de ménager aux yeux des plaisirs neufs, imagina une tenture de velours bleu rehaussée d’or et d’argent. « Elle s’est fait faire un palais de son dessein, qui est un des mieux entendus du monde. Et elle a trouvé l’art de faire, en une place d’une médiocre grandeur, un palais d’une vaste étendue. L’ordre, la régularité, et la propreté, sont dans tous ses appartemens, et à tous ses meubles : tout est magnifique chez elle, et même particulier ; les lampes y sont différentes des autres lieux ; ses cabinets sont pleins de mille raretés, qui font voir le jugement de celle qui les a choisies ; l’air est toujours parfumé dans son palais ; diverses corbeilles magnifiques pleines de fleurs font un printemps continuel dans sa chambre ; et le lieu où on la voit d’ordinaire est si agréable et si bien imaginé, qu’on croit être dans un enchantement, lorsqu’on est auprès d’elle. Au reste jamais personne n’a une connaissance si délicate qu’elle pour les beaux ouvrages de proses, ni pour les vers. Elle en juge pourtant avec une modération merveilleuse ; ne quittant jamais la bienséance de son sexe, quoiqu’elle soit beaucoup au-dessus[2]. »

Et voilà le fameux salon bleu foncé, qu’elle consacre aux plaisirs de la conversation. Dans ce salon bleu, elle rassemble tout ce que Paris possédait alors d’hommes et de femmes distingués par la naissance et par le mérite. On sait que ce salon devint bientôt une véritable institution sociale, tant l’influence s’en fit ressentir sur les mœurs, sur les esprits et les caractères. Et voilà pourquoi le roman quitte les bords du Lignon. C’est le salon bleu qui l’attire. Il pourra la satisfaire à son gré ce goût de conversation qui le possède. Et au salon bleu le roman s’appellera Sapho ou Mlle de Scudéry, c’est tout un. Et Sapho, ou Mlle de Scudéry, écrira le Grand Cyrus et la Clélie. Et dans ces deux œuvres on verra du monde tout ce qui s’en peut voir à la clarté des bougies.

Recueillons-nous. Le Grand Cyrus ! la Clélie ! Le Grand Cyrus a dix volumes. La Clélie a dix volumes ! Dix et dix font vingt. Vingt volumes !… mais rassurez-vous, vous ne serez pas les victimes d’un guet-apens. Je n’analyserai pas ces vingt volumes. Aussi bien y serais-je embarrassé. M. Cousin, qui en raffole, déclare qu’après des années d’études, il n’a pas réussi à bien saisir l’intrigue du Grand Cyrus. Encore l’a-t-il lu la plume à la main. Aussi Saint-Simon, pour donner une idée du décousu qui régnait dans les discours du duc de Lauz un, lequel avait la manie de parler de ceci à propos de cela et de cela à propos de ceci, et se perdait à tout coup dans ses paroles, Saint-Simon ne trouve pas d’autre terme de comparaison que les intrigues de Mlle  de Scudéry. De l’intrigue de la Clélie, je ne veux dire que ceci, c’est qu’elle commence par ces mots :

« Il ne fut jamais un plus beau jour que celui qui devait précéder les noces de l’illustre Aronce, et de l’admirable Clélie ; et depuis que le Soleil avait commencé de couronner le Printemps de roses et de lis, il n’avait jamais éclairé la fertile campagne de la délicieuse Capoue, avec des rayons plus purs, ni répandu plus d’or et de lumière dans les ondes du fameux Vulturne, qui arrose si agréablement un des plus beaux pays du monde. Le ciel était serein, le fleuve était tranquille, tous les vents étaient renfermés dans ces demeures souterraines, d’où ils savent seuls les routes et les détours ; et les Zéphyrs même n’avaient pas alors plus de force qu’il en fallait pour agiter agréablement les beaux cheveux de la belle Clélie : qui, se voyant à la veille de rendre heureux le plus parfait amant qui fut jamais, avait dans le cœur, et dans les yeux, la même tranquillité qui paraissait être alors en toute la Nature. »

À quoi donc tient que l’illustre Aronce n’épouse sur-le-champ l’admirable Clélie ? Cela tient à un tremblement de terre qui, à la dixième page du premier volume, fait disparaître subitement Clélie et la fait tomber, par une série d’accidens inexplicables, entre les mains d’Horace, rival d’Aronce. Et il faut dix volumes, ni plus ni moins, avant qu’Aronce puisse conduire à l’autel Clélie : « De sorte qu’après tant de malheurs ces deux illustres personnes se virent, aussi heureuses qu’elles avaient été infortunées, et ne virent rien qui pût égaler leur bonheur, que leur vertu. Mais comme Clélie avait une statue à Rome, Porsenna lui en fit faire aussi une, devant le superbe tombeau qu’il avait fait bâtir, et Anacréon mit ces vers au piédestal de la statue :

Son courage est encor plus grand que sa beauté,
Le Tibre dans son onde en fut épouvante,
Et tant qu’on parlera de Home et d’Italie,
Le temps respectera la gloire de Clélie.

Comme le temps, respectons la gloire de Clélie. Je veux dire tenons-nous-en à une respectueuse distance !… Non, je ne vous mettrai pas aux prises ni avec le Grand Cyrus, ni avec la Clélie, ni avec aucun de ces vingt volumes où

… jusqu’à je vous hais, tout s’y dit tendrement.

Encore si ce style n’était que tendre ! Mais ce que je lui reproche surtout, c’est qu’il a l’air léger, et qu’il ne l’est pas. La phrase y succède à la phrase avec aisance, sans embarras ; c’est coulant, c’est limpide, et à la longue c’est étouffant. On dirait des flocons de neige ; chaque flocon pèse moins qu’une plume ; mais les flocons tombent si bien qu’on finit par être enseveli.

Que dirons-nous donc du Grand Cyrus et de la Clélie, puisqu’avant d’arriver à Mme de La Fayette il nous faut traverser cet autre carrefour de Mercure ? Nous dirons que le Grand Cyrus est la peinture du monde où avait vécu Mlle de Scudéry, habillé et déguisé à la Persane, et que la Clélie est la peinture de ce même monde, habillé et déguisé à la Romaine. Nous répéterons aussi, après M. Cousin que, dans le Grand Cyrus, composé de 1648 à 1653, et qui parut le premier, Mlle de Scudéry représenta surtout la société qu’elle avait appris à connaître dans le salon bleu, et que, dans la Clélie, elle décrivit sa propre société, celle qui se réunissait chez elle, à ses samedis au Marais, dans son propre salon, qu’elle ouvrit, alors que le salon bleu, fermé aux commencemens de la Fronde, n’était plus qu’un souvenir.

Nous ajouterons que si ces vingt volumes jouirent d’une vogue presque égale à celle de l’Astrée, bien que plus éphémère, cette vogue tient à ce que les contemporains retrouvaient dans les héros des personnages de leur connaissance, le Grand Condé, son illustre sœur, la marquise de Rambouillet, tous les habitués du salon bleu ou des samedis, et que plus d’une fois on fit des démarches auprès de l’auteur pour obtenir l’honneur d’être portraituré et de figurer dans ses romans. Mais, ce qui est plus important, ces mêmes romans étaient considérés comme une sorte d’enseignement théorique du savoir vivre, comme une école où l’on venait apprendre le beau langage et les belles manières ; et les conversations en particulier, qui en sont l’essence et la quintessence, renfermaient à la fois les modèles et les leçons de l’art de s’exprimer avec grâce sur tous les sujets dont se plaisait à s’entretenir le beau monde d’alors. Aussi ces conversations furent-elles extraites et publiées à part en plusieurs volumes qui parurent successivement sous le titre de : Conversations, Nouvelles conversations. Conversations morales, Entretiens sur toute espace de sujets. Et entre 1680 et 1692, à l’époque où elle commençait à être oubliée, Mlle de Scudéry, attentive à ne rien négliger pour ressaisir sa gloire qui la quittait, les réimprima en dix petits volumes qu’elle ne craignait pas de recommander comme renfermant toutes les recettes moyennant lesquelles on fait son chemin dans le monde et on s’y fait goûter.

Portraits et conversations, tout a un but dans la Clélie comme dans le Grand Cyrus ; l’auteur enseigne sans cesse ; sous sa plume féconde, les exemples et les préceptes se multiplient à l’infini, et son but avoué est de mettre en lumière l’Idéal dans les mœurs tel qu’on, le concevait de son temps, tel qu’on le mettait en pratique au salon bleu ; ou pour mieux dire, d’apprendre aux novices, aux apprentis dans l’école du monde, ce que c’est que l’homme idéal, la femme idéale, ou, pour parler le langage du temps, à quelles conditions on peut devenir un honnête homme et une précieuse. Voilà précisément la seule chose que nous demanderons aux vingt volumes. Que l’illustre Aronce épouse ou n’épouse pas l’admirable Clélie, peu nous importe. Mais il est intéressant, de savoir sous quels traits, vers le milieu du XVIIe siècle, on se peignait la perfection humaine, et personne ne peut mieux que Sapho satisfaire sur ce point notre curiosité. Esquissons donc d’après elle, et aussi brièvement que possible, les deux types qu’elle a pris tant de peine à immortaliser.

La précieuse ! Pour être juste envers elle, il faut oublier Cathos et Madelon, et leurs pommades et leurs blancs d’œufs et leur phébus, et l’ithos et le pathos ! Cathos et Madelon ne sont pas de vraies précieuses ; ce sont, comme le dit Molière, les singes des précieuses, deux petites pecques provinciales à qui la lecture des romans a renversé la tête et brouillé la cervelle ; elles sont aux véritables précieuses ce que sont les Mascarille aux vrais marquis. D’ailleurs on a depuis longtemps remarqué que la pièce des Précieuses ridicules a été composée et jouée en 1659 et qu’il y avait alors près de douze ans que le salon bleu était fermé. Rapprocher seulement Madelon de Mme de Rambouillet, c’est d’une absurdité qui saute aux yeux. Et souvenons-nous que Mme de Longueville, Mme de Sablé, Mme de Sévigné elle-même et Mme de La Fayette ont été des précieuses. Cela nous rendra respectueux.

Qu’était-ce après tout que la précieuse dans le sens primitif du mot, la précieuse telle qu’elle est représentée dans le Grand Cyrus encore mieux que dans la Clélie ? La précieuse est une femme qui a du prix et qui le sent. C’est une femme qui a du prix, qui est le contraire d’une personne vulgaire, une femme distinguée et dont la distinction paraît dans toute sa personne, dans ses sentimens, dans son langage, dans ses manières. La précieuse est d’abord une femme distinguée par son esprit, car l’ignorance est une vulgarité. Il est un certain degré de culture de l’intelligence dont il ne lui était pas permis de se passer. On ne lui demande pas de la science ; la pédanterie serait une autre espèce de vulgarité ; mais on veut, comme Molière lui-même, « qu’elle ait des clartés de tout. » N’oublions pas que le salon bleu n’était pas seulement un lieu de conversation, c’était encore un lieu de lecture. Corneille y venait lire Polyeucte, Voiture y récitait ses petits vers ; Bossuet, âgé de seize ans, y prononça son premier sermon qu’il acheva sur te coup de minuit. Sur quoi Voiture lui dit : « Monsieur, je n’avais jamais entendu prêcher ni si tôt, ni si tard. » La lecture terminée, on discutait, on raisonnait, chacun disait son avis. La précieuse devait donc être en état de se connaître en prose et en poésie ; elle était tenue à admirer et à critiquer à propos et au besoin à savoir dire pourquoi. Aussi le salon bleu a-t-il rendu d’éminens services à l’éducation des femmes en France ; il a été pour elles comme un foyer de culture. C’est sous le règne de Louis XIII qu’elles commencent à lire, à s’instruire ; c’est à dater de cette époque, que l’ignorance est mal vue, regardée en pitié. Ce qu’il fallait surtout à une précieuse, en matière de connaissances littéraires, c’était à tout le moins une teinture d’italien et d’espagnol, les deux langues à la mode. Savoir le latin était un luxe que s’accorda Mme de Sévigné. Savoir le grec, était une ambition qui ne se rencontra guère que chez l’abbesse de Fontevrault. Mais la langue du Tasse et celle de Lope de Vega étaient familières à un grand nombre de précieuses.

La distinction de l’esprit n’est rien sans la distinction du caractère et des manières. La précieuse devait avoir d’autres façons de sentir que le vulgaire. On exigeait qu’elle eût une délicatesse de perception, une noblesse de sentimens qui ne viennent qu’aux âmes bien nées. C’était le mélange d’une dignité qui ne sentît jamais l’effort, ni la raideur, et d’un abandon gracieux, d’un tour enjoué dans l’esprit qui se renfermât toujours dans les limites étroites des bienséances. Et tels étaient les sentimens, tel devait être aussi le langage ; toute affectation, comme toute familiarité malséante, en était bannie. Mais sans avoir l’air d’y toucher, la précieuse était obligée de donner à ses discours et à ses moindres propos un tour particulier, à la fois agréable et piquant, qui faisait paraître ses pensées à leur avantage et qui souvent prêtait à des choses rebattues un air de nouveauté surprenante.

Certes, être précieuse dans le sens précis du mot, n’était pas une entreprise aisée ; car la précieuse était composée de nuances, et des nuances aux grosses couleurs, la transition n’est que trop facile. Aussi comprend-on que le type ait promptement dégénéré. Quand on se pique d’être distinguée, et qu’on n’en possède pas le don naturel, cette préoccupation se change en la manie de se distinguer, et cette manie était assez répandue parmi le vulgaire des précieuses, car il y avait aussi un vulgaire parmi les précieuses. Dans la famille même de Mme de Rambouillet, nous voyons déjà percer les excès de la préciosité. Chose curieuse, la délicatesse de santé de Mme de Rambouillet semblait la prédisposer à ces raffinemens. « Il est vrai, dit Mlle de Scudéry, que parmi tant d’avantages qu’elle a reçus des dieux, elle a le malheur d’avoir une santé délicate, que la moindre chose altère ; ayant cela de commun avec certaines fleurs, qui, pour conserver leur fraîcheur, ne veulent être ni toujours au soleil, ni toujours à l’ombre : et qui ont besoin que ceux qui les cultivent leur fassent une saison particulière pour elles, qui sans être ni froide ni chaude, conserve leur beauté par un juste mélange de ces deux qualités. » Elle détestait surtout la chaleur du soleil, et c’est pour cette raison qu’elle institua dans son hôtel l’usage des alcôves. On raconte qu’un jour à la promenade elle s’évanouit et qu’on lui voyait bouillir le sang dans les veines ! Je ne réponds de rien, ce sont les propres expressions de Tallemant des Réaux. Mais autant le corps était faible, autant l’âme était forte.

Mme de Rambouillet, que Mlle de Scudéry a peinte dans le Grand Cyrus sous le nom de Cléomire, peut être proposée comme le type achevé et sans tache de la précieuse. Esprit supérieur et cultivé, sa distinction était dans son sang, et jamais rien en elle ne trahissait l’effort. Ce qui la sauvait de toute affectation, c’est qu’elle n’avait aucune prétention personnelle et qu’elle possédait la rare faculté de s’oublier ; aussi s’occupait-elle des autres plus que d’elle-même ; accueillante, douce, modeste, incapable d’humeur et de caprice ; la seule peine qu’elle eût à prendre, c’était de laisser agir en elle la nature et de se montrer telle qu’elle était. Ainsi faite, il n’était pas à craindre que sa préciosité la fît tomber dans aucun travers : « Sa physionomie est la plus belle que je vis jamais ! Et il paraît une tranquillité sur son visage, qui fait voir clairement quelle est celle de son âme. On voit même en la voyant seulement, que toutes les passions sont soumises à raison, et ne font point de guerre intestine dans son cœur. En effet, je ne pense pas que l’incarnat qu’on voit sur ses joues, ait jamais passé ses limites, et se soit épanché sur tout son visage, si ce n’a été par la chaleur de l’été, ou par la pudeur ; mais jamais par la colère, ni par aucun dérèglement de l’âme. Ainsi Cléomire étant toujours également tranquille, est toujours également belle… Au reste, l’esprit et l’âme de cette merveilleuse personne surpassent de beaucoup sa beauté. Le premier n’a point de bornes dans son étendue, et l’autre n’a point d’égal en générosité, en constance, en bonté, en justice et en pureté. L’esprit de Cléomire n’est pas un de ces esprits qui n’ont de lumière que celle que la Nature leur donne ; car elle l’a cultivé soigneusement ; et je pense pouvoir dire, qu’il n’est point de belles connaissances qu’elle n’ait acquises. Elle sait diverses langues, n’ignore presque rien de tout ce qui mérite d’être su ; mais elle le sait sans faire semblant de le savoir ; et on dirait à l’entendre parler, tant elle est modeste, qu’elle ne parle de toutes choses admirablement comme elle fait, que par le simple sens commun, et par le seul usage du monde[3]. »

Après elle le principal ornement de son salon était sa quatrième fille, la fameuse Julio d’Angennes, qui devint plus tard1 la duchesse de Monlausier. Julie était comme sa mère un type de précieuse où la distinction s’accorde avec le naturel. Esprit moins élevé, raison moins ferme, âme moins haute, elle rachetait ces désavantages par une facilité d’humeur, une souplesse, un agrément, une vivacité, un enjouement qui enchantèrent tout ce qui l’entourait et lui valurent bien des hommages.

« Philonide est une personne dont la naissance est des plus heureuses du monde ; car elle a tout ensemble beaucoup de beauté, beaucoup d’agrément, beaucoup d’esprit, et toutes les inclinations nobles et généreuses. Sa taille est des plus grandes et des mieux faites ; sa beauté est de bonne mine, sa grâce est la plus grande naturelle qui sera jamais. Son esprit est le plus charmant, le plus aisé, et le plus galant du monde ; elle écrit aussi bien qu’elle parle, et elle parle aussi bien qu’on peut parler. Elle est merveilleusement éclairée en toutes les belles choses, et n’ignore rien de tout ce qu’une personne de sa condition doit savoir. Et elle danse bien jusqu’à donner de l’amour, quand même elle n’aurait rien d’aimable que cela. Mais ce qu’il y a de merveilleux, est qu’elle est tellement née pour le monde, pour les grandes fêtes, et pour faire les honneurs d’une grande Cour, qu’on ne peut pas l’être davantage. La parure lui sied si bien, et l’embarrasse si peu, qu’on dirait qu’elle ne peut être autrement. Et les plaisirs la cherchent de telle sorte, que je ne pense pas qu’elle ait jamais été enrhumée en un jour où il y ait eu un divertissement à recevoir ; et si je l’ai vue quelquefois malade, ç’a été en certains temps mélancoliques, où il n’y avait rien d’agréable à faire. Encore ne l’était-elle qu’autant qu’il le fallait être, pour attirer toute la Cour dans sa chambre, et non pas assez pour se priver de la conversation[4]. »

Mais à côté de Julie et de sa mère, dans Mlle Angélique de Rambouillet se montre déjà l’excès de la préciosité. Angélique avait une délicatesse de sens quelque peu outrée qui la rendait chagrine et méprisante, et une aversion pour certains mots fort honnêtes qui lui semblaient bas ; en revanche, elle avait un goût excessif pour les beaux esprits et peu de tolérance pour les autres. Un gentilhomme prétendait qu’elle s’évanouissait quand elle entendait un méchant mot. Aussi hésita-t-il longtemps avant de prononcer celui d’ « avoine » devant elle, sachant qu’elle le prendrait mal. Puis n’ayant eu le courage de lâcher son mot, il se leva et partit en disant : « On ne sait vraiment comment parler céans. »

« Anacrise est tout ensemble une des plus aimables, et une des plus redoutables personnes de toute la Phénicie. Ce n’est pas qu’elle ne soit généreuse, et qu’elle n’ait même de la bonté ; mais sa bonté n’étant pas de celles qui font scrupule de faire la guerre à leurs amis, Anacrise est sans doute fort à craindre : car je ne crois pas qu’il y ait une personne au monde, qui ait une raillerie si fine, ni si particulière que la sienne. Il y a tout ensemble de la naïveté, et un si grand feu d’imagination, aux choses agréables et malicieuses qu’elle dit, et elle les dit si facilement, elle les cherche si peu ; et les dit même d’une manière si négligée, qu’on pourrait douter si elle y a pensé, si on ne la connaissait pas. Cependant, elle ne dit jamais que ce qu’elle veut dire ; et elle sait si parfaitement la véritable signification des mots dont elle se sert en raillant ; et sait encore si bien conduire le son de sa voix, et les mouvemens de son visage, selon que plus ou moins elle a dessein qu’on sente ce qu’elle dit, qu’elle ne manque jamais de faire l’effet qu’elle veut. Au reste, il y a une différence entre Philonide et Anacrise, qui est considérable, et qui en met beaucoup en leur bonheur : car la première ne s’ennuie presque jamais ; elle prend de tous les lieux où elle est, ce qu’il y a d’agréable, sans se mettre en chagrin de ce qui ne l’est pas : et porte partout où elle va un esprit d’accommodement, qui lui fait trouver du plaisir dans les provinces les plus éloignées de la Cour. Mais pour Anacrise, il y a si peu de choses qui la satisfassent, si peu de personnes qui lui plaisent, un si petit nombre de plaisirs qui touchent son inclination, qu’il n’est presque pas possible que les choses s’ajustent jamais si parfaitement, qu’elle puisse passer un jour tout à fait heureux en toute une année, tant elle a l’imagination délicate, le goût exquis et particulier, et l’humeur difficile à contenter. Anacrise est pourtant si heureuse, que ses chagrins mêmes sont divertissans : car lorsqu’on lui entend exagérer la longueur d’un jour passé à la campagne, ou celle d’une après-dînée en mauvaise compagnie, elle le fait si agréablement et d’une manière si charmante, qu’il n’est pas possible de ne l’admirer point, et de ne pardonner pas à une personne d’autant d’esprit que celle-là, d’être plus difficile qu’une autre au choix des gens à qui elle veut donner son estime et accorder sa conversation[5] ! »

D’Anacrise à Philaminte et à Belise, la transition est facile. Anacrise nous conduit tout droit aux précieuses définies par l’abbé de Pure. Ce sont ces précis de l’esprit, ces résidus de raison qui ont perdu de réputation les vraies précieuses. Sortons du salon bleu, de cette société éminente qui s’y rassemblait, pénétrons dans ces salons qui se formèrent en foule à son imitation, c’est là que nous verrons la préciosité dégénérer de plus en plus et mériter d’avance les sifflets du bon sens représenté par Molière et par Boileau. C’est là qu’on s’occupe de se faire un langage à part, et de proscrire les mots roturiers, et de les remplacer par d’autres plus raffinés. Mais ce n’est pas seulement par des raffinemens de langage que se manifeste l’excès de la préciosité, c’était plus encore par des raffinemens de sentimens. La vraie précieuse devait avoir des façons de sentir non communes ; surtout elle s’attribuait le droit d’exiger qu’on éprouvât pour elle des sentimens et qu’on l’entourât d’hommages qui eussent quelque chose de rare et d’exquis.

« Les femmes, disait une précieuse, Mme de Sablé, les femmes, ornemens de la terre, sont faites pour être adorées et répandre autour d’elles tous les grands sentimens en accordant comme une assez digne récompense leur estime et leur amitié. »

La précieuse est une idole. Et quel est le servant, le dévot de l’idole ? C’est l’honnête homme. Qu’est-ce que l’honnête homme ? C’est pour le fond le berger de l’Astrée, mais un berger dont la tâche s’est compliquée. Tellement compliquée que quelquefois on l’appelait le Mourant, parce qu’il était sans cesse en danger de mourir. Le berger n’était tenu que de savoir aimer et de savoir le montrer et le dire. Mais l’honnête homme est vraiment appelé à se multiplier. Il va sans dire qu’on lui demande d’avoir de la culture et de la grâce dans l’esprit, de la noblesse et de l’aisance dans les manières, de la dignité dans la conduite, de la bienséance dans les discours, de se montrer libéral, magnifique, généreux. Ce doit être un Espagnol frotté de bel esprit italien. Mais, ce qui est essentiel, il faut que toutes ses qualités naturelles ou acquises, il les dépose aux pieds de la précieuse et qu’il se mette lui-même à la merci de tous ses caprices. Le mérite qu’il doit avoir par-dessus tous les autres, est ce que Mlle de Scudéry appelle « l’air et le ton galant. » Ce qui veut dire que, quelles que puissent être ses préoccupations, les soucis que lui donnent l’embarras de ses affaires, ou l’assombrissement où le jette un accès de migraine, tout dans son air, dans son maintien, dans son langage doit marquer qu’il n’a qu’un désir et qu’une pensée, le désir et la pensée de plaire à la précieuse et de l’amuser.

On trouve dans le Grand Cyrus et dans la Clélie deux espèces d’honnêtes gens. Il y a l’honnête homme enjoué et l’honnête homme mélancolique. L’honnête homme enjoué est celui qui, selon l’expression de l’auteur, possède l’esprit de joie et le porte partout avec lui. Celui-là est né joyeux et son métier d’amuseur lui coûtera peu d’efforts. L’honnête homme mélancolique a plus à faire ; il ne lui est permis d’être mélancolique que lorsque la précieuse y consent ; mais sur son ordre, il faut qu’il secoue de son front le sombre nuage qu’il couvrait, qu’il ait à point nommé de l’esprit, et que, sans se faire prier, il improvise une stance, un sonnet ou un madrigal. Ce sont de ces choses qu’un honnête homme ne refuse pas. Malheur à ceux qui ont la verve intermittente ! Mais ce qui est plus grave, plus difficile, il faut que l’honnête homme aime et qu’à tel moment donné, il ne laisse paraître, de sa passion que ce que l’idole en veut bien agréer. Car l’honnête homme est celui en qui les bienséances sont devenues une seconde nature, et ces bienséances, c’est la précieuse qui en décide. L’honnête homme, en un mot, c’est celui qui sait par cœur la Carte du Tendre et qui peut voyager en tous sens dans ce pays, sans risquer de s’y fourvoyer.

« Madame, dit Aronce à Clélie, me permettez-vous d’espérer que, pourvu que je continue, je serai bientôt au-delà de cet agréable village qui s’appelle Petits Soins : et que si je ne puis aller à Tendre sur Estime, je pourrai arriver un jour à Tendre sur Reconnaissance ; n’osant pas prétendre d’aller au troisième, ni penser seulement qu’il y ait quelque chose au-delà de Tendre ; car pour ces bienheureuses Terres inconnues, qu’on ne voit qu’en éloignement, je me trouve si consolé d’être fortement persuadé que les autres n’y peuvent aller non plus que moi, que je ne laisserai, ce me semble, pas d’être heureux, quand je serai arrivé à Tendre… »

La carte du Tendre ! Sublime invention de Mlle de Scudéry. Et pour comprendre toute la complication du métier d’honnête homme, le mieux est de prendre connaissance de cette fameuse Carte. Elle fit événement : tout le monde l’étudia, l’apprit par cœur. Ce furent de beaux jours pour Mlle de Scudéry. Elle pouvait se regarder comme la législatrice du royaume du sentiment ; toutes ses sentences faisaient loi. Aussi, quelle conscience, quelle attention scrupuleuse, quel recueillement de tous les instans, elle apportait à la composition de ses romans ! Elle sentait bien que c’était une affaire d’État et que les destinées du genre humain en dépendaient.

On raconte qu’un jour, voyageant avec son frère, et étant descendue dans une hôtellerie, le soir elle entra en conférence avec lui au sujet de l’un des épisodes du Grand Cyrus qui les occupait fort. Il s’agissait du prince Mazare. Fallait-il le laisser vivre ? Fallait-il le faire mourir ? M. de Scudéry plaidait sa cause, sa sœur était impitoyable et, la discussion s’échauffant, elle finit par s’écrier d’une voix forte : « Le prince mourra, il faut que le prince meure. » D’honnêtes marchands logés dans la chambre voisine entendirent ce propos. Croyant à un complot contre la vie du Roi, ils coururent avertir la police, et nos deux romanciers furent conduits en prison, d’où ils eurent quelque peine à sortir.

Mais ce qui occupait Mlle de Scudéry bien plus encore que les aventures de ses romans, c’étaient les poses qu’elle donnait à ses personnages. Elle était la maîtresse à danser des âmes et elle savait que toutes les attitudes des précieuses et des honnêtes gens de ses romans seraient fidèlement reproduites à la ville et à la cour. Aussi que tous ses personnages représentent bien ! Qu’ils ont le maintien noble ! Quel grand air ! Que de vertus ! Que de beaux sentimens ! Il ne leur manque qu’une chose, une misère, en vérité, la vie. Ce sont des automates, des machines, et à tout instant on entend crier la manivelle. Ils font penser au cheval de Roland, vous savez ! Ce cheval si admirable, à la tête si fière, à la robe si lustrée !… Il n’avait qu’un seul défaut ! Il était mort…


VICTOR CHERBULIEZ.


  1. Voyez la Revue du 1er janvier.
  2. Portrait de Cléomire (Grand Cyrus).
  3. Portrait de Cléomire (Grand Cyrus).
  4. Portrait de Julie d’Angennes (Grand Cyrus).
  5. Portrait d’Angélique de Rambouillet (Grand Cyrus).