Le Roman français/06

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Le Roman français
Revue des Deux Mondes5e période, tome 58 (p. 112-129).
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LE ROMAN FRANÇAIS[1]

VI.[2]
LA SENSITIVE ET L’HOMME DE BONNE COMPAGNIE LA MARIANNE

À propos de Rousseau et des personnages qu’il a créés à son image, on a vu ce qu’on peut appeler la sensibilité à la fois philosophique et tragique. La sensibilité de Rousseau est philosophique parce qu’elle est une doctrine, un système ; Rousseau fait sortir de son cœur une religion, une politique, une morale. Ensuite, la sensibilité de Rousseau est tragique, d’abord par son intensité même, son incroyable puissance, par la véhémence de son langage, par les orages qu’elle soulève dans l’âme de Rousseau. Elle est tragique encore parce que, se considérant elle-même comme un principe, elle aspire à bouleverser et à renouveler la société ; elle est essentiellement révolutionnaire. Le bon sens demande et imagine des réformes ; le sentiment passionné et exalté s’indigne contre ce qui est et rêve de tout détruire pour tout reconstruire. La sensibilité de Rousseau était grosse de troubles, elle évoquait les tempêtes qui répondirent à son appel.

Mais la sensibilité tragique ne peut être qu’une exception ; toutes les vies ne sont pas des tragédies, et c’est heureux. Pour trouver la fidèle expression de la sensibilité dans le roman, telle qu’elle était à l’usage du grand nombre au XVIIIe siècle, la sensibilité sous sa forme habituelle, nous retournerons un peu sur nos pas. La Nouvelle Héloïse parut en 1760 ; mais les romanciers de la fin du XVIIe siècle s’occupaient déjà des cœurs sensibles ; car Rousseau n’a pas inventé la sensibilité ; il l’a grandie, il l’a montrée dans ses extrémités, dans son paroxysme, telle qu’elle convient aux âmes de feu. Auquel de ses devanciers demander le type du cœur sensible qui n’est pas tragique ? Deux romanciers de grande valeur s’offrent à nous. L’un assez semblable à Rousseau par son génie aventureux et les étranges vicissitudes de sa vie, tour à tour moine et soldat, soldat et moine ; passant son existence à poursuivre un bonheur qui lui échappe sans cesse ; sortant du monde pour entrer dans le cloître, et dans le cloître regrettant les dissipations du monde dans le monde soupirant après la solitude et le calme dont il avait joui dans sa cellule ; et qui enfin, après avoir beaucoup couru, beaucoup rêvé, espéré, regretté et beaucoup écrit, achève ses jours dans une petite maison où il possédait ce qui était, disait-il, nécessaire à son bonheur, à savoir : un jardin, deux vaches et deux poules. Ce romancier, mort en 1763, s’appelait l’abbé Prévost, et de sa plume charmante et facile sont sortis entre autres : les Mémoires d’un homme de qualité, Cleveland, le Doyen de Killerine, et son immortel chef-d’œuvre, Manon Lescaut.

L’autre de ces romanciers, qui mourut la même année, n’avait point eu une vie si singulière, ni si agitée. Né à Paris en 1688, il vécut pour le monde, évolua dans les cercles les plus brillans de la capitale pour s’y faire agréer par la facilita de son humeur et les grâces abondantes de son esprit. Bien différent de l’abbé Prévost, il ne rêva guère, ne s’agita guère, ne connut pas cette maladie qui consiste à être mécontent de soi-même et de sa destinée, à changer toujours et à payer chaque changement d’un regret ; homme de lettres, né pour écrire, avec cela homme de salon, il n’eut jamais la fantaisie de s’en aller courir les grands chemins, ni de se fuir lui-même dans la solitude d’un cloître. Aussi ce charmant écrivain, qui s’appelait Marivaux, n’a-t-il eu garde de peindre, comme l’abbé Prévost, des campagnes retirées, des rochers, des grottes et des sauvages ; non, il n’y a pas la plus petite pointe de sauvagerie dans ses romans, et la scène s’en passe dans les villes, les alcôves, sur le pavé des rues ou entre les quatre murs d’un salon ; et les cœurs sensibles auxquels il s’intéresse, sont des cœurs civilisés que la civilisation enchante et qui, privés des plaisirs qu’elle procure, dépériraient, se rongeraient d’ennui. Aussi puisque, en face de Julie et de Saint-Preux, nous voulons faire connaissance avec ce que j’appellerai la petite monnaie courante du cœur sensible, nous saluerons de la main, du regard et de nos regrets l’abbé Prévost, et nous demanderons à Marivaux et à sa Marianne, — parue de 1728 à 1736, — les éclaircissemens que nous désirons.

Il y a quelque chose de mystérieux dans cette apparition subite de nouveaux types, dans ces métamorphoses inattendues qui s’opèrent dans les sentimens, dans les idées et dans les mœurs ! Pourquoi le mot de sensibilité devient-il tout à coup un mot d’ordre prononcé par toutes les bouches ?

Pourquoi, dès le second tiers du XVIIIe siècle, est-il à la mode d’être sensible ? Pourquoi serait-il difficile de trouver au temps de Racine une héroïne sensible, et pourquoi serait-il également difficile d’en trouver une au XVIIIe siècle qui ne soit pas sensible ? Pourquoi l’un des plus charmans écrivains du XVIIe siècle, Mme de Sévigné, traversant un jour une forêt de la Bretagne et apercevant suspendus à des branches d’arbre, et agités par le vent, les cadavres de quelques malheureux paysans qui, à bout de misère, exaspérés par les exactions dont ils avaient à souffrir, s’étaient révoltés et que la maréchaussée avait pendus sans miséricorde ; pourquoi Mme de Sévigné, au lieu d’éprouver à cette vue de l’horreur ou de la pitié, fait-elle d’agréables plaisanteries sur ces pauvres victimes ? Et pourquoi au XVIIIe siècle la philanthropie devient-elle si bien à la mode que les esprits qui en ressentent le moins les généreuses inspirations, en adoptent le langage ou le jargon ? Pourquoi ?… Tes pourquoi, dit le dieu, n’en finiront jamais.

On demandait un jour à Marivaux ce que c’est que le style, et il répondit : « C’est un grand je ne sais quoi. » Et dans l’histoire aussi, le je ne sais quoi joue un rôle important ; le je ne sais quoi est un puissant personnage anonyme qui a souvent bouleversé des empires, élevé ou renversé des dynasties. Pourquoi tout à coup le vent du Nord tombe-t-il et le vent du Sud se lève-t-il apportant sur ses ailes humides des ondées, mais aussi des bouffées de chaleur printanière ? La météorologie n’en sait rien le plus souvent, et de même l’historien a peine à se rendre compte des courans mystérieux qui, venus subitement du pôle Nord ou du pôle Sud, entraînent les esprits et les sentimens dans des directions imprévues et vers un but secret qu’ils ne soupçonnaient pas.

Cependant, la part faite à l’accident, il est aisé de découvrir pourquoi la société française du XVIIIe siècle fut accessible à ce qu’on pourrait nommer la contagion bienfaisante de la sensibilité. La philosophie du sentiment, qui fut si puissante au XVIIIe siècle en France, en Allemagne et en Angleterre, et dont l’origine remonte à la philosophie de Leibnitz, ne suffit pas, en tant qu’enseignement philosophique, à rendre compte de l’histoire des mœurs. Les idées se réalisent bien dans l’histoire, mais elles s’y réalisent indirectement, en se servant d’agens qui leur sont étrangers, qui souvent même leur semblent contraires. L’histoire, selon le point de vue où l’on se met, est tour à tour un système, une épopée ou une étude médicale ; et, à côté de la philosophie de l’histoire, il y a place pour une autre science, qu’on pourrait appeler la physiologie des sociétés. Eh bien ! en envisageant au point de vue physiologique la société française du XVIIIe siècle, on comprend qu’elle offrait au développement et à la diffusion de la sensibilité un milieu favorable.

On peut considérer le cœur sensible sous deux faces. D’une part, il est plus délicat pour lui-même, moins aguerri contre la souffrance, plus dépendant des circonstances, moins endurci, plus douillet ; et quand il s’abandonne avec trop de complaisance à sa sensibilité, il finit par être comme un malade dans la chambre duquel il faut avoir soin de parler bas, en même temps que sous sa fenêtre il est prudent d’étendre une jonchée de paille pour amortir les bruits de la rue. Mais, alors même que le cœur sensible ne tombe pas dans ces délicatesses outrées, il est de sa nature d’attacher une grande importance à ses impressions ; il s’en occupe, il les analyse, les examine, en tient registre et il les juge dignes d’intéresser autrui ; ce qui fait qu’au lieu de les renfermer en lui, il s’en ouvré volontiers et en dit l’histoire à qui veut l’entendre. De là le développement que prit au XVIIIe siècle la littérature des Mémoires intimes, dont les auteurs se soucient moins de conter les événemens politiques où ils ont pu être mêlés, crue de se raconter eux-mêmes et de mettre le public dans la confidence du détail de leur vie et souvent du détail de leurs sensations.

Mais, en revanche, si le cœur sensible est délicat pour lui-même, il l’est, aussi pour les autres. En s’étudiant, on acquiert le sens de comprendre son prochain ; on entre dans la position, dans les goûts, dans les sentimens d’autrui. Quand le cœur sensible est noble et généreux, les sensations des autres l’affectent comme les siennes propres. Il possède celle belle faculté dont un moraliste anglais du XVIIIe siècle voulut faire le principe, la pierre angulaire de la morale, la faculté de la sympathie, dont la valeur à coup sûr est incontestable. La sympathie ! Smith en fait non seulement une vertu, mais la vertu centrale. Il a tort ; la sympathie est plus et moins qu’une vertu, elle est un don, le charme suprême, le lien des âmes ; elle fait la douceur des commerces avec les hommes. Accordons-lui ce nom de vertu que Smith revendique pour elle ; nous dirons quelle est la vertu sociale par excellence. La sympathie, même sans la bienfaisance, est encore un trésor ; mais la bienfaisance sans la sympathie… il faut plaindre ceux qui en sont l’objet et que les rigueurs de leur destinée condamnent à subir ses bienfaits.

Eh bien ! la sympathie sans limite, la sympathie humanitaire fut la vertu ou le don par excellence du XVIIIe siècle ; et on peut lui appliquer le mot de l’Évangile : qu’il sera beaucoup pardonné à qui aura beaucoup aimé. Et pourquoi la faculté sympathique domine-t-elle dans la société française de ce temps, à l’exclusion d’autres vertus tout aussi importantes ? Parce qu’à cette époque la royauté française a fait son œuvre et qu’elle est bien près d’avoir effacé et détruit ce qui restait des institutions du moyen âge.

La société féodale était fortement organisée. Or, ce qui caractérise un être organisé, c’est la distinction des fonctions de la vie et des organes par lesquels s’exercent ces fonctions. Et de même dans une société fortement organisée, on voit régner la spécialité des fonctions ; et ce fut là le trait essentiel de la société européenne au moyen âge. Les classes y sont nettement tranchées et séparées entre elles par des barrières ; il n’est pas jusqu’à la différence des costumes qui ne servît à marquer cette séparation. Il n’y avait alors, pour ainsi dire, point de grande société, de société générale qui réunît et confondit tous les hommes dans son sein ; mais il existait une foule de petites corporations, de confréries ; et chaque membre de l’une de ces petites sociétés y était enfermé par l’âme et par l’esprit ; il en épousait avec ardeur les intérêts ; il en portait le costume, il marchait sous sa bannière, il en défendait les privilèges à cor et à cri.

Quelle influence exerçait sur les mœurs une société ainsi fractionnée ? D’une part, elle fortifiait les caractères ; car l’âme s’affaiblit en s’étendant trop, elle perd en force ce qu’elle gagne en étendue ; et le vulgaire des hommes peut mettre plus d’énergie à défendre les intérêts d’une confrérie que les intérêts généraux dont il a peine à comprendre qu’ils ne lui soient pas étrangers. D’ailleurs, la vie sociale était alors essentiellement militante ; toutes ces petites sociétés, tous ces petits groupes, animés de passions opposées, étaient appelés à se défendre les uns contre les autres ; ils se heurtaient, s’entre-choquaient ; tour à tour ils attaquaient et se défendaient, et cet état de lutte était propre à retremper et à fortifier les âmes. Mais ce qui fortifie les âmes tend aussi à les endurcir ; et une société profondément divisée et guerroyante n’est favorable ni à l’adoucissement des mœurs, ni à l’extension des sympathies et des affections.

Rien de plus opposé à un tel état de choses que la société française du XVIIIe siècle. La royauté a accompli son œuvre ; elle a détruit les groupes, elle a détaché les unes des autres les molécules qui les formaient. Un pouvoir central a détruit tous les autres, et leur impose à la fois la paix et l’inaction. Sous l’influence de ce despotisme centralisateur, non seulement les provinces se rapprochent entre elles, mais les barrières qui séparaient les classes chancellent. Pour les habitans de la France, une qualité s’élève, celle d’être Français ; et cette qualité à son tour est dominée par une autre, la qualité d’être hommes.

Et ainsi, en même temps que le fractionnement diminue et que l’unité va croissant, les caractères s’effacent, perdent de leur antique énergie, de leur vigueur ; mais, en revanche, les mœurs s’adoucissent ; on se mêle les uns aux autres, on apprend à se connaître, à se comprendre ; on cesse d’être membre d’une confrérie pour faire partie d’une grande société qui impose à tous le cachet de sa civilisation ; les sentimens s’élargissent, la faculté sympathique se développe ; on a des semblables, un prochain plus étendu ; et du milieu de cette société nivelée et confondue, un jour une voix s’élève pour plaider, comme une cause sacrée, la défense de l’accusé contre la violence de ses juges, et la protection de l’esclave contre les horreurs de la servitude.

Ainsi sont faits les personnages que Marivaux nous présente dans ses romans. Ce sont des êtres qui ne se distinguent pas par l’énergie de leur volonté, ni de leurs passions ; non plus que par la forte originalité de leur caractère. Mais ils ont un genre de charme qu’on chercherait vainement dans les romans du siècle précédent. Ce ne sont pas des natures concentrées, mais aussi ils ont une ouverture de cœur, une délicatesse de sentimens, une douceur dans les mœurs, une abondance de fines perceptions ; et par-dessus tout, une vivacité et une rapidité de mouvemens sympathiques qui nous les rendent chers et intéressans.

Venons-en à notre héroïne et, puisque nous l’avons fait attendre, hâtons-nous de la définir en un mot : Marianne est une sensitive. Elle était l’héroïne qui convenait à Marivaux, elle était née pour lui et lui pour elle ; et jamais héroïne et romancier ne s’entendirent si bien et ne furent autant créés l’un pour l’autre.

Voici comment Marianne nous raconte le début de ses aventures : « Un carrosse, qui allait à Bordeaux, fut dans la route attaqué par des voleurs ; deux hommes qui étaient dedans voulurent faire résistance, mais ils furent tués avec trois autres personnes… Il ne restait plus dans la voiture qu’un chanoine de Sens et moi qui paraissais n’avoir tout au plus que deux ou trois ans. Le chanoine s’enfuit, pendant que, tombée dans la portière, je faisais des cris épouvantables, à demi étouffée sous le corps d’une femme qui avait été blessée, et qui, malgré cela, voulant se sauver, était retombée dans la portière où elle mourut sur moi, et m’écrasait…

« J’oubliais de vous dire qu’un des laquais, qui était un des cavaliers de la voiture, s’enfuit blessé à travers les champs, et alla tomber de faiblesse à l’entrée d’un village voisin où il mourut sans dire à qui il appartenait ; tout ce qu’on put tirer de lui, avant qu’il expirât, c’est que son maître et sa maîtresse venaient d’être tués. Mais cela n’apprenait rien. »

Cependant, des officiers qui couraient la poste, arrivent sur les lieux et apercevant des personnes étendues mortes auprès du carrosse, entendant un enfant qui criait dedans, ils le tirent de dessous le cadavre, et ne sachant qu’en faire, ils voient de loin, un petit village, où ils concluent qu’il faut porter l’enfant chez le curé de l’endroit, lequel vivait en compagnie de sa sœur.

Qui sont les parens de Marianne ? on n’en sait rien ; aucune recherche n’apporte sur ce point d’éclaircissemens. On a des motifs de croire qu’elle appartient à une bonne famille ; mais en attendant, elle n’est qu’une façon d’enfant trouvé, confié aux soins de la sœur d’un curé et à la merci de la charité de tout le monde.

« J’avais quinze ans, plus ou moins, dit Marianne, car on pouvait s’y tromper, quand un parent du curé, qui n’avait que sa sœur et lui pour héritiers, leur fit écrire de Paris qu’il était dangereusement malade. » Le curé, qui ne pouvait quitter sa cure, fit partir sa sœur accompagnée, de Marianne qui réussira peut-être, selon le désir de ses bienfaiteurs, à entrer chez quelque marchande, car il est temps pour elle de gagner sa vie. Voilà les deux femmes à Paris. « Je ne saurais dire, s’écrie Marianne, ce que je sentis en voyant cette grande ville, et son fracas, et son peuple, et ses rues. C’était pour moi l’Empire de la Lune ! Je n’étais plus à moi, je ne me ressouvenais plus de rien ; j’allais, j’ouvrais les yeux, j’étais étonnée, et voilà tout… Mais le parent que nous allions trouver était mort lorsque nous arrivâmes, on avait mis le scellé chez lui… Cet homme avait été dans les affaires, il devait plus qu’il n’avait vaillant… Nous ne pûmes loger chez lui, tout était saisi… N’était-ce pas là un beau voyage que nous étions venues faire ? Aussi la sœur du curé en prit-elle un si grand chagrin qu’elle en tomba malade. »

Pendant ce temps, le curé, à la suite d’un funeste accident, six semaines après le départ de sa sœur, devient infirme et meurt bientôt. À cette nouvelle, de saisissement sa sœur malade expire aussi. Et voilà Marianne sans personne au monde, avec ses beaux yeux, son charmant minois, et sans autre guide qu’une expérience bien neuve de quinze ans et demi. Aussi lui semble-t-il que tout l’univers est un désert où elle reste seule : « Mon Dieu, dit-elle, combien de douleur peut entrer dans notre âme, jusqu’à quel degré peut-on être sensible ! Je ne sais point philosopher. Je crois que cela n’apprend rien qu’à discourir… je pense qu’il n’y a que le sentiment qui nous puisse donner des nouvelles un peu sûres de nous, et qu’il ne faut pas trop se fier à celles que notre esprit veut faire à sa guise, car je le crois un grand visionnaire. »

Heureusement pour Marianne qu’elle fait connaissance, au lit de mort de son amie, d’un religieux qui s’intéresse à son sort. Il s’en va chercher un homme riche et charitable, M. de Climal, et les voilà tous trois conférant sur la destinée de notre sensitive :

« M. de Climal, dit Marianne, nous reçut bonnement et sans façon. Il jeta un coup d’œil sur moi et puis nous fît asseoir.

« Le cœur me battait, j’étais honteuse, embarrassée ; je n’osais lever les yeux, mon petit amour-propre était étonné, et ne savait où il en était. — Voyons, de quoi s’agit-il ? dit alors notre homme pour entamer la conversation. Là-dessus le religieux lui conta mon histoire. Voilà, répondit-il, une aventure bien particulière, et une situation bien triste !… Quel âge avez-vous, ma chère enfant ? ajouta-t-il. À cette question je me mis à soupirer sans pouvoir répondre. — Ne vous affligez pas, me dit-il, prenez courage, je ne demande qu’à vous être utile… Quel âge avez-vous à peu près ? — Quinze ans et demi, repris-je, et peut-être plus. — Effectivement, dit-il, en se tournant du côté du Père, à la voir on lui en donnerait davantage…

« — Mais revenons au plus pressé : comme vous n’avez nulle fortune en ce monde, il faut voir à quoi vous vous destinez. La Demoiselle qui est morte n’avait-elle rien résolu pour vous ? — Elle avait l’intention de me mettre chez une marchande. — Fort bien, reprit-il, j’approuve ses vues, sont-elles de votre goût ? Parlez franchement, il y a plusieurs choses qui peuvent vous convenir ! J’ai par exemple une belle-sœur qui est une personne raisonnable, fort à son aise et qui vient de perdre une demoiselle qui était à son service, qu’elle aimait beaucoup et à qui elle aurait fait du bien dans la suite. Si vous vouliez tenir sa place, je suis persuadé qu’elle vous prendrait avec plaisir…

« Cette proposition me fit rougir. — Hélas ! monsieur, lui dis-je, quoique je n’aie rien, et que je ne sache qui je suis, j’aimerais mieux mourir que d’être chez quelqu’un en qualité de domestique. Je lui répondis cela d’une façon fort triste ; après quoi, versant quelques larmes : — Puisque je suis obligée de travailler pour vivre, ajoutai-je en sanglotant, je préfère le plus petit métier qu’il y ait, et le plus pénible, pourvu que je sois libre, à l’état dont vous me parlez. — Eh ! mon enfant, me dit-il, tranquillisez-vous, je vous loue de penser ainsi… dès aujourd’hui, vous serez placée. Je vais vous mener chez une marchande de linge.

« Je voudrais bien pouvoir vous dire, s’écrie Marianne, combinent je sortis de cette conversation que je venais d’essuyer, et dont je ne vous ai dit que la moindre partie ; car il y eut d’autres discours très mortifians pour moi… Imaginez-vous qu’on avait épluché ma misère pendant une heure, qu’il n’avait été question que de la compassion que j’inspirais, que du mérite qu’il y aurait à me faire du bien… Jamais la charité n’étala ses tristes devoirs avec tant d’appareil ; j’avais le cœur noyé dans la honte. La belle chose qu’une vertu qui fait le désespoir de celui sur qui elle tombe ! Est-ce qu’on est charitable, à cause qu’on fait des œuvres de charité ? Il s’en faut bien, quand vous venez me confronter avec toute ma misère, et que le cérémonial de vos questions, ou plutôt l’interrogatoire dont vous m’accablez marche devant les secours que vous me donnez : voilà ce que vous appelez faire une œuvre de charité ; et moi, je dis que c’est une œuvre brutale et haïssable, œuvre de métier, et non de sentiment. »

Que de souffrances l’avenir tient en réserve à notre pauvre sensitive ! En vérité, le métier de sensitive est difficile en ce monde. Chaque fois qu’elle essaie de s’épanouir au soleil, un coup de vent froid, un grêlon, ou le contact d’un doigt un peu brutal, la force à se replier brusquement sur elle-même. Son bienfaiteur lui fait cadeau de belles robes neuves. Grand bonheur pour Marianne ! Car elle est un peu coquette. Il faut voir quelle joie elle éprouve la première fois qu’elle s’en revêt !

« Je me mis donc vite à me coiffer et à m’habiller, dit-elle, pour jouir de ma parure ; il me prenait des palpitations en songeant combien j’allais être jolie ; la main m’en tremblait à chaque épingle que j’attachais : je me hâtais d’achever sans rien précipiter, pourtant je ne voulais rien laisser d’imparfait ; mais j’eus bientôt fini, car la perfection que je connaissais était bien bornée… Vraiment, quand j’ai connu le monde, j’y faisais bien d’autres façons. Les hommes parlent de science et de philosophie ; voilà quelque chose de beau en comparaison de la science de bien placer un ruban, ou de décider de quelle couleur on le mettra ! »

Et toute parée, debout devant un petit miroir ingrat qui ne lui montre que la moitié de sa figure, elle convient que ce qu’elle en voit lui paraît très piquant. Cela rend mélancolique la pauvre Toinon qui était, dit Marianne, « une grande fille qui se redressait toujours, et qui maniait sa toile avec tout le jugement et toute la décence possible ; elle y était tout entière, et son esprit ne dépassait pas son aune. Toinon et moi, nous perdîmes d’abord la parole, moi d’émotion de joie, elle, de la triste comparaison qu’elle fit de ce que j’allais être à ce qu’elle serait ; elle aurait bien troqué son père et sa mère contre le plaisir d’être orpheline au même prix que moi. »

Mais les plaisirs des sensitives sont facilement troublés. Celui de Marianne se terminera par des larmes. À quelque temps de là, en sortant de l’église, Marianne est si rêveuse qu’elle n’entend pas le bruit d’un carrosse qui venait derrière elle ; un cri du cocher la tire enfin de sa rêverie, mais le danger où elle se voit l’étourdit si fort qu’elle tombe en voulant fuir et se blesse le pied dans sa chute. Les chevaux n’avaient plus qu’un pas à faire pour marcher sur elle, on se mit à crier ; mais celui qui cria le plus, fut le maître de l’équipage, qui en sortit aussitôt et la fit transporter chez lui. Ce jeune seigneur s’appelle Valville et quelque jour il épousera Marianne. Il y a des rêveries et des chutes qui arrivent très à propos. Au milieu des soins que Valville rend à Marianne, leurs cœurs commencent à parler, tout bas sans doute, mais, si bas que parlent deux cœurs qui sont d’accord, ils n’en perdent pas un mot. « Les regards de Valville disaient à Marianne : Je vous aime ; et elle ne savait que faire des siens, parce qu’ils en auraient dit autant. » Valville veut la retenir chez lui le plus longtemps possible. « Tout ce qu’il faut, dit-il, c’est d’envoyer dire où vous êtes, afin qu’on ne soit pas en peine de vous. »

Ici commencent les douleurs de Marianne. Valville la tient décidément pour une personne bien née, et elle n’a que l’adresse d’une lingère à lui donner. Elle ne pouvait envoyer que chez Mme Dutour, et Mme Dutour choquait son amour-propre ; elle rougissait d’elle et de sa boutique : « Je trouvais, dit-elle, que cette boutique figurait si mal avec une aventure comme la mienne ; que c’était quelque chose de si décourageant pour un homme de condition comme Valville, que je voyais entouré de valets, quelque chose de si mal assorti aux grâces qu’il mettait dans ses façons. J’avais moi-même l’air si mignon, si distingué ; il y avait si loin de ma physionomie à mon petit état ; comment avoir le courage de dire : Allez-vous-en à telle enseigne, chez Mme Dutour, où je loge. Ah ! l’humiliant discours ! »

Combien elle souffre depuis une demi-heure, cette pauvre Marianne ! Elle fait le compte, en pleurant, de ses détresses : une vanité inexorable qui ne voulait point de Mme Dutour, ni par conséquent qu’elle fût lingère ; une pudeur gémissante de la figure d’aventurière qu’elle allait faire, si elle s’en tenait à être fille de boutique ; un amour désespéré, à quoi qu’elle se déterminât là-dessus, car une fille de son état, se disait-elle, ne pouvait conserver la tendresse de Valville, ni une fille suspecte mériter qu’il l’aimât. À quoi donc se résoudre ? À s’en aller sur-le-champ !

Il lui offre son carrosse, il veut la reconduire, il demande son nom. Mais elle ne pouvait pas le lui dire, puisqu’elle ne le savait pas elle-même ; à moins qu’elle ne prît celui de Marianne ; et prendre ce nom-là, c’était presque déclarer Mme Dutour et sa boutique : « Je me mis à pleurer, dit-elle, et je laissai tout là. Notre âme sait bien ce qu’elle fait, ou du moins son instinct le sait pour elle. » Elle pleure donc, jusqu’à ce que M. de Climal, qui se trouve être l’oncle de Valville, sans qu’elle le sache, la surprenne en cet état, et seule avec son neveu, dont la posture tendre menait à croire que son entretien roulait sur l’amour : « N’était-ce pas là un tableau bien amusant pour M. de Climal ! s’écrie Marianne, je voudrais pouvoir vous exprimer ce qu’il devint… Figurez-vous un homme dont les yeux regardaient tout sans rien voir, dont les bras se remuaient toujours sans avoir de geste ; qui ne savait quelle attitude donner à son corps qu’il avait de trop, ni que faire de son visage qu’il ne savait sous quel air présenter, pour empêcher qu’on n’y vît son désordre qui allait s’y peindre… M. de Climal était amoureux de moi, comprenez donc combien il fut jaloux. Amoureux et jaloux, voilà de quoi être bien agité ; et puis, M. de Climal était un faux dévot qui ne pouvait avec son honneur laisser transpirer ni jalousie, ni amour ; ils transpiraient pourtant malgré qu’il en eût. »

Aussi Marianne, ne sachant quel accueil faire à M. de Climal, observait le sien pour s’y conformer ; « et comme son air souriant, dit-elle, ne réglait rien là-dessus, la manière dont je saluai ne fut pas plus décisive et se sentit de l’équivoque où il me laissait. En un mot, j’en fis trop et pas assez. Dans la moitié de mon salut, il semblait que je le connaissais ; dans l’autre moitié, je ne le connaissais plus ; c’était oui, c’était non, et tous les deux manques. »

Cette scène, je ne fais que l’indiquer, Marivaux n’est pas homme à la lâcher si vite. Il s’y promène à petits pas, et chemin faisant nous fait faire dix fois le tour du cœur de Marianne. Et cette promenade ne nous déplaît pas, tant le cicérone est agréable. Je parlais, à propos de Rousseau, des petits bonheurs, et je disais que c’était lui qui les avait inventés. La gloire de Marivaux est d’avoir découvert les petits chagrins, ces petits chagrins qui, pour une sensitive, sont des malheurs. Pauvre Marianne ! que deviendra-t-elle si le sort la condamne à demeurer toute sa vie dans la boutique de Mme Du tour, en présence de son éternelle Toinon ? Pour les sensitives déclassées, il n’est que deux alternatives. Ou bien à force de souffrir, leur sensibilité s’émousse, leur fibre s’endurcit, elles cessent de sentir, car elles cessent d’être elles-mêmes. Adieu cette délicatesse, adieu la foule de petites perceptions qui en faisaient des êtres à part, et les plaçaient au-dessus du commun ! Elles dérogent, elles perdent leur rang, leur dignité, elles se vulgarisent et s’éteignent ; à moins, autre alternative non moins pénible pour elles, à moins que le désespoir ne les prenne et ne les tue, car dans certaines situations, comme l’a dit Chamfort, il faut à tout prix que le cœur se brise ou se bronze.

Mais rassurons-nous. Marianne arrivera à reprendre sa place à la société. La sensitive déclassée entrera enfin dans l’eldorado de ses rêves, dans le monde après lequel elle soupire. Quel est ce monde ? Ah ! ce n’est pas celui où se plaît à vivre la sensibilité tragique. Aux Saint-Preux il faut les solitudes des Alpes, les réduits sauvages et déserts, pleins de ces sortes de beautés qui ne plaisent qu’aux âmes sensibles et paraissent terribles aux autres ; des torrens charriant avec bruit du limon et des cailloux, des rochers inaccessibles, de noires sapinières C’est là que les Saint-Preux se sentent chez eux, qu’ils aiment à rêver, seuls avec eux-mêmes ; qu’ils écoutent avec joie le cri de l’épervier et du corbeau funèbre, cri dans lequel ils reconnaissent celui de leur désespoir ; c’est là qu’ils se disent, plongeant le regard dans un abîme, que leur cœur est plus profond encore et plus sombre, ou qu’ils retrouvent, dans les Ilots agités du lac qu’ils contemplent, l’image du tumulte de leurs pensées et de leurs désirs ; c’est là encore que, couchés sur le roc, ils écrivent à Julie : « Julie, prenez-y garde, l’eau est profonde, le roc est escarpé, et je suis au désespoir. »

Non, ce monde n’est pas celui après lequel soupire Marianne. Que ferait-elle parmi les noirs sapins ? Que lui diraient, les aigles et les corbeaux ? Quels secrets lui révéleraient les soupirs et les plaintes du vent ? Ils dérangeraient seulement sa coiffure et ses rubans ; ce qui ne lui ferait guère plaisir. Le monde, où elle aspire à pénétrer, et où son âme se dilatera, c’est tout simplement celui que le XVIIIe siècle a appelé : la bonne compagnie.

La bonne compagnie ! Il serait facile de la définir par son contraire. Facile ! je me trompe. De quel langage devrait-on se servir pour décrire la mauvaise compagnie du XVIIIe siècle ? Et que serait-ce, s’il fallait l’emprunter aux personnages de cette littérature fangeuse qui a trop pullulé dans ce temps ; triste héritage de la Régence, littérature qui a répandu tant de miasmes empoisonnés ? L’homme de mauvaise compagnie ! Pour le baptiser on créa un mot au XVIIIe siècle. On l’appela, comme vous le savez : une espèce. L’espèce, c’est quelque chose bien au-dessous du petit-maître, du roué et de l’aventurier, à mille pieds au-dessous de Gil Blas. L’espèce ! Diderot s’est chargé de l’immortaliser dans son neveu de Rameau, dans la personne de ce parasite éhonté qui se vend et qui a le cynisme de ses vices, de ce bouffon de bas étage qui tient que le tout dans ce monde est de bien mastiquer, qu’il n’est pas de métier si vil qu’il ne faille entreprendre pour parvenir à mettre un morceau sous la dent, et que le reste n’est que vanité ; et qui prétend que : « S’il importe d’être sublime en quelque genre, c’est surtout en mal. Qu’on crache sur un petit filou, mais qu’on ne peut refuser une sorte de considération à un grand criminel, que son courage vous étonne, son atrocité vous fait frémir. Qu’on prise en tout l’unité de caractère. » Ce neveu de Rameau qui définissait les délices de la mauvaise compagnie parce mot : « Les gueux se détestent, il est vrai, mais ils se réconcilient à la gamelle. »

Non, Marianne n’aura jamais rien à démêler avec les espèces. Grâce à Val ville et surtout à sa mère, Mme de Miran, elle va faire partie d’une société où les neveux de Rameau ne pénètrent pas. Elle est introduite dans le premier salon de l’époque, dans le centre de la bonne compagnie du milieu du siècle ; dans le salon de Mme Geoffrin ; car Mme de Miran est l’amie de Mme Dor-sin qui, de l’aveu même de Marivaux, est Mme Geoffrin, cette puissance sociale dont l’influence fut si grande et si respectée.

Mme Geoffrin, avec sa mise toujours noble et simple, ses robes d’une couleur austère, sa résille nouée sous le menton, et dont le salon fut, comme on le sait, le lieu de réunion des princes, des ambassadeurs, des financiers, des bourgeois de bon ton, des architectes, des savans, des gens de lettres, de tous ceux enfin qui avaient un nom ou du mérite, république que Mme Geoffrin s’entendait à gouverner en y maintenant le bon ordre et la paix. Mme Geoffrin réussit à réaliser cet idéal de la bonne compagnie dont Duclos disait : « Mme Geoffrin qui savait également donner de l’esprit à l’ennuyeux abbé de Saint-Pierre et empêcher Diderot d’en avoir trop, qui voulait que la raison eût de la grâce et que la gaieté eût souvent un air de raison ; et dont le seul défaut était d’aimer à conseiller ses amis et d’aimer aussi un peu trop à les gronder, mais qui, au demeurant, leur permettait tout, sauf quatre choses, à savoir : d’élever trop la voix, de prêcher ses sermons, de conter ses contes, et de toucher ses pincettes. » Mme Geoffrin qui cultivait son bonheur comme sa santé et qui rendait tout le monde heureux autour d’elle, tout le monde, même son mari, car M. Geoffrin ne demandait pour être heureux qu’à être oublié et on le servait à souhait. Pauvre M. Geoffrin ! Son épitaphe fut courte. Un jour, un étranger. demanda ce qu’était devenu ce vieux monsieur qui assistait régulièrement aux dîners et qu’on ne voyait plus : « C’était mon mari, répondit-elle, et il est mort. »

Oui, c’est auprès de Mme Geoffrin que l’heureuse Marianne apprend à connaître la bonne compagnie, et voici la description qu’elle en fait : « J’étais née pour avoir du goût, et je sentis bien avec quels gens je dînais. Ce ne fut point à force de leur trouver de l’esprit, que j’appris à les distinguer ; pourtant il est certain qu’ils en avaient plus que d’autres, et que je leur entendais dire d’excellentes choses ; mais ils les disaient avec si peu d’effort, ils y cherchaient si peu de façon, c’était d’un ton de conversation si aisé et si uni, qu’il ne tenait qu’à moi de croire qu’ils disaient les choses les plus communes. Ce n’était point eux qui y mettaient de la finesse, c’était de la finesse qui s’y rencontrait ; ils ne sentaient pas qu’ils parlaient mieux qu’on ne parle ordinairement, c’étaient seulement de meilleurs esprits que d’autres… On accusa quelquefois les gens d’esprit de vouloir briller : oh ! il n’était pas question de cela ici ; et, comme je l’ai déjà dit, si je n’avais pas eu un peu de goût naturel, un peu de sentiment, j’aurais pu m’y méprendre, et je ne me serais aperçue de rien.

« Mais à la fin, ce ton de conversation si excellent, si exquis, quoique si simple me frappa. Ils ne disaient rien que de juste et que de convenable, rien qui ne fût d’un commerce doux, facile et gai ; j’avais compris le monde tout autrement que je ne le voyais là… Je me l’étais figuré plein de petites règles frivoles et de petites finesses polies, plein de bagatelles graves et importantes, difficiles à apprendre, et qu’il fallait savoir sous peine d’être ridicule… Et point du tout, j’y sentis même une chose qui m’était fort commode, c’est que leur esprit suppléait aux tournures obscures et maladroites du mien. Ce que je disais imparfaitement, ils achevaient de le penser et de l’exprimer pour moi, sans qu’ils y prissent garde, et puis ils m’en donnaient tout l’honneur.

« Et moi qui m’imaginais qu’il y avait tant de mystère dans la politesse des gens du monde, et qui l’avais regardée comme une science qui m’était totalement inconnue, j’étais bien surprise de voir qu’il n’y avait rien de particulier dans la leur, mais seulement quelque chose de liant, d’obligeant et d’aimable. »

Cette bonne compagnie, telle que la décrit Marianne, était alors dans ses plus beaux jours ; c’est un idéal que peint notre sensitive. Idéal admirable et qu’il est beau d’avoir su réaliser, ne fût-ce qu’à de certains jours et par momens. Le reste du temps, faute de s’élever à ces hauteurs, on se contentait de ce qu’on appelait le bon ton, expression créée aussi au XVIIIe siècle. Le bon ton, dans le sens original du motet, tel que l’a défini Duclos, consistait à donner au bon sens un air de folie, à déguiser le sérieux de sa pensée sous un aimable enjouement, à voiler la raison quand on était obligé de la produire, avec autant de soin qu’autrefois on voilait une pensée libre. Mais pour que le bon ton eût tout son prix, il fallait avoir l’âme sensible et que, sous l’accent même du persiflage, le sentiment perçât, ou se laissât deviner. La plaisanterie traversée par des éclairs de sensibilité et de passion, où se mêle quelque chose qui vient de l’âme et du cœur : voilà ce qui faisait le bon ton achevé. Supposez la marquise de Rambouillet sortant de son tombeau en 1750 et pénétrant dans le salon de Mme Geoffrin. Quelle surprise que la sienne ! Au salon bleu on s’occupait de littérature, de bel esprit, de vers galans, de madrigaux, de la réforme du vocabulaire ; la politique était sévèrement interdite, on n’était réuni que pour se délasser et se détendre l’esprit, et quand on raisonnait, c’était sur les devoirs de l’honnête homme et sur les peines que la précieuse était en droit d’attendre de son mourant. Chez Mme Geoffrin, la littérature est sur l’arrière-plan ; on aborde des sujets élevés, des idées graves, et on les discute avec une sorte de frivolité géniale ; la théologie, la philosophie, l’Encyclopédie, l’abolition de la torture, l’Almanach des Muses, aussi bien que la qualité des blés, toutes matières à causeries ; et à propos même de la qualité des blés, on trouve moyen tour à tour de rire ou de s’attendrir.

On a souvent reproché le bel esprit à Marivaux. Le bel esprit n’est un défaut que lorsqu’il exclut les grandes inspirations, les grands mouvemens de l’âme. Il n’est condamnable que lorsqu’il fait la guerre au cœur et à la nature. On a aussi critiqué le marivaudage. Distinguons ; tout marivaudage, si on le veut, est critiquable, mais je demande grâce pour le marivaudage de Marivaux : « Marivaux, disait Voltaire, passe sa vie à peser des riens dans des balances faites en toile d’araignée. » Mot injuste, auquel Marivaux répondit que, de son côté, Voltaire représentait la perfection des idées communes : « Non, je n’ai point de manière, disait encore Marivaux, j’ai le style de mon sujet. »

Et il avait raison. Car enfin, qu’est-ce que le marivaudage ? C’est un style un peu recherché, je le veux bien, un peu subtil. Mais pourquoi ? Parce qu’il est toujours à la quête de la nuance juste et que, pour peindre certaines choses, c’est d’une nuance de nuance qu’a besoin l’écrivain.

Quand on étudie les détails, les infiniment petits du cœur sensible, ne faut-il pas s’aider du microscope ? Le marivaudage est le style microscopique ; et quand on reprochait à Marivaux d’avoir couru les sentiers du cœur humain, il pouvait répondre qu’il est des endroits où les grandes routes ne sauraient passer. Et d’ailleurs, je le répète, au milieu de toutes ces subtilités, les grands traits ne manquent pas, et, au travers de tout ce bel esprit, la voix du cœur se fait entendre.

La poésie du XVIIe siècle nous offre bon nombre de figures qui imposent par leur grandeur héroïque, par la noblesse de leurs attitudes, et qui frappent d’un respect et d’une admiration involontaires. Mais dans cette poésie, combien est-il de personnages qui puissent s’appeler aimables dans le sens propre du mot ? Combien en est-il qui possèdent le don mystérieux du charme ? Voilà précisément par quoi les héroïnes de Voltaire, les Zaïre et les Aménaïde, comparées à celles de Corneille et de Racine, balancent leur infériorité. Elles ont un charme indéfinissable qui nous gagne, qui nous séduit et qui nous touche.

Tels sont aussi les personnages de Marivaux. Nous les aimons, nous nous plaisons auprès d’eux, dans leur société, plus que nous ne songeons à les admirer. Et quoi d’étonnant à cela ? Marivaux les a faits à son image, et Marivaux était à la fois un bel esprit et une belle âme, et, comme lui, ses personnages ont une finesse de pensée qui va parfois jusqu’à la subtilité ; mais, au milieu des jeux où se complaît leur esprit, à tout instant leur âme se révèle, et cette âme est belle, elle est attendrie, rien ne lui est indifférent.

Les personnages de Marivaux ont une faculté de sympathie qui trouve partout à s’exercer, leurs cœurs parlent et ils y portent gravée la devise du poète latin : « Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. »


VICTOR CHERBULIEZ.


  1. Voyez la Revue du 1er juin.
  2. Copyright by M. Gabriel Lippmann.