Le Roman français/07

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LE ROMAN FRANÇAIS[1]

VII.[2]
L’AMANT DE LA NATURE PAUL ET VIRGINIE

Le règne de Louis XVI forme une période à part dans l’histoire du XVIIIe siècle. C’est une transition entre la vieille et la nouvelle France, entre la vieille et la nouvelle société. Et au point de vue littéraire, cette période a aussi son caractère particulier. Turgot, Malesherbes et Necker en sont les hommes d’État ; Senac de Meilhan, le moraliste, le La Bruyère ; Vicq d’Azyr, le médecin académicien ; Bailly et Condorcet, les publicistes utopiques ; Barthélémy, l’agréable érudit ; La Harpe, le littérateur et le critique ; Rivarol et Chamfort, les étincelans causeurs ; Ramond, le voyageur pittoresque ; Florian, le fabuliste et le petit romancier ; enfin Bernardin de Saint-Pierre en est le grand poète officiel.

Cette période fut relativement une époque de paix et de bonheur. Et d’abord, c’est l’âge des illusions. On respire et on espère, on voit toutes choses en beau ; malgré le désordre des finances et les signes précurseurs de la Révolution, on croit à l’avenir ; pour guérir les maux du présent, chacun a sa panacée qu’il propose de bonne foi, comme un remède infaillible. C’est aussi l’âge des bonnes intentions. On vit sous un roi qui en est plein, sous une charmante reine qui peut commettre des imprudences, mais qui ne demande pas mieux que de faire des heureux. Qu’est-ce, après tout, que Louis XVI et Marie-Antoinette ? Ce sont de bonnes intentions couronnées. Hélas ! ces bonnes intentions ont mal fini, comme elles finissent presque toutes ; car elles sont une faiblesse, le caractère seul est une force ; et Louis XVI était tout, sauf un caractère.

Cependant le succès semble justifier d’abord ces illusions et ces bonnes intentions. La prospérité renaît, comme la remarqué M. de Tocqueville, la population et les richesses s’accroissent. Un esprit nouveau, l’esprit d’entreprise, se répand partout, en attendant la grande entreprise de la Révolution. Le prix des fermages va s’élevant ; le bail de 1786 donne 14 millions de plus que celui de 1780. Dans le compte rendu de 1781, Necker assure que le produit de tous les droits de consommation augmente de deux millions par an. Avec cela le génie de la philosophie humanitaire et sensible du XVIIIe siècle a gagné le gouvernement et l’administration. L’esprit de Montesquieu et de Voltaire est maître de la place.

Comme le remarque encore M. de Tocqueville, le contrôleur général et les intendans de 1780 ne ressemblent pas à ceux de 1740. L’intendant de 1740 ne s’occupait que de maintenir sa province dans l’obéissance, d’y lever la milice et d’y percevoir la taille. L’autre a la tête remplie de projets de réformes. Sully devient à la mode parmi les administrateurs. On crée partout des routes, des canaux, on encourage l’industrie et l’agriculture. Les jurisconsultes sont portés à l’atténuation des délits et à la modération des peines. La vie humaine est toujours plus respectée. On se préoccupe des souffrances du pauvre ; les violences du fisc sont plus rares. La torture est abolie. Bailly est chargé de faire un rapport sur l’Hôtel-Dieu. Il y présente un lamentable tableau de ces lits où quatre à six malades, atteints de maladies différentes, étaient couchés ensemble, incapables de faire un mouvement. En lisant ce rapport, les beaux yeux de Marie-Antoinette daignèrent se mouiller de larmes. Il est vrai que plusieurs des réformes rêvées demeurent à l’état de projet, et que l’embarras des finances va toujours croissant ; mais on s’aveugle sur les dangers de la situation, on croit à la toute-puissance des remèdes. Vicq d’Azyr célèbre avec effusion cet état des esprits en 1788.

Quel rire ironique devait laisser échapper le Génie de la Révolution, qui, embusqué dans l’ombre, guettait sa proie et se préparait à la curée ! Mais ce rire, personne ne l’entendait. On ne savait pas le danger qu’il y a à verser du vin nouveau dans de vieux vaisseaux ; ni ce qu’il en coûte de vouloir marier ensemble l’avenir et le passé, d’associer des nouveautés, des aspirations vers l’inconnu à d’antiques traditions. Le dieu étranger, dit Diderot, se place d’abord humblement sur l’autel à côté de la vieille idole du pays ; peu à peu il s’y affermit, il se met à l’aise, il prétend à la place d’honneur ; un beau jour, il pousse du coude son camarade, et voilà l’idole séculaire tombée et jonchant le sol de ses débris.

Mais en attendant, on jouit de la vie. Jamais les mœurs n’avaient été si douces, jamais la sociabilité n’avait eu tant de charme. La culture intellectuelle et morale a descendu de classé en classe, la délicatesse du gentiment se marie à la politesse de l’esprit ; l’agréable, le joli, sont à la mode dans tous les genres, dans la littérature comme dans la vie. Les portraits de l’époque en font foi. Au XVIIe siècle, ainsi que le dit Cousin, le fond de la beauté était la force, et dette force, cette vigueur des contours, cette puissance de la vie, on la retrouve dans les portraits de femmes célèbres de ce temps-là. Mais à la fin du XVIIIe siècle, les jolies femmes musquées et poudrées sont à la mode ; on leur demande d’être menues, fluettes, voire un peu languissantes, un peu maladives, avec ce que l’on appelait alors des yeux doublés d’âme. Les vapeurs deviennent le mal aristocratique par excellence ; et les médecins à l’âme sensible règnent en souverains parmi cette bonne compagnie vaporeuse. Aussi les femmes ne sont-elles nommées que le sexe charmant ; et ce sexe charmant introduit dans les usages du monde, dans le code du savoir-vivre", des raffinemens, des recherches, des nuances jusqu’alors inconnues ; car les barrières tombent de plus en plus entre les classes, et les grands seigneurs, les financiers, les fermiers généraux, les gens de lettres, les savans et les artistes se rencontrent habituellement dans les mêmes salons ; c’est par des nuances imperceptibles dans les manières qu’une maîtresse de maison marque exactement le degré d’estime qu’elle ressent pour chacun des habitués qui fréquentent son salon ; et les mêmes nuances se retrouvent quand il s’agit de passer du salon dans la salle à manger.

Necker, qui, en sa qualité d’étranger, fut mieux placé que personne pour observer la physionomie de cette société, est curieux à consulter dans la description qu’il en fait en 1786. Il y a, dit-il, un moment de conflit pour les amours-propres ; c’est lorsqu’il faut passer du salon dans la salle à manger. « Les hommes ne donnent plus la main aux femmes, comme ils le faisaient autrefois ; cet usage a probablement changé, à mesure que le système des vanités s’est plus subtilisé ; il a fallu alors mettre les hommes hors de la question, parce qu’ils introduisent inévitablement du positif dans les affaires. Voilà donc les femmes qui, toutes ensemble, s’approchent de la porte de la salle à manger. On dirait à leur air délibéré qu’aucune idée de rivalité n’entre dans leur esprit, et peut-être que dans ce moment-là c’est leur seule occupation. Quelques-unes, en feignant une distraction absolue, sont les premières à la porte du salon, et là, s’apercevant tout à coup qu’elles ne sont pas encore suivies, elles font des cris d’étonnement sur leur préoccupation, ou elles rient aux éclats. Elles se retirent en même temps un peu en arrière, et on leur dit : Allons, mesdames, passez ; et celles qui parlent ainsi ont repris leur avantage ; car, passez est une sorte de permission. La supériorité est bien plus marquée, quand on dit : Passez donc, mesdames, vous êtes près de la porte ; car la permission, pour être motivée, ne met pas plus à l’aise. On se venge en disant : Venez donc, madame la maréchale, personne ne passera devant vous. Madame la maréchale cède à l’invitation, et passe la première. Les autres suivent alors ; mais quelques dames sont restées en arrière, elles ont mieux aimé que le petit conflit se terminât sans elles, elles ont craint plus que d’autres le jeu de l’amour-propre, elles se croyaient de moins belles cartes. L’une a laissé tomber son éventail, pour avoir l’occasion de retourner en arrière, l’autre a pris le bras d’un homme et a ralenti sa marche en lui parlant, et une autre enfin s’est arrêtée devant une glace pour raccommoder une boucle de ses cheveux. Enfin, dans cette petite scène, chacun joue son rôle avec beaucoup de soin… »

Cependant cette société, au milieu des douceurs de sa vie, est atteinte et rongée, par momens du moins, d’un secret ennui, comme il arrive aux époques où l’on pense et où l’on parle beaucoup, et où les occasions d’agir sont rares. Telle avait été pour la France la seconde moitié du XVIIIe siècle. Les grands événemens s’y passent dans le royaume des idées ; des doctrines nouvelles sont enfantées, circulent partout, sont adoptées avec enthousiasme ou rejetées avec horreur ; mais en face de cette fécondité intellectuelle, les faits sont stériles, il ne se passe rien de grand ; la France ne vit en quelque sorte que par la tête et par le cœur ; ses membres sont paralysés. Cette société, affranchie par l’esprit, est condamnée à l’inaction ; point d’activité politique, point d’aliment donné à ce besoin d’agir qui la tourmente. La liberté intellectuelle demande pour complément la liberté politique ; car l’homme est plus qu’un cerveau. Position grave pour un peuple, que d’avoir la tête en fermentation et de se sentir les bras liés. De là ce bouillonnement maladif de l’esprit, cette espèce de fièvre de parole qui travaille la France à la veille de la Révolution. Parler, parler, parler toujours, c’est la seule occupation que cette société puisse se donner, et elle s’afflige en songeant à l’inutilité de ses paroles. Parmi ces causeurs infatigables qui évaporent leur verve en menus propos, plus d’un s’afflige secrètement que cette verve soit confinée entre les quatre murs d’un salon ; plus d’un aspire à son propre insu aux joutes glorieuses de la vie parlementaire ; une parole libre tombant du haut d’une tribune comme un éclair sur un peuple libre, voilà le rêve qui travaille plus d’une imagination.

Songez à ce que devait éprouver entre 1780 et 1789 Mirabeau condamné à la causerie, à la causerie à perpétuité ! Quel supplice pour cette âme volcanique d’être contrainte à retenir captive en elle la lave brûlante que le malheur, les passions et le génie y avaient amassée, et qui demandait à s’épancher !

Un peuple devenu majeur, qui s’est exercé pendant de longues années à tout discuter, tout jusqu’aux principes mêmes du gouvernement, un peuple qui se sent capable de faire lui-même ses affaires, de régler ses destinées et qu’on s’obstine à retenir en tutelle, c’est là une situation pleine d’inquiétude et de malaise. Être condamné à la vie intérieure, cela peut convenir aux contemplatifs, mais ne peut suffire à un grand peuple dont la pensée est affranchie. Et c’est ce malaise qui explique la fougue, l’enthousiasme avec lequel une partie de la noblesse fut se jeter dans la guerre d’indépendance de l’Amérique. C’était une occasion offerte à son besoin d’agir, un palliatif contre sa fièvre.

Mais ce qui marque mieux encore le secret malaise qui tourmentait cette société, c’est le besoin de rêver qui s’empare d’elle. Par momens, elle se sent lasse d’elle-même, elle cherche à s’étourdir, à s’oublier ; ses plaisirs lui semblent fades, ses raffinemens l’ennuient. Aussi les bergeries reviennent à la mode ; à ce point que Marie-Antoinette en personne s’en va jouer à la bergère à Trianon. Plus d’une grande dame avait son agneau, un joli agneau blanc, paré de faveurs bleues et roses, et, tout en le regardant brouter, elle lui chantait des romances du temps. Ce goût de rêverie pastorale se révèle jusque dans les modes. En 1788, on se met à porter des fracs à queue d’hirondelle ornés de larges boutons composés d’un cercle en cuivre doré dans lequel on enchâssait, sous un verre, des brins de mousse, des sauterelles et de petites mouches. En 1788, on avait imaginé la coiffure à la jardinière faite d’une serviette à liteaux rouges dans laquelle le célèbre Léonard entortillait artistement un jeune artichaut, une jolie carotte et quelques petites raves. La comtesse Charles de Lamotte en fut, dit-on, si charmée qu’elle s’écria : « Je ne veux plus porter autre chose que des légumes. Cela a l’air si simple, des légumes ! C’est plus naturel que des fleurs ! »

La Nature ! Ce mot est dans toutes les bouches. L’état de nature ! Ce terme est dans toutes les théories. Les bergeries sont à la mode ; mais cette fois, ce sont des bergeries utopiques. La société de ce temps sent sa vieillesse, sa décrépitude ; cependant, elle ne songe pas à mourir ; elle veut se rajeunir par des moyens magiques, retourner à l’enfance. Il lui faut une fontaine de Jouvence où elle puisse noyer ses rides, ses ennuis et ses années.

Deux grandes doctrines sur l’histoire de l’humanité se partagent alors les esprits. D’une part, Turgot, le ministre philanthrope, et, après lui, Condorcet développent le système de la perfectibilité indéfinie de l’humanité. De siècle en siècle elle s’avance, sans jamais reculer, vers un état de choses accompli où régnera le souverain bonheur. D’autre part, Bailly transporte dans le passé, aux origines mêmes de l’histoire, le règne de l’âge d’or ; il suppose qu’aux premiers jours du monde un peuple antédiluvien habita les hauts plateaux de l’Asie, peuple de bergers, à la fois sage, savant, vertueux, inventeur, découvrant les arts, les sciences, et conciliant avec les lumières d’une civilisation avancée le charme et les douceurs de l’innocence pastorale.

Au fond, il y avait quelque chose de commun à ces deux théories, issues de l’influence de Rousseau, dont l’une idéalisait le passé et l’autre l’avenir. C’était la foi à un âge d’or réalisé par une vie conforme à la nature. — Alors que les hommes n’étaient pas encore éloignés de la nature, l’âge d’or régnait sur la terre, — c’est le principe de Bailly. — Quand la société sera retournée à l’état de nature, l’âge d’or recommencera, — c’est la pensée de Condorcet. Et au fond de ces deux théories, on trouve la même contradiction, le même idéal contradictoire, à savoir : la combinaison impossible de la simplicité primitive et des délicatesses, des raffinemens de la civilisation.

La tête des octogénaires est hantée par des fantômes qui sont les souvenirs de leur enfance. Leurs yeux revoient de préférence les objets où s’arrêtèrent leurs premiers regards. Leurs premières joies et leurs premières douleurs sont seules en possession de faire battre ces cœurs qui ont perdu la faculté de se créer de nouvelles émotions. Et pour eux leur enfance s’embellit, se transfigure, se pare d’une grâce prestigieuse. Ils se disent qu’alors le monde allait mieux de tout point, que les printemps étaient plus doux, que les âmes étaient plus belles ; les cerises mêmes avaient une saveur plus agréable. Illusion à coup sûr qu’un poète allemand a plaisantée agréablement en nous représentant deux enfans de dix ans qui s’écrient : « Ah ! de notre temps, le café était moins cher, et l’amour moins rare. »

« Les femmes ne savent plus sourire ! » disait un vieillard qui s’était aventuré dans une salle de bal, et qui n’y avait pas retrouvé les enchantemens de ses jeunes années. On aurait pu lui répondre : Si vous préférez les sourires d’autrefois à ceux d’aujourd’hui, c’est que vous voyez les derniers avec vos yeux que les années ont affaiblis, et que vous considérez les autres avec votre imagination où votre vie s’est réfugiée. Tel est le secret de cette illusion à laquelle aucun homme n’échappe. On transfigure son enfance, et les bonheurs dont elle fut pleine, parce qu’on se représente que ces bonheurs on en jouissait alors comme on se sent capable d’en jouir en souvenir. Et cependant, la faculté même de jouir, elle est en nous l’œuvre des années. On se représente qu’enfant on joignait à la fraîcheur des premières sensations cette délicatesse de perception et cette profondeur dans les impressions que peuvent seules développer la vie et les années. L’enfant ne pense pas assez pour jouir de lui-même ; aussi ne jouit-on pleinement de son enfance qu’après l’avoir perdue.

Pareillement, par l’effet d’une illusion semblable, les sociétés vieillies aiment à retourner en imagination aux jeunes années de l’humanité, elles se complaisent aux rêves d’une vie innocente, passée sous un beau ciel et dans l’intimité de la nature, loin des agitations stériles et des gênes factices de la civilisation, sous le règne de la loi naturelle bien supérieure à toutes ces conventions artificielles qui régissent les États policés. Elles s’empressent vers le berceau de l’humanité ; elles voudraient s’y coucher, y goûter la douceur de leurs premiers sommeils et surtout le charme de ces réveils où un regard vague, incertain, se promène au hasard parmi les formes enchantées d’une nature encore jeune. Voir pour la première fois le ciel, les arbres, les nuages ! entendre pour la première fois le bruit du vent dans les feuilles, quelle ivresse !

Les sociétés oublient que pour que ce bonheur de l’homme naturel, de l’humanité naissante, fût autre chose qu’une fiction, il faudrait supposer à cet homme naturel la délicatesse de sentiment, la richesse d’imagination et de pensée, et cette pleine conscience de soi-même que la civilisation seule peut donner, L’enfant qui sentirait en enfant et penserait en vieillard, l’homme naturel qui joindrait à la vivacité des premières sensations la sagesse réfléchie du civilisé, ce serait là le bonheur suprême. Mais ce bonheur est une chimère ; car il suppose qu’on peut avoir tous les âges en même temps, et malheureusement le cadran de nos années ne marque jamais plus d’une heure à la fois.

Il est facile de comprendre, maintenant, quel poète, quel romancier attendait la France de Louis XVI, quelle fiction elle appelait de ses vœux ! La bonne compagnie, fatiguée d’elle-même, frappe le sol du pied, non pour en faire sortir des légions, comme Pompée, mais un rêve, le rêve d’un Eden, d’un âge d’or, d’une première ou d’une seconde enfance. Et la bonne compagnie est servie à souhait ! En 1788 paraît Paul et Virginie, et ce roman obtient le même accueil que, vingt-sept ans auparavant, la Nouvelle Héloïse. À peine a-t-il paru qu’on en tire des sujets de romances, de pièces de théâtre. Un grand nombre de mères font porter à leurs enfans les noms de Paul et Virginie. Ce roman est traduit dans toutes les langues et partout il fait verser des torrens de larmes. Bernardin de Saint-Pierre a exprimé et rendu avec un vrai talent d’écrivain le rêve que choyaient les imaginations des contemporains de Louis XVI. Dans Paul et Virginie, il a chanté l’âge d’or, l’innocence et les félicités de l’Éden. Lui-même avait d’abord tenté de découvrir cet Eden, quelque part dans le monde, ou de le créer. Son idéal était de fonder une colonie patriarcale où il aurait régi, aux sons de la flûte et du flageolet, des hommes dociles et heureux. En Russie il espéra un moment obtenir de l’impératrice. Catherine le droit d’établir cette colonie aux bords du lac Aral, colonie cosmopolite qui eût servi de refuge aux étrangers pauvres et vertueux. Plus tard il rêva de transporter quelque fondation du même genre aux rivages de Madagascar, puis en Corse et plus tard encore au nord de la Californie. Il portait dans sa tête un projet de gouvernement idyllique qu’il lui tardait de réaliser. Ce n’est qu’à la fin et en désespoir de cause, que cet utopiste prit la plume et, faute de mieux, exécuta son rêve sur le papier.

Bernardin de Saint-Pierre était un disciple et un admirateur enthousiaste de Jean-Jacques. Il lui ressemblait à certains égards ; comme lui, il était tendre, romanesque, susceptible, ombrageux, défiant et porté à l’hypocondrie ; car il ne faut pas le juger sur le portrait un peu flatté qu’en a tracé Aimé Martin. Mais Rousseau était une âme, une nature, un génie. Bernardin de Saint-Pierre est essentiellement un homme de lettres de grand talent. C’est un auteur dans le sens propre du mot ; un auteur qui a fait de beaux ouvrages, ou qui du moins a écrit de belles pages. Définition qu’à coup sûr on ne peut donner de Rousseau. Aussi ce dernier répondit-il un peu froidement aux avances de l’enthousiaste Bernardin. Dans sa vieillesse il lui accorda quelquefois l’honneur de sa société, mais il la lui fit payer par plus d’une rebuffade. On raconte que le misanthrope Timon eut à Athènes des imitateurs qui, comme lui, se piquaient de mépriser et de fuir le commerce des hommes. Un jour, l’un de ces Timon au petit pied vint visiter le grand Timon et obtint de dîner avec lui. « Ah ! que nous sommes heureux, lui dit-il, d’être ici seuls, toi et moi, sans aucun tiers haïssable qui trouble le charme de nos entretiens. — Cela serait bien plus charmant encore, lui répondit Timon, si tu n’y étais pas. » Voilà ce que Rousseau dut dire quelquefois à Bernardin pendant les promenades qu’ils firent ensemble entre 1772 et 1776.

Du reste Bernardin est un imitateur qui a son originalité. C’est un cœur sensible et un disciple de Jean-Jacques qui a passé l’équateur, — l’équateur du globe terrestre et l’équateur du bon sens ; — Paul et Virginie est un roman dont la scène se passe près du tropique du Capricorne, et ce roman est aussi une utopie sociale qui ne peut se réaliser que par-delà l’équateur du bon sens. Je m’occuperai d’abord du roman, ensuite de l’utopie.

Bernardin de Saint-Pierre veut peindre un monde enchanté, le monde de l’âge d’or. Il faut qu’il l’éloigne le plus possible de Paris, qu’il le place dans le sein de la nature luxuriante qui convient à un Éden. Il choisit à cet effet l’Ile de France qu’il avait visitée dans l’un de ses voyages ; et le premier en France, il décrit cette nature tropicale avec ses enchantemens et ses terreurs, avec sa lumière éclatante, avec ses mornes, ses ravines, ses avenues de bambous, ses pitons escarpés qui attirent les nuages, ses palmiers murmurans dont les longues flèches sont toujours balancées par les vents, ses rochers où pendent des lianes semblables à des draperies flottantes qui y forment des courtines de verdure, ses oiseaux vêtus d’or ou de pourpre, les bengalis au doux ramage, les cardinaux au plumage couleur de feu, les perruches rouges comme des rubis ; et puis les flots du large se brisant au pied des falaises, ou précipitant sur la grève leurs volutes écumeuses et mugissantes.

Tout ce monde, ses teintes, ses parfums, ses murmures, ses bruits, tout cela est rendu par le pinceau de Bernardin avec une vérité que Humboldt a constatée et vantée. C’était enrichir la palette de la poésie française de couleurs nouvelles. Rousseau avait décrit les paysages de la zone tempérée, paysages sobres, éclairés par une lumière qui n’a rien d’éclatant ; et dans les descriptions de Rousseau, ce qui domine, c’est la fermeté du dessin, l’exactitude du trait, sans compter que chez lui le paysage est toujours subordonné à l’action ; l’âme y trouve un cadre pour ses émotions, ou un symbole de ses pensées et de ses passions, ou une source jaillissante de sentimens et de rêveries. Bernardin décrit pour décrire ; il est intarissable, les contours succèdent aux contours, les couleurs aux couleurs ; et, tout en rendant justice à la richesse de cette imagination colorée, parfois l’éblouissement nous prend. Comparez la manière des deux peintres peignant des effets de lumière : « Nos repas étaient suivis des chants et des danses de Paul et Virginie… Nous ne manquions point de décorations, d’illuminations et d’orchestre convenables à ce spectacle. Le lieu de la scène était, pour l’ordinaire, au carrefour d’une forêt dont les percées formaient autour de nous plusieurs arcades de feuillage. Nous étions, à leur centre, abrités de la chaleur pendant toute la journée ; mais, quand le soleil était descendu à l’horizon, ses rayons, brisés par les troncs des arbres, divergeaient dans les ombres de la forêt en longues gerbes lumineuses qui produisaient le plus majestueux effet. Quelquefois son disque tout entier paraissait à l’extrémité d’une avenue, et la rendait tout étincelante de lumière. Le feuillage des arbres, éclairés en dessous de ses rayons safranés, brillait des feux de la topaze et de l’émeraude ; leurs troncs mousseux et bruns paraissaient changés en colonnes de bronze antique ; et les oiseaux, déjà retirés en silence sous la sombre feuillée pour y passer la nuit, surpris de revoir une seconde aurore, saluaient tous à la fois l’astre du jour par mille et mille chansons. »

Voici maintenant la description du lever du soleil tirée de l’Émile : « Le lendemain, pour respirer le frais, on retourne au même lieu avant que le ‘soleil se lève. On le voit s’annoncer de loin par les traits de feu qu’il lance au-devant de lui. L’incendie augmente, l’orient paraît tout en flammes : à leur éclat on attend l’astre longtemps avant qu’il se montre ; à chaque instant on croit le voir paraître ; on le voit enfin. Un point brillant part comme un éclair et remplit aussitôt tout l’espace ; le voile des ténèbres s’efface et tombe. L’homme reconnaît son séjour et le trouve embelli. La verdure a pris durant la nuit une vigueur nouvelle ; le jour naissant qui l’éclairé, les premiers rayons qui la dorent, la montrent couverte d’un brillant réseau de rosée, qui réfléchit à l’œil la lumière et les couleurs. Les oiseaux en chœur se réunissent, et saluent de concert le père de la vie ; en ce moment, pas un seul ne se tait ; leur gazouillement, faible encore, est plus lent et plus doux que dans le reste de la journée, il se sent de la langueur d’un paisible réveil. Le concours de tous ces objets porte aux sens une impression de fraîcheur qui semble pénétrer jusqu’à l’âme. Il y a là une demi-heure d’enchantement, auquel nul homme ne résiste. Un spectacle si grand, si beau, si délicieux, n’en laisse aucun de sang-froid. »

La différence est plus marquée encore entre les deux romanciers considérés comme peintres de l’humanité. Rousseau vante les charmes de la vie patriarcale, mais il n’a pas transporté ses personnages dans la solitude ; il les a laissés dans un pays policé. Bernardin de Saint-Pierre ne veut pas que les hommes se mettent entre la nature et ses personnages.

Deux femmes, amenées par leurs malheurs dans une gorge écartée de montagne, se décident à y passer leurs jours. Mme de La Tour a une fille, Marguerite un fils ; ces deux enfans grandissent sous les regards de leurs mères, loin des humains, en dehors de la société dont ils ne connaissent ni les règles, ni les bienséances, ni les tyrannies que Bernardin de Saint-Pierre condamne. Leurs mères ont grand soin de les retenir dans l’ignorance qui convient aux amans de la nature. Paul n’étudie pas, nous dit l’auteur, les annales de l’humanité, ni l’histoire des esclaves et des tyrans, ni les secrets de la science des nombres. Ses occupations se bornent à planter des citronniers, des orangers et des tamarins, à trouer des sentiers dans les fourrés, à soigner ses vergers et ses rizières. Virginie lave le linge de la famille dans une fontaine ombragée de deux cocotiers : « Quelquefois, dit Bernardin, elle y menait paître ses chèvres. Pendant qu’elle préparait des fromages avec leur lait, elle se plaisait à leur voir brouter les capillaires sur les flancs escarpés de la roche, et se tenir en l’air sur une corniche comme sur un piédestal. » Ou encore elle distribue du maïs et du millet aux oiseaux ; « car voyant que ce lieu était aimé de Virginie, Paul y avait apporté des nids de toutes sortes d’oiseaux qui s’y étaient établis. »

Les plaisirs de Paul et Virginie sont le chant et la danse, ainsi que les pantomimes. Ou bien ils se créent des retraites charmantes qu’ils décorent de noms sentimentaux. Ici, c’est la Découverte de l’Amitié, rocher d’où l’on aperçoit venir de loin le seul ami qui les visite. Là se trouve La Concorde, cercle d’orangers, de bananiers et de jamroses plantés autour d’une pelouse ou ils vont danser. Plus loin, voici l’arbre des Pleurs essuyés, à l’ombre duquel Mme de La Tour et Marguerite s’étaient raconté leurs malheurs. Puis le Repos de Virginie, où, dans un enfoncement, se trouve la fontaine ombragée des deux cocotiers, plantés à la naissance des enfans et nommés l’un, l’arbre de Paul, l’autre l’arbre de Virginie, et dont les palmes s’entrelacent au-dessus du bassin qui forme, dès sa source, une petite flaque d’eau, au milieu d’un pré d’une herbe fine. « On avait laissé cet enfoncement du rocher, dit Bernardin, tel que la nature l’avait orné. Sur ses flancs bruns et humides rayonnaient en étoiles vertes et noires de larges capillaires, et flottaient au gré des vents des touffes de scolopendre suspendues comme de longs rubans d’un vert pourpré… aux alentours des lisières de pervenches, dont les fleurs sont presque semblables à celles de la giroflée rouge, et des pimens, dont les gousses, couleur de sang, sont plus éclatantes que le corail… puis encore l’herbe de baume dont les feuilles sont en cœur, et les basilics à odeur de girofle, exhalaient les plus doux parfums. »

Nous voilà avertis. Ce sont des enfans de la Nature qu’a voulu peindre Bernardin de Saint-Pierre. Et en véritables enfans de la Nature, la vie de Paul et Virginie est toute de sentiment. C’est ici que paraît le disciple de Jean-Jacques, mais un disciple qui, je le répète, a passé l’équateur du bon sens. On a vu ce que sont les contradictions de Rousseau et comment elles témoignent en faveur de la grandeur de son génie. Rousseau se contredit, parce qu’il n’est pas un génie harmonieux et parvenu à l’unité, mais parce qu’il est d’autre part un esprit complet, et qu’à tout moment une partie de lui-même proteste contre l’autre. L’âme de Bernardin ne connaît pas ces luttes intestines ; il ne voit pas de difficultés, il ne s’adresse pas d’objection à lui-même ; il poursuit son chemin sans que rien l’avertisse qu’il s’égare, et quand enfin il est arrivé à l’absurde, il se réjouit, il se félicite de sa conquête, il entonne un chant de triomphe.

Rousseau avait écrit un jour : L’homme qui médite est un animal dépravé ! Ce n’était de sa part qu’une boutade, et une boutade qu’il a cent fois démentie, car mieux que personne, avec sa fermeté d’esprit, son bons sens naturel, sa faculté d’observer et de recevoir des leçons de l’expérience, il a montré et prouvé que le sentiment est sujet à s’égarer et qu’il a besoin d’une règle et d’un guide. Mais les Bernardin sont de ces hommes pour qui l’expérience n’existe pas, parce qu’ils voient ce qu’ils veulent voir, et que leur imagination, en quelque sorte, corrompt les faits, leur persuade de lui servir de complice et de témoigner en faveur de ses doctrines. Aussi, l’auteur de Paul et Virginie soutient-il sans scrupule, et comme vérités d’Evangile, des thèses dont l’absurdité saute aux yeux. C’est ainsi que dans sa XIIe Étude, il ne craint pas de dire : « Les femmes se gardent bien, comme la plupart des hommes, de confondre l’esprit et le cœur, la raison et le sentiment. Celle-ci, comme nous l’avons vu, est souvent notre ouvrage, l’autre est toujours celui de la nature. Ils diffèrent si essentiellement l’un de l’autre, que si vous voulez faire disparaître l’intérêt d’un ouvrage où il y a du sentiment, vous n’avez qu’à y mettre de l’esprit. La raison produit beaucoup d’hommes d’esprit, dans les siècles prétendus policés ; et le sentiment, des hommes de génie, dans les siècles prétendus barbares. La raison varie d’âge en âge, et le sentiment est toujours le même. Les erreurs de la raison sont locales et versatiles, et les vérités de sentiment sont constantes et universelles. La raison fait le moi grec, le moi anglais, le moi turc, et le sentiment, le moi homme et le moi divin. Il faut des commentaires pour entendre aujourd’hui les livres de l’antiquité, qui sont les ouvrages de la raison, tels que ceux de la plupart des historiens et des poètes satiriques et comiques, comme Martial, Plaute, Juvénal, et même ceux du siècle passé, comme Boileau et Molière ; mais il n’en faudra jamais pour être touché des prières de Priam aux pieds d’Achille, du désespoir de Didon, des tragédies de Racine, et des fables naïves de La Fontaine. »

Voilà un raisonnement qu’il n’est pas nécessaire de réfuter. Je me contenterai de dire que, si nous sommes touchés des prières de Priam, du désespoir de Didon, des tragédies de Racine et des fables de La Fontaine, c’est que partout, dans La Fontaine comme dans Racine, dans Virgile comme dans Homère, paraît cette raison supérieure qui est le signe du génie, et que si nous avons peine aujourd’hui, malgré les incontestables beautés qui s’y trouvent, à relire jusqu’au bout Paul et Virginie, c’est que nous y reconnaissons l’ouvrage d’une sensibilité maladive et déraisonnable, à laquelle un vigoureux bon sens ne sert jamais de contrepoids.

Quoi qu’il en soit, sentir est toute la vie de Paul et Virginie Ils n’ont qu’une étude. Paul s’étudie à plaire à Virginie Virginie à plaire à Paul. Ils n’ont qu’une science. Paul sait ce qui se passe dans le cœur de Virginie, Virginie sait ce qui se passe dans le cœur de Paul. Ils n’ont qu’une occupation sérieuse : Paul aime Virginie, Virginie aime Paul. L’univers est circonscrit pour Paul dans les lieux qu’habite Virginie, et il n’y a pour lui d’air respirable que celui que respire Virginie. L’amour que Saint-Preux ressentait pour Julie exaltait son âme, excitait les puissances de son être et le jetait dans des rêveries où il oubliait tout, jusqu’à Julie elle-même, pour s’identifier avec le grand tout. Mais pour Paul, le grand tout a pris une figure visible, le grand tout a la tête ombragée de cheveux blonds, — car du temps de Louis XVI on donnait la palme aux blondes ; — le grand tout a des yeux bleus et des lèvres de corail, des regards auxquels leur obliquité naturelle vers le ciel ajoute une expression de sensibilité extrême, même celle d’une légère mélancolie. En un mot, le grand tout pour Paul, c’est Virginie. Et aussi longtemps que vivra Paul, il pensera de même, car il accable d’un superbe mépris tout ce qui n’est pas Virginie, les arts, les lettres, les sciences, la politique, la société. Pour lui, vivre, c’est sentir, et sentir, c’est aimer Virginie et n’aimer qu’elle. Aussi Saint-Preux paraît-il avoir eu la force de survivre à Julie ; mais quand Virginie périt dans les flots, Paul meurt sans retard. Il n’a plus rien à faire sur la terre.

Puisque Paul, avant de mourir, s’était décidé à apprendre à lire, je regrette qu’on ne lui ait pas donné un livre dont il aurait pu faire la lecture en quelques heures, à l’ombre d’un bananier, ou dans la retraite des Pleurs essuyés. Ce livre est un roman anglais paru vers le milieu du XVIIIe siècle, et intitulé : Le vicaire de Wakefield.

Il y a un moment où le vicaire se persuade que le bonheur consiste à vivre par le cœur et à s’enfermer chez soi, les pieds sur les chenets, fenêtres et portes closes. Puis, lorsqu’un soir on vient lui apprendre qu’Olivia sa fille s’est enfuie, enlevée par un ravisseur, il prend sa Bible et son bâton et s’en va courir les grands chemins à la recherche de la fugitive qu’il ne trouve nulle part ; et quand enfin, malade, à bout de force, ne sachant plus où tourner ses pas, il se décide à rentrer chez lui, il rencontre sur la route une troupe de comédiens ambulans avec lesquels il se met à parler de Shakspeare et de Dryden. Le vicaire aime l’art et la poésie qui entrent en combattans dans son cœur ravagé et mettent du baume sur ses blessures. Un peu plus tard, le vicaire est accosté dans une auberge par un inconnu, grand raisonneur en politique ; la conversation qui s’engage entre eux s’anime, s’échauffe, et le vicaire, qui est un ardent patriote réussit à oublier un instant encore ses malheurs pour ne s’occuper que de son pays, de sa gloire, de son avenir.

Le vicaire de Wakefield aurait pu se féliciter de s’être fait naturaliser dans le royaume des éternelles beautés que ne sauraient troubler les tempêtes de la vie, et d’être autre chose qu’un cœur sensible, qu’un père de famille, mais aussi un citoyen de la libre Angleterre, de pouvoir se passionner pour des idées, pour des intérêts généraux qui l’arrachent quelques heures aux misères de sa destinée. Et enfin, lorsque, le sort s’appesantissant de plus en plus sur lui, le vicaire se voit traîné en prison et enfermé dans un cachot, là encore il ne s’abandonne pas. Il entreprend de ramener au bien ses compagnons de servitude. Il leur prêche le repentir, leur annonce Dieu, lame immortelle ; et du milieu de la sombre nuit des cachots, il fait apparaître l’image rayonnante du ciel. — Le vicaire de Wakefield est un homme complet. Paul est une machine à sentir.

Je dis une machine ; car c’est bien d’une machine qu’il s’agit, fabriquée de main d’homme. Rousseau et Marivaux ont peint des cœurs sensibles qui étaient l’ouvrage de la nature, et qui, tragiques ou non, sont profondément vrais, de cette vérité qui ne passe point. Mais Paul et Virginie sont faux ; leurs sentimens sentent la fabrication, comme certains vins falsifiés qui contiennent du bois de Campêche et je ne sais quels autres ingrédiens chimiques. Oui, tout est faux dans ce roman, tout, sauf les sites et les paysages. Les deux héros nous offrent l’amalgame le plus bizarre de la sauvagerie et de la civilisation, amalgame qui caractérise les rêves d’une société raffinée qui aspire à se rajeunir. Paul et Virginie sont tout à la fois des sauvages et des civilisés, des habitans des Tropiques et des Parisiens contemporains de Louis XVI ; ils veulent être naïfs et ils ne le sont pas. Paul est un innocent qui par instans raisonne comme un disciple de Jean-Jacques, ou compose des madrigaux dans le goût de la meilleure compagnie. Virginie est tour à tour une enfant de la nature et, selon l’expression de l’auteur, une demoiselle sensible et vertueuse. Aussi leur langage trahit les incohérences de leur âme ; tous les tons s’y mêlent et s’y contrarient. Écoutez-les se déclarer l’un à l’autre leur amour :

Paul dit à Virginie : — « Mademoiselle, vous partez, dit-on, dans trois jours… vous trouverez bientôt, dans un nouveau monde, à qui donner le nom de frère, que vous ne me donnez plus… Mais pour être plus heureuse, où voulez-vous aller ? Dans quelle terre aborderez-vous qui vous soit plus chère que celle où vous êtes née ?… Où trouverez-vous une société plus aimable que celle qui vous aime ? Comment vivrez-vous sans les caresses de votre more, auxquelles vous êtes si accoutumée ?… Que deviendra la mienne, qui vous chérit autant qu’elle !… Cruelle ! je ne vous parle point de moi. Mais que deviendrai-je moi-même quand, le matin, je ne vous verrai plus avec nous, et que la nuit viendra sans nous réunir ? Quand j’apercevrai ces deux palmiers plantés à notre naissance, et si longtemps témoins de notre amitié mutuelle ? Ah ! puisqu’un nouveau sort te touche, que tu cherches d’autres pays que ton pays natal, d’autres biens que ceux de mes travaux, laisse-moi t’accompagner sur le vaisseau où tu pars. Je te rassurerai dans les tempêtes, qui te donnent tant d’effroi sur la terre. Je reposerai ta tête sur mon sein, je réchaufferai ton cœur contre mon cœur ; et en France, où tu vas chercher de la fortune et de la grandeur, je te servirai comme ton esclave. Heureux de ton seul bonheur, dans ces hôtels où je te verrai servie et adorée, je serai encore assez riche et assez noble pour te faire le plus grand des sacrifices, en mourant à tes pieds. »

« Les sanglots étouffèrent sa voix, et nous entendîmes Virginie qui lui disait ces mots entrecoupés de soupirs : — C’est pour toi que je pars… Est-il une fortune digne de ton amitié ?… Ah ! s’il m’était encore possible de me donner un frère, en choisirais-je un autre que toi ? O Paul ! ô Paul ! tu m’es beaucoup plus cher qu’un frère ! Combien m’en a-t-il coûté pour te repousser loin de moi ! Je voulais que tu m’aidasses à me séparer de moi-même jusqu’à ce que le ciel pût bénir notre union. Maintenant je reste, je pars, je vis, je meurs : fais de moi ce que tu veux. Fille sans vertu ! j’ai pu résister à tes caresses, et je ne puis soutenir ta douleur ! »

« À ces mots, Paul la saisit dans ses bras, et, la tenant étroitement serrée, il s’écria d’une voix terrible : « Je pars avec elle ! rien ne pourra m’en détacher ! » Nous courûmes à lui. Mme de La Tour lui dit : « Mon fils, si vous nous quittez, qu’allons-nous devenir ? » Il répéta en tremblant ces mots : « Mon fils, mon fils… Vous ma mère ! lui dit-il, vous qui séparez le frère d’avec la sœur !… Mère barbare ! femme sans pitié ! Puisse cet Océan où vous l’exposez ne jamais vous la rendre ! Puissent ces flots vous rapporter mon corps et, le roulant avec le sien parmi les cailloux de ces rivages, vous donner par la perte de vos deux enfans un sujet éternel de douleur ! .. » Le désespoir lui ôtait la raison. Virginie, effrayée, lui dit : « O mon ami ! j’atteste les plaisirs de notre premier âge, les maux, les miens, et tout ce qui doit lier à jamais deux infortunés, si je reste, de ne vivre que pour toi, si je pars, de revenir un jour pour être à toi. Je vous prends à témoin, vous tous qui avez élevé mon enfance, qui disposez de ma vie, et qui voyez mes larmes. Je le jure par ce ciel qui m’entend, par cette mer que je dois traverser, par l’air que je respire et que je n’ai jamais souillé du mensonge. »

« Comme le soleil fond et précipite un rocher de glace du sommet des Apennins, ainsi tomba la colère impétueuse de ce jeune homme à la voix de l’objet aimé. Sa tête altière était baissée, et un torrent de pleurs coulait de ses yeux. »

N’est-on pas frappé de ce qu’il y a de factice dans ce style ? Chacun de ces discours est plein de ressouvenirs. Tantôt c’est Homère, tantôt la Pastorale de Longus, tantôt le Cantique des Cantiques, tantôt je ne sais quelle poésie de madrigal qui sent le musc. Ah ! dirai-je à ces deux aimables enfans, votre langage enchante. Il est si doux ! Il chante si bien à l’oreille, mais cependant il nous arrive, en vous écoutant, d’entendre le petit bruit sec d’un rouage qui se déroule et de découvrir que vos mélodies délicieuses sont dues à une jolie machine fabriquée par un ouvrier très habile.

Et au surplus, cette incohérence du style de Paul et Virginie se retrouve dans le fond même de la composition. Qu’est-ce après tout que ce roman ? Une idylle. Mais qu’est-ce qu’une idylle où la passion parle par intervalles le langage de la tragédie et marche sur des échasses ? Une idylle entremêlée de dissertations sur l’ambition des rois, sur les fureurs des tyrans, sur les vertus patriotiques des Grecs et des Romains, sur la vertu condamnée à rester en France éternellement plébéienne sur la sainte égalité, et que sais-je encore ?

Mais Bernardin de Saint-Pierre eût peut-être répondu que Paul et Virginie n’est pas une idylle, mais un grand roman enfermé dans un cadre idyllique. Nous rappellerons alors ce qui lui arriva un jour qu’il se promenait dans le voisinage de l’abbaye de la Trappe. On était au mois de mai, le temps était charmant, une paysanne vint à passer, et Bernardin lui dit : « Voilà une délicieuse saison, ma bonne femme. Que ces pommiers en fleurs sont beaux ! Comme ces oiseaux chantent bien ! — Ah ! lui répondit-elle, je me soucie bien des bouquets et de ces petits oiseaux piauleurs, c’est du pain qu’il nous faut. »

Oui, nous aimons vos palmiers murmurans, vos bengalis au doux ramage, et vos fleurs éclatantes des Tropiques, mais vous nous refusez ce qui est le pain bis du roman ; c’est-à-dire des caractères vrais, des situations vraisemblables, la peinture fidèle de la vie et du cœur humain. Et si, dites-vous, la poésie n’est qu’un mensonge, alors mentez d’un bout à l’autre sans vous couper. Ainsi font les grands menteurs qui seuls sont admirables ; c’est ce qu’a fait l’auteur de Peau d’Âne ; et, si Peau d’Âne m’était conté, j’y prendrais un plaisir extrême.

Mais, après avoir lu Paul et Virginie, je me dis : La société de l’époque de Louis XVI et son romancier, Bernardin de Saint-Pierre, ont en vain cherché à se rajeunir, l’eau de la fontaine de Jouvence n’a pas produit son effet. L’enfance a sa beauté, la vieillesse a aussi la sienne qui est sacrée, mais on ne peut les mêler ensemble sur un même visage ; et de petits sourires d’enfans cadrent mal avec les rides vénérables d’un vieillard.


II

Bernardin de Saint-Pierre avait dit dans la préface de son roman : « J’ai désiré réunir à la beauté de la nature entre les Tropiques la beauté morale d’une petite société ! » La première partie de son programme, Bernardin l’a admirablement remplie. La nature tropicale revit tout entière dans son œuvre ; elle la remplit de ses rayonnemens, de ses murmures, de ses parfums : c’est un charme, c’est une incantation, une magie !

Ce côté si merveilleusement réussi de Paul et Virginie, on peut me reprocher de l’avoir trop laissé dans l’ombre et par suite d’avoir été injuste dans le résultat général de mes appréciations. Malheureusement, au point de vue qui m’occupe, les paysages, tracés avec tant d’art et de vérité par l’auteur des Études de la Nature, ne pouvaient être pour moi que l’accessoire ; car je suis à la recherche de types moraux et, comme peintre de la nature morale, Bernardin de Saint-Pierre perd une partie de ses avantages ; le charme lui reste, un charme qu’il n’est pas question de lui contester. Mais, en ce qui concerne la vérité ou la vraisemblance, il y a bien des réserves à faire, sur lesquelles je me vois forcé d’insister, non pour diminuer Bernardin de Saint-Pierre, — ce qui entre aussi peu dans mes desseins que cela serait peu en mon pouvoir, — mais pour mieux marquer ce qu’il y a de chimérique dans ce type de l’Amant de la Nature dont Paul et Virginie sont les représentans par excellence.

J’ai dit que ces deux aimables enfans des Tropiques sont des êtres un peu plus artificiels que les palmiers à l’ombre desquels ils grandissent et que les bengalis dont le ramage leur plaît si fort. Mais j’ai abrégé ma démonstration, et je me suis contenté de citer leurs déclarations d’amour écrites dans un style où tous les tons se mêlent et se contrarient. Il me faut revenir sur une analyse trop courte et nécessaire aux conclusions que je me propose de tirer.

Si Bernardin de Saint-Pierre avait seulement voulu peindre l’amour ingénu, l’amour parlant le langage de la nature, l’amour tel qu’il se présente dans une sphère sociale où règne encore quelque chose des mœurs patriarcales, il n’aurait pas eu besoin de transporter la scène de son roman dans une des solitudes de l’Ile de France, dans le voisinage d’un des Tropiques ; il eût fait naître ses héros au fond d’une province française quelconque, dans un milieu civilisé, mais d’une civilisation sans raffinemens et en quelque sorte aussi naturelle que la nature elle-même. Il eût fait, pour tout dire, comme Gœthe quand il a écrit cette idylle qui a nom Hermann et Dorothée, idylle qui est un poème, poème qui est une idylle où respire le génie d’Homère, parce que la sagesse et la passion y sont en présence l’une de l’autre et y parlent toutes deux un langage d’une antique simplicité.

Telle n’était point l’intention de Bernardin de Saint-Pierre. Son but était de réaliser sur le papier une utopie, dont je parlerai plus loin plus au long. Il voulait peindre deux enfans de la nature, c’est-à-dire deux êtres dont la nature fût la seule institutrice, qui n’entendissent d’autre voix que la sienne, qui ne reçussent d’autres leçons que les siennes, deux disciples, deux nourrissons de la nature.

Et voilà précisément ce qui était impossible, car entre la nature et deux âmes humaines, il se place toujours quelque chose ou quelqu’un ; les sauvages mêmes ne sont pas les enfans de la nature ; ils sont les enfans et les élèves de la sauvagerie, et c’est même une question de savoir si la sauvagerie est chose plus naturelle que la civilisation. D’ailleurs, la pure sauvagerie eût révolté l’âme délicate de Bernardin de Saint-Pierre. Qui ne connaît cette étrange gravure où Rembrandt, se plaçant en dehors du point de vue traditionnel et biblique, a représenté Adam et Eve, tels qu’ils eussent été si la nature seule eût fait les frais de leur éducation ? Au premier instant, en contemplant ces deux étranges créatures, le regard hésite, ne sachant si l’artiste a voulu peindre des êtres humains ou des singes. Il est vrai que Bernardin appelle quelque part les singes des enfans de la nature ; mais ce n’est pas parmi de tels enfans de la nature qu’il pouvait être tenté d’aller chercher deux héros de roman. Rien de moins romanesque que les singes, et je crois qu’ils n’y prétendent pas ; c’est le moindre de leurs soucis.

Ainsi, dans la première donnée déjà du roman, il entre quelque chose de conventionnel. Paul et Virginie sont la nature émondée, corrigée au gré de l’auteur. Et comment seraient-ils la simple nature ? Ils sont élevés par deux mères qui appartiennent à l’Europe, à la société des civilisés, et c’est d’elles que ces oiseaux des bois reçoivent leurs premières becquées, que leurs cœurs et leurs esprits apprennent leurs premières chansons. Il est vrai qu’on a soin de les laisser dans l’ignorance de toutes choses, qu’on ne leur enseigne ni l’histoire, ni la géographie, ni les lettres, et qu’ils ne savent ni lire ni écrire. Mais à quoi bon ? Mme de La Tour qui, elle, sait lire et écrire, leur fait continuellement des lectures à haute voix. Si Mme de La Tour apprécie tellement les avantages de la lecture, pourquoi se refuse-t-elle à leur montrer l’alphabet ? et d’ailleurs, qu’importe qu’ils lisent par leurs propres yeux ou par ceux de leur mère ? C’est toujours lire, et rien de moins naturel que de lire. Quelle invention qu’un livre ! Il n’en pousse point dans les bois, ni dans les prés. Aussi est-il bien étonnant que des enfans auxquels on fait souvent la lecture en soient restés à ce degré d’innocence qu’ils ne sachent pas ce que c’est qu’un jour et qu’une année, et que Virginie en soit réduite, quand on l’interroge sur son âge, à répondre « qu’elle a l’âge du petit cocotier de la fontaine, que les manguiers ont donné douze fois leurs fruits, et les orangers vingt-quatre fois leurs fleurs, depuis qu’elle est au monde. »

Bernardin de Saint-Pierre voudrait aussi nous persuader que Paul et Virginie n’ont de religion que celle que la nature enseigne à ses enfans. Mais c’est une grande question de savoir s’il est une religion naturelle dans le sens propre du mot ; c’est-à-dire si l’homme peut naître avec une religion toute faite, comme il naît avec des yeux et des oreilles. C’est le caractère de l’esprit humain de n’être pas naturellement ce qu’il est, mais de le devenir ; et la foi à l’invisible est une sorte de violence sacrée faite à nos sens et aux aveuglemens obstinés de notre chair. Que si Bernardin avait donné à Paul et à Virginie la religion des sauvages, il aurait dû les emmailloter dans les langes du fétichisme. Et quelle religion que le fétichisme ! N’est-ce pas plutôt le contraire de la religion ? Car le fétichisme n’est qu’une forme de la magie, et la magie est un effort de l’homme pour maîtriser les forces de la nature ; et cet effort, cette audace, sont précisément le contraire de ce sentiment de dépendance qui est à l’origine de toute religion.

Un voyageur raconte qu’il a pu étudier pendant des mois une peuplade sauvage, dans l’Amérique du Sud, sans y découvrir quoi que ce fût qui ressemblât à un culte ; jusqu’à ce qu’un jour, un orage s’étant élevé, il vit ces sauvages sortir de leurs huttes et, poussant des cris terribles, courir çà et là en donnant des coups de poing contre le vent. Voilà certainement un culte étrange que Bernardin de Saint-Pierre eût rougi d’enseigner au fils de Marguerite. Quant aux religions qui méritent ce nom, les religions qui ont été celles de grands peuples, qui ont joué un rôle important dans l’histoire, qui ont su obliger de vastes communautés d’hommes à célébrer ensemble des actes d’adoration et à se prosterner devant les mêmes autels, ces religions n’ont point été créées par la nature, elles sont au contraire la marque d’une rupture entre l’homme et la nature, elles sont nées le jour où l’âme humaine a déchiré le voile de la nature pour chercher quelque chose derrière et au-delà. Créer un dieu, drame mystérieux, qui agite la conscience jusque dans ses profondeurs, drame qui est une tragédie, et une tragédie sanglante ; car on chercherait en vain dans le monde, de l’orient au couchant, le berceau d’un dieu qui n’ait été arrosé de larmes et de sang !

Que si la religion naturelle, telle que l’entendait Bernardin de Saint-Pierre, est une religion enseignant simplement un Dieu spirituel, architecte du monde, la Providence, l’immortalité de l’âme avec communication possible entre les vivans et les morts, cette religion n’est pas plus naturelle qu’une autre, elle est l’œuvre de la pensée, de la réflexion, du raisonnement. Et cette religion, ce n’est ni les palmiers, ni les bengalis qui ont pu l’enseigner à nos deux enfans des tropiques ; c’est l’auteur, l’auteur en personne qui a fait le voyage de l’Ile de France pour les instruire, et qui leur a communiqué les dogmes qu’il professait lui-même. Et encore semble-t-il s’être défié de ses propres lumières, car tout à coup, sans que rien nous y prépare, nous voyons apparaître dans la petite société naturelle un homme vêtu d’une soutane bleue, et il se trouve que cet homme est un ecclésiastique, missionnaire de l’Ile et confesseur de Mme de La Tour et de Virginie. Voilà les bizarres incohérences qui se rencontrent dans l’œuvre de Bernardin et qui en détruisent l’unité et la logique.

Aussi Paul et Virginie sont-ils perpétuellement en contradiction avec eux-mêmes, à ce point qu’il est permis de douter qu’ils aient un caractère ou que ce caractère puisse être défini. Nous savons que jamais on n’a fait à Virginie des leçons de morale, ce qui est étrange pour une fille qui a un confesseur. Mais si Virginie n’a jamais reçu d’instructions morales, si Virginie n’a pour règle de conduite que ses instincts naturels, d’où vient que subitement elle combat avec une sainte austérité sa passion pour Paul ? De tels combats conviennent mal à une simple enfant de la nature. Et que dire de sa mort, causée par un excès de pudeur où la nature assurément n’a rien à démêler ? Et de son côté, Paul réunit en sa personne des ignorances et des lumières, des simplicités et des raffinemens qui s’accordent mal ensemble.

Quand Virginie est partie pour la France, il apprend à lire et à écrire pour pouvoir entretenir avec elle une correspondance. Aussitôt le voilà qui s’occupe de rattraper le temps perdu ; il étudie la géographie, l’histoire ; surtout il lit des romans ! « Il fut tout bouleversé par la lecture de nos romans à la mode, dit l’auteur, pleins de mœurs et de maximes licencieuses ; et quand il sut que ces romans renfermaient une peinture véritable des sociétés de l’Europe, il craignit que Virginie ne vînt à s’y corrompre et à l’oublier. » Ces romans à la mode… les Liaisons dangereuses peut-être, lues à l’Ile de France par un enfant de la nature, voilà, qui est singulier. Et ces lectures profitent si bien à cet ingénu qu’il connaît en peu de temps les vices et les travers des sociétés ; et dans sa fameuse conversation avec le vieillard, il raisonne parfois en roué : « Au défaut d’un grand, je chercherai à plaire à un corps. J’épouserai entièrement son esprit et ses opinions ; je m’en ferai aimer. »

Et cependant, ce même enfant, quelques lignes plus loin demande au vieillard qui l’endoctrine : « Vous qui avez tant de connaissances, dites-moi si nous nous marierons. Je voudrais être savant, au moins pour connaître l’avenir. » Voilà notre petit roué redevenu simple comme un Samoyède qui consulte son chamane.

Je passe au dénouement : Virginie en revenant de France périt dans les flots, en vue des côtes, sous les yeux de sa famille éplorée et de son amant. Le romancier nous a présenté famille qui vit dans l’isolement, dans la solitude ; des âmes obscures et ignorées, c’est son mot : « Dans cette île, dit-il, où, comme dans toutes les colonies européennes, on n’est curieux que d’anecdotes malignes, leurs vertus et même leur nom étaient ignorés ; seulement, quand un passant demandait, sur le chemin des Pamplemousses, à quelques habitans de la plaine : « Qui est-ce qui demeure là-haut dans ces petites cases ? » ceux-ci répondaient, sans les connaître : « Ce sont de bonnes gens. » Pour que le dénouement fût conforme aux harmonies de l’œuvre, il aurait fallu que la mort de Virginie passât inaperçue ; que la tristesse et l’horreur de cette tragédie fût renforcée par l’indifférence générale, cette indifférence égoïste qui est un trait saillant des populations des colonies où l’esprit de négoce et de lucre règne en souverain ; que Paul creusât lui-même une fosse pour sa bien-aimée, entouré seulement des deux mères, de l’ami unique et des serviteurs de la maison, sans autres témoins que les bananiers et les palmiers agités par le vent, symbole de cette innocence ironique de la nature qui continue de vivre pendant que nous mourons, et de se réjouir au milieu de nos deuils : scène de solitude, d’abandon, de silence interrompu seulement par le murmure des vents, ou le chant des oiseaux.

Mais les Bernardin aiment les mises en scène. La mort de Virginie, de cette enfant de la solitude, est un malheur public. « Ce sont huit jeunes demoiselles des plus considérables de l’Ile, vêtues de blanc, et tenant des palmes à la main qui portent le corps de leur vertueuse compagne. Un chœur de petits enfans le suivait en chantant des hymnes ; après eux, venait tout ce que l’Ile avait de plus distingué dans ses habitans et dans son état-major, à la suite duquel marchait le gouverneur, suivi de la foule du peuple. » Puis il faut mettre des gardes auprès de la fosse de Virginie pour on écarter quelques filles de pauvres habitans qui voulaient s’y jeter à toute force, disant qu’elles n’avaient plus de consolation à espérer dans le monde, et qu’il ne leur restait qu’à mourir avec celle qui était leur unique bienfaitrice. Virginie est absente de l’Ile de France depuis bientôt quatre ans ; comment ces jeunes filles ont-elles trouvé le secret de vivre pendant tout ce temps ? Mais que dis-je ?… la perte d’un objet aimable, s’écrie Bernardin, intéresse toutes les nations. Pour assister aux funérailles de cette jeune inconnue, accourent de toutes parts des négresses de Madagascar, des Cafres de Mozambique, des Indiennes du Bengale et de la côte du Malabar. Dans la plaine on n’entend que des soupirs et des sanglots ; le désespoir s’empare de toute l’Ile de France. Les vaisseaux ont leurs vergues croisées, leurs pavillons en berne, ils tirent du canon par longs intervalles. Des grenadiers, qui ouvrent la marche du convoi, portent leurs fusils baissés, leurs tambours, couverts de crêpes, ne font entendre que des sons lugubres, et on voit l’abattement peint dans les traits de ces guerriers, qui avaient tant de fois affronté la mort dans les combats…

Et si vraiment toutes les nations, les nègres, les Cafres, les Indiennes et les grenadiers eux-mêmes, ont le cœur si sensible, pourquoi nous dire tant de mal de l’humanité ? Pourquoi nous parler de la solitude comme de la source unique du bonheur ? Pourquoi nous représenter les hommes acharnés à persécuter leurs bienfaiteurs ? Pourquoi nous les peindre, par une expression magnifique, comme enivrés de leurs propres misères, en proie à leurs passions et portés à mépriser ou à haïr le sage qui ne consent pas à courir après leur malheureux bonheur ?

C’est que Bernardin de Saint-Pierre peignait tour à tour les hommes comme il les voyait et comme il les désirait ; et que, préoccupé d’enseigner, plus que de raconter, il a voulu donner les grenadiers de l’Ile de France en exemple aux nations. Mais l’affliction de ces grenadiers me gâte mon émotion, elle me dispense de pleurer sur Virginie, je crains de ne pouvoir égaler les délicatesses et les effusions de leur sensibilité… Oui, si en lisant le récit des funérailles de Virginie, j’ai les yeux secs, il en faut accuser les larmes des grenadiers. Les funérailles de l’innocence malheureuse me laissent froid… et cependant, ô mystère du génie ! l’abbé Prévost me fera pleurer, s’il le veut, sur le cadavre de la plus légère, de la plus fausse des femmes, si cette femme s’appelle Manon Lescaut, et si elle a été transfigurée par le malheur, si un rayon de véritable amour a fini par pénétrer dans son cœur et illuminer son front, et si son amant inconsolable la voit mourir sous ses yeux, dans une solitude sauvage de l’Amérique et, seul avec elle, ensevelit de ses mains dans la terre cette dépouille adorée !

Mais oublions les funérailles de Virginie et les grenadiers qui lui servent d’escorte. J’ai dit que Paul et Virginie n’était pas seulement un roman, mais une utopie mise en action. Cette utopie, on pourrait la définir : l’utopie en matière d’éducation à l’usage des amans de la nature contemporains de Louis XVI.

Les Amans de la Nature ! Voilà un nom qui convient à Bernardin, comme il convient à Paul et à Virginie. Oui, Bernardin fut plus qu’un ami de la nature, il en fut l’amant. Il ressentit pour elle une tendresse qui tenait du culte, de l’idolâtrie. Il parle d’elle comme d’une maîtresse. Il l’exalte, il la célèbre, il l’adore. Il lui adresse des hymnes, des déclarations ; il l’interpelle et s’écrie : O nature, nature, parlez à mon cœur ! parlez à mon esprit ! Que votre souffle passe sur mes lèvres pour les rendre dignes de balbutier vos louanges et de réciter vos merveilles ! La nature, pour Bernardin, c’est la règle suprême, la législatrice, la source de tout ce qui est bon, de tout ce qui est beau. Le seul nom qui convienne à Dieu, c’est celui-ci : l’auteur ou l’architecte de la Nature ! Et pourquoi la nature est-elle à ses yeux si admirable et si divine ? C’est qu’elle représente l’ordre et l’harmonie, qui forment le sujet des Etudes de la Nature, dont Paul et Virginie n’est qu’un épisode. Dans ces Études pleines d’observations Unes et ingénieuses, Bernardin de Saint-Pierre découvre partout dans la nature des convenances, des consonances, des contrastes, des progressions, des concerts, l’ordre et l’harmonie. Non seulement il se plaît à signaler les grandes lois qui régissent les êtres inanimés ou vivans, mais il aperçoit dans la nature une foule d’heureuses rencontres, de traits de génie et d’esprit qu’il ne se lasse pas de relever et de vanter. Bernardin écrivait ses Études sous le règne de Louis XVI, à l’époque des bonnes intentions. Il prête aussi à la nature une quantité de bonnes intentions ; il la montre, mère tendre et vigilante, s’occupant sans cesse, non seulement de pourvoir à nos besoins, mais de procurer des plaisirs à notre imagination et à nos sens.

« La nature, dit-il par exemple, a songé à notre plaisir en ne donnant pas la couleur bleue aux fleurs ou aux fruits des arbres élevés, car alors, ils se seraient confondus avec le ciel ; mais aux fleurs des herbes, telles que les bleuets, les scabieuses, les violettes, les hépatiques, les riz, etc., » — parce que leur couleur bleue forme un heureux contraste avec la verdure. — « Au contraire, ajoute-t-il, la couleur de terre est fort commune dans les fruits des arbres élevés, tels que ceux des châtaigniers, des noyers, des cocotiers, des pins. » Bernardin oublie ici que ce que nous voyons des châtaignes et des noix, c’est leur coque qui est verte. Mais qu’importe ! Sur d’autres points, il nous est plus facile d’entrer dans ses riantes imaginations ; chimères ou non, nous aimons à nous tromper avec lui. Il nous plaît de croire, avec lui, que la nature n’a accordé aucun chant agréable aux oiseaux de marine et de rivière, parce qu’il eût été étouffé par le bruit des eaux et que l’oreille humaine n’en eût pu jouir.

Avec quel charme ne nous peint-il pas les champignons ! « La nature, dit-il, a dispersé les champignons dans la plupart des lieux ombragés, où ils forment souvent les contrastes les plus extraordinaires. Il y en a qui viennent sur les rochers nus, où ils présentent une forêt de petits filamens, dont chacun est surmonté de son chapiteau. Il y en a qui croissent sur les matières les plus abjectes, avec les formes les plus graves : tel celui qui vient sur le crottin de cheval, et qui ressemble à un chapiteau romain, dont il porte le nom. D’autres ont des convenances d’agrément : tel celui qui croit au pied de l’aune, sous la forme d’un pétoncle. Quelle est la nymphe qui a placé un coquillage au pied de l’arbre des fleuves ?… Le ciel a beau verser des pluies abondantes, les champignons, à couvert sous leurs parapluies, n’en reçoivent pas une goutte… les champignons semblables à ces petits savoyards qui sont placés comme des bornes aux portes des hôtels et établissent leur subsistance sur la surabondance d’autrui ; ils naissent à l’ombre des puissances des forêts, et vivent du superflu de leurs magnifiques banquets. »

Ailleurs, c’est le lierre qui prend une voix et nous prêche l’amitié généreuse : « Le lierre qui ne s’attache qu’aux malheureux, et qui, lorsque la mort même a frappé son protecteur, le rend encore l’honneur des forêts où il ne vit plus : il le fait renaître, en le décorant de guirlandes de fleurs et de festons d’une verdure éternelle. » Ailleurs encore, Bernardin nous montre la nature servant de modèle à toutes les mères dans les soins qu’elle prend de faire servir le calice des fleurs à la conservation de la corolle. Mais que dire surtout de cette aimable tourterelle d’Afrique, « qui porte sur son plumage gris de perle, précisément à l’endroit du cœur, une tache sanglante mêlée de différens rouges, parfaitement semblable à une blessure ; il semble que cet oiseau, dédié à l’amour, porte la livrée de son maître, et qu’il a servi de but à ses flèches. » Et, ajoute-t-il : « Ce qu’il y a de plus merveilleux, c’est que ces riches teintes cornalines disparaissent dans la plupart de ces oiseaux après la saison d’aimer, comme si c’étaient des habits de parade qui leur eussent été prêtés par la nature seulement pour le temps des noces. » Cette tourterelle d’Afrique fit, dit-on, l’enchantement de Marie-Antoinette. Qui aurait la cruauté de condamner d’aussi charmantes rêveries !

Non, ne soyons pas trop sévères pour cet amour un peu sentimental de la nature qui respire dans les écrits de Bernardin de Saint-Pierre ; car si le sens de la nature est aujourd’hui répandu, si l’admiration des beautés naturelles, l’amour des fleurs, des bois, des rossignols, des paysages est devenu accessible à tous les hommes, c’est à l’influence de Rousseau et de son disciple Bernardin qu’on le doit. Avant eux, il y avait bien en France des yeux et des oreilles, mais qui ne voyaient, ni n’entendaient, car pour voir les beautés de la nature et pour entendre ses harmonies, il s’agit de sentir. Le propre du génie est de rendre ses sensations contagieuses ; c’est ainsi que Rousseau et Bernardin nous ont appris à sentir ce qu’ils avaient senti. Ils nous ont prêté leurs yeux et leur âme pour contempler ce qu’ils avaient découvert dans l’univers. Grâce à eux nous avons perçu le murmure d’une foule de voix secrètes dont les sons confus ne parvenaient pas jusqu’à nous.

On décerne une place d’honneur à la mémoire des hommes qui ont enrichi la civilisation par quelque découverte nouvelle. : Devons-nous moins de reconnaissance à ceux qui ont agrandi notre être en mettant à notre portée des jouissances qui sont une richesse, qui nous ont révélé la poésie familière des choses et les joies qu’elle fait savourer uses initiés, qui nous ont appris à étendre notre âme à tout ce qui nous entoure, à posséder l’univers par le sentiment, et à nous faire découvrir dans un coin de haie, sur un talus de fossé fleuri par le premier souffle de printemps, comme une source inépuisable de rêveries délicieuses ? Oui, sourions, si nous le voulons, des effusions sentimentales de Bernardin de Saint-Pierre ; mais que ce sourire ne se tourne pas en un rire ironique ; autrement, notre sagesse dédaigneuse, volontiers ergoteuse et dogmatique, se condamnerait elle-même en condamnant les naïvetés du cœur sensible ; car s’il est malheureux de sentir avec excès, quelle infortune serait-ce donc de ne pas sentir du tout !

Mais l’esprit humain est ainsi fait que, d’excès en excès, il arrive à la vérité. Bernardin de Saint-Pierre est si prévenu en faveur de la nature qu’elle seule lui est sacrée et qu’il ravale tout ce qui n’est pas elle. En face de l’ordre merveilleux qu’il voit éclater de toutes parts, et dans la révolution des astres et dans les lois de la végétation, dans la voûte étoilée et au sein des prairies, il détourne avec horreur les yeux du spectacle que lui offre l’humanité. La désunion, la discorde, la violence, le règne des passions brutales, l’anarchie, voilà ce qui remplit pour lui les annales de l’histoire. En face d’une marguerite des prés, emblème d’innocence et de douceur, qu’est-ce que le livre des destinées humaines, livre souillé de sang à chaque page ! Et dans son indignation il déclare que l’homme fait tache dans l’univers, que l’homme est une dissonance dans l’universel concert, qu’il est une lamentable exception à l’universelle harmonie ; et il ne craint pas d’ajouter que l’homme est la seule espèce qui ne soit pas nécessaire dans ce monde et que son existence compromet la perfection du grand ouvrage du Créateur. Ici Bernardin oublie qu’il est quelque chose qui surpasse toutes les merveilles de la nature, c’est la liberté, et que la liberté n’est rien si elle n’est aussi la liberté de faillir ; il oublie qu’il est quelque chose de supérieur à l’ordre des sphères célestes, je veux dire, les désordres de cet être pétri d’un peu de limon, mais qui a reçu du ciel le don de vouloir et de penser ; il oublie qu’il est un spectacle plus grand que les chênes des forêts et que ces soleils si sûrs de leur chemin qui ne le demandent jamais à personne, c’est un homme qui cherche sa route, qui s’égare, qui trébuche, qui tombe et qui peut-être demain se relèvera. Bernardin oublie ce qu’avait écrit Pascal.

Mais si sévère que soit Bernardin de Saint-Pierre pour l’humanité, il entre de la tendresse dans sa sévérité. Il condamne l’homme pour ce qu’il est, cependant il le juge capable d’une régénération prompte et complète. Il croit à la toute-puissance de l’éducation. Qu’on lui donne le genre humain à élever ! Et il répond de sa vertu et de sa félicité. Comme tous les esprits utopiques, Bernardin ne s’embarrasse guère des difficultés, son imagination se joue avec elles et les écarte sans peine de son chemin. Il a la foi, il a cette foi enthousiaste qu’on avait au XVIIIe siècle et que nous n’avons plus, parce que les expériences qu’a faites la société depuis 89 lui ont appris que tout est compliqué, que tout est périlleux et que le fleuve du progrès est semé d’écueils et de bas-fonds où les navires les mieux gréés peuvent faire naufrage. Il a la foi d’un utopiste, et, pour sauver l’humanité, il propose sa panacée comme un remède infaillible dont les effets ne se feront pas attendre. La nature, c’est l’ordre, l’harmonie. L’humanité, c’est le désordre. Pour rétablir l’ordre dans la société humaine, il faut faire rentrer l’homme dans l’ordre naturel, par l’effet irrésistible d’une éducation conforme à la nature. Faites élever l’homme par la nature, et elle mettra dans son cœur et dans son esprit ces divines harmonies dont elle a le secret. Faites de la nature l’institutrice de l’homme, et vous aurez ajouté une note, un instrument de plus au concert qu’il troublait par ses dissonances. Bernardin écrivit Paul et Virginie pour mettre en action sa théorie sur l’éducation de l’homme par la nature, telle qu’il l’avait exposée dans sa XIVe Étude.

Tous les penchans de l’homme sont bons par eux-mêmes ; mais ils peuvent devenir mauvais par la révolte de l’égoïsme contre l’intérêt de tous. Apprenez à l’homme à se considérer comme la fraction d’un tout, comme un anneau dans une chaîne ; en un mot, donnez-lui la notion et le sentiment de l’ordre, et l’homme sera bon. Or ce sentiment de l’ordre, c’est dans une communion incessante avec la nature qu’il le puisera. Qu’un enfant, comme Paul, aime et sente la nature, son innocence est à ce prix. Et pour cela, puisqu’il s’agit de lui apprendre à aimer, bannissez de l’école où se passent ses jeunes années les instrumens de châtiment, les épouvantails. Le fouet ! la férule ! Voilà ce que hait tout particulièrement Bernardin. Si l’éducation première a été affranchie dans ce siècle de ces barbaries d’autrefois, que les enfans en bénissent Bernardin de Saint Pierre après Rousseau, car leur influence n’a pas été perdue.

« Faire apprendre la verge à la main, jusqu’à l’Evangile, s’écrie Bernardin, et enseigner à l’enfance une sagesse qui consiste à ne pas remuer les jambes, sous peine du fouet ! O folie ! » Et il raconte qu’une femme d’esprit, qui aimait les enfans, vit un jour, chez une marchande de la rue Saint-Denis, un petit garçon et une petite fille qui avaient l’air fort sérieux : « Vos enfans sont bien tristes, dit-elle à la mère. — Ah ! madame, répondit celle-ci, ce n’est pas manque que nous les fouettions bien pour ça… » Mais Bernardin n’est pas homme à demeurer dans un sage tempérament. Ce n’est pas seulement le fouet, mais tous les genres de sévérités et de rigueurs qui lui paraissent odieuses, et il s’indigna un jour contre l’Académie parce que dans son Dictionnaire, au mot châtier, elle avait inscrit cet exemple : Un père a le droit de châtier ses enfans.

Faire pleurer l’enfant, quel crime ! Aussi Bernardin de Saint-Pierre dit en parlant de Paul et Virginie : « Jamais des sciences inutiles n’avaient fait couler leurs larmes. Jamais les leçons d’une triste morale ne les avaient remplis d’ennui. » Point de menaces ! point de punition ! C’est par leurs penchans même, habilement démêlés et gouvernés, qu’il faut conduire les enfans, et, avant Fourier, Bernardin invente le travail attrayant ; avant Fourier, il décrète que les attractions sont proportionnelles à la destinée ; c’est-à-dire que toute âme est portée d’instinct et par un attrait invincible, qu’il s’agit seulement de favoriser, vers la carrière qu’elle doit fournir et la destinée qu’elle doit remplir. Mais en homme de goût, en poète, Bernardin ne prend pas sous son patronage tous les penchans de l’enfance. Plus conséquent, Fourier ayant observé que l’enfant a une sympathie naturelle pour la malpropreté et un penchant décidé pour ce qu’il appelle le patrouillage, Fourier veut utiliser dans l’intérêt social cette heureuse disposition et il enrégimente les bambins qui aiment à se salir les doigts, dans les rangs d’une nombreuse armée qu’il appelle, si je ne me trompe, l’armée des chenapans et des chenapanes ; et qu’il charge d’enlever la boue des rues. Voilà un réalisme éducatif qui eût fait horreur à Bernardin. Ce n’est pas pour rien qu’il est poète. Il veut entourer l’enfant d’objets gracieux et charmans qui produisent sur sa jeune âme des impressions décisives et la prédisposent aux sentimens nobles et doux.

Bernardin de Saint-Pierre a soin de placer l’école dans un lieu champêtre. À défaut des palmiers et des bengalis qui furent les instituteurs de Paul et Virginie, on se contentera de cerisiers et de rossignols. Au lieu de cloches pour annoncer les divers exercices, on emploiera le son des flûtes, des hautbois et des musettes. Tout ce qu’apprendront les enfans sera mis en vers et en musique : « Qui pourrait, dit-il, oublier les suintes lois de la morale, si elles étaient mises en musique et en vers aussi agréables que ceux du Devin du Village. » L’essentiel est que les leçons se prennent aussi souvent que possible en plein air, au milieu d’une verte prairie, à l’ombre de quelque arbre séculaire, afin que les effluves qui se dégagent de l’âme de la mère nature puissent pénétrer de toutes parts dans ces jeunes cœurs comme dans des vases découverts. Point de bancs poudreux, point de pupitres noircis, point de plumes, d’écritoires, point de tristes murailles ; mais des marguerites blanches, des vergers, des arbres pliant sous le poids de leurs fruits. Le moyen de penser à mal quand on a sur la tête le ciel bleu, sous les yeux des fleurs et des ruisseaux !… Et puis, quand l’enfant a grandi sous ces sereines et douces influences, quand il est devenu un jeune homme, servez-vous, pour allumer en lui une sainte et noble ambition, servez-vous du sentiment dont la nature a déposé le germe dans les âmes, sentiment qui l’anime elle-même ; feu divin qui est en elle le principe de la vie, l’amour, ce maître tout-puissant du ciel et de la terre.

C’est l’amour qui a inventé les arts, les métiers, les sciences. C’est par amour que Paul s’était perfectionné dans l’agriculture, qu’il avait appris l’art de disposer avec agrément le terrain le plus irrégulier, c’est par amour que Paul apprend à lire et à écrire, pour pouvoir entretenir une correspondance avec Virginie ; et qu’il voulut s’instruire dans la géographie, pour se faire une idée du pays où elle débarquerait, et toujours par amour qu’il se mit à étudier l’histoire pour connaître les mœurs de la société dans laquelle elle allait vivre. « Car la nature, dit Bernardin, ayant fait de l’amour le lien de tous les êtres, l’a rendu le premier mobile de nos sociétés et l’instigateur de nos lumières et de nos plaisirs. » « Que chaque Paul ait donc sa Virginie et que le désir de lui plaire soit l’aiguillon qui le pousse aux grandes choses. Que ne fait pas un Paul pour obtenir un regard favorable des beaux yeux bleus de sa Virginie ? Et voilà pourquoi, dans un roman de la fin du siècle dernier, écrit sous l’influence ; de Bernardin de Saint-Pierre, on voit un père qui se tourmente sur l’avenir de son fils et se demande avec terreur si ce ne sera pas un jour un illustre scélérat. Qu’a fait le pauvre enfant pour inquiéter ainsi son père ? Il a treize ans et il n’aime pas encore !

Au surplus, pour compléter l’éducation naturelle dont il attend d’impérissables résultats, Bernardin recourt à deux moyens qui lui paraissent tout-puissans et qui jouent un rôle important dans l’éducation de Paul et Virginie, à savoir : les inscriptions et les cérémonies. Les inscriptions ! C’est la manie de Bernardin de Saint-Pierre. Il en veut mettre partout ; il attribue une vertu magique à certains mots écrits en majuscules, en gros caractères, gravés sur la pierre ou sur le bois et de nature à frapper les regards. Aussi rêve-t-il d’établir dans une des îles de la Seine ce qu’il appelle : un Elysée, c’est-à-dire un lieu consacré à la fraternité et à l’union des cœurs sensibles. Dans ce lieu, enrichi des statues des bienfaiteurs de l’humanité, s’élèvera un temple, en forme de rotonde, portant sur la frise cette inscription : A l’amour du genre humain. À la vue de ces mots magiques, comment ne pas aimer le genre humain ! Et tout à l’entour de cette inscription, il y en aura d’autres qui répandront dans les cœurs l’amour de toutes les vertus : « sans doute, dit Bernardin, ceux qui reposeraient aux environs de ce temple né seraient pas des saints, mais au-dessus de la principale porte on lirait, sur une table de marbre blanc, ces paroles divines : On lui a beaucoup remis, parce qu’elle a beaucoup aimé ; sur une autre partie de la frise on graverait celle-ci, propre à réprimer nos ambitieuses émulations : Le plus petit acte de vertu vaut mieux que l’exercice des plus grands talens. »

Et aux inscriptions s’ajouteraient les cérémonies. Pour honorer la mémoire de quelque homme illustre, ou à certaines époques chères à la patrie, l’État donnerait des repas au petit peuple, en le faisant asseoir sur l’herbe, par corps de métiers, autour des statues de ceux qui les ont inventés ou perfectionnés, et au son des flûtes et des musettes. De grandes processions feront le tour de ce lieu de délices, processions où figurera la jeunesse distribuée en chœurs, la tête couronnée de feuillages et de fleurs des champs. Il n’y manquera ni jeunes filles en robes blanches, ni grenadiers émus et sensibles.

Des inscriptions et des cérémonies ! Plus tard Saint-Just aussi les aima jusqu’à la folie, et, s’inspirant du tendre auteur des Etudes de la Nature, il en voulut faire le moyen de régénérer le genre humain. Saint-Just qui, en tête de son Essai sur l’esprit de la Révolution, écrivait ces mots : « Puissiez-vous en le lisant aimer le cœur de son auteur ! Je ne demande rien davantage. » Saint-Just était persuadé, lui aussi, qu’en inscrivant pompeusement sur tous les murs les mots de Vertu et de Fraternité, on rendrait les âmes vertueuses et fraternelles ; et parmi les nombreuses cérémonies qu’il imagina, il en est une qui plus que les autres dut enchanter Bernardin. Il décida que les hommes ayant toujours vécu sans reproche auraient, à soixante ans, le droit de porter une écharpe blanche, et qu’à cet effet ils se présenteraient, le jour de la fête de la Vieillesse, dans le temple de la Patrie, et que là, en présence du peuple assemblé, ils recevraient des mains d’un magistrat cette glorieuse écharpe qui les recommanderait au respect de toutes les nations. Des monumens, une Virginie, des inscriptions, une écharpe blanche, et voilà la société sauvée et l’humanité régénérée !

Que dut penser un Bernardin de Saint-Pierre en voyant un Saint-Just s’emparer de ses idées, et en faire l’emploi que l’on sait ? Que dut penser Bernardin quand il vit tomber sur l’échafaud la tête du prince dont il avait attendu la restauration de la France et qu’il avait proclamé, à la fin de ses Études, le bienfaiteur de ses sujets et de l’humanité ? Que dut-il penser au milieu des tempêtes révolutionnaires, en face de la guillotine en permanence, des discordes civiles, des violences des partis, des fureurs des clubs, en face surtout de cette race de sentimentaux qui avaient des taches de sang au bout des ongles ? Sans doute Bernardin de Saint-Pierre rentra-t-il en lui-même, se dit-il que les rajeunissemens faciles qu’il avait rêvés étaient une chimère, que l’humanité ne se transforme pas à la baguette et en un jour, que les Eldorados sont impossibles, que les progrès sont lents et qu’ils coûtent cher ; et que la terre n’était pas mûre pour le règne de l’innocence et d’une félicité sans nuage !…

Ah ! juger ainsi de Bernardin, ce serait mal connaître la race des utopistes. Bernardin, au milieu des troubles et des orages, demeura convaincu que des marguerites, une Virginie, des inscriptions, et peut-être l’écharpe blanche imaginée par Saint-Just, c’en était assez pour sauver la société et régénérer le genre humain ; et au fort de la tempête révolutionnaire, Bernardin composa les Harmonies de la Nature, dans lesquelles il y a encore un peu plus de lumière, de parfum, un peu plus d’enthousiasme et de candeur ; et, dès les premières pages, il y consigne une importante découverte dont il est fier, à savoir : que le soleil est une grande masse d’or en fusion, et il semble en conclure que le soleil étant d’or, l’âge d’or est promis par le ciel au genre humain, et qu’aussitôt l’éducation naturelle mise en vigueur, cet âge d’or répandra sur l’humanité des délices et des félicités indicibles. Cela ne prouve-t-il pas qu’on peut guérir de la lièvre tierce et de la fièvre quarte, mais qu’on ne saurait guérir de cette fièvre particulière qui s’appelle une utopie ?

Et maintenant que la critique a tout dit, je souhaite que la fantaisie vienne aux lecteurs de rouvrir le roman de Paul et Virginie, et d’y relire, entre autres pages, le récit de cette tempête où périt Virginie. Ils croiront revoir, ils reverront cette lune entourée de trois cercles noirs, cette vaste nappe d’écumes blanches, creusée de vagues profondes dont les flocons blancs et innombrables ressemblaient à une neige qui sortait de la mer ; ces nuages d’une forme horrible, qui traversaient le zénith avec la vitesse des oiseaux, tandis que d’autres y paraissaient immobiles comme de grands rochers, et cette lueur olivâtre et blafarde qui éclairait seule tous les objets de la terre, de la mer et des cieux. Et alors saisis, émus, ravis, ils s’écrieront, après Napoléon qui s’y connaissait : « La plume de Bernardin est un pinceau. »

Que son Elysée et son soleil d’or lui soient pardonnés !


VICTOR CHERBULIEZ.


  1. Voyez la Revue du 1er juillet.
  2. Copyright by Mme Gabriel Lippmann.