Le Roman français/03

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LE ROMAN FRANÇAIS[1]


III[2]



L’ÂME GÉNÉREUSE
LA PRINCESSE DE CLÈVES


I


Mlle de Scudéry vécut trop pour son bonheur. Née au Havre en 1607, elle ne mourut à Paris qu’en 1701, âgée de quatre-vingt-quatorze ans. C’est dire qu’elle survécut de près de huit ans à Mme de La Fayette, à l’auteur d’un roman dont l’apparition avait porté un coup mortel au Grand Cyrus et à la Clélie. Mlle  de Scudéry eut donc le chagrin de vieillir au milieu d’une société qu’elle ne comprenait pas et qui ne la comprenait plus, de survivre à son influence et à sa gloire, et elle passa sa vieillesse à se regretter. Tout avait changé autour d’elle. Un astre nouveau s’était levé qui éblouissait la France, et tout ce qu’il n’éclairait pas de ses rayons était plongé dans la nuit.

Sous le règne de Louis XIII, les salons avaient en quelque sorte éclipsé la Cour ; ils donnaient le ton, ils dominaient sur la littérature, ils représentaient l’esprit et la culture nouvelle. Mais à peine Mazarin est-il mort en 1661 et Louis XIV commence-t-il à régner par lui-même, que tout change. La Cour prend une éclatante revanche. Les coteries aristocratiques et bourgeoises de Paris, ces cercles de précieuses et de beaux esprits qui portaient le nom de cabales, de doctes et spirituelles cabales, perdent leur prestige ; au lieu d’être à la tête, ils ne sont plus qu’à la queue. Ils passent à l’état d’antiques, ce sont les restes d’un passé dont le souvenir pâlit de jour en jour. La jeune littérature les dédaigne et les raille. Leurs mots d’ordre, leur étiquette, leurs expressions préférées, tout devient ridicule, et leurs travers font oublier jusqu’aux services qu’ils avaient rendus autrefois. Les divinités visibles voient leurs autels délaissés ; les nouveaux poètes portent ailleurs leur encens. Relisez ce qu’en dit Saint-Simon, le représentant par excellence de l’esprit nouveau qui régnait à la Cour.

Mais, pour ne pas parler de Boileau et des flèches acérées qu’il décocha contre Mlle  de Scudéry et son monde, l’œuvre où est le plus fortement accusée cette lutte entre les vieux salons sur leur déclin et le nouveau salon, le salon royal qui domine et absorbe tout, c’est la pièce des Femmes savantes, qui fut jouée en 1672. De quoi s’agit-il dans ce chef-d’œuvre ? Les deux personnages en présence figurent une cabale à l’ancienne mode et la Cour. La cabale est représentée par Philaminte, Bélise, la très précieuse Armande, la divinité visible de la pièce, par Vadius et Trissotin. La Cour et Molière lui-même apparaissent sous les traits de l’homme de Cour, de Clitandre. Clitandre veut que les femmes aient du savoir sans en faire parade, il fait la guerre au bel esprit greffé sur la pédanterie, il rompt visière à toutes les affectations, à tous les raffinemens de la préciosité. C’est parlant à Clitandre que Trissotin s’écrie :

 
Je ne m’étonne pas, au combat que j’essuie,
De voir prendre à monsieur la thèse qu’il appuie :
Il est fort enfoncé dans la Cour, c’est tout dit.
La Cour, comme l’on sait, ne tient pas pour l’esprit.
Elle a quelque intérêt d’appuyer l’ignorance ;
Et c’est en courtisan qu’il en prend la défense.

Il n’en va pas de la littérature comme de la morale. Au point de vue de la morale, les défauts valent mieux que les vices ; au point de vue littéraire, il est des vices mille fois moins dangereux que certains défauts. Soumettons au jugement d’un moraliste le Grand Cyrus et la Clélie, ces fidèles miroirs de l’esprit qui régnait à Paris au milieu du xviie siècle. À coup sûr, le moraliste aura plus à louer qu’à blâmer. Ce sont de très honnêtes héros que ceux de Mlle de Scudéry, ils sont la plupart d’un caractère irréprochable ; ils vivent dans une atmosphère de sentimens purs et délicats, et les aventures dans lesquelles ils s’engagent sont propres à leur faire honneur. Ces personnages n’ont donc point de vices ; mais ils ont des défauts, ceux de leur temps, qui sont au point de vue littéraire une maladie plus grave, plus dangereuse que tous les vices. Ces défauts, on les peut ramener à un seul qui les résume : « L’infatuation de soi-même. » Oui, les héros de ces romans sont infatués d’eux-mêmes, comme le vulgaire des auteurs de cette époque, comme la Sapho, comme les héros historiques de la Fronde. Il n’y a point de grands intérêts qui les absorbent et ils retombent sur eux-mêmes, recourant à leur propre personne pour remplir leur vide. Il en résulte que leurs vertus sont peu méritoires, car n’étant passionnés qu’en apparence, il ne s’est jamais livré dans leur âme de combats bien sérieux. Que dis-je ! Leurs vertus ne leur sont chères qu’à cause du parti qu’en tire leur vanité. Ils composent leur air, leur attitude, ils font parade de grands sentimens, ils posent en société et dans la solitude, ils posent le jour et la nuit, et même en dormant. Et comme le faux et le petit vont de compagnie ainsi que le vrai et le grand, leur frivolité s’absorbe dans le détail de leur vie et de leurs pensées ; ils détaillent leurs sentimens, leurs actions, et ils s’occupent sans cesse aussi du détail de leur langage. Quand on songe que les romans de Mlle de Scudéry, où s’étale avec tant de complaisance un amour de soi sans limites, allié à tant de bel esprit, et à des grâces si pleines d’afféterie ; que ces romans, où de froides intrigues politiques sont entrelacées à des intrigues amoureuses plus froides encore, où l’étiquette du sentiment remplace la vraie passion, et qui ne renferment pas une seule situation qui intéresse l’esprit et saisisse fortement le cœur ; quand on pense, dis-je, que ces romans sont les plus grands monumens que la poésie ait pu créer au milieu du xviie siècle, il est permis de penser que le génie littéraire de la France était malade à ce moment-là, de ce mal que je ne craindrais pas d’appeler le poison du Scudérisme.

Il y avait Corneille ; mais, si grand que fût son génie, il ne représentait pas le génie tout entier de la France. Donc, au moment que la poésie des précieuses et des honnêtes gens s’en va mourant de sa belle mort, une nouvelle poésie naît qui sera grande, parce qu’après s’être longtemps cherché, l’esprit moderne s’est enfin trouvé, et que, prenant conscience d’elle-même, la France esquisse son propre idéal où tant de hardiesse est associée à tant de mesure, où tant de force est dissimulée par tant de délicatesse ; cet idéal où la raison domine et tient en équilibre toutes les facultés. Et cet idéal, en même temps, elle l’incarne dans quelques-uns de ses enfans, qui vont attirer sur eux l’attention du monde, ainsi que dans les héros d’une nouvelle poésie qui méritera d’être appelée classique, et où les littératures étrangères viendront chercher des enseignemens. Et cette littérature atteindra à la perfection de la forme, parce que par delà les chefs-d’œuvre des littératures italienne et espagnole qui faisaient loi au commencement du siècle et dont Corneille s’était surtout inspiré, elle s’en va chercher les modèles de l’antiquité grecque et romaine.

Cette littérature sera grande aussi parce qu’elle naît et se développe à une époque d’enthousiasme, et que la grandeur des pensées et du style est à ce prix. L’enthousiasme pour la royauté rendue visible dans la personne d’un roi qui la représente avec une majesté et un éclat qu’on n’avait point encore vus. Ah ! sans doute cette religion nouvelle aura ses superstitions et ses idolâtries. Mais l’enthousiasme même excessif, même puéril, vaut mieux que l’infatuation de soi-même. Et d’ailleurs, ce roi est plus qu’un homme ; il est la personnification vivante de la France, de l’idée même de patrie inconnue jusqu’alors, du Grand Condé lui-même, qui ne craignit pas de tourner contre son pays l’épée qu’il avait portée sur le champ de bataille de Lens et de Rocroi. Et ce roi est plus encore qu’une idée, il est un dogme. Car si étrange que nous paraisse aujourd’hui le droit divin, c’est la religion même qui le consacrait alors ; et croire en celui qui tenait de Dieu même sa couronne et qu’il avait choisi pour gouverner son peuple, c’était, comme s’en explique Bossuet, une façon de croire en la Providence. Et d’ailleurs ce roi, objet de tant d’hommages, en dépit de ses fautes, de ses vices, de ses préjugés et de ses ignorances, il était grand par l’esprit, par le caractère et par l’âme. Et pour ne parler ici que de ce qu’il fut pour les lettres, il sut les protéger sans asservir l’inspiration des poètes, et l’honneur de sa société qu’il se plaisait à leur accorder leur fut profitable, car il réunissait deux choses qui vont rarement ensemble ; il avait un sentiment exquis du ridicule, et cela ne l’empêchait pas d’avoir le sens du grand.

Ainsi, au lieu de dire avec Victor Cousin que la littérature de la seconde moitié du xviie siècle est inférieure à celle du règne de Louis XIII et de la Régence, parce que sous l’influence de Louis XIV et de sa cour les caractères et les esprits se sont rapetissés et efféminés, nous dirons qu’après une époque de brillante génialité, la littérature classique de la France a pensé se perdre au milieu du siècle par la frivolité, le bel esprit, le maniérisme et que Louis XIV et sa cour l’ont sauvée. C’est ainsi qu’au Grand Cyrus et à la Clélie, les romans des ruelles, succède la Princesse de Clèves, le roman de Cour de Mme de La Fayette.

La Princesse de Clèves ! Cette fois nous tenons un vrai chef-d’œuvre et nous nous donnerons le temps de l’examiner. Aussi, bien que cet ouvrage soit autre chose encore qu’un roman de Cour, c’est à ce point de vue seulement que nous l’étudierons tout d’abord.

La Princesse de Clèves, parue en 1678, est un roman de Cour dans le même sens que les tragédies de Racine sont des tragédies de Cour. C’est dire que le monde décrit par l’auteur est une cour et ses habitans, et que les caractères et les passions y paraissent sous les traits que le séjour des cours les force à revêtir. Après cela il n’est pas nécessaire d’insister sur les limites un peu étroites où se renferme le roman de Cour comme la tragédie de Cour. Il va sans dire que, pour Mme  de La Fayette comme pour Racine, si nous oublions que Racine a écrit Athalie, le monde n’est pas bien vaste ; il finit aux gentilshommes qui appartiennent aux grands seigneurs. Au delà se trouvent pour eux des terres inconnues où ils ne se soucient pas de pénétrer ; pour eux, le peuple n’existe pas, et leur muse ne s’est jamais risquée dans les lieux qu’il habite. J’ajoute que de la nature aussi, Mme  de La Fayette ne connaît que ce qui s’en pouvait voir des fenêtres de Versailles. Il y a peu de paysagistes parmi les écrivains de ce temps-là. Je n’en connais que deux : La Fontaine et Mme  de Sévigné. Mme  de La Fayette ne comprenait guère le goût étrange qui portait son amie à passer quelquefois l’hiver au fond de la Bretagne, ensevelie dans sa terre des Rochers, et elle la plaisantait souvent sur sa bizarre affection pour les bois et les rossignols. Quant à elle, en fait de campagne, elle a décrit des parcs et des jardins ; encore ne les décrit-elle pas « Une allée bordée de saules, » voilà, je crois, le seul paysage qui se puisse rencontrer dans la Princesse de Clèves.

Mais ce sont là des lacunes sur lesquelles il n’est pas nécessaire d’insister, on les a trop souvent reprochées à la littérature du règne de Louis XIV. Étant donné les limites du genre, ce qui nous intéresse surtout, c’est de définir le ton qui règne, dans le roman de Cour et le caractère des personnages. Mme de La Fayette était une précieuse défroquée. Née en 1632, elle avait respiré dans sa jeunesse, l’air des ruelles et des cabales ; mais, sans parler de la forte culture classique qu’elle avait reçue de son maître Ménage, et dont sa correspondance offre plus d’une trace, et point de meilleur antidote que cette culture contre les excès de l’esprit précieux, comme tous les écrivains qui ont atteint leur maturité sous le règne de Louis XIV, elle n’a conservé de la préciosité que le goût de la distinction et elle s’entend à l’associer avec un parfait naturel. Alliance exquise que vous retrouverez aussi bien dans Racine que dans Bossuet, dans La Fontaine que dans Fénelon. La distinction simple ! Voilà le caractère du style sous le grand roi, conciliation de qualités opposées que nous sommes réduits à admirer, sans pouvoir prétendre l’imiter, ni la reproduire. Car, à cette époque, un fossé n’était pas encore creusé entre la langue parlée et la langue écrite, entre la langue des salons et la langue littéraire. Écoutez Bossuet exaltant la mémoire de Condé, ou célébrant la prise de voile de Mlle  de La Vallière ! C’est tour à tour l’accent et les traits de feu d’un prophète et, l’instant d’après, l’aisance dégagée d’un homme qui cause ; et de l’accent de la conversation aux sublimités de l’éloquence, la transition est si naturelle qu’elle se fait à peine sentir. Voilà des privilèges à jamais perdus et qui ne se rencontrent qu’une fois, à un certain moment donné dans l’histoire des littératures… Mme de La Fayette, elle, n’a pas de traits de feu. Son style est d’une trame ferme et solide que ne relève presque aucune broderie ; son vocabulaire est pauvre, et cette pauvreté ne s’aperçoit pas, car elle réussit, sans grande dépense de moyens, à dire tout ce qu’elle veut dire et personne ne le dirait mieux. Et dans ce style uni, le naturel ne tourne jamais au vulgaire : il y règne une distinction parfaite qui se sent sans qu’elle se fasse sentir, et qui la porte à ne pas multiplier les détails ; en quelque sorte elle ne se familiarise pas avec son sujet ; elle le regarde et nous le fait voir à une certaine distance, et elle réussit ainsi à produire l’effet qu’elle avait l’intention de produire. Car ses personnages, dont nous n’osons approcher de plus près qu’elle, nous imposent, ils nous inspirent une sorte de respect que nous ne ressentirions pas, si l’auteur nous les avait fait étudier à la loupe. Voilà tout le portrait qu’elle a jugé à propos de faire de son héroïne Mlle  de Chartres, qui va bientôt devenir la princesse de Clèves : « La blancheur de son teint et ses cheveux blonds lui donnaient un éclat que l’on n’a jamais vu qu’à elle ; tous ses traits étaient réguliers, et son visage et sa personne étaient pleins de grâces et de charmes. »

Ainsi, sobre dans l’emploi des détails, ne les prodiguant jamais et choisissant, entre tous, ceux qui sont expressifs et qui concourent à l’effet qu’elle veut produire, il n’est pas à craindre que Mme  de La Fayette tombe dans les longueurs de l’auteur de la Clélie. Ce que Mlle  de Scudéry eût dit en trois pages, elle le dit, elle, en trois lignes, quelquefois en trois mots et, comme tous les écrivains de sa race et de son temps, elle possède et pratique l’art des grands traits et des touches larges et fortes. Et ici encore la distinction naturelle de son esprit la sauve d’un nouvel écueil. Car l’inconvénient possible des touches larges et des grands traits, c’est qu’en résumant sa pensée, on ne la renforce outre mesure, on ne l’exagère. Mais l’exagération est la pire des vulgarités, et la vulgarité est le dernier défaut où puisse tomber Mme  de La Fayette. Il y a en elle un esprit de mesure qui ne la quitte jamais. Loin de rien exagérer, elle atténue, elle réduit, elle met la sourdine à toutes ses émotions, elle reste en deçà du vrai, elle dit moins qu’elle ne pourrait dire, elle nous laisse à deviner le reste. Et l’avantage de cet esprit et de ce ton mesuré est d’être favorable aux nuances. L’homme qui crie n’a qu’une note, et quand on veut varier ses inflexions, il est bon de ne pas donner toute sa voix.

Mlle  de Chartres, fort jeune encore, a été mariée au prince de Clèves. Elle estime et respecte son mari ; mais, mariée sans qu’on consultât son cœur, l’amour n’a aucune part aux sentimens qu’elle lui a voués. Malheureusement pour elle et pour M. de Clèves, peu de temps après son mariage, elle fait connaissance du duc de Nemours, le plus brillant cavalier de la Cour : « Ce prince était un chef-d’œuvre de la nature… il avait un enjouement qui plaisait également aux hommes et aux femmes, une adresse extraordinaire dans tous ses exercices, une manière de s’habiller qui était toujours suivie de tout le monde, sans pouvoir être imitée, et enfin un air dans toute sa personne qui faisait qu’on ne pouvait regarder que lui dans tous les lieux où il paraissait. Il n’y avait aucune dame, dans la Cour, dont la gloire n’eût été flattée de le voir attaché à elle ; peu de celles à qui il s’était attaché pouvaient se vanter de lui avoir résisté ; et même plusieurs à qui il n’avait point témoigné de passion n’avaient pas laissé d’en avoir pour lui… La passion de M. de Nemours pour Mme de Clèves fut d’abord si violente qu’elle lui ôta le goût, et même le souvenir de toutes les personnes qu’il avait aimées. Mais elle lui paraissait d’un si grand prix qu’il se résolut de manquer plutôt à lui donner des marques de sa passion, que de hasarder de la faire connaître au public. Il n’en parla pas même au vidame de Chartres, qui était son ami intime, et pour qui il n’avait rien de caché. Il prit une conduite si sage et s’observa avec tant de soins que personne ne le soupçonna d’être amoureux de Mme de Clèves. »

Tel est l’auteur, tels sont les personnages. Ils sont sans cesse occupés à se contenir. L’honnête homme, avons-nous dit, était celui en qui les bienséances étaient devenues une seconde nature. Mais les bienséances telles qu’elles étaient réglées par les caprices des précieuses étaient une étiquette souvent absurde ou ridicule, et l’honnête homme, pour plaire à sa divinité visible, était obligé à force grimaces et contorsions. Sortez-le de sa cabale où il pose devant quelques spirituelles, qu’il encense plus qu’il ne les respecte, et transportez-le sur le grand théâtre de la Cour, sous l’œil d’un maître qu’il redoute, dont il appréhende également le froncement de sourcils et le sourire moqueur, il ne songe plus à poser, à faire la roue ; il s’observe, s’efface, se simplifie à vue d’œil. Mais non seulement dans la présence du maître, il renonce à toute originalité prétentieuse, à toute contorsion de petit-maître, il s’occupe encore de contenir ses sentimens et ses passions. Les passions ! les voilà toutes réunies dans la grande Galerie de Versailles ! Comptez bien, pas une ne manque à l’appel. La jalousie, l’amour, la haine, l’ambition, la fureur peut-être, le désespoir. Tous ces cœurs sont travaillés et tourmentés ; tous ces courtisans ont l’âme agitée, dévorée. Mais le Roi s’approche, et les visages se dérident, prennent un air de respect, de fête, et toutes les passions font la haie sur son passage, le désespoir lui-même cherche à sourire. Effort suprême ! Il y a réussi, et le maître n’aperçoit autour de lui que des fronts épanouis où se peint le bonheur de le voir et de l’approcher. Et comment les courtisans n’apprendraient-ils pas à se contenir et à se posséder, devant un roi qui est le premier à leur en donner l’exemple !

Qu’on ne dise donc pas que cet assujettissement absolu aux convenances, qui règne dans la tragédie et dans le roman classiques est une pure convention contraire à la nature. Gœthe lui-même en a décidé autrement ; il a loué Racine d’avoir su peindre la passion enchaînée par les convenances, parce que ce spectacle se rencontre dans la vie, et particulièrement dans certaines sphères de la société, et que non seulement ce spectacle est vrai, mais qu’il est encore intéressant. Que les personnages du Grand Cyrus réussissent en toute occasion à se contenir, nous ne songeons pas à les admirer pour cela. Nous ne croyons pas à leurs passions. Mais qu’un grand artiste parvienne à nous faire croire à la passion de ses personnages, qu’il nous les montre luttant contre elle, sinon pour l’étouffer, du moins pour la dissimuler ou la modérer, et cette passion contenue risque de nous émouvoir bien plus que les gestes emportés et les éclats de voix d’un fou. Écoutez plutôt. La mère de la princesse de Clèves, Mme  de Chartres, va mourir, laissant sa fille sous le poids d’un danger qui fait trembler sa tendresse maternelle. Mais à son lit de mort, elle se possède encore, et voici le langage qu’elle lui tient : « Il faut nous quitter, ma fille, lui dit-elle en lui tendant la main, le péril où je vous laisse, et le besoin que vous avez de moi, augmentent le déplaisir que j’ai de vous quitter. Vous avez de l’inclination pour M. de Nemours ; je ne vous demande point de me l’avouer. Je ne suis plus en état de me servir de votre sincérité pour vous conduire. Il y a déjà longtemps que je me suis aperçue de cette inclination, mais je ne vous en ai pas voulu parler d’abord, de peur de vous en faire apercevoir vous-même. Vous ne la connaissez que trop présentement, vous êtes sur le bord du précipice ; il faut de grands efforts et de grandes violences pour vous retenir. Songez à ce que vous devez à votre mari, songez à ce que vous vous devez à vous-même… ayez de la force et du courage, ma fille, retirez-vous de la cour, obligez votre mari de vous emmener ; ne craignez point de prendre des partis trop rudes et trop difficiles : quelque affreux qu’ils vous paraissent d’abord, ils seront plus doux dans la suite que les malheurs d’une galanterie. Si d’autres raisons que celles de la vertu et de votre devoir vous pouvaient obliger à ce que je souhaite, je vous dirais que, si quelque chose était capable de troubler le bonheur que j’espère en sortant de ce monde, ce serait de vous voir tomber comme les autres femmes ; mais, si ce malheur doit vous arriver, je reçois la mort avec joie, pour n’en être pas le témoin. Adieu, ma fille, lui dit-elle, finissons une conversation qui nous attendrit trop l’une et l’autre, et souvenez-vous, si vous pouvez, de tout ce que je viens de vous dire. »

Ainsi sont les personnages de Mme  de La Fayette et de Racine, ils représentent toujours, ils savent qu’ils sont en spectacle aux autres et le souci de leur dignité ne les quitte pas. Aussi dans les situations les plus douloureuses et les plus violentes, et quelles que soient les tempêtes intérieures qui les agitent, ils ne sauraient se départir un instant de cette retenue et de cette noblesse de ton que les habitudes de leur vie leur ont enseignées. Dans le roman de Mme  de La Fayette comme dans le théâtre de Racine, le fil des convenances ne casse jamais.

Jamais ces héros ne nous feront entendre de cris, de sanglots, ni les rugissemens sauvages d’une passion qui ne se possède plus ; jamais ils n’offriront à nos regards la démence d’une âme hors d’elle-même, qui ne connaît ni règle ni frein. C’est au delà de la Manche, sur une scène étrangère qu’il faut aller chercher ces tragiques spectacles. Qu’Othello vienne à ne plus douter de son déshonneur, Othello n’est plus Othello, il n’est presque plus un homme, une âme de bête fauve entre en lui et il ne lui reste bientôt pour exprimer sa fureur et son désespoir, que ce formidable hoquet avec lequel Garrick faisait pâlir d’épouvante les loges et le parterre ! Que conclure de cela ? Que les littératures se complètent et que Racine ne peut pas plus nous remplacer Shakspeare, que Shakspeare Racine.

Mais, j’y pense, le respect des convenances peut être assez puissant pour donner à une âme la force de cacher sa passion mais non de la vaincre, ni de la tuer. La princesse de Clèves triomphera-t-elle des périls qui la menacent ? Se rendra-t-elle maîtresse de l’amour fatal qu’elle sent grandir en elle ? Cette question est résolue d’avance, car la princesse de Clèves n’est pas seulement une héroïne de cour, elle porte dans son esprit et dans son cœur ce haut spiritualisme philosophique et chrétien qui anime la grande littérature du siècle classique. La Princesse de Clèves n’est pas seulement un roman de Cour, mais encore un roman religieux et philosophique, et pour lui donner un nom plus précis, c’est le roman du cartésianisme. Roman tout pénétré du génie et de la morale de Descartes. C’est donc Descartes lui-même que je charge de définir la princesse de Clèves ; car elle représente ce qu’il appelle dans sa théorie des passions, l’Ame généreuse.


II

Nous avons parlé du roman de Cour dans la Princesse de Clèves. Occupons-nous maintenant du roman cartésien. Oublions que la princesse de Clèves est une princesse, et ne voyons plus en elle que l’Ame généreuse.

Dans la seconde moitié du xviie siècle la philosophie de Descartes, mort en 1650, après avoir eu de la peine à se faire accepter, se vit en possession d’une immense influence. Non seulement les disciples en titre de Descartes sont nombreux et son école florissante ; mais ses idées gagnent de proche en proche, pénètrent, se répandent partout. Les grands théologiens de l’époque les acceptent ; Bossuet, Fénelon, Arnaud, quelques dissentimens qu’il y eût entre eux, relèvent également de Descartes et l’empreinte de son génie est partout visible dans leurs écrits. Mais non seulement le cartésianisme envahit les écoles, l’église, les ordres religieux, la magistrature, la science, il s’en va frapper à la porte des salons et il en est accueilli. Les gens du monde s’occupent de Descartes, le discutent avec passion, prennent parti pour ou contre lui, et quelques-uns épousent ses principes avec toute l’ardeur de l’enthousiasme. Et vraiment que la société fît bon accueil à Descartes, c’était justice ; car le premier, il avait appris à la philosophie à parler la langue du monde, à parler français. Descartes n’était pas un écolâtre, il était un gentilhomme, et avec lui la science, quittant sa robe noire, revêtit le pourpoint et le manteau d’un gentilhomme, et dans cet équipage, elle peut entrer librement dans les salons sans crainte d’y paraître déplacée.

C’est un très grand siècle que le xviie siècle, et il n’est point de siècle complet sans la philosophie. Toute civilisation produit nécessairement en quelque sorte sa philosophie. Car tout svslème est le résumé et la conclusion d’expériences faites par l’humanité ; tout système est une vue du monde qui résulte d’un développement nouveau de la société et de la pensée humaine. Ainsi une philosophie est plus ou moins l’œuvre du siècle où elle est née, et il ne faut pas attribuer à son influence toutes les harmonies qui se voient entre elle et l’esprit dominant de l’époque qui l’a vue naître. Avant que le cartésianisme fût devenu une puissance, il y avait dans la société française de ce temps des instincts spiritualistes. Corneille en fait foi. Et les romans eux-mêmes de Mlle de Scudéry, ces pauvres et longs romans dont nous avons dû dire tant de mal, — puisse l’ombre de Sapho nous le pardonner, — ces longs romans, ils tiennent eux aussi pour l’esprit contre la matière. Les précieuses étaient des spirituelles, c’était le nom qu’elles se donnaient à elles-mêmes, et vous savez le peu d’état que Philaminte, Armande et Belise faisaient du corps. Elles le traitaient de guenille. Sur quoi le bonhomme Chrysale se redresse et s’écrie : « Guenille si l’on veut, ma guenille m’est chère ! »

Mais si ce n’est pas la philosophie qui crée l’esprit, le génie d’une société, elle agit sur les instincts naturels de cette société en leur donnant pleine conscience d’eux-mêmes ; elle la met en état de réfléchir sur elle-même, de se connaître, elle lui révèle son propre secret et, par là, elle transforme ses aspirations en principes fermes et arrêtés, elle lui rend possible la conséquence, elle change son tempérament en caractère. Car il en est des sociétés comme des individus ; c’est à la réflexion qu’elles doivent d’avoir un caractère, et les philosophes sont des hommes qui forcent tout le monde à réfléchir avec eux.

Ne nous étonnons donc pas qu’à la fin du xviie siècle, le cartésianisme envahisse la société. Elle se reconnaît en lui, elle le reconnaît pour sien. D’ailleurs la Renaissance a fait son œuvre. L’idéal de l’homme complet, renouvelé de l’antiquité, a passé dans la pratique. L’homme d’action, l’homme d’épée ne dédaigne pas de penser, pas plus qu’il ne dédaigne de lire et de s’instruire. Le Grand Condé, au beau milieu d’une campagne, enverra demander une entrevue à Spinoza, et le prince Eugène portera sur son cœur, dans les batailles, le manuscrit de la Monadologie de Leibnitz. Dans les nouveaux salons qui se sont formés à Paris et qui sont des succursales de la Cour, on se plaît à discuter les principes cartésiens. Les femmes mêmes s’en mêlent. Victoire suprême pour la nouvelle philosophie ! La duchesse du Maine, dit Mlle  de Launay, savait par cœur les Méditations de Descartes. Mme  de Grignan appelait Descartes son père. Elle était une cartésienne consommée. Quant à Mlle  de Sévigné, le nom et les principes de Descartes reviennent fréquemment dans sa correspondance ; mais elle ne prenait pas parti. Ces Messieurs de Port-Royal lui suffisaient. Cependant « elle voulait savoir Descartes comme l’hombre, non pour jouer, mais pour voir jouer. » Et son plaisir était grand d’en entendre causer et de ranimer habilement la discussion quand elle menaçait de tarir.

Nous avons dit que la princesse de Clèves n’était pas seulement une princesse vivant à la Cour, ayant les sentimens et parlant le langage de la Cour et assujettie à toutes les convenances de Cour ; mais qu’elle était encore une cartésienne. Que ses vues morales appartiennent à la philosophie cartésienne. Demandons-nous donc quelle morale a produite le haut spiritualisme de Descartes.

Vous souvient-il, dans le xiiie chant de la Jérusalem délivrée, de l’épisode de la forêt enchantée où Renaud, méprisant également monstres et nymphes, d’un coup de sa redoutable épée rompt tous les enchantemens ? La nature au moyen âge, comme dans l’antiquité, était une forêt enchantée ; on se la représentait pleine de forces occultes qui se manifestaient par les effets les plus bizarres ; on y soupçonnait la présence de puissances invisibles qui la remplissaient de terreurs, de séductions et de miracles, et l’esprit ne s’y aventurait pas sans trembler. Eh bien ! Descartes est le Renaud de la pensée qui désenchante la nature et la détruit de tous ses prestiges effrayans, ou séduisans. Pour Descartes, il n’y a que deux réalités dans ce monde ; la pensée qui est l’essence de l’âme et l’étendue qui est l’essence de tout ce qui n’est pas l’âme. Ainsi la nature est réduite à l’étendue et aux modifications de l’étendue, comme le mouvement. Depuis les astres qui accomplissent leurs révolutions dans l’éther jusqu’au brin d’herbe qui pousse dans la prairie, la nature n’est plus une légende, une féerie, une sorcellerie ; elle est un simple mécanisme où tout se meut et se conduit par des ressorts dont la science peut pénétrer les secrets, « en même façon que le mouvement d’une montre est produit par la seule force de son ressort et la figure de ses roues. » Une horloge n’a rien d’effrayant ! Vous direz qu’elle n’a point de poésie non plus. Aussi ne se trouve-t-il guère de paysagistes parmi les poètes de ce temps-là. Mais patience ! Le vraie poésie rentrera quelque jour dans la nature. Il en fallait d’abord bannir la fausse.

Et de même qu’il a désenchanté la nature, Descartes désenchante la passion. La passion ! Vous savez ce qu’elle était pour le chevalier du moyen âge. Elle représentait à ses yeux un principe de grandeur morale, d’enthousiasme ; elle était la source de tous les nobles sentimens, une inspiration divine qui arrachait l’homme à la bassesse de ses instincts naturels ; une flamme céleste, en quelque sorte Dieu lui-même présent dans l’esprit et le cœur de l’homme. Car c’était le propre de l’esprit chevaleresque de transporter l’infini des horizons chrétiens dans les passions et dans les sentimens de la terre. Oh ! que Descartes s’en exprime autrement ! Quelle prose après cette poésie ! Selon lui il n’est rien que nous devions attribuer à notre âme, sinon nos pensées ; le reste appartient à la nature et à la mécanique. Nos nerfs sont comme de petits filets, ou de petits tuyaux qui viennent du cerveau, et contiennent, ainsi que lui, un certain air ou vent très subtil qu’on nomme les esprits animaux ; et ce sont là ces petits esprits dont il est si souvent question dans les lettres de Mme de Sévigné et dans la plupart des écrivains de l’époque. Ces esprits animaux sont formés par les plus vives et les plus subtiles parties du sang que la chaleur a raréfiées dans le cœur et qui entrent sans cesse dans les cavités du cerveau. Ces parties du sang très subtiles composent les esprits animaux, qui ne sont que des corps, qui n’ont point d’autre propriété, sinon que ce sont des corps très petits et qui se meuvent très vite, ainsi que les parties de la flamme qui sort d’un flambeau ; et qu’à mesure qu’il en entre quelques-uns dans le cerveau, il en sort aussi quelques autres par les pores, lesquels pores les conduisent dans les nerfs. Tel objet en frappant nos sens ébranle les nerfs, et, au moyen des petits esprits, fait mouvoir la partie du cerveau d’où ils viennent, de même façon que lorsqu’on tire un des bouts d’un cordon on fait mouvoir l’autre ; et tout ce mouvement se concentre sur une petite glande placée au milieu du cerveau, qui est le séjour plus particulier de l’âme. Ainsi la dernière et la plus prochaine cause des passions de l’âme, de la joie, de la tristesse, de l’espérance, du regret, du désir, de l’admiration, de l’amour ou de la haine, cette cause n’est autre que les agitations diverses dont les esprits animaux meuvent la petite glande qui est au milieu du cerveau… Et voilà comment Descartes désenchante la passion ! Il la réduit à un mécanisme comme la nature dont elle émane. Il la dépouille de ses prestiges, de sa sublimité, de sa poésie. Il lui arrache ses oripeaux et les foule aux pieds !

Et maintenant, ô vous, nos anciens amis, nos héros d’autrefois, vous dont nous avons admiré les exploits et les prouesses, héros et héroïnes de la Table Ronde, illustre Lancelot, Tristan, Iseult, noble et charmante Genièvre, vous qui montriez avec tant d’orgueil à l’univers la blessure dont vos cœurs étaient déchirés, vous qui vous plaisiez à diviniser vos sentimens et qui proclamiez la sainteté de leurs folies même et de leurs dérèglemens, venez demander à Descartes ce que c’est que la passion ! Et vos joies, vos tristesses, vos enivremens, il vous dira que ce sont là les mouvemens divers de vos esprits animaux. Ô profanation ! Ô Raison impitoyable !

Ce n’est pas que Descartes, d’accord avec les ascètes et l’ascétisme, condamne absolument et proscrive la passion. Les passions, dit-il, sont utiles en ce qu’elles fortifient et font durer dans l’âme des pensées qu’il est bon quelle conservent et qui pourraient sans cela en être facilement effacées. Les passions sont un élément, un principe, un aliment de la vie, et la vie est bonne. Mais si notre essence est la pensée, la pensée doit demeurer toujours supérieure à la passion, la conduire, la régler, en réprimer les excès et les intempérances. Les passions sont toutes bonnes de leur nature, mais il faut savoir s’en servir. Dès qu’elles sont insoumises, elles sont les plus dangereuses ennemies de notre bonheur et de notre sagesse.

Ici, il est bon de s’entendre. La volonté, selon Descartes, ne peut directement supprimer la passion. La passion étant en nous l’œuvre de la nature, et comme une opération machinale des petits esprits, ne dépend pas de nous d’être ou de n’être pas passionnés, d’être ou de n’être pas sensibles à la douleur, d’aimer ou de n’aimer pas, de haïr ou de ne pas haïr. Mais la passion étant en nous sans être nous, elle est comme un étranger qui nous impose sa présence, et il faut que nous la considérions toujours comme un étranger et que nous nous gardions de nous livrer à elle et de lui abandonner le gouvernement de notre maison. En un mot, nos passions ne dépendent pas de nous, mais nos actions dépendent de nous, car elles dépendent de notre volonté et de notre pensée, et ainsi, s’il n’est pas en notre pouvoir de calmer ou d’étouffer à notre gré les mouvemens des esprits en nous, il nous appartient cependant de ne pas les prendre pour arbitres de nos actions. En d’autres termes, il dépend de nous de consentir ou de ne pas consentir aux effets de nos passions et aux démarches où elles s’efforcent de nous entraîner. Voici ce que dit là-dessus un disciple de Descartes, le Père Malebranche : « La vue du bien est naturellement suivie du mouvement d’amour, du sentiment d’amour, de l’ébranlement du cerveau et du mouvement des esprits, d’une nouvelle émotion de l’âme qui augmente le premier mouvement d’amour, d’un nouveau sentiment de l’âme qui augmente le premier mouvement d’amour, et enfin du sentiment de douceur qui récompense lame de ce que le corps est dans l’état où il doit être. Toutes ces choses se passent dans l’âme et dans le corps naturellement et machinalement, je veux dire sans qu’elle y ait part, et il n’y a que notre seul consentement qui soit véritablement de nous. C’est aussi ce consentement qu’il faut régler, qu’il faut conserver libre, malgré tous les efforts des passions. »

Ainsi notre consentement nous appartient. Et comme le dit Descartes, tant que dure la première forte émotion du cœur et des petits esprits, les passions demeurent présentes à notre pensée comme les objets sensibles pendant qu’ils agissent sur les organes de nos sens ; le plus que puisse faire alors la volonté, pendant que cette émotion est en sa vigueur, c’est de ne pas consentir à ses effets. Mais si l’abstention est la seule faculté qui reste à l’âme dans la première effervescence des sentimens qui l’agitent, et si la volonté est impuissante à supprimer directement et immédiatement la passion, à la longue et par l’effet tout-puissant des habitudes, l’âme peut parvenir à faire sentir son empire à ses passions. Une fois la première émotion calmée, l’âme doit user d’industrie pour se délivrer de l’ennemi ; et cette industrie consiste à combattre sa passion par une autre. Mais il ne s’agit pas ici de ces luttes entre des passions contraires qui font le tourment des âmes faibles ; en sorte que la volonté obéissant tantôt à l’une, tantôt à l’autre, s’oppose continuellement à soi-même et rend ainsi l’âme esclave et malheureuse. Les passions supérieures que l’âme doit appeler à son secours sont ces passions d’un autre ordre et qu’on peut à peine appeler du même nom, les sœurs divines de ces passions terrestres. « Celles, dit Descartes, qui ne sont excitées dans l’âme que par l’âme même. »

La pensée, la connaissance du bien et du mal et les fermes jugemens qui en résultent deviennent dans l’âme des puissances vivantes, une source de joie, d’amour, de désir qui n’ont rien de commun avec les désirs et les joies vulgaires. Et c’est ainsi que, l’éducation et la culture de l’âme développant en elle ces joies et ces inclinations d’un ordre supérieur, développent aussi le principe de la liberté, qui se fortifie toujours plus par l’habitude, par l’exercice continuel de la volonté, se tournant en seconde nature, si bien que l’homme, en résistant à ses passions, finit par suivre une sorte d’instinct acquis et qu’en triomphant de ses penchans, il goûte, dans la tristesse même que lui cause cette douloureuse victoire, une joie suprême que Descartes appelle la Joie intellectuelle.

Et maintenant revenons à notre problème. La princesse de Clèves sortira-t-elle triomphante ou vaincue du péril où elle s’est engagée ? Remarquons que le péril est grand. Il ne s’agit pas ici de ces passions pour rire des héros et des héroïnes du Grand Cyrus, qui s’évaporent en phrases et qui ne sont guère plus dangereuses que des serpens empaillés. Dans l’œuvre de Mme de La Fayette, la passion brûle le papier ; plus le style est contenu, plus le sentiment, toujours soumis à la loi sévère des convenances, s’applique à s’exprimer sous une forme voilée et à mettre la sourdine à ses émotions, et plus sa puissance, son indomptable énergie se fait sentir. Chose étrange ! Dans ce roman, le cœur parle un langage presque abstrait et, cependant, c’est le plus émouvant des romans ; la passion ne jette jamais de flammes, et cependant, elle brûle le papier. On sent dans la princesse de Clèves une âme profonde qui est sans cesse occupée à se contenir, et le peu qu’elle nous dit sur elle-même nous fait deviner ce qu’elle ne dit pas ; et notre imagination est toujours active, elle travaille à découvrir ce qu’on lui cache et les silences mêmes de l’auteur l’excitent et l’émeuvent. Peut-être est-ce là le secret le plus difficile de l’art, celui que possèdent seuls les grands artistes. Mais ce qui explique mieux encore pourquoi ce roman est si émouvant, c’est que la passion y est peinte telle que la comprenait Descartes, comme une aveugle et machinale fatalité, comme une fatalité qui a l’air d’un caprice, mais d’un caprice tout-puissant, aussi irrésistible dans ses effets qu’inexplicable dans ses causes.

La princesse de Clèves est née pour aimer ; son cœur, dont on a disposé sans la consulter, et qu’un mariage de convenance ne suffit pas à occuper, fermente, bouillonne. Elle rencontre M. de Nemours, elle l’aime. Le vague dans lequel l’auteur a eu soin de laisser les figures de ses personnages, ajoute à l’impression de fatalité que nous fait éprouver cet amour. Le duc de Nemours est le plus brillant cavalier de la Cour ; mais M. de Clèves est, lui aussi, un homme accompli ; il ne le cède à personne en délicatesse de sentimens, en noblesse de caractère, en agrémens, en mérite personnel. Pourquoi la balance de ce cœur a-t-elle penché d’un côté plutôt que de l’autre ? Mais comment découvrir la raison de ce qui, selon Descartes, est étranger à la raison. Pourquoi ce cœur s’est-il donné ici, au lieu de se donner là ? C’est un caprice des petits esprits. Cet amour, je le répète, est bien peint tel que le comprenait Descartes. Il est fatal, et, comme la fatalité, il est aveugle, il est sourd, rien ne l’arrête, il va toujours, il assiège la place, il l’emporte d’assaut, il s’y établit en maître.

Cependant, pour parler toujours avec Descartes, si la princesse de Clèves ne peut s’empêcher d’aimer le duc de Nemours, la question est de savoir si sa volonté consentira à cet amour. Dès à présent, nous pouvons répondre : non, elle n’y consentira pas. N’exagérons rien. Mme de La Fayette était une observatrice trop fidèle du cœur humain pour prêter à son héroïne je ne sais quelle force ou quelle perfection qui ne saurait se rencontrer sur la planète que nous habitons. La princesse de Clèves a été imprudente ; elle n’a pas soupçonné d’abord le danger, elle ne s’est pas défiée, sa conscience ne s’est pas inquiétée. Elle s’est abandonnée avec quelque complaisance au sentiment nouveau et inconnu qui s’était insinué dans son cœur. Elle croyait admirer, elle s’est aperçue bien tard qu’elle aimait. Et la passion a grandi, et les circonstances ont travaillé pour elle. Tout cela est développé par l’auteur avec une finesse d’analyse qui n’a jamais été surpassée, qui peut-être n’a jamais été égalée. Mais enfin les yeux de notre héroïne se sont ouverts. Elle voit le danger. Elle le voit bien mieux encore, depuis que sa mère lui a adressé ses exhortations avant de mourir. Et maintenant sa mère n’est plus, cette mère si tendre, si attentive, providence visible qui veillait sur elle et la couvrait de ses ailes. Elle reste seule, ne dépendant plus que d’elle-même ; mais le sentiment d’être seul à répondre de soi fortifie encore les âmes fortes. Elle rentre en elle-même, elle se recueille, elle se décide à combattre et à vaincre, et elle passe en revue les ressources dont elle peut disposer dans cette lutte décisive. Faisons cet examen avec elle.

D’abord la princesse de Clèves est une âme profondément vraie ; elle a cette sincérité parfaite qui s’appelle la candeur. Mais on ne peut lui appliquer le mot de Fénelon, que les âmes pleines de candeur sont d’ordinaire plus simples dans le bien que précautionnées contre le mal. Elle a horreur de tout sophisme, et elle est habile à les démêler ; car elle a été élevée par une mère qui, au lieu de la retenir dans une ignorance dangereuse du monde, lui a enseigné de bonne heure à le voir tel qu’il est. Aussi connaît-elle les effets et les périls des passions avant même d’en avoir fait l’expérience. Et en vraie cartésienne, elle sait que le plus grand danger des passions, c’est de nous faire porter sur toutes choses des jugemens obscurs et incertains. Elle se le dit en se servant des expressions mêmes de Descartes, et elle se tient en garde contre cet obscurcissement du jugement que produisent les agitations de son cœur. Voilà ce que la passion dit, pense-t-elle, la passion ment, ne la croyons pas.

Ensuite en cartésienne, elle n’a garde d’idéaliser les sentimens qui l’entraînent. Elle ne répète pas avec tant d’autres héroïnes que ce sentiment est une flamme divine, un coup du ciel ; que depuis qu’elle aime, elle se sent meilleure, plus grande, plus noble Non, elle regarde sa passion comme un accident, comme un désordre, ou, pour mieux dire, comme une maladie. Elle est résolue à tout faire pour en guérir et elle rassemble ses forces pour s’en délivrer.

En cartésienne encore, elle se distingue d’avec sa passion. Cette passion est en elle, mais ce n’est pas elle. Ce qui lui appartient, cest sa pensée, c’est son âme ; tout ce qui n’est ni sa pensée, ni son âme, n’est pas elle. Le mot qui revient sans cesse sur ses lèvres est celui-ci : « Cela serait indigne de moi. » Elle place donc son moi ailleurs que dans son cœur, qui, envahi par un sentiment que sa raison désavoue, lui est un étranger qu’elle traite en ennemi.

Où place-t-elle son moi ? Dans sa raison et dans sa liberté. Ici, il nous faut entendre Descartes définir cette âme. La vertu par excellence, selon lui, c’est la générosité. Et Descartes, transformant chrétiennement et philosophiquement l’idée chevaleresque de l’honneur, donne la première place à ce qu’il appelle l’homme généreux. En quoi consiste donc la générosité ? Il va nous le dire :

« Ainsi je crois que la vraie générosité, qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement eslimer, consiste seulement partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu’il en use bien ou mal, et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante résolution à’en bien user, c’est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures : ce qui est suivre parfaitement la vertu. »

Et ainsi, l’homme généreux reconnaît pour son essence propre sa liberté ; et ce qu’il respecte en lui-même, c’est cette liberté, il la garde comme un dépôt sacré, il veille sur elle avec une jalouse sollicitude ; il dit au monde : Ceci est un trésor divin, tu n’y toucheras pas. Telle est la princesse de Clèves, elle est une âme généreuse. Le mot qu’elle aime à répéter : « Cela serait indigne de moi, » signifie : Ce qu’il y a de vraiment noble en moi, c’est ma liberté, et ma liberté, c’est moi. Elle s’estime parce qu’elle sent en soi une ferme et constante résolution de bien user de cette liberté, et ce respect de soi-même, qui est la marque des âmes généreuses, est la passion noble qu’elle oppose à l’autre qu’elle veut vaincre. Aussi pour la connaître tout entière, écoutons ce que lui dit son mari M. de Clèves, alors qu’il est instruit de tout : « Ah ! madame, vous sentirez le chagrin que trouvent les personnes raisonnables dans ces engagemens. »

Cela est simple et dit tout, et le prince de Clèves connaît bien sa femme. Il la traite de personne raisonnable, et il ajoute : « Ce qui vous est le plus cher, c’est votre raison, et vous ne pouvez goûter aucun bonheur que votre raison désavouerait. »

Et c’est bien là en effet le mobile de toute sa conduite, elle aime et respecte sa raison, et cet amour et ce respect de sa raison, c’est le fond de son être, c’est le sentiment qui fait sa grandeur, comme c’est aussi ce qu’il y a de plus grand dans la littérature du siècle de Louis XIV ; car l’amour, le respect de la raison, respire partout, à des degrés et sous des formes diverses, dans les chefs-d’œuvre de cette littérature ; dans Corneille comme dans Molière, dans Bossuet comme dans Fénelon, dans La Bruyère comme dans Malebranche. Et le prince de Clèves dit encore à sa femme : « De l’humeur dont vous êtes, en vous laissant votre liberté, je vous donne des bornes plus étroites que je ne pourrais vous en prescrire. »

Ô le beau mot ! et que voilà une belle définition de l’âme généreuse ! Pourquoi disais-je que la princesse de Clèves s’applique à garder sa liberté ? C’est sa liberté qui la garde, et ce noble gardien ne se laissera ni corrompre, ni violenter.

Mais voyons paraître sa générosité et les marques qu’elle en donnera. « L’âme généreuse, a dit Descartes, se sent capable d’entreprendre de grandes choses. » Qu’entreprendra la princesse de Clèves ? Une chose extraordinaire comme son âme. Jusqu’ici, elle ne s’est ouverte et n’a pris conseil de personne. Elle se suffit à elle-même ; c’est à sa raison, à sa liberté qu’elle demande des forces. Mais elle sait que, pour conjurer la fatalité qui pèse sur elle, pour vaincre sa passion, il lui faut user d’industrie, il lui faut fuir tout ce qui maintient son cœur dans le désordre, ne plus voir le duc de Nemours, quitter la Cour, s’enfermer dans la solitude. Cependant elle ne peut mettre ce projet à exécution sans que son mari y consente et, pour obtenir ce consentement, elle prend une résolution qui aurait épouvanté une âme moins héroïque, et cette résolution, qu’elle accomplit sans hésiter, donne lieu à une scène qui est peut-être la plus hardie qui se puisse trouver dans aucun roman. Elle avoue tout à son mari.

« Quelque dangereux que soit le parti que je prends, lui dit-elle, je le prends avec joie, pour me conserver digne d’être à vous. Je vous demande mille pardons, si j’ai des sentimens qui vous déplaisent, du moins je ne vous déplairai jamais par mes actions. Songez que, pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d’amitié et plus d’estime pour un mari que l’on n’en a jamais eu ; conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore, si vous le pouvez. »

Hélas ! le prince de Clèves n’a pas l’âme assez grande pour écarter désormais de lui tout soupçon. Et vraiment ce serait trop lui demander. Il s’est juré à lui-mêm de répondre à la confiance de sa femme par une confiance égale. Engagement qu’on prend dans un moment d’exaltation qui n’est pas faite pour durer. L’âme redescend peu à peu des hauteurs où elle s’était guindée. Aussi, peu de jours après avoir reçu les héroïques confidences de sa femme, le prince de Clèves se sent déjà à bout de forces et de courage. « Vous aviez donc oublié, lui dit-il, que je vous aimais éperdument, et que j’étais votre mari : l’un des deux peut porter aux extrémités ; que ne peuvent donc les deux ensemble ? Hé ! que ne font-ils point aussi ! Je n’ai que des sentimens violens et incertains dont je ne suis pas le maître. Je ne me trouve plus digne de vous ; vous ne me paraissez plus digne de moi. Je vous adore, je vous hais, je vous offense, je vous demande pardon ; je vous admire, j’ai honte de vous admirer. Enfin il n’y a plus en moi de calme, ni de raison. »

Sa douleur le trouble. Exaspéré par cet amour fatal que Mme de Clèves peut bien cacher à tous les yeux, enfermer dans le secret de son cœur, mais qu’elle ne peut tuer en un jour, le prince de Clèves finit par perdre le sens. Il ouvre son âme aux soupçons, un faux rapport le trompe, de désespoir il tombe malade et son chagrin le tue. Désormais Mme de Clèves est libre. Car enfin, elle est innocente de la mort de son mari. Pourquoi l’a-t-il soupçonnée ? Pourquoi n’a-t-il pas su croire en elle ? Elle est libre, et après que la douleur où l’a plongée sa mort a commencé de se calmer, son amour se réveille, se remet à parler. Mme de Clèves revit de loin le duc de Nemours. « Quel effet produisit cette vue d’un moment ! Quelle passion endormie se ralluma dans son cœur ! Et avec quelle violence ! Elle alla s’asseoir dans le même endroit d’où venait de sortir M. de Nemours ; elle y demeura comme accablée. Ce prince se présenta à son esprit, aimable au-dessus de tout ce qui était au monde, l’aimant depuis longtemps avec une passion pleine de respect et de fidélité, méprisant tout pour elle, respectant jusqu’à sa douleur, songeant à la voir sans songer à en être vu, quittant la Cour dont il faisait les délices, pour aller regarder les murailles qui la renfermaient, pour venir rêver dans les lieux où il ne pouvait prétendre de la rencontrer… Plus de devoir, plus de vertu qui s’opposassent à ses sentimens, tous les obstacles étaient levés et il ne leur restait de leur état passé que la passion de M. de Nemours pour elle, et que celle qu’elle avait pour lui. »

Elle est libre d’être heureuse, de se donner à l’homme qu’elle aime. Et le duc de Nemours le lui demande à genoux et en pleurant, et ses parens, sa famille la supplient de ne pas sacrifier son bonheur à un fantôme de devoir. Mais les grandes âmes sont esclaves de leur liberté. Le bonheur vient à elle, elle le repousse, elle se sent supérieure au bonheur. Elle veut se donner tout entière au souvenir de celui qu’elle n’a pas pu rendre heureux et qu’elle a perdu. Et en agissant ainsi, elle prend conseil à la fois de son devoir et de son repos ! Le triomphe de sa liberté n’a pas été complet ; elle le veut compléter, pour avoir le droit de se respecter, elle se condamne à souffrir et elle goûtera au sein de cette souffrance la joie dont parle Descartes. D’ailleurs, vraie cartésienne et raisonnable comme elle est, l’épreuve qu’elle a subie l’a rendue méprisante pour la passion. Elle n’y croit plus, elle la regarde de haut, elle n’a pas foi eu sa durée. Elle prévoit que M. de Nemours pourra bien un jour cesser de l’aimer comme elle veut être aimée et que M. de Clèves était peut-être l’unique homme du monde capable de conserver de l’amour dans le mariage… Les petits esprits sont vaincus, la raison demeure maîtresse du champ de bataille : « La fin de l’amour de ce prince et les maux de la jalousie, qu’elle croyait infaillibles dans un mariage, lui montraient un malheur certain où elle s’allait jeter… Mme de Clèves, dont l’esprit avait été si agité, tomba dans une maladie violente… Cette vue si longue et si prochaine de la mort l’accoutuma à se détacher de toutes choses. Il se passa un assez grand combat en elle-même. Enfin elle surmonta les restes de cette passion, qui était affaiblie par les sentimens que sa maladie lui avait donnés. La pensée de la mort lui avait reproché la mémoire de M. de Clèves. Ce souvenir, qui s’accordait avec son devoir, s’imprima fortement dans son cœur. Les passions et les engagemens du monde lui parurent tels qu’ils paraissent aux personnes qui ont des vues plus grandes et plus éloignées… Et elle fit dire au duc de Nemours qu’elle ne pensait plus qu’aux choses de l’autre vie et qu’il ne lui restait aucun sentiment que le désir de le voir dans les mêmes dispositions où elle était. »

Après de telles paroles, ne faut-il pas conclure que si la Princesse de Clèves est peut-être le plus émouvant des romans, il en est à coup sûr le moins romanesque.

Voilà les grands spectacles où nous fait assister ce que certains critiques appellent une littérature de Cour. Nous y voyons mis en lumière cet héroïsme réfléchi qui est le triomphe de la raison. Nous y voyons des âmes qui, supérieures à tous les entraînemens, s’en rendent maîtresses par un suprême effort de leur volonté, et qui accomplissent le bien non par un transport d’enthousiasme aveugle et passager, mais par une glorieuse fidélité à des principes qui font leur essence…

Je parlais d’Othello. Quels tableaux différens de l’humanité font passer sous nos yeux ceux du grand dramaturge anglais et ceux de nos classiques français ! Dans les uns, la nature dominée, vaincue par le respect des convenances et par l’amour de la raison. Dans l’autre, nous trouvons la nature toujours victorieuse. Le bien et le mal également naturels ; le crime semblable au venin distillé par un serpent ; la beauté morale s’épanouissant comme une fleur qui ne peut donner d’autre raison de sa beauté, sinon qu’elle est née belle. Ici l’homme double ; la raison en face de la passion ; des héros qui ont conscience d’eux-mêmes, un moi qui regarde l’autre agir et souffrir, des âmes qui se contemplent, s’étudient, se discutent, s’interpellent, se haranguent elles-mêmes. Là, des personnages qui le plus souvent se meuvent comme une force aveugle qui ne se connaît pas. D’un côté, les grandes victoires de la liberté et de la raison ; de l’autre, un enchaînement fatal sur lequel la volonté ne peut rien, le tempérament et les circonstances faisant le caractère, le caractère déterminant la passion, la passion décidant de la destinée. Ah ! sans doute ce sont des êtres passionnés que Pauline et la princesse de Clèves. Mais les personnages de Shakspeare sont la passion même ; elle a tout envahi, tout dévoré dans leur cœur ; il n’y a en eux place que pour elle. Ne demandez pas au roi Lear de se calmer, de réfléchir. Le roi Lear a-t-il des yeux pour vous voir et des oreilles pour vous entendre ? Ce n’est plus un esprit, une conscience, c’est une fièvre, un délire, un cœur qui ne se possède plus. Oui, les héros de Shakspeare sont la passion même. C’est l’amour descendu du ciel qui chante et qui soupire par la bouche de Roméo et de Juliette ; c’est l’ambition elle-même qui allume une soif de sang inextinguible sur les lèvres de lady Macbeth ; c’est la jalousie en personne qui s’appelle Othello, et qui, dans un transport aveugle, étouffe Desdemona.

Est-ce à dire qu’à l’inverse des grands classiques français, Shakspeare, comme les troubadours de Provence, ait divinisé la passion ? Loin de là ! Car tout à coup, au milieu des cris et des sanglots dont il fait retentir la scène, part un éclat de rire moqueur, ou bien encore les accens d’une sereine ironie qui vous dit : Ne prends pas tout cela au sérieux, ces amoureux, ces ambitieux, ces jaloux sont des aveugles. Mais toi, tu as des yeux, ouvre-les et regarde.

J’ajouterai que si, dans Corneille, comme dans Mme de La Fayette, la raison est présente dans les héros mêmes du drame, elle paraît dans les pièces de Shakspeare le plus souvent sous les traits d’un personnage à part, d’un rêveur, ou coiffée d’une marotte de fou et elle nous dit : « Tous ces êtres sont faits de la matière dont sont faits les rêves. Il n’y a de réel que la joie de l’esprit qui se recueille et qui contemple. » Et ainsi par un autre chemin Shakspeare nous conduit au même résultat.


Victor Cherbuliez.
  1. Copyright by Mme  Gabriel Lippmann.
  2. Voyez la Revue du 15 février.