Le Roman suédois/02

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Le Roman suédois
Revue des Deux Mondes4e période, tome 136 (p. 379-400).
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LE ROMAN SUÉDOIS

II.[1]
AUGUSTE STRINDBERG

M. Auguste Strindberg est l’introducteur du naturalisme en Suède. Lui-même n’est, cependant, naturaliste qu’à demi. Naturaliste, il l’est assurément par la crudité de ses images, par son habitude de subordonner les faits moraux aux lois qui régissent les phénomènes physiques. Mais il s’écarte nettement de la formule naturaliste par son goût pour les idées abstraites et les raisonnemens philosophiques. Les personnages de ses livres parlent et agissent au nom de l’auteur, quand ils ne sont pas l’auteur lui-même. Des sensations ; — et des théories, des aperçus généraux encadrés de polémiques particulières, voilà le fond de l’œuvre de M. Strindberg. Il est avant tout frondeur, iconoclaste, réformateur de l’univers ; et l’on voit bien qu’il tient à ce que l’on reconnaisse que la voix qui tonne derrière ses personnages est une voix autorisée, dont la grande prétention est de dire leur fait aux puissans, depuis Dieu jusqu’aux autorités terrestres, du haut en bas de la hiérarchie. M. Strindberg, en effet, n’est pas de ceux qui ne se vengent de Dieu que par un froid silence, et il le rend hautement responsable de la guerre acharnée de la nature contre elle-même. Aussi tout ce que le naturalisme classe d’ordinaire sous le nom de mysticisme et laisse à dessein de côté devient-il pour le naturaliste suédois un objet de haine personnelle. De plus, s’il est pessimiste et sceptique, il est rarement fataliste. Ses personnages sont tristes, d’une tristesse physiologique, et finissent généralement mal ; mais il ne nous est pas démontré qu’ils devaient finir comme ils font ; que la fatalité, — qu’elle s’appelle hérédité ou influence du milieu, — le voulait ainsi ; qu’il ne pouvait en être autrement.

A un style remarquable, et qui lui est vraiment personnel, M. Strindberg joint un talent descriptif hors pair, une remarquable faculté d’animer les scènes qu’il dépeint, et de les faire vivre d’une vie spéciale, en les marquant du sceau particulier de son tempérament.

Mais M. Strindberg est avant tout un « tempérament », au sens où l’on emploie aujourd’hui ce mot dans l’école naturaliste : c’est un tempérament qui marque tout de son empreinte, qui force l’admiration par l’originalité de ses vues, mais qui attire rarement la sympathie. Cette déprimante vision du mal universel, de la vilenie et de la bassesse régissant le monde, sans une seule action qui jamais émeuve, attendrisse ou réchauffe, cette vision non seulement n’éveille pas la sympathie, mais finit même par laisser une fâcheuse impression d’affectation et de parti pris. C’est cette impression qui a fait un tort considérable à M. Strindberg, et qui l’a longtemps empêché d’être apprécié à sa juste valeur. Si ses livres sont très lus, ils ne sont guère aimés ; et l’auteur lui-même, quoique assurément un des écrivains les plus marquans de son pays, en a été l’homme le plus décrié et le plus honni. Du reste, si le trait dominant de son caractère est le scepticisme et l’amertume, ses idées semblent avoir subi une série indéfinie d’évolutions et de changemens. Chaque nouvelle vérité, qu’elle lui vienne de lui-même ou du dehors, devient pour lui la vérité absolue, l’unique vérité, pour la défense de laquelle il s’arme en guerre. Souvent ainsi il est allé d’une croyance à une autre. Il a été tour à tour utopiste, socialiste, anarchiste, et en dernier lieu aristocrate d’après les idées de Nietzsche. La fraîcheur de ses impressions est admirable, comme aussi sa puissance à les transmettre au lecteur. C’est un écrivain original et puissant, mais le plus inégal que nous ayons connu. Ses écrits fourmillent d’idées souvent fausses, presque toujours frappantes, qui se coudoient, se pressent, se heurtent sans se fixer. Son cerveau est comme une mer agitée, toujours pleine de remous, avec des sautes de vent imprévues et fréquentes.

D’une abondance extraordinaire, il s’est promené un peu dans tous les champs littéraires, et la valeur de ses œuvres varie autant que leur forme et leur esprit. On y trouve de tout : romans, nouvelles, poésies, pièces de théâtre, critique littéraire et essais divers, y compris un essai sur l’agriculture en France : La vie parmi les paysans français, curieux mélange d’agronomie, de sociologie et de statistique agricole ; ou encore un traite de botanique et de zoologie pittoresques à l’usage des familles, peintures de fleurs et d’animaux, histoires de chasse et de pèche, pleines de gaîté, de coloris et de soleil : toutes couvres si différentes de son pessimisme habituel par leur tour et leur tendance, qu’on dirait qu’il a voulu tenir une gageure contre lui-même. Ajoutons-y une autobiographie en trois volumes sous forme de roman : Le Fils de la servante. Le héros de ce roman, — ce fils de servante qui nous est présenté sous le simple nom de Johan, — est si bien M. Strindberg lui-même, que M. Strindberg nous fait assister dans son roman à la genèse de ses principales œuvres, dont nous apprenons à connaître ainsi le but et l’idée dominante. C’est une façon commode de se commenter soi-même qui vaut bien, après tout, les préfaces, les dédicaces ou les lettres à un ami. — Nous pouvons donc nous servir de ces confessions, quoiqu’elles affectent la forme impersonnelle du roman, pour étudier d’un peu plus près la personnalité de l’auteur. Le cynisme de ses confidences nous en garantit la franchise ; et bien loin de nous rien cacher, on pourrait dire de l’auteur qu’il « étale ». Il semble seulement qu’il soit un peu excessif dans le partage des responsabilités, par exemple, quand il rend la société et la famille responsables, non seulement de son mauvais caractère et de son manque de religion, mais encore de ses échecs aux examens de l’université.

Il nous montre, pour commencer, comment sa mère, ayant été servante, ayant dû, toute sa jeunesse, subir la volonté des autres, lui a transmis un sang servile ; et de là sa timidité, sa fausse honte, son manque de volonté. Son père, ayant fait un mariage ; « en dehors des formes », est cause de sa nervosité soupçonneuse, de sa fierté toujours en éveil. Sa nourrice, une fille-mère, lui a versé « du feu dans les veines et une éternelle agitation dans les nerfs ». Les injustices de son père, qui a, durant toute son enfance, méconnu « ses droits personnels », le manque d’affection de ses frères et sœurs, les faiblesses de sa mère, remplacées plus tard par les duretés d’une belle-mère, enfin l’action combinée de tous les siens, qui le traitent en « œuf pourri de la couvée », tout cela lui a laissé de la famille le souvenir « d’un milieu à l’esprit étroit, où règnent l’égoïsme et l’injustice, où une volonté domine sans appel, au détriment des droits des autres, d’une institution antisociale, « esclavage pour les hommes, concubinage légalisé pour les femmes, enfer pour les enfans ! » Ses expériences à l’école ne lui ont pas laissé de meilleures impressions. Il fréquente successivement trois écoles différentes, changeant toujours dans l’espoir de trouver mieux. Partout on est dur et injuste pour lui. Tout le système d’éducation lui paraît fondé « sur une idée surannée de Paradis et d’Enfer. » Certaines actions sont réputées bonnes, d’autres mauvaises, sans qu’il puisse bien comprendre pourquoi. Aussi l’école ne réussit-elle qu’à lui détraquer les nerfs, à détruire en lui toute fermeté de caractère, à lui inspirer le doute de lui-même et la désespérance. L’instruction religieuse lui fait voir pareillement « toute l’inanité de la religion. » La camaraderie de l’école ne développe en lui que des penchans pervers. Et enfin, lorsqu’il apprend à connaître la femme : « Comment ! se dit-il, ce n’est que cela ? »

Il parvient tout de même à passer son baccalauréat, et le voilà à l’Université, à Upsal. Nouveaux mécomptes ! Ici les études sont libres, il n’y a plus la contrainte de l’école. Mais c’est « la liberté du vide dans l’air raréfié ! » Rien ne le pousse au travail. Il doit continuer à piocher le latin, la philosophie, l’esthétique. A quoi bon tout cela ? La chimie, la physique, à la bonne heure ! Elles peuvent au moins servir à quelque chose dans la vie. Mais le reste ?… Il tente l’examen, mais échoue, et est renvoyé à ses études. En attendant, le manque d’argent le harcèle. Il est aux abois. Il réussit un moment à obtenir une bourse de l’État, mais bientôt après il la perd pour avoir négligé de remplir les formalités requises.

Enfin il quitte l’université et se fait maître d’école, mais il trouve le métier « idiot ». Il devient alors précepteur dans une famille dont le chef, médecin distingué, s’intéresse à lui et l’engage à étudier la médecine en lui promettant sa protection. Il retourne à Upsal et s’inscrit à la faculté de médecine. Il travaille même sérieusement pour se préparer à la licence. Par malheur, il se prend de querelle avec les doctes autorités. Il veut sortir de la routine : ou lui oppose des règlemens ! La faculté naturellement se venge en lui refusant ses diplômes. Aussi quitte-t-il encore une fois l’université en secouant contre elle la poussière de ses pieds. Il a, pendant ses momens de loisir, écrit des articles de critique et des pièces de théâtre, dont quelques-unes même ont vu déjà le feu de la rampe. Peut-être est-ce là sa vocation ? Il revient à Stockholm et se fait journaliste.

Les littérateurs suédois, nous explique-t-il, menaient alors une vie souterraine. Leurs noms étaient inconnus, mais ils tenaient en leur pouvoir l’honneur de tous les citoyens, honneur qui dépend, non du mérite et de l’honnêteté, mais de la considération sociale. Comment, se demande M. Strindberg, la société a-t-elle pu confier une arme aussi dangereuse à des combattans aussi obscurs, qui n’offrent aucune garantie de loyauté ? Il est vrai, s’empresse-t-il d’ajouter, qu’elle remet le bonheur des peuples à des gouvernails qui n’en offrent guère davantage. À cet égard la situation est la même, et dans les deux cas, la victoire est aux plus hardis, aux moins scrupuleux. Le rédacteur en chef du journal pour lequel il écrivait, — une feuille radicale, — donnait audience à ses collaborateurs autour d’une table de café. « Ces réunions, nous dit l’auteur, furent pour moi une amère déception. » Il se faisait une si haute idée du journalisme et de la mission du journaliste ! Mais justement, c’était de quoi, à la rédaction, on ne faisait aucun cas. On était plus occupé de la petite nouvelle du soir que des grandes questions sociales ; et ce qui intéressait bien davantage encore, c’était le fait personnel, pouvant servir à porter un coup à un adversaire, à harceler un personnage en vue.

Aussi s’abstient-il bientôt d’assister à ces réunions. Mais il ne se fait pas faute, pour sa part, d’aborder « les grandes questions sociales. » Il attaque vaillamment « l’hypocrisie du système scolaire, l’inanité universitaire. » Pour traiter de ces sujets ses tristes expériences personnelles à l’école et à l’université le servent à souhait. Il affirme l’absurdité de l’enseignement du latin dans les écoles, proposant, s’il fallait une langue classique à tout prix, d’y substituer celle des Eddas, base des langues Scandinaves. Il se montre surtout féroce pour les « vieilles idées », les idées toutes faites, conçues par d’autres en d’autres temps et sous d’autres mœurs, qui nous ont été transmises, qui s’imposent à nous, qui nous dominent et nous oppriment. « La société, nous dit-il, est devenue comme le dépôt géologique de toutes les formations antérieures. Nous subissons la poussée formidable des alluvions accumulées, la tyrannie de conceptions d’autrefois, d’une morale sortie de conditions toutes différentes des nôtres. Témoin la légende inventée par des pêcheurs de Judée, et qui sert encore de base à toute notre morale. »

Convaincu donc que le doute est le commencement de la sagesse, et le mécontentement de ce qui existe le point de départ de l’aspiration vers le mieux, il se met à cultiver le doute en lui-même, un doute qui embrasse l’univers entier, et met devant toute chose un point d’interrogation. Il reproche à ses amis de ne pas douter assez : « Ils osaient douter de l’existence de Dieu, car ce doute était à la mode ; mais ils n’osaient pas douter du génie de Shakspeare, de peur qu’on ne les prît pour des ignorans. » Lui, il doutait même du génie de Shakspeare ; et il ne se fait pas faute de nous dire pourquoi, avec citations à l’appui, afin que nous ne puissions pas le soupçonner d’ignorance. Enfin, de doute en doute, il en vient à douter même de sa vocation pour le journalisme. Il ne pouvait écrire sans dire de dures vérités, et ces vérités blessaient tant de monde, souvent ses propres amis ! Il dut quitter le journal.

Il voulut alors se faire acteur. Il se présenta chez le directeur du théâtre « comme un homme qui sent quelle faveur il va lui conférer. » Le directeur, tout en acceptant l’offre, apprécia mal la faveur. Il lui proposa un rôle de comparse et un engagement à cent couronnes (140 fr.) par mois. L’auteur refusa avec indignation, et conclut de là que le théâtre, comme la société, n’était qu’une indigne exploitation du faible par le fort. Puis il écrivit un grand drame historique que le directeur refusa de jouer. Il connut alors la plus profonde misère et mena une vie de bohème aux abois. En cette extrémité, des amis lui obtinrent une place d’auxiliaire à la Bibliothèque royale, qu’il voulut bien accepter, de guerre lasse. Il s’y rendit très utile : ainsi il apprit le chinois, pour cataloguer les manuscrits de la Bibliothèque, qu’il décrivit dans des publications, et à propos desquels il envoya un mémoire à l’Institut de France. Enfin il était en bon train, nous dit-il, « de se mettre au niveau de l’idiotie de ses concitoyens, » de placer « l’éteignoir sur son intelligence, de devenir, en un mot, un membre respectable de la société. » Encore un peu, et il était perdu ! Un hasard fit qu’il écrivit un roman. Il était sauvé. Il avait enfin trouvé sa vraie vocation.


I

Un roman ? Non, pas encore, mais une série de nouvelles, où M. Strindberg mettait en scène la vie des étudians d’Upsal et rompait, du coup, avec toutes les traditions. De la vie d’étudiant, telle que la célèbrent les chants nationaux, entourée dans l’imagination populaire de tant de poésie, faite de gaîté, d’enthousiasme, il ne reste presque plus trace dans ces nouvelles. C’est un lamentable tableau de désillusions précoces, de scepticisme juvénile, de lutte pour la vie, de tristes capitulations morales devant l’écrasant matérialisme de l’existence, de l’écroulement des ambitions dans la débauche et la paresse. Non que ce tableau soit absolument fantaisiste et les types de pure imagination. Au contraire, ces types sont parfois si frappans de ressemblance, qu’il n’était pas difficile aux initiés d’en reconnaître les originaux. Mais ce que l’on peut dire, et c’est toujours là qu’il faut en venir avec les œuvres de ce genre, c’est que ce n’est pas toute la réalité : c’en est, tout au plus une partie, la partie la moins intéressante, rehaussée seulement par le coloris et par la vigueur de la mise en scène. Tout le reste de la vie d’étudiant, le travail intelligent, les saines ambitions, le succès légitime, la gaîté de la jeunesse, tout cela était à dessein laissé dans l’ombre.

Un type bien vrai et aisé à reconnaître, c’était l’étudiant inamovible, qui, arrivé à l’université à l’âge de dix-huit ans, y végète encore à trente-cinq. Il ne s’est jamais présenté à aucun examen, mais il connaît les meilleurs endroits pour boire et manger et aussi les mille façons de « carotter » son prochain ; il se fait mettre à l’hôpital chaque fois que son gousset est vide et que tous les autres expédiens ont manqué leur effet. A l’hôpital, on est au moins nourri et pas trop mal couché. Il y a encore l’étudiant paria, qui a appris par expérience que le succès aux examens est bien plus un problème économique qu’une question de travail et d’application ; que le loyer, le couvert, le chauffage, les inscriptions et la contribution à la caisse de sa nation y jouent un rôle autrement important, que l’application et l’étude. En fin de compte, il prend la résolution de demander à être exonéré de la contribution annuelle à sa nation. Mais, froissé de la façon dont cette dispense a été votée par ses camarades, — à une faible majorité et après des remarques blessantes, — il rompt avec sa nation et vit en paria, sans attaches ni camaraderies. Et il y a enfin le pauvre petit étudiant bossu qui, dans la simplicité de son cœur, voulait vivre « d’abnégation et de courage, » avec la bourse de deux cents couronnes qu’il avait obtenue ! La fin du semestre approchait ; la bourse était dépensée jusqu’au dernier sou ; et le malheureux étudiant devait encore se présenter à la licence. Il avait même dû, à son désespoir, recourir au « clou », où sa montre était restée accrochée ; mais le produit de cette visite ne lui avait guère profité, car à la porte du mont-de-piété des camarades l’attendaient et l’avaient entraîné de force au café pour fêter la « récolte » : il était rentré sans un sou. Son bois était épuisé ; il ne pouvait plus étudier qu’au lit, pour maintenir un peu de chaleur dans son pauvre corps. La veille même des examens, on l’y trouva évanoui, effondré sur un gros traité de physique. Depuis quarante-huit heures, il n’était pas sorti et avait oublié de manger.

Comme contraste, nous passons maintenant au tableau de la pension tenue par une veuve de pasteur, dans la grande maison en bois, sur les hauteurs, loin du bruit et des distractions de la ville basse. Douze étudians, pensionnaires de la digne matrone, y mènent la vie de famille. Les soirées s’y déroulent dans le salon de la brave dame, autour de la jeune nièce, musicienne et coquette, que tous courtisent et que tous aiment, chacun à sa façon, au milieu du chant, des lectures en commun, des tournées de petits verres, de la chasse à l’album où se trouvent les différens portraits de la belle. Pendant le jour, on se réunit dans la chambre de l’un ou de l’autre, on se livre à d’interminables parties de cartes ou à d’éternelles discussions devant des bocks de bière, dans des nuages de fumée. Telle est la vie de nos douze pensionnaires, que leurs parens, là-bas, croient penchés sous leurs lampes, se bourrant de science. Ceux qui voudraient se mettre au travail en sont empêchés par les autres, car dans le nombre il y en a toujours qui ne travaillent pas et qui ne veulent pas être seuls à ne rien faire. Et ainsi le temps se passe, et l’on ne fait rien qui vaille, et les examens s’ajournent de semestre en semestre.

La scène de l’enterrement de l’étudiant en médecine, la forte tête de sa classe, est décrite aussi avec une remarquable puissance d’expression. Réunis auprès de la tombe, piétinant dans la neige glissante, sous les arbres couverts de glaçons qui brillent au soleil, on voit le groupe des étudians de la nation assemblés autour de leur étendard drapé de crêpe et chantant des hymnes funèbres ; on voit le jeune pasteur, debout devant la tombe, parlant tête nue, sa barbe blonde scintillant sous le givre, son haleine, visible dans le froid de l’air, scandant chaque période de son discours.

Le tournoi poétique au club des étudians fournit encore à M. Strindberg l’occasion de ridiculiser le romantisme qui persiste toujours chez quelques jeunes gens des universités. Le poète idéaliste qui croit encore au Noble, au Beau, au Surnaturel, à l’âme Scandinave, qui chante en vers lyriques : Les sentiers fleuris qui s’ouvrent devant nous, est mis en déroute par un charivari de cris et de hurlemens. Des acclamations au contraire accueillent la réponse du réaliste, qui célèbre, en parodiant le lyrisme de son concurrent, la façon de bien dîner sans payer son écot ; de tromper la logeuse ; et d’éviter le départ pour la province, en ne passant jamais les examens de sortie. Ces plaisanteries d’étudians n’ont rien de bien sérieux, ni rien d’insolite. Les étudians sont en cela partout les mêmes, que ce soit à Upsal, à Heidelberg ou au quartier Latin.

Ceux des étudians qui terminent brillamment leurs études et quittent l’Université avec honneur, ceux-là mêmes servent de prétexte à son pessimisme. Témoin la dernière nouvelle de la série : La Promotion au doctorat. La veille de la cérémonie du couronnement des docteurs, il y a grande réunion dans le jardin de la nation d’Ostrogothie. L’élite de la société universitaire s’y trouve réunie ; il s’agit de préparer les couronnes de lauriers qui seront décernées aux candidats de la promotion. Les futurs docteurs, Primas et Ultimus, sont là, entourés de leurs parens et amis. L’éblouissante fiancée du premier, la jolie sœur du second font les honneurs. De grands lauriers, empruntés au Jardin botanique, fournissent les feuilles avec lesquelles les dames tressent les couronnes doctorales.

Primus est grand et blond, avec des traits élégans et fins ; la figure d’un jeune dieu du Walhalla. Il porte, en effet, un grand nom et a fait bon usage de ses années d’étude. La veille même, il a triomphalement soutenu sa thèse sur : les différentes époques de la Poésie provençale jusqu’à la mort de Louis le Débonnaire. Demain, au banquet de la promotion, il portera — en vers, selon l’usage — le toast à la Femme. Il en récite à cette heure des fragmens, avec la fière allure d’un troubadour, et il accueille les applaudissemens des petites mains gantées avec la galanterie d’un chevalier du moyen âge. Il plie le genou devant sa fiancée pour lui laisser essayer la couronne qu’elle vient de tresser. On dirait une scène de quelque cour d’amour. Ultimus a le teint mat et les traits fortement accentués, les cheveux presque noirs ; sa figure dénote une grande énergie. Il est arrivé grâce à une volonté de fer, à un travail acharné. Sa thèse doctorale : Les phénols ramenés à la formule C12 H5, a été fort appréciée. Elle* fait sourire sa sœur et toutes les dames s’en moquent : c’est si drôle C12 H5 ! Mais les hommes de science ont jugé que cette thèse au titre ridicule dénotait toutes sortes d’aptitudes spéciales ; et ils sont unanimes à prédire au jeune chimiste un brillant avenir dans l’industrie. Demain, il devra dire en latin le toast au Rector magnificus qui présidera à la promotion. C’est un honneur insigne, qui montre le cas que font de lui les autorités universitaires.

Après nous avoir ainsi présenté ses deux jeunes candidats, M. Strindberg nous raconte leur histoire ; passée et future. C’est une histoire bien triste. L’un, le galant troubadour, a contracté, durant son stage à l’université, une maladie qui le fera mourir fou à Naples. L’autre a contracté des dettes afin de pouvoir finir ses études : elles pèseront sur lui toute sa vie et l’obligeront à accepter une place dans une fabrique de porcelaine pour faire face à ses engagemens.

Maintenant, que faut-il conclure de tout cela ? Que la jeunesse à Upsal est absolument corrompue ? que les étudians y mènent une vie de débauche et de paresse ? que personne ne passe ses examens ? et que tous sortent de leurs études l’esprit et le cœur amoindris ? Nullement ! Les faits établissent le contraire. Ces types d’étudians que nous présente M. Strindberg sont réels en eux-mêmes ; ces scènes qu’il retrace peuvent être vraies, mais tout cela ne prouve rien : c’est le petit côté du sujet que l’auteur s’est proposé de nous faire connaître. Le reste, qui demeure dans l’ombre, nous ferait une tout autre impression. A la suite de ces Nouvelles universitaires, qui soulevèrent contre lui de grandes indignations et lui attirèrent de sévères critiques, mais qui n’en furent pas moins un succès littéraire, M. Strindberg s’essaya à la fois dans le roman et le draine naturalistes. Il produisit coup sûr coup le Cabinet rouge et Maître Olaf, qui comptent parmi ses œuvres les plus importantes et qui établirent définitivement sa réputation d’écrivain.

Le Cabinet rouge est un roman des plus intéressans, en dépit des violences de langage, des exagérations et des tendances agressives qui nuisent à la justesse du récit. Il met en scène le monde artistique et littéraire de Stockholm d’il y a vingt ans, toute une bohème que M. Strindberg a connue de très près.

C’était une bohème spéciale, bien éloignée de la bohème dorée des grandes capitales, bien di lie rente aussi de la bohème classique, dont la légende a pénétré un peu partout, cette bohème gaie et insouciante que l’amour de l’art, la gaîté, la jeunesse consolent des mécomptes de la vie. C’était une bohème active, besogneuse, en guerre ouverte avec les idées et les formes régnantes, les principes conservateurs, le piétisme artificiel et l’art académique. Elle menait une lutte terrible, réduite à tous les expédiens, toujours aux abois, coudoyant le peuple sans se confondre avec lui, grâce à son mépris pour les résignés et à l’immensité de ses prétentions. Socialiste en politique, naturaliste en art, elle était surtout sceptique et cynique, avec un curieux mélange de libéralisme exalté et de sécheresse matérialiste, d’altruisme dans les idées et d’égoïsme dans la pratique de la vie quotidienne.

C’est ce monde étrange que M. Strindberg fait revivre dans son roman. Le Cabinet rouge est simplement le salon, meublé de rouge, d’un grand café de Stockholm où cette bohème avait coutume de tenir ses assises. L’épigraphe du livre, empruntée à Voltaire : « Rien n’est si désagréable que d’être pendu obscurément, » indique assez les tendances des héros de M. Strindberg. Ne pas être « pendus obscurément », faire parler d’eux à tout prix, voilà l’ambition de tous ces peintres, acteurs, journalistes, hôtes accoutumés du Cabinet rouge. M. Strindberg nous fait assister aux péripéties de la lutte qu’ils soutiennent contre la misère, lutte dans laquelle les belles théories cèdent souvent à l’anxieuse préoccupation du repas du soir. Il nous initie aux essais littéraires de Falk, le journaliste humanitaire ; aux débuts dramatiques de Renhielm, l’aristocrate fourvoyé sur les planches ; aux tentatives artistiques des peintres Sellén et Lundell, du sculpteur philosophe Montanus ; aux déclamations sibyllines du socialiste Tyberg ; aux spéculations véreuses du banquier Niklas Fack et du jeune Israélite Isaac Lévi.

Est-il besoin de dire que tous ces personnages sont vaincus par la vie ? A l’exception du banquier chrétien et de son acolyte juif, qui n’ont jamais eu d’autre idéal que leur intérêt personnel et qui l’ont bien servi, tous succombent en abjurant leur idéal, bien conformes en cela au pessimisme de M. Strindberg, qui aime à prêter à ses héros de grandes aspirations pour les faire tomber de plus haut. M. Strindberg est surtout sévère pour la femme. On verra tout à l’heure comment ses idées à ce sujet se sont développées jusqu’à la haine la plus farouche. Mais déjà dans ce roman M. Strindberg ne fait pas la part belle à ses héroïnes. Il est vrai que dans cette société de bohèmes la femme ne pouvait manquer de jouer un rôle plutôt accidentel. Des modèles qui posent pour des peintres, des filles qui apparaissent aux soupers de la bande les jours où l’un ou l’autre des bohèmes a pu se procurer quelque argent, voilà, en somme, de quoi est faite la clientèle féminine du Cabinet ronge. L’auteur y a cependant fait figurer deux femmes qui ont un caractère plus déterminé : ce sont l’actrice Agnès Rundgren, la femme indépendante ; et la femme du banquier Niklas Falk, la bourgeoise ambitieuse.

Agnès Rundgren est une blonde aux yeux bleus, à l’air virginal, au doux sourire qui cache, sous sa candeur apparente, une âme inquiète, fausse, égoïste et méchante. Elle fait le mal d’instinct, sans s’en inquiéter ni même s’en douter. Elle est entrée au théâtre, sur la recommandation de Falander, le grand acteur à la mode, dont elle est la maîtresse. Renhielm, le fils de famille qui s’est fait acteur dans l’intention de « vulgariser » le grand art, la voit et aussitôt devient amoureux d’elle. Il l’aime en naïf, en idéaliste, Incroyant telle que son rêve l’a faite, avec l’ardeur aveugle de son âme enthousiaste et candide. Ils sont fiancés, ils se marieront dès que leur situation le permettra. Falander a, en vain, tâché d’ouvrir les yeux au jeune homme. Malheureusement la position du jeune couple ne s’améliore guère au théâtre. Un directeur jaloux les laisse languir dans des rôles secondaires et leur fait subir toutes sortes d’affronts. Ce vilain homme poursuit Agnès de son amour et se dépite de voir qu’elle lui préfère son pensionnaire. Il propose enfin à Agnès une solution en lui mettant le marché à la main. C’est pendant une tournée de la troupe en province ; on doit jouer Hamlet. Le directeur fait entrevoir à Agnès le rôle d’Ophélie pour elle, celui d’Horatio pour Renhielm.

— Ma foi, tant pis ! c’est la fatalité qui le veut, se dit-elle. Pourquoi le monde est-il si méchant, la vie si mal faite ? Et elle accepte la solution. Mais au moment où tout semble s’arranger à merveille, un garçon d’hôtel jase ; on épie Agnès ; et tout est découvert.

Dans un paroxysme de fureur, Renhielm tente d’abord d’étrangler sa fiancée, puis il s’enfuit, quitte la ville, renonce pour toujours au théâtre. Agnès Rundgren abandonne, elle aussi, le théâtre ; mais elle n’a perdu ni son regard de candeur ni son sourire caressant. Elle reparaît, sous le nom de Béda Petterson, comme dame de comptoir au café de Naples, dans le faubourg du Sud, à Stockholm. Et là, c’est Arvid Falk qui s’éprend d’elle à son tour. Encore un rêveur qui apprend à ses dépens ce qui se cache de perfidie derrière ce clair regard et ce sourire enchanteur. Arvid Falk, c’est le favori de M. Strindberg. On voit que c’est surtout pour lui qu’il écrit, que ce sont ses aventures qu’il tient à nous raconter. C’est que ses aventures rappellent la vie de M. Strindberg lui-même, et une fois encore ce sont les traits de sa propre personnalité qu’il a voulu incarner dans son héros.

Dégoûté de l’égoïsme de l’administration, des vues étroites de la bureaucratie, Arvid Falk renonce à sa place d’employé de ministère pour entreprendre dans la presse une campagne libérale, et revendiquer les droits des déshérités de la vie. Mais il arrive bien vite à constater le néant de toute chose. Le directeur du journal radical auquel il offre ses services le congédie poliment avec un refus, après avoir pris note des idées de réforme administrative qu’il lui développe, des données recueillies par lui, — renseignemens qu’il utilise lui-même le lendemain dans un article qui fait sensation. Les éditeurs auxquels s’adresse ensuite Falk lui offrent des marchés qui répugnent à sa conscience. Un d’eux l’engage à écrire un roman qui propagerait l’idée des assurances sur la vie, et qui serait publié aux Irais des compagnies d’assurances. Un autre lui propose d’écrire la vie d’un ecclésiastique en vue, d’après un copieux mémoire fourni par ce saint homme lui-même. Enfin de dégoût en dégoût, de chute en chute, le voilà brouillé avec la presse, honni de la gent de plume, en guerre avec l’humanité, et, par surcroît, mourant de faim.

Du moins il lui reste l’amour. Il aime Béda Petterson. Il passe maintenant toutes ses soirées au café de Naples, assis près du comptoir. C’est le centre de sa vie. — « Pauvre Falk ! dit le peintre Sellén à Montanus, un jour qu’ils quittaient ensemble le café de Naples, il est en train de percer sa première dent ! C’est bien douloureux, et cela donne toujours la fièvre. Mais on ne devient pas homme sans cela ; Falk est seulement très en retard, comme tous les naïfs. » Et l’inévitable arrive. Un jour la dame du comptoir disparaît avec un riche habitué du café. Falk est anéanti, ce dernier coup l’a brisé. Il a touché tous les bas-fonds, il a connu toutes les misères : désormais il est mûr pour toutes les bassesses de la vie. La fin de son histoire nous le montre revenu de ses idées humanitaires et réconcilié avec la société. Il a renié tous ses principes, abjuré la foi de sa jeunesse. Renégat du libéralisme et de la réforme sociale, il sert de nouveau le pouvoir dans la perception de l’impôt, méprisant tout le monde, et se méprisant lui-même par-dessus le marché.

En contraste avec cette figure de rêveur découragé du rêve. M. Strindberg a représenté le frère aîné d’Arvid, Niklas Falk et sa femme. Lui, c’est l’homme d’affaires égoïste et avisé, servant les dieux du jour, avide de jouissance et de considération mondaine, sans morale et sans scrupules, à qui tout réussit. lia commencé par frustrer son frère d’une bonne partie de l’héritage paternel, tout en se donnant les apparences de lui venir en aide par des avances d’hoirie. Il prête son argent, par l’entremise de Lévi, à des taux usuraires, et tous les officiers de la garde sont ses débiteurs. Quittant enfin sa boutique de la rue de la Reine, le voici banquier. Il fonde des compagnies d’assurances et des asiles pour les pauvres. Il trône à la Bourse, reçoit des ministres à sa table, est décoré de la croix de Vasa et vise à la députation.

Sa femme l’aide dignement en tout cela. Désunis en ménage, se détestant cordialement, vivant chacun de son côté, ils s’entendent à merveille pour jeter de la poudre aux yeux. Paresseuse, indolente et égoïste, Mme Falk se montre d’abord très passionnée pour les idées d’émancipation de la femme, ces idées ayant cours, comme les idées démocratiques de son mari, dans le milieu où vivaient alors le boutiquier et sa femme. Elle se fait pieuse, et patronne de bonnes œuvres lorsque, plus tard, « le banquier » se crée des relations plus mondaines dans des cercles religieux et conservateurs. Elle est alors infatigable pour organiser chez elle des réunions de dames, présidées par l’éminent prédicateur du jour, le pasteur Skare. C’est là qu’est imaginé et fondé l’Asile de Bethléem pour enfans pauvres, que le banquier dote magnifiquement « à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de son heureux mariage. » Seulement ladite donation se trouve consister en actions d’une compagnie d’assurances maritimes, dont Falk est le directeur. Peu de temps après, cette compagnie fait faillite, entraînant ses actionnaires dans sa ruine, et l’Asile de Bethléem doit liquider. Mais l’astucieux banquier a su passer la main au moment propice, et faire du même coup une bonne œuvre qui lui vaut la croix. Alors sa femme change de batteries et va visiter les pauvres à domicile. Nous la voyons distribuant des « paroles de l’Evangile » sous forme de petits traités illustrés et de bons de soupe, dans les quartiers perdus de la ville. Mais ni les bons de soupe ni les versets de la Bible ne remédient à l’incurable sécheresse de ce cœur de femme.

Tel est, en résumé, ce premier roman de M. Strindberg. La thèse qui s’en dégage est à peu près celle des Soutiens de la société d’Ibsen, de la Faillite de Biörnson : la corruption secrète de ceux qui jouissent de la considération du monde, des membres respectés de la société ; la ruine sociale de ceux qui ne se contentent pas de la morale courante, du bien apparent, et qui essaient de conformer leur gré à un idéal plus élevé. D’un côté, mensonge, convention, apparence ; de l’autre tâtonnemens, vaine recherche de la vérité et de la beauté. Le roman intéresse par l’intensité de vie dont sont animés les personnages, par la vigueur des scènes décrites et l’étrangeté du milieu spécial où elles se passent. Mais de graves défauts détruisent en partie l’effet de ces rares qualités : le ton doctrinal de l’auteur, l’exagération de ses critiques, sa manie polémique qui à tout instant envahit le récit et ne manque jamais de le refroidir.

Le drame historique de Maître Olaf, écrit plusieurs années avant le roman que nous venons d’analyser, mais qui ne fut joué pour la première fois qu’en 1881, constitue la première apparition du naturalisme sur la scène suédoise. C’est d’ailleurs toujours le naturalisme particulier à M. Strindberg, le naturalisme à thèse, procédant par symboles, comme l’individualisme de M. Ibsen. Sous les traits du roi Gustave Vasa, du réformateur Olaus Pétri, du révolutionnaire anabaptiste Gerdt, qui ont réellement figuré dans les événemens de la Information, M. Strindberg a voulu représenter et nous faire entrevoir les agens du nouvel ordre social qui se prépare à succéder au nôtre.

Dans les confessions du Fils de la servante dont nous avons déjà parlé, M. Strindberg nous explique comment il a conçu l’idée de ce drame et comment il l’a réalisée. D’abord, s’il a choisi la forme dramatique, c’est parce que « le drame est la forme littéraire qui permet le mieux de tout dire et qui donne à l’idée le plus de relief. » Les hardiesses y semblent plus hardies ; les contradictions sont plus aisément admises. Et pour peu qu’on ait fait sentir ce qu’on voulait, on est dispensé de conclure. D’un autre côté, comme cadre de son drame, l’auteur a choisi l’époque de la Réformation en Suède, c’est parce que « c’est le moment de la rupture avec le dogmatisme du passé, l’aurore des idées nouvelles, d’une morale appropriée au temps. » Par la bouche de personnages du passé, il peut ainsi proclamer les vérités de l’avenir. Avec Olaus Pétri, le chercheur de l’idéal nouveau, il sera idéaliste, pour montrer quel est l’idéal vers lequel tend à cette heure l’esprit humain ; avec le roi Gustave Vasa, qui ramenait tout à la réalité du moment, il sera réaliste, pour faire ressortir l’état intime de cette réalité ; avec l’anabaptiste Gerdt enfin, qui voulait faire table rase de tout ce qui existait, pour permettre l’avènement d’un régime nouveau, avec celui-là il se fera anarchiste, afin de montrer qu’il faut détruire la domination de l’idée ancienne, pour que l’idée nouvelle puisse se faire jour. L’évêque Brask représentera la vérité ancienne, qui était vraie jusqu’au moment où la vérité moderne est venue prouver qu’elle ne l’était plus. La morale étant, comme toute chose, en voie de développement, devient absurdité et tyrannie dès qu’on la rend immuable. Olaus Pétri, en se mariant, péchait, comme prêtre, contre la morale ancienne : il se conformait à la nouvelle, et frayait le chemin à celle de l’avenir. La sécularisation du mariage devait précéder le mariage libre.

Avions-nous raison de dire que le naturalisme suédois, de par les qualités mêmes de la race, ne pouvait manquer d’être un naturalisme à outrance, et d’aller d’un bond aux conséquences extrêmes ? Le fait en lui-même ne lui suffit pas ; il veut l’admission intégrale du principe, et donne hardiment, résolument la satisfaction des penchans naturels pour base unique à la morale. Il taxe impitoyablement d’idéalisme suranné, de tyrannie piétiste, toute velléité de mettre l’intérêt social et la moralité publique au-dessus de cette liberté individuelle. M. Strindberg accuse le « piétisme officiel » de son pays d’entraver le progrès naturel. D’après lui, les penchans individuels règnent déjà en maîtres dans le monde civilisé, et il s’indigne de ce que les lois ne reconnaissent pas encore leur suprématie. L’amour libre n’est-il pas déjà plus général, dans nos mœurs, que le mariage ? Mais le mensonge et la convention continuent d’opprimer l’a nature.

Il en est de même de la famille. Ce qui survit encore de son ancienne conception n’est que préjugé ou mensonge social. La piété filiale, l’autorité des parens, sont choses du passé. Le culte de la mère, comme le culte de la femme, sont des vestiges de l’ancienne Mariolâtrie, qui inspira la Renaissance et que renversa la Réformation. Le respect exagéré de l’autorité paternelle est un vieux reste du droit romain, qui doit disparaître, comme ont disparu le culte des morts et la dévotion aux cendres des aïeux. La tyrannie de l’autorité des parens est symbolisée, dans Maître Olaf, par le caractère et le rôle de la mère du réformateur, qui veut, « dans le cercle étroit de ses droits de mère », étouffer l’essor d’une grande œuvre. Tout en elle s’oppose à la mission de son fils. Elle est incapable d’apprécier la grandeur de cette mission, la valeur de l’œuvre d’émancipation que prépare Maître Olaf, et elle abuse de son autorité maternelle pour essayer de l’en détourner. Ramenant tout à sa propre raison, ne comprenant rien de son fils, pas plus sa doctrine que ses actions, elle traite le réformateur d’Antéchrist. À tous ses raisonnemens elle répond :

— Crois-tu que j’aie pu vivre toute ma vie d’un mensonge, d’une erreur ?

— Ce n’était pas une erreur, réplique Olaf : c’en est devenu une, comme peut-être un jour la vérité que je prêche en deviendra une, à son tour !

De même, lorsque la mère trouve son fils reconduisant la prostituée qui s’était réfugiée chez lui, et qu’il a arrachée à la fureur du peuple, elle recule d’horreur. Elle n’entend pas que c’est avec les paroles même du Christ que son fils congédie la malheureuse : « Va, et ne pèche plus. Les hommes ne te pardonneront pas, mais Dieu t’a pardonné ! » Plus tard, lorsque Christine est devenue la femme d’Olaf, la mère éprouve devant elle ce même sentiment de répulsion, et l’accable d’injures. Jusque sur son lit de mort, elle cherche à détourner son fils de sa mission, si bien qu’il s’écrie :

— Ma mère, ayez pitié de moi ! La prière d’une mère ferait abjurer sa foi à un ange du ciel. Mais je ne dois pas céder, je ne puis pas reculer !

Et la vérité triomphe par la désobéissance filiale.

Seule Christine, qui a vaincu le préjugé en épousant Olaf, le prêtre, et en le conduisant ainsi à la réalisation de la nouvelle morale, seule elle ose dire à la mère la vérité franche : — « De quel droit voulez-vous exiger de lui ce sacrifice ? Est-ce parce que vous lui avez donné la vie ? C’était simplement votre destinée. En l’accomplissant, vous avez rempli votre mission sur terre. La sienne commence là où finit la vôtre. N’enchaînez pas le présent au passé. » Mais Christine elle-même ne demeure pas longtemps à la hauteur de sa mission d’épouse, et devient vite un obstacle à l’œuvre du réformateur. Guidée par son amour, elle a d’abord semblé le comprendre et elle s’est sentie fière de combattre à ses côtés. Mais, plus tard, devant les réalités de la vie, maudite par la merci de son mari, traitée par le peuple en prostituée, elle faiblit, son esprit s’assombrit, elle doute d’elle-même et d’Olaf ; elle est jalouse des grandes idées qui absorbent l’apôtre et le séparent si entièrement d’elle ; au lieu d’une compagne, d’un soutien dans la lutte, elle devient pour lui une préoccupation de plus au milieu de tant d’autres, une cause nouvelle de découragement. Le malheureux est obligé de faire deux parts de sa vie ; une pour elle, une pour la mission à laquelle il s’est voué. Ainsi maître Olaf reste seul dans la vie, n’ayant d’autre appui que sa conscience et la puissance de ses convictions.

Le roi hésite encore à le suivre. Il symbolise l’autorité du pouvoir, et le pouvoir est « toujours lent à percevoir la valeur de l’idée nouvelle, tout en la réalisant à son profit dès qu’elle s’est imposée. » Le peuple, lui, a d’abord acclamé Olaf. « Les masses sont ainsi faites, elles suivent docilement chaque nouveau meneur. » Mais ensuite, quand les prêtres ont eu le temps d’agir, la foule, oubliant ses premiers enthousiasmes, a ramassé des pierres pour lapider le prédicateur. Et Gerdt, l’anabaptiste, qui veut faire servir le mouvement de réforme religieuse à une révolte contre le roi, à une révolution sociale, prête d’abord son appui au réformateur ; mais c’est pour l’appeler ensuite apostat, parce qu’il se refuse à transformer en une attaque contre le roi le mouvement d’émancipation spirituelle auquel il travaille. Cependant Olaf reste fidèle, envers et contre tous, à son idée, et, grâce à sa persévérance, la vérité triomphe. Le roi se rallie ; le révolutionnaire se soumet, — en réservant l’avenir, — et le réformateur a gain de cause.

Il faut ajouter que les personnages de ce drame singulier ressemblent très peu aux personnages historiques dont ils portent les noms. M. Strindberg ne s’est évidemment guère soucié de la vérité historique. Qu’il ait choisi des caractères historiques pour leur faire exposer ses théories sociales, c’était son droit. Mais il va peut-être un peu loin et demande trop à notre crédulité en prenant des figures aussi connues, ayant joué un rôle aussi déterminé, et en leur faisant parler si ouvertement un langage qui n’a pu être le leur. Aussi bien, ce réformateur, qui doute lui-même de la vérité qu’il prêche, est-il non seulement en contradiction avec le caractère bien connu d’Olaus Pétri, avec sa vie et ses actes, mais il l’est encore avec la nature même de son rôle. M. Strindberg, qui croit la morale sociale perfectible, peut dire que la vérité d’aujourd’hui sera peut-être l’erreur de demain ; mais un tel langage, dans la bouche d’un prédicateur de la Réforme, est absolument invraisemblable.

Dans le développement des deux caractères féminins du drame : la mère et l’épouse, M. Strindberg a encore accentué son mépris de la femme. Elle ne saurait, à l’en croire, s’élever au-dessus d’un certain niveau d’intelligence et de dévouement. Mais, dans la préface de son roman de Mariés, paru en 1884, il va plus loin encore et contre les partisans de l’émancipation de la femme, il soutient qu’elle exerce déjà, dans notre temps, une influence déplorable, aussi contraire à la loi de la nature qu’aux intérêts de la société. C’est le contraire, on le voit, ou l’envers de la thèse d’Ibsen. Aussi, parmi les douze ménages qu’il met en scène dans les Maries, M. Strindberg ne manque-t-il pas une seule fois à nous montrer l’égoïsme inconscient, la méchanceté naturelle de la femme suffisant à produire le malheur de l’homme. Cette idée le préoccupe tellement qu’elle devient chez lui une sorte d’idée fixe. Dans une suite de Mariés, publiée en 1880, dans d’autres œuvres plus récentes, cette haine de la femme est encore plus forte. On dirait qu’avec chaque œuvre nouvelle, M. Strindberg, pour peindre les femmes, trempe son pinceau dans un fiel plus acre. Simplement égoïste et stupide dans Maître Olaf, elle devient méprisable dans le Cabinet rouge, malfaisante dans Mariés, néfaste dans la suite de cet ouvrage, satanique dans le Père et absolument ridicule de sensualité et de folie dans Mademoiselle Julie. Le lecteur français se rappelle sans doute cette comédie, qui a été jouée à Paris au Théâtre-Libre. Et l’on n’a pas oublié l’effet désastreux produit sur un public français par cette châtelaine, fille d’un comte, fiancée à un baron, qui s’en allait, de propos délibéré, séduire à la cuisine le valet de chambre de son père.

Convenons toutefois que dans le Père, également connu du public parisien, M. Strindberg a su tirer un meilleur parti de ses théories. Un père entêté et libre penseur, une mère religieuse fanatique et jalouse de pouvoir, se disputent le droit d’élever leur fille, chacun voulant diriger son éducation et former son esprit d’après ses idées. Le père revendique les droits que lui donne la loi ; la mère un droit moral supérieur : Berthe est le sang de son sang, la chair de sa chair. Le père peut-il en dire autant ? Qu’il en fournisse la preuve ! Traitée de ridicule d’abord, cette question finit par agir comme un poison lent et terrible. Cette preuve, où la prendre ? comment la fournir ? Celle qui seule sait à quoi s’en tenir se tait ou répond par un rire sardonique. Et le doute s’infiltre ; et avec la recherche de la preuve apparaît sans cesse plus nettement l’impossibilité absolue de la trouver jamais ; et ce doute devient l’angoisse, et la lutte terrible ébranle enfin le cerveau du père. La mère triomphe : elle a atteint son but ; elle a terrassé l’homme dans cette lutte des sexes, sur le terrain même de la force et de l’intelligence. Voici son cri de victoire : « Va-t’en maintenant ! Tu as accompli ta destinée nécessaire de mâle et de pourvoyeur : je n’ai plus que faire de toi ! Tu as voulu aller au-delà ; tu n’as pas voulu admettre que mon intelligence fût à la hauteur de ta force : j’ai dû me débarrasser de toi ! »

Lorsque M. Strindberg veut bien laisser de côté ses théories et sa polémique, et se contenter de décrire ce qu’il observe, ses œuvres ont une valeur infiniment supérieure : car il sait voir, et il a un vrai talent pour décrire ce qu’il voit ; ses personnages, cessant alors d’être des porte-voix, vivent par eux-mêmes et donnent de leur vie une impression plus réelle. On en peut citer comme preuve la plupart de ses nouvelles, et son roman les Habitans de Hemsö qu’il a donnés en 1887.

Ces rudes campagnards, mi-pêcheurs, mi-cultivateurs des côtes de la Baltique, nous intéressent par la vaillance qu’ils apportent dans leurs combats contre une nature hostile. Prenons, par exemple, ce qui se passe dans cette ferme des Flod, sur l’île de Hemsö isolée au milieu des flots de la Baltique ; à plusieurs milles de la côte. Il n’y a sur toute l’île pas d’autre ferme que celle-là, pas d’autre habitation que cette grande maison rouge, au toit arrondi comme la coque d’un navire retourné la quille en l’air. Du haut du coteau où elle est située, descend vers la mer la grande allée sablée, bordée de chênes, qui aboutit au petit port où sont amarrées les barques de pêche et où se dressent les bâtimens qui servent à sécher et à saler le poisson. Les champs cultivés, les prairies où paissent les vaches et les moutons, indiquent que l’agriculture se partage avec la pêche l’activité des habitans de la ferme.

Depuis la mort du vieux Flod, c’est sa femme, la veuve Flod, qui la gouverne. C’est une petite femme accorte et active, hâlée par le grand air, avec de petits yeux enfouis au fond de la tête. Sans arrêt on la voit circuler de la laiterie à la maison, de la vacherie au poulailler. Son fils Gustave, grand chasseur et grand pêcheur devant l’Eternel, surveille la pêche. Mais c’est Carlsson, le garçon de ferme, le madré paysan du Vermland, qui, de fait, mène la ferme et régente tout le monde. Petit, trapu, tout en angles, énergique autant que rusé, il a fait un peu tous les métiers, laboureur, terrassier, colporteur, forgeron. Il n’y a pas longtemps qu’il est arrivé à Hemsö en guenilles, coiffé d’une casquette crasseuse, d’où pointaient ses cheveux couleur paille, et avec une gourde d’eau-de-vie suspendue à son cou. A l’exception de la mère Flod, qui avait tenu à avoir un aide à la ferme, tout le monde lui a fait grise mine. Mais il a bien vite vu où en étaient les choses, entre cette vieille qui n’entendait rien à ce qui n’était pas ses vaches et ses poules, et ce garçon toujours absent. Aussi, le lendemain dimanche, lorsqu’on l’a chargé de lire le sermon après les prières, dans le grand livre de prêche qui servait jadis au vieux Flod, est-ce à dessein qu’il a lu les paroles du Seigneur : « Je suis le bon pasteur et je connais mes brebis, et mes brebis connaissent ma voix ; j’ai d’autres brebis qui ne sont pas de cette bergerie mais qui se réuniront à ma voix et il y aura alors une seule bergerie et un seul pasteur. » Tout en lisant, il se disait à part lui : « Me voilà dans la bergerie, je serai ce pasteur : il faut que les brebis entendent ma voix qu’il n’y ait qu’une seule bergerie et un seul pasteur, et il faut que ce soit moi ! »

Et le gaillard a tenu parole. Il a conquis tout le monde, depuis la bonne fermière elle-même jusqu’aux filles de ferme Lotten et Clara, aux laboureurs Rundbeck et Norman. C’est qu’il a vite fait de remettre à flot les affaires de la ferme, lia renouvelé les cultures, engraissé les terres, rebâti les étables, rétabli la coupe régulière des bois, organisé la vente des produits du sol, et la livraison de poisson à Stockholm. Il a fait plus encore : sur des points culminans regardant la mer, à la lisière de la forêt, il a bâti des villas pour les baigneurs et a prouvé ainsi aux habitans de Hemsö ébahis ce que peut une publicité bien entendue. Des bourgeois de la capitale sont venus louer les hangars peinturlurés en villas et payer, tout l’été durant, les produits de la ferme au prix de la ville. Enfin le malin valet a fait tant et si bien qu’il s’est rendu indispensable ; et, se sentant maître de la situation, il a osé élever ses regards jusqu’à la fermière elle-même. Fort de sa position et de ces premiers jalons si heureusement plantés, il a mis à la vieille femme le marché à la main, la menaçant de partir si elle refusait son offre. La fermière, complètement conquise et craignant de perdre un homme aussi nécessaire, s’est empressée de lui donner son cœur et sa main.

Et quelles fêtes alors ! quels festins, quelles ripailles huit jours durant !

C’est, au sortir de l’église, la grande kermesse de la noce, à laquelle assistent les fermiers des environs. Ils arrivent dans leurs chaloupes, annonçant leur entrée dans la baie par des coups de fusil, auxquels répondent les hurrahs des habitans de la ferme. Puis c’est l’arrivée du pasteur, qui vient bénir le mariage et ramène le fils mécontent, qui aurait voulu fuir la fête. Enfin le mariage sur l’herbe et le festin sous les arbres se terminent par une bacchanale rustique effrénée.

Mais maintenant voici l’hiver et les côtés sombres de la vie. Les querelles, les jalousies et les haines, la maladie et la mort se succèdent au milieu de l’affreux isolement de cette île entourée d’une mer glacée, sous les rafales de neige et les incessans orages. Jalousie de la femme, qui surprend son mari avec Clara, la fille de la ferme, haine toujours grandissante entre le mari et le fils, envenimée par une histoire de testament secret et atteignant son comble à la mort de la fermière : toutes ces passions se déchaînent au milieu d’un emprisonnement forcé, d’une vie en commun dans une étroite enceinte. C’est ainsi que se passent les jours de Noël, ces jours où partout on proclame la paix sur la terre et la bonne volonté parmi les hommes. Et lorsque enfin la tourmente cesse, que le froid sec survient, que la glace s’est épaissie sur l’étendue de la mer, il est temps de songer à transporter la morte jusqu’à l’église, sur la rive opposée. Ce devoir pieux, les difficultés, les dangers de l’entreprise, font oublier aux deux hommes leurs haines et les unissent dans un effort commun. Le fils fabrique la bière, les filles de ferme ensevelissent le corps, et la mise au cercueil a lieu devant les habitans de la ferme réunis. On place la bière dans une barque légère, liée sur un traîneau que les hommes poussent devant eux, et la périlleuse traversée commence. Mais la tourmente les surprend sur cette mer gelée : les courans ont miné la glace, et elle s’effondre sous les pieds des passagers. Carlsson périt en tombant dans une crevasse qui engloutit aussi le traîneau avec le cercueil. Les autres hommes sont sauvés le lendemain par les habitans de la côte, et le pasteur de la paroisse, qui a conduit le sauvetage, lit la prière des morts sur les flots où reposent les deux corps disparus sous la glace.

Ce roman est de la meilleure manière de M. Strindberg. Dans celui qui l’a suivi, le Lien de la mer, paru en 1889, on voit que l’auteur a subi les influences du philosophe allemand Nietzsche, avec lequel il se trouvait en communion sur deux points essentiels : sur le rôle de la femme et sur le droit absolu de l’individu dans l’ordre social. On connaît la philosophie de Nietzsche, ce néo-pessimiste qui a voulu détrôner Schopenhauer. M. Strindberg a tenu à nous faire voir réalisé son idéal de l’übermensch, cet aristocrate de la pensée, l’individu-intellect, auquel Nietzsche promet la domination du monde. M. Strindberg nous montre, en la personne d’un inspecteur des pêcheries relégué sur une petite île de la Baltique, cet aristocrate intellectuel, qui s’exerce à vaincre ses sens et ses instincts humains, à triompher des entraînemens du sang et des affinités physiques, pour faire régner en lui la raison pure et les enseignemens de la science positive.


Ainsi qu’on a pu le voir par ce rapide coup d’œil jeté sur son œuvre, il y a en M. Strindberg un réaliste et un théoricien, un observateur et un philosophe ; et l’un nous gâte souvent l’autre. La philosophie étouffe l’observation ; la polémique gêne le réalisme. Sa combativité le pousse à des excès de critique, à des intempérances de langage qui nuisent à l’effet de ses récits. Qu’il y ait dans l’œuvre de M. Strindberg, des élémens tenant à la race, on ne saurait le contester. J’ai montré que les influences de race et de milieu devaient le disposer aux extrêmes, aux contrastes, à l’absence de nuances dans les conceptions, comme à l’enthousiasme dans les convictions. Mais on reconnaît en lui, à côté de cette influence, les effets d’un tempérament particulier, amer, combatif, insatiable, porté au pessimisme et à la critique. Aussi les compatriotes de M. Strindberg sont-ils partagés entre l’admiration de son talent d’écrivain et l’irritation que leur causent ses tendances, ses excès et son amertume. Et c’est ce qu’il ne parvient pas à leur pardonner. Son dernier roman, la Confession d’un fou, a été écrit en allemand et publié en Allemagne. Il surpasse en violence et en extravagance les plus singulières de ses œuvres suédoises[2].

Ce qu’il a écrit depuis : son livre : Antibarbarus — une interminable dissertation sur de prétendues découvertes chimiques prouvant la transmutation des élémens et l’évolution de la matière organique, — ses Sensations d’un Détraqué, comme ses communications à la presse sur les révélations de son creuset, tout cela semble dénoter l’appauvrissement d’un cerveau surmené. La folie scientifique a remplacé l’hallucination contre la femme et la manie des persécutions.


O. -G. DE HEIDENSTAM.

  1. Voyez la Revue du 15 juin.
  2. Voyez, sur ce roman allemand de M. Strindberg, l’étude de M. G. Valbert dans la Revue du 1er novembre 1893.