Le Roman suédois/03

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Le Roman suédois
Revue des Deux Mondes4e période, tome 136 (p. 853-879).
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LE ROMAN SUÉDOIS

III[1]
Mme LEFFLER. — GEIJERSTAM. — LEVERTIN — V. DE HEIDENSTAM


I. — ANNE CHARLOTTE LEFFLER

Mme Anne-Charlotte Leffler appartient, elle aussi, à la jeune école d’écrivains réalistes et matérialistes dont M. Strindberg est le représentant le plus en vue. À elle aussi le monde paraît partagé en deux camps : d’une part, les représentans des vieilles idées, c’est-à-dire ceux qui respectent la morale courante, les anciennes habitudes, les traditions séculaires, la religion des aïeux ; et, d’autre part, les révoltés, ceux qui ne voient dans cette religion, ces traditions, ces habitudes, cette morale surtout, qu’une limitation injustifiable de la liberté individuelle. Les premiers sont contens de l’état présent des choses et en profitent de toutes manières. Ils sont pour la plupart hypocrites, corrompus et oppresseurs. Ce sont ceux qu’Ibsen a appelés les Soutiens de la Société. Les autres, les indépendans, se sont affranchis de la tyrannie des conventions, du mensonge social ; ils poursuivent « le développement intégral de leur individualité » ; ils cherchent à arriver à l’expansion complète de leur moi ; en un mot, ils veulent être « eux-mêmes », et non des êtres de convention dressés selon des formules. Montrer comment cette individualité se révèle, combat, triomphe ou succombe parmi les entraves de toute sorte que lui crée la société, voilà ce que s’est proposé Mme Leffler.

Un soir, durant la saison d’hiver de 1873, le public des premières de Stockholm applaudissait, au Théâtre Dramatique, une nouvelle pièce, l’Actrice, dans laquelle on lui montrait une jeune comédienne spirituelle, coquette et enjouée, passionnée pour son art, brave fille en somme, introduite par le mariage dans une honnête famille bourgeoise et aux prises avec les préjugés, les idées étroites de son nouvel entourage. Les contrastes de la situation, les allures indépendantes de la grande coquette dans ce milieu bourgeois, les étonnemens des beaux-parens, des vieilles tantes, des voisins, les affolemens du mari amoureux cherchant à tout concilier, les luttes entre l’amour et la passion artistique, tout cela constituait une pièce assez intéressante. Il n’y avait rien d’absolument nouveau dans la donnée, mais le tableau était vrai, les figures des bourgeois étaient pleines de vie, et l’on reconnaissait dans l’artiste, honnête fille appartenant elle-même à une famille honorable, le produit des nouvelles idées d’émancipation de la femme. Le public, mis en bonne humeur, demanda, après les applaudissemens de la fin, le nom de l’auteur. Mais le régisseur, vint annoncer que la direction elle-même ne connaissait pas l’auteur de cette pièce anonyme.

Dans une stalle d’orchestre se trouvait assise, tremblant de tous ses membres, une jeune femme en robe grise, aux cheveux courts et crépus, à figure ronde de bébé, aux grands yeux intelligens : c’était précisément l’auteur que réclamait la foule. Anne-Charlotte Leffler, fille du recteur de collège J. -O. Leffler, était mariée depuis quelques mois seulement à M. Gustave Edgren, employé au secrétariat du gouverneur de la ville. Elle avait alors vingt-deux ans.

Avant son mariage, elle avait déjà écrit des nouvelles : Par hasard, publiées sous le pseudonyme de Charlot. Au moment de son mariage, son fiancé, bureaucrate sévère, avait exigé d’elle la promesse qu’elle n’écrirait plus. Mais, à peine au sortir de la lune de miel, sa passion littéraire l’avait ressaisie. Elle avait écrit en secret l’Actrice, que seule une amie de pension fut admise à lire, et qu’elle avait envoyée sans nom d’auteur à la direction du théâtre. Elle avait mis dans sa pièce un peu de sa vie, de ses propres sentimens d’amertume contre le mariage, qui voulait étouffer en elle les aspirations artistiques ; elle reproduisait son propre entourage, avec les luttes et les mécomptes que lui causaient journellement les préjugés qui y régnaient. C’était donc une comédie réaliste : elle était vraie, prise dans la vie. Les avisés ne manquèrent pas d’y trouver en outre la thèse à la mode du jour : elle démontrait l’incompatibilité du mariage avec « le développement individuel » de la femme.

Il faut croire que cette « oppression du milieu » se relâcha quelque peu après ce premier succès, car Mme l’Edgren-Leffler continua ouvertement à écrire pour le théâtre. Elle produisit coup sûr coup trois comédies : le Pasteur adjoint (1875), Sous la Pantoufle (1876) et l’Elfine (1878), qui toutes trois virent le feu de la rampe. Le Pasteur adjoint est l’ecclésiastique protestant, sec et rigide, au jargon aussi scientifique que pieux, qui exige de sa femme tous les sacrifices, tout en mettant sa tendresse à de dures épreuves, de crainte qu’elle ne devienne absorbante et sensuelle. Dans Sous la Pantoufle, l’auteur montre l’influence du monde sur le bonheur conjugal, l’oppression de l’individu par les conventions sociales. Dans l’Elfine elle fait voir l’amour hors du mariage. Dans toutes l’influence des idées d’Ibsen est manifeste. C’est toujours la révolte de l’individu contre l’action oppressive de son entourage, la révolte surtout de la femme contre la vie qui lui est faite, contre les liens qui l’empêchent de s’élever à la hauteur et à la liberté de l’homme. Bien que ces pièces aient été toutes trois écrites avant l’apparition de la Maison de Poupée, c’est le trouble de Nora Helmer qui tourmente toutes leurs héroïnes. Elles sont possédées de cette inquiétude vague d’affirmer leur indépendance qui pousse Nora à quitter tragiquement, un soir de bal, sa maison, son mari, ses enfans, pour pouvoir enfin devenir elle-même.

Dans les comédies qui suivirent ces premières productions, dans Vraies Femmes, Bonheur de Famille, la Tante Malvina, etc., de même que dans presque tous les romans de Mme Leffler, — et elle a écrit autant de romans que de pièces, sans compter les pièces qu’elle a tirées de ses romans, — c’est toujours le même sujet qui revient : le combat des « révoltés » contre la convention et le mensonge du monde, contre la corruption des « soutiens de la société » ; ce sont toujours des « questions » posées au spectateur, au lecteur ; questions d’autant plus irritantes qu’elles restent le plus souvent suspendues à un point d’interrogation. De même que dans le drame d’Ibsen, la conclusion est laissée à l’imagination de chacun ; l’auteur se contente de la suggérer. Mais ce n’est pas faire tort au talent de Mme Leffler que de reconnaître qu’elle est loin de poser ses questions avec la puissance suggestive, la force pénétrante du vieux dramaturge norvégien. Elle a bien pu, comme lui, chercher la nouvelle forme dramatique, celle qui doit correspondre au roman réaliste. Mais on ne peut pas dire qu’elle y ait précisément réussi. Le génie d’Ibsen a pu résoudre le problème de la pièce à thèse jouée par des personnages-symboles, comme la pénétration, l’art particulier de Biörnson lui ont permis de substituer le développement psychologique à toute action proprement dite. Chez Anne-Charlotte Leffler la préoccupation de mettre sur la scène des idées plutôt que des caractères fait habituellement tort à la netteté de la thèse et nuit en même temps à la réalité des personnages. Son théâtre, à vrai dire, n’a pas tenu ce que semblaient promettre ses premiers succès. Aussi est-elle définitivement revenue au roman. Dans des peintures réalistes de la vie bourgeoise et mondaine, elle a continué à poser ses « questions », et, sans los résoudre, à faire ressortir du débat la condamnation de la société.

Née à Stockholm d’une vieille famille bourgeoise, elle faisait partie elle-même de cette société qu’elle a mise en scène. Son père était recteur d’un collège : deux de ses frères sont professeurs à l’Ecole supérieure de Stockholm. Son premier mari appartenait à l’administration. Elle a toujours vécu dans ce milieu intellectuel. Elle avait organisé chez elle des réunions littéraires, qu’on appelait, par plaisanterie, les Réunions des Affamés, car, par protestation contre les plantureux soupers de toutes les réunions mondaines de Stockholm, il était convenu qu’on n’aurait chez elle qu’une tasse de thé avec « beaucoup de littérature ». Elle passait souvent les étés chez un parent au presbytère de Fogeläs, sur les bords du lac Vettern. Plus tard, elle a habité avec sa mère le domaine de Hellefors, en Sudermanie, où un autre de ses frères, ingénieur, dirigeait une usine. C’est là qu’elle a appris à connaître la beauté de la campagne suédoise.

Sa vie a d’ailleurs été traversée de dures épreuves. Longtemps elle a dû elle-même, comme la plupart de ses héroïnes, combattre pour la « liberté individuelle ». Enfin, séparée par le divorce de son premier mari, elle avait épousé, il y a quelques années, un gentilhomme italien, le duc de Cajanello, et était allée vivre avec lui à Naples, où elle est morte, à la fin de l’année 1892.

Elle a commencé par écrire sous le nom d’Anne-Charlotte Edgren. Après son divorce, elle a repris son nom de famille de Leffler, pour y ajouter, après son second mariage, celui de duchesse de Cajanello. Son œuvre considérable se trouve donc signée de trois noms différens.

Les types de ses romans et de son théâtre appartiennent tous à ces milieux divers où elle a vécu. Nous avons ainsi, dans Aurore Bunge, l’héroïne des bals du grand monde, la professional beauty de Stockholm. Spirituelle, altière et froide, elle ne connaît de loi morale que ce que prescrivent les conventions mondaines. Paraître, pour elle, est tout ; être est indifférent. Choyée, fêtée dans le monde, admirée par ses danseurs, elle arrive à l’âge de trente ans sans avoir connu l’amour et sans s’être mariée. Maintenant la lassitude approche ; le cœur est vide ; et il est temps de faire une fin. Le mariage de raison s’impose, le mariage sans amour, mais d’autant plus considéré.

Il se présente, en effet, dans la personne du vieux comte Kagg, qui, en conduisant Aurore à souper au bal de la Cour, l’a invitée avenir voir son château en Scanie, lui faisant entendre qu’il ne tiendrait qu’à elle d’y rester en châtelaine attitrée. Elle a demandé à réfléchir. Il y a bien aussi le baron Gripenfelt, officier de la garde, qui depuis longtemps lui fait la cour. Mais celui-ci, elle le sait, n’aime en elle que sa fortune et les avantages qu’il retirerait de son mariage. Pour réfléchir plus à l’aise, elle va passer l’été dans la maison de campagne de sa mère, sur les bords de la Baltique. Là l’amour revendique tout à coup ses droits. Un inspecteur des phares qui vit seul sur une île, où elle est jetée par la tempête un jour de pêche, lui révèle tout ce que ses flirtages dans les salons de la capitale lui avaient laissé ignorer : le sérieux, la vérité, la force de l’amour. Mais l’idylle est courte : l’été finit, il faut retourner en ville, quitter la belle nature pour rentrer dans le monde des conventions, cesser d’être pour reprendre la tâche de paraître. Heureusement que le capitaine Gripenfelt est aussi de ceux qui se contentent de paraître. Il l’épouse sans trop chercher à approfondir l’épisode du bord de la mer. Et le jeune ménage reprend la vie à grandes guides, avec toutes les apparences mondaines du bonheur. L’amour, la vérité n’avait été qu’une parenthèse dans la vie d’Aurore Bunge.

Aria et Gurli, deux sœurs, sont les types opposés de la jeune fille d’aujourd’hui. L’une voudrait se dépenser en bonnes œuvres, se dévouer à quelque grande cause, ou encore se donner, corps et âme, à quelque grand amour. Son exaltation naturelle la sauve de la sécheresse mondaine et des idées d’émancipation et d’indépendance, personnelle qui ont tant de prise sur les jeunes filles de son entourage. Mais, en échange des trésors d’amour dont son cœur est plein, elle exige de l’homme qu’elle aimera non seulement une affection, une fidélité égales, mais une égale pureté. Elle regarde le libertinage de jeunesse, les amours d’avant le mariage, comme une tare chez l’homme tout autant que chez la femme.

Sa sœur, toute en dehors, insouciante et positive, semble émancipée dès l’enfance. Elle sait tout, ou affecte au moins de tout savoir, voulant qu’on discute tout devant elle et prétendant se moquer des convenances, de la religion, des sentimens et de l’idéal. Rien dans son apparence ou dans ses vêtemens ne la distingue de sa sœur. Elle ne porte pas, comme les jeunes filles de sa sorte, des cheveux courts, ni des jupons plus courts encore, pour imiter les allures et les vêtemens de l’homme. Ses toilettes sont simples, ses attitudes aussi. Tout au plus se coiffe-t-elle quelquefois de la petite casquette des étudians d’Upsal, en velours blanc, à cocarde bleue et jaune ; encore est-ce pour montrer qu’elle a passé son baccalauréat à l’Université, et pourrait être étudiante si elle le voulait. Mais elle ne fait pas étalage de son savoir, tout en discutant Darwin et Stuart Mill, la sélection naturelle et le rôle social de la femme, avec une tranquillité et une franchise imperturbables. D’un caractère très indépendant, elle traite les hommes en camarades, sans jamais permettre qu’on oublie un instant le respect qu’on lui doit. Elle est surtout préoccupée de sa liberté personnelle, de son « développement individuel. » Elle se ferait télégraphiste, employée des postes, commis dans une banque ou journaliste, plutôt que de sacrifier la moindre parcelle de cette liberté, plutôt que de renoncer à « l’intégrité de son moi. »

Mais, au lieu de tout cela, elle se marie, et devient pour son mari la meilleure des femmes. Son mari, un gouverneur de province, la consulte volontiers pour la rédaction de ses rapports, de ses discours aux concours agricoles : il est trop heureux d’avoir épousé une femme aussi intellectuelle.

Nous faisons connaissance avec ces deux jeunes filles, d’abord, dans Un Bal dans le monde. Nous les retrouvons plus tard dans Un Ange sauveur. Arla est amoureuse. Elle aime comme aiment les femmes de cette trempe. Sa sœur lui fait connaître la « bassesse morale » de son fiancé, ses amours antérieures, comme ses flirtages actuels. C’est « l’ange sauveur » qui arrive à temps pour lui ouvrir les yeux, pour lui éviter l’humiliation d’aimer et d’épouser un tel homme. Il est vrai qu’elle lui brise en même temps le cœur.

Un troisième roman : En guerre avec la société, nous fait assister aux suites tragiques de cette catastrophe morale. Par devoir et résignation, Arla a épousé un vieil ami de la famille, Otto Œrn, chef d’expédition au ministère de la Justice. Dix ans durant, elle s’est dévouée consciencieusement à sa vie nouvelle, ne pensant qu’au bien-être de son mari, à l’éducation de ses deux enfans. Mais à ce moment apparaît celui qui doit troubler le cours paisible de sa vie, et Arla la soumise, la femme de dévouement et de devoir, devient la révoltée qui affirme son droit au bonheur. L’homme qui va apporter dans sa vie cet élément de révolte est lui-même un apôtre de la liberté individuelle, prêchant la rébellion contre la morale et le devoir conventionnel.

Berndtson, jeune lumière de l’université d’Upsal, a été choisi par le père d’Arla, l’ancien ministre d’Etat Pfeifer, pour être le précepteur de ses fils. C’est pendant l’été. Arla habite un château voisin de Stockholm, d’où son mari, le chef de bureau, et son père, actuellement président d’un tribunal, peuvent se rendre tous les matins en ville, pour revenir à l’heure du dîner. Aussi Arla voit-elle constamment le jeune précepteur, qui est venu prendre sa place dans le cercle de famille. Il lui inspire d’abord une certaine antipathie. Toutes ses idées, toutes ses convictions sont en contradiction avec les siennes. Il attaque et dénigre tout ce que depuis son enfance elle a appris à aimer et à respecter. Mais peu à peu, du choc même de leurs opinions, de l’opposition de leurs natures, au milieu de leurs discussions, naît une ardente sympathie, qui ne tarde pas à devenir de l’amour. Pensant avec son cœur, en vraie femme qu’elle est. Arla arrive avant longtemps à partager les opinions, les manières de voir de celui qu’elle aime ; elle croit ce qu’il croit, pense ce qu’il pense. Ses doctrines sur la liberté humaine, sur le droit de l’amour, lui ouvrent de nouveaux horizons. Toute sa vie passée lui apparaît comme une gigantesque duperie. Mais elle n’admet pas de compromis : sa nature est de vouloir tout ou rien, de toujours exiger l’application complète de tous les principes. Bref, elle part avec le professeur, abandonnant sa famille, son mari, ses enfans.

Le divorce s’ensuit : elle épouse Berndtson ; et le reste de sa vie n’est plus qu’un long déchirement de son cœur, une lutte lamentable entre ses nouveaux devoirs et la pensée des enfans qu’elle a dû quitter.

Pour revoir ses enfans, elle va jusqu’à s’humilier devant son ancien mari. Celui-ci, qui a déjà un pied dans la tombe, se montre généreux et l’invite chez lui pour les voir. Cruelle épreuve ! son fils seul consent à venir à elle, et les informations qu’elle peut recueillir sur son caractère, ses penchans, la font trembler. Sa fille recule devant elle. Elle s’en retourne le cœur meurtri, et sa vie continue monotone et pesante, partagée entre deux tiraille-mens contraires, qui amènent enfin sa rupture avec son second mari : celui-ci ne peut lui pardonner d’être restée mère en devenant sa femme, et de ne pouvoir, à cause de ses enfans, rompre entièrement avec son passé.

Il y a peu de pays où le divorce soit, au point de vue légal, plus facile qu’en Suède ; il y en a peu aussi où il soit moins fréquent. Ce n’est donc pas contre la tyrannie de la loi, le joug de l’Eglise ou les préjugés mondains que Mme Leffler a élevé sa protestation dans cette étude sur la femme divorcée. Si Arla est mise au ban de la société, tenue à distance par ses anciennes relations, c’est parce qu’elle a épousé un révolté, un radical, et qu’elle partage ses idées antireligieuses, ses principes subversifs. Elle a passé dans le camp opposé, elle a renié tout son passé : c’est à cause de cela que sa mère refuse de lui confier le soin d’élever ses enfans, et que son premier mari hésite même à les lui laisser voir. S’il y consent à la fin, c’est parce qu’il est persuadé que son cœur de mère lui fera respecter en eux la foi, seule chose essentielle à ses yeux pour le bonheur de la vie. Quant à la question que soulève l’institution du divorce, à savoir si la femme ne doit pas, avant tout, être mère, si le sort de ses enfans ne doit pas primer chez elle toute autre considération, c’est là un problème que Mme Leffler se garde bien de résoudre. Elle nous laisse à cet égard devant son point d’interrogation habituel, et le mot de la fin, qui semble résumer son sentiment : « Pauvre mère ! pauvres enfans ! » ne résout en somme rien du tout.


Dans un autre roman, Une Idylle d’été, c’est un chrétien, mais un chrétien aux vues larges et humaines, qui épouse la femme indépendante, la révoltée, pénétrée du scepticisme et de la morale modernes. Les mêmes complications surviennent. Si le jeune couple en évite les conséquences, c’est parce que le mari, qui a tenté de restreindre « le développement individuel » chez sa femme, cède en fin de compte et se sacrifie lui-même au besoin d’indépendance de sa femme.

C’est un beau caractère que celui de Falk le Norvégien, et Mme Leffler lui a rendu pleine justice, en dépit des besoins de la cause. C’est le chrétien au christianisme joyeux, optimiste, content de vivre, selon la doctrine de Grundtvig. Il est pénétré du sérieux de la vie, mais aussi de sa beauté ; il a confiance dans l’humanité, dans les bienfaits de l’instruction. Cette religion pratique et large est en harmonie avec sa nature exubérante et forte, sa stature athlétique, ses penchans humanitaires, son caractère ferme et doux, un peu sentimental, qui lui fait aimer par-dessus tout les femmes et les enfans. Il a renoncé à un avenir brillant, qui s’offrait à lui au sortir de l’Université, pour aller fonder, au milieu des montagnes, une école gratuite où, en des cours scientifiques et moraux, il enseigne aux fils et aux filles des paysans les connaissances pratiques, et les prépare aux batailles de la vie en élevant leur esprit et leur cœur.

Voici cependant qu’un jour, dans une ville d’eaux de la côte suédoise, où il est venu avec son yacht passer ses vacances d’été, et où sa magnifique carrure, sa tête blonde de jeune dieu de la mythologie Scandinave, surtout ses hardiesses de nageur et de nautonier, ont fait de lui le lion de la société, il rencontre une artiste peintre, Ulla Rosenhane, célèbre déjà dans le monde des arts, aussi bien à Stockholm, où elle a exposé, qu’à Rome, où elle a fait ses études. Ulla, qui aime passionnément son art, n’aime pas moins son indépendance, le droit qu’elle s’est acquis de vivre à sa guise, de mépriser les préjugés, de faire fi de tout ce qui est, dans son opinion, purement conventionnel. Le brillant Norvégien s’éprend pour elle d’un amour violent. Elle, de son côté, arrive aussi à l’aimer passionnément. Elle ferait volontiers pour lui tous les sacrifices, sauf celui de son art et de son indépendance. Mais Falk, lui aussi, abhorre les compromis. Si elle se donne, il faut qu’elle se donne tout entière et sans retour, qu’elle devienne sa femme, qu’elle vienne partager sa demeure et ses travaux dans la montagne, vivre avec sa mère, qui le seconde dans la mission qu’il s’est donnée, l’aider comme elle à la remplir, faire le bien avec lui. A cette condition seulement ils pourront s’unir.

Ulla refuse : elle a aussi sa mission à remplir, des devoirs envers son art. Peut-elle sacrifier les espérances fondées sur elle, les succès rêvés, et son atelier de Rome, et les tableaux commencés ? Alors il l’enlève dans son yacht sans que la question soit tranchée : il espère ainsi la gagner malgré elle. Elle, voulant jouir du moment, se laisse enlever, quitte à se reprendre plus tard. Et la lutte continue pendant les deux jours et les deux nuits de cette traversée. Falk a installé Ulla dans la cabine ; lui-même passe la nuit sur le pont, auprès du gouvernail, trempé jusqu’aux os par la pluie et les lames, se livrant à lui-même de terribles combats pour maintenir intact le principe par lequel il veut vaincre. C’est sa fiancée, il la respecte comme telle. Maintes fois elle se révolte. Il est vraiment par trop ridicule ! Pourquoi mettre de telles conditions au bonheur ? Qu’est-ce que le mariage après tout ? L’union librement contractée n’est-elle pas assez consacrée par l’amour ? Pourquoi ne pas être heureuse du bonheur naturel, spontané ? pourquoi vouloir rentrer dans le conventionnel, où l’amour est d’ordinaire la moindre des choses requises ? Et si un des deux doit après tout se sacrifier, pourquoi faut-il justement que ce soit elle ? Sa mission dans la vie n’est-elle pas aussi digne de respect que celle du jeune homme ? N’a-t-elle pas autant de droits à rester elle-même ? Et tout l’art de la coquetterie, toute la griserie de sa beauté, et le temps et le lieu se mettent de la partie pour lui prouver qu’il a tort !

Mais il tient bon. Il la conduit chez lui, dans les montagnes ; il la présente à sa mère comme une fiancée qu’il ramène. Et l’amour achève enfin sa victoire. Ulla est conquise ; elle ne voit plus que par ses yeux ; ils se marient. Deux ans se passent. Elle a eu deux enfans. Elle a appris à aider Falk dans sa tâche quotidienne. Elle enseigne les élémens de l’art à ces fils et filles de paysans dont il a réveillé l’âme endormie. Mais en elle-même l’art a péri. Son mari lui a construit un atelier, et elle a essayé de peindre. L’inspiration n’y est plus ; l’isolement, l’absence de contact avec les artistes et les œuvres, tout cela a coupé les ailes à son génie. Elle envoie un tableau à l’Exposition de Stockholm. La réception qui lui est faite lui découvre la vérité : son talent est en train de s’étouffer dans sa nouvelle vie. Elle est punie d’avoir voulu le faire passer après son bonheur, d’avoir sacrifié ce don idéal à la paix du cœur. Mais aussi de quel droit avait-on exigé d’elle ce sacrifice insensé ? de quel droit son mari avait-il osé attenter à son individualité ? faire d’elle un être inférieur à lui-même ?

Et voilà cette « individualité » de nouveau en éveil, s’armant de pied en cap, exigeant à son tour tous les sacrifices. Ulla Falk, tout comme la Nora d’Ibsen, tout comme Arla et les autres héroïnes de Mme Leffler, est obligée de tourner le dos au bonheur pour défendre et affirmer sa « personnalité ». Elle quitte son mari et ses enfans, et sa demeure dans les montagnes, et les élèves dont elle s’était fait aimer, et le bien qu’elle pouvait faire, et le bonheur qu’elle goûtait. Elle retourne à Rome, seule et le cœur déchiré ; elle va reprendre la culture de son art, redevenir « elle-même ». Elle écrit à son mari : « Je sens que je ne pourrai jamais briser tout ce qui me rattache à toi, mais je sens aussi que je ne puis plus vivre avec toi et briser tout ce qui est en moi. » Et cette fois c’est le mari qui, sentant enfin « l’outrage qu’il lui avait fait », renonce à son œuvre, quitte Jokelheim en confiant à un ami la direction de son école ; et va recommencer la vie dans un grand centre, où sa femme pourra s’adonner à son art, où tous deux ils pourront vivre en égaux et se développer parallèlement.

À propos de cette solution, Mme Leffler écrivait : « Qu’on ne m’accuse pas de vouloir établir que désormais le tour est venu pour l’homme de subordonner son œuvre à celle de sa femme, de se sacrifier au libre développement de la destinée de la femme. J’ai voulu seulement démontrer que lorsque l’un des deux doit se sacrifier, il est injuste que ce soit forcément la femme. N’est-il pas plus juste que ce soit celui des deux qui, indépendamment de toute considération de sexe, a l’individualité intellectuelle la moins développée ? Ulla ne pouvait pas renoncer à ses instincts artistiques sans se démentir elle-même. Peindre était pour elle une des conditions de l’existence, de l’équilibre de son âme. Falk pouvait tout aussi bien se vouer à autre chose qu’à son école. Le sacrifice, s’il était encore pénible, était moindre pour lui. « Voilà donc la tendance de l’œuvre. Elle est caractéristique du genre : aussi a-t-elle obtenu toute l’approbation des maîtres de ce genre nouveau. M. Biörnstierne Biörnson écrivait, au sujet de ce livre, à Mme Leffler : « Bien des femmes vous remercieront dans leur cœur des paroles de justice et de liberté que vous avez prononcées en leur faveur. »

La dernière œuvre d’Anne-Charlotte Leffler est un recueil de Souvenirs qu’elle a consacrés à son amie Sonia Kovalevsky, l’auteur de Vera Vorontzoff, qui l’avait précédée de quelques mois dans la tombe. Ces mémoires éclairent d’une vive lumière la personnalité de la célèbre mathématicienne[2].

Dans une notice biographique sur Anne-Charlotte Leffler, Mlle Ellen Key, à son tour, a raconté sa vie et étudié son caractère, sans prétendre d’ailleurs à porter un jugement définitif sur l’ensemble de son œuvre. Quel que soit, sur cette œuvre, le jugement de l’avenir, Anne-Charlotte Leffler occupera toujours une place considérable dans l’histoire du mouvement réaliste suédois, et elle méritait, à ce titre, de figurer dans cette étude.


II. — M. G. DE GEIJERSTAM

M. G. de Geijerstam raconte quelque part l’histoire d’un certain étudiant d’Upsal, Christian Grane, champion de la libre pensée, philosophe et écrivain en herbe, qui sacrifie toutes les joies qui s’offraient à lui dans les chemins battus, — l’affection de ses parens, la vie de famille, l’amour d’une jeune fille qu’il aime, — pour se faire le chevalier errant de toutes les libertés. La jeune fille, Agnès Skogman, qui lui avait donné son cœur dans la candeur de ses dix-sept ans, accepte, par amour pour lui, de renoncer à lui. Elle se dévoue de son côté à l’humanité souffrante et se fait garde-malade dans un hospice de folles. Des années se sont passées lorsqu’elle aperçoit un jour, dans la vitrine d’un libraire, le premier livre de Christian Grane. Elle l’achète et rentre chez elle pour le lire d’un trait.

— Voilà donc tout ce qui est résulté de mon sacrifice ! se dit-elle en terminant cette lecture, dans la solitude de sa petite chambre d’infirmière, auprès de la fenêtre d’où l’on entend le pas lourd et le radotage incohérent des folles se promenant dans la cour. Voilà donc l’œuvre pour laquelle nous avons tous deux perdu notre bonheur : des nouvelles, de tristes histoires de la vie de tous les jours !

Que l’on prenne les nouvelles de M. de Geijerstam : Ciels gris, Pauvres gens, Nuages épars, ou que l’on prenne ses œuvres de plus longue haleine : Erik Grane, le Pasteur Hallin, ce sont toujours des histoires de ce genre, tristes comme les jours de ciel gris, tristes comme les misères humaines ; et l’impression qui s’en dégage est toujours celle de l’inharmonie des choses, de l’injustice fies hommes, de l’intolérance de la société, du manque de charité de toutes les religions et de toutes les morales.

C’est, dans Erik Grane, la lutte du jeune étudiant libre penseur, sceptique et radical, se débattant à Upsal contre les tendances conservatrices, la religion officielle, le rigorisme moral de la vieille cité universitaire. Ce sont, dans le Pasteur Hallin, les mêmes luttes transportées dans une ville de province, siège d’un évêché et d’une école supérieure, et se déroulant avec l’âpreté particulière que peut donner à de tels débats l’atmosphère d’une petite ville, au milieu d’une société ecclésiastique, parmi les professeurs et les gros bourgeois de l’endroit. Et nous assistons aux luttes intérieures du jeune pasteur Hallin, qui, au moment de sa consécration au pastoral, se sent assailli par les doutes de la philosophie moderne et se débat entre le parjure qu’il va commettre et la crainte de désoler tous les siens par une révolte contre sa destinée. C’est enfin, dans Ciels gris, Pauvres gens, En attendant, les combats journaliers des humbles et des laborieux, des habitaris des campagnes et du littoral ; c’est la vie de ces rudes paysans du Nord, du pêcheur, du marin des côtes, vie cruelle et dure, dominée par deux grands instincts : la faim et l’amour. L’amour que décrit M. de Geijerstam est celui qu’on peut attendre de cette race, un amour fait de contrastes et d’extrêmes, mélange d’entraînement passionnel et de rêve sentimental, libre de tout artifice comme de tout libertinage, aussi capable des élans et des abandons de la passion sensuelle que des réserves et des pudeurs du sentiment idéal ; — amour qui peut, par exemple, un soir de printemps, après la danse sur la pelouse, jeter par hasard deux êtres jeunes, vigoureux et vibrans, dans les bras l’un de l’autre, en laissant au mariage de consacrer plus tard ces fiançailles naturelles ; — amour qui peut aussi permettre le complet abandon de la femme à la discrétion de l’homme, et où l’homme trouve, de son côté, assez de force et d’empire sur soi-même pour respecter ce qui est confié à son honneur ; — amour qui a pu faire entrer dans les mœurs ces longues fiançailles, qui durent parfois plusieurs années, pendant lesquelles les fiancés vivent constamment ensemble dans la plus grande intimité ; — amour enfin qui croît au milieu des grandes libertés permises entre jeunes gens et jeunes filles, mais qui prétend exiger une chasteté aussi absolue dans le passé de l’homme que dans celui de la femme, et qui pardonne aussi difficilement chez lui que chez elle le libertinage avant le mariage, comme les infidélités après.

Ainsi, la jolie Emma Pehrson, nièce de la fermière Oison, aime passionnément son beau marin Knut. Ils sont fiancés, ils se marieront au printemps, lorsque le marin, qui doit s’embarquer pour son dernier voyage, sera revenu ; et ils vivront à la ferme, car la bonne tante Olson se fait vieille et aura besoin d’un bras jeune et vigoureux pour l’aider dans sa tâche. La veille du départ de Knut, les deux fiancés étaient restés assis sur le petit banc devant la maison, par une douce soirée d’été qui se prolongeait comme pour attendre l’arrivée de l’aurore. Ils avaient tous deux le cœur bien gros. Lui avait de plus un secret sur la conscience, un grand secret qu’il voulait lui confier. Elle s’était assise sur ses genoux et lui caressait les cheveux, et toute la candeur de son âme rayonnait dans ses grands yeux bleus, comme la bonté de son cœur se reflétait dans la douceur de son clair sourire. Et lui la tenait par la taille et l’embrassait tendrement ; et vingt fois il avait ouvert la bouche pour lui parler, mais toujours sa timidité l’arrêtait, les paroles mouraient sur ses lèvres et la confidence était remplacée par un nouveau baiser… Et le lendemain il partait sans avoir rien dit.

Un jour, la vieille mendiante de la ville arriva à la ferme, et Emma, qui ne la laissait jamais passer devant la porte sans lui apporter de quoi se réconforter, alla lui chercher à boire et à manger. Alors, dans sa reconnaissance, la vieille lui parla du bien-aimé qui s’était embarqué pour l’Amérique et qui reviendrait au printemps ; et, tout en devisant, comme elle aimait à s’écouter, elle en vint à parler d’une femme que Kunt avait aimée autrefois, qui habitait la ville, avait de lui un enfant. Emma, à cette révélation, avait senti son cœur se briser et avait failli s’évanouir. Il lui sembla qu’elle allait mourir de honte et de chagrin. Puis, rassemblant tout son courage, elle écrivit à son fiancé, en Amérique, de ne pas revenir : elle ne pourrait plus être à lui maintenant, dût-elle en mourir.

Sa tante, comprenant son chagrin, la maria au brave fermier Johan Erson, qui du moins serait bon et plein d’égards pour elle. Il fut tout cela pour elle, en effet ; et elle cherchait, par reconnaissance, à être bonne pour lui, mais l’amour fut le plus fort. Elle fit ce qu’elle put, mais elle ne parvint pas à oublier son marin. À jamais, décidément, elle lui avait donné son cœur… Et peu de temps après, elle partit pour l’Amérique, laissant son mari et sa maison, pour aller retrouver son cher Knut.

M. de Geijerstam est revenu sur cette donnée, dans plus d’une de ses nouvelles. C’est tantôt Eisa Rundbeck, la riche héritière, qui a épousé un ancien capitaine des gardes et qui découvre, au milieu de son idylle à la campagne, que son mari a eu autrefois des amours de garnison dont elle n’avait jamais rien su : son bonheur s’écroule, toute sa vie semble brisée par l’amère désillusion, l’humiliation et le chagrin que lui cause cette découverte. C’est encore Mlle Hallin, dont les fiançailles sont rompues parce que son père a surpris son fiancé, le gai lieutenant Bergman, embrassant une servante, à la sortie d’un souper.

Dans une autre de ses nouvelles, l’auteur a voulu nous montrer la contre-partie de cette situation pour en dégager une thèse dans le goût de celle de M. Alexandre Dumas fils.

Une jeune fille, enfant unique d’un riche propriétaire vivant sur ses terres, a été amoureuse d’un gentilhomme, son voisin de campagne ; elle l’a même aimé avec un peu trop d’abandon, et trop tard elle découvre combien il est indigne d’elle. Elle refuse alors de l’épouser et le congédie avec indignation. Son père, qui a été absent et ignore toute cette aventure, lui présente à son tour un prétendant à sa main. C’est un banquier avec lequel il est en relation d’affaires. Elle le connaît un peu, elle se rappelle l’avoir rencontré autrefois dans un bal à Stockholm. C’est un viveur connu, dont les frasques amoureuses ont fait assez de bruit pour que des échos en soient parvenus jusqu’aux oreilles des jeunes filles. Ebba ne les ignore pas ; elle connaît même l’histoire d’une de ses anciennes maîtresses, dont il a eu plusieurs enfans.

Elle prend donc la résolution d’être franche avec lui, de lui avouer sa faute avec toutes ses conséquences, mais de réclamer pour elle la même indulgence, le même oubli du passé qu’elle consent à lui accorder. Mais aux premiers mots qu’elle prononce sur ce sujet, le prétendant l’arrête, lui ferme la bouche : son passé ne la regarde pas, c’est un livre qui doit rester fermé pour elle. Tout ce qu’elle a le droit d’exiger, c’est la fidélité dans le mariage ; à cet égard, il compte tenir strictement ses engagemens. Mais alors, quel droit a-t-il de connaître son passé à elle ? Pourquoi ce livre-là devrait-il lui être ouvert ? Duperie pour duperie ou réserve pour réserve, elle a tous les droits de taire son secret comme il tait le sien. Elle lui promet solennellement une fidélité dans le mariage égale à la sienne : là commencera la communauté. Pour ce qui est du passé, chacun gardera le sien : ce passé n’entrera pas dans leur nouvelle vie ; il n’a rien de commun avec le pacte qu’ils vont conclure pour l’avenir.

Sauf cette admission en principe de l’égalité des droits entre les sexes, M. de Geijerstam raille assez sévèrement les prétentions de la femme Scandinave à ce sujet, qui, dit-il, font naître une hypocrisie spéciale chez l’homme, augmentent la mésintelligence entre les sexes, et ajoutent aux difficultés du mariage. Après avoir montré les sévérités hypocrites des pères, les pruderies ridicules des mères, les exigences impossibles des filles et les sentimentalités rétrospectives des épouses, il établit qu’il en résulte une sorte de duperie générale et une véritable tyrannie.

Dans ses Récits du Juge de paix, il a réuni quatre petits contes d’un vif intérêt, fondés sur des faits réels dont il a recueilli tous les détails de la bouche d’un magistrat de ses amis. Ces faits se sont passés sur l’île d’Œland, parmi la population rustique qui vit isolée sur cette île, et que les glaces séparent du continent une bonne partie de l’année. L’intérêt de ces nouvelles se trouve ainsi, d’abord, dans l’authenticité des faits racontés ; mais il consiste aussi dans l’étude psychologique des caractères que l’auteur y a présentés. Ce ne sont pas de simples récits de crimes, comme semblerait l’indiquer l’intervention du juge de paix. Il y a crime ou délit, sans doute, dans chacune de ces histoires, et c’est par-là qu’elles sont arrivées à la connaissance de la justice ; mais dans le récit qu’en fait M. de Geijerstam, elles deviennent de vraies peintures de mœurs. Il semble que l’auteur suédois ait emprunté à Mérimée son art d’analyser, de mettre en scène avec tant de vie et de naturel certains entraînemens criminels. Comme l’auteur de Colomba, il nous montre l’effet d’une nature et d’un milieu spéciaux sur une population paisible et rustique ; il nous fait voir comment l’idée du crime, lorsqu’elle pénètre par hasard dans un de ces cerveaux, le possède et le domine avec l’obsession de l’idée fixe, comment les contrastes et les extrêmes des caractères donnent à des êtres naturellement doux une férocité terrible, une fois les passions excitées. La résolution froide, le mépris de la vie humaine avec lesquels le forfait est alors commis, sous la contrainte de cette obsession, lui donnent un étrange et tragique caractère de sauvagerie. Telle est, par exemple, la passion homicide qui s’empare de la fermière Ingrid, l’héroïne d’Un Parricide, et qui lui donne cette sauvagerie, ce pouvoir de fascination sur son entourage, au moyen desquels elle parvient à amener son amant et ses fils à exécuter, presque malgré eux, le crime qu’elle a médité toute sa vie.

C’est dans des récits de ce genre que se révèle le plus complètement le remarquable talent de conteur de M. de Geijerstam. M. de Geijerstam est auteur dramatique en même temps que romancier ; il a lui-même tiré de ses romans des pièces de théâtre. L’une d’elles, une émouvante histoire de meurtre, a été traduite par M. Prozor et a fait partie du répertoire du théâtre de l’Œuvre. Dans une autre, Jean Anders (1894), il a voulu, selon les traditions de l’école réaliste, et ainsi que l’avaient fait avant lui Auguste Boudeson (le Grand Lars) et Fraus Hedberg (Esprits durs) nous montrer le paysan suédois dans sa vraie nature, dépouillée des sentimentalités du romantisme, c’est-à-dire non pas simple, plein de bonhomie, laborieux et pieux, mais rusé, égoïste, querelleur et stupidement entêté.


III. — LE ROMAN PSYCHOLOGIQUE ET LE ROMAN IDÉALISTE. — MM. O. LEVERTIN ET V. DE HEIDENSTAM

En 1890, paraissait à Stockholm un petit livre qui faisait un certain bruit dans le monde des lettres. C’était une spirituelle satire des tendances et du ton de la littérature du jour. Les auteurs, MM. Oscar Lévertin et Verner de Heidenstam, imaginaient une nouvelle : le Mariage de Pépita, la cigarettière, écrite selon toutes les formules naturalistes — coins de nature, documens humains, développement physiologique, entraînemens instinctifs et fatalités héréditaires, — et leur livre n’était qu’une minutieuse critique de cette nouvelle imaginaire. MM. Levertin et de Heidenstam aboutissaient à cette conclusion, que le naturalisme suédois avait fait son temps. Ils en reconnaissaient tous les mérites, surtout comme réaction contre les excès du romantisme, mais ils croyaient son rôle terminé. L’engouement pour le fait physiologique avait enfin passé de mode. On était las aussi des apothéoses de l’instinct, des excitations à la révolte de l’individu contre la société. Un retour vers l’idéalisme s’opérait par degrés. Les deux critiques affirmaient en outre que le naturalisme n’avait jamais réussi à s’acclimater complètement en Suède. Les Russes, les Norvégiens en avaient fait un réalisme à eux, l’avaient identifié à leur génie littéraire : en Suède, il était resté la spécialité d’une école ou plutôt de certaines individualités. Décidément, le tempérament des Suédois pas plus que leurs convictions ne les poussaient de ce côté. Leur âme, plutôt méditative qu’expansive, s’intéresserait toujours davantage à l’idée suggérée par un objet qu’à cet objet lui-même.

Bref, il fallait s’attendre à un changement. Mais auquel ? voilà ce que les jeunes écrivains ne précisaient pas. Nos deux auteurs ne s’engageaient à rien à cet égard. M. de Heidenstam parlait seulement d’un retour aux aspirations idéales de la Renaissance, à la pureté classique de l’antiquité, à la « joie de vivre » des épicuriens, à la sublime résignation des stoïciens. Il faisait même un pas de plus, et déclarait préférer un miracle de Lourdes raconté avec âme, aux plus fidèles reproductions des réalités quotidiennes. M. Levertin, de son côté, parlait de préoccupations psychologiques et morales. Mais rien de tout cela n’était très net ; et pour se renseigner sur les théories littéraires de MM. Levertin et de Heidenstam, force était de les attendre à l’œuvre. Leurs aspirations répondaient au sentiment général ; la réaction par eux annoncée était réellement dans l’air : il ne restait plus qu’à la voir se traduire par des faits.

Et de fait, quelques mois après l’apparition de Pepita, M. Levertin publiait un grand roman, les Ennemis de la vie, une étude psychologique dans le genre des romans de MM. Paul Bourget et Edouard Rod.

M. Levertin s’était fait connaître déjà comme un de nos meilleurs poètes lyriques. Il avait montré dans ses vers une prédilection manifeste pour les sujets du moyen âge. Il semblait se complaire surtout dans les cimetières, les cloîtres, les vieilles ruines au clair de lune. Il chantait l’amour et la mort, le dieu à la torche renversée et celui qui promène triomphalement son flambeau. Sa nuise était décidément triste, mais sa tristesse n’avait rien du pessimisme moderne, rien non plus de werthérien ni de byronien. Il avait fait une étude spéciale des vieux poètes français, et semblait s’en inspirer.

Son roman les Ennemis de la vie ne laisse pas d’être aussi assez mélancolique. Une impression de tristesse s’en dégage dès les premières pages, et jusqu’au bout nous poursuit. L’action est des plus simples. Tout se meut autour de trois ou quatre personnages. Les faits sont secondaires : seul importe le développement psychologique des caractères.

Otto Imhoff est un jeune publiciste engagé dans le journalisme. Il est rédacteur en chef d’un journal libéral. Ses opinions politiques, plutôt radicales, contrastent avec son tempérament aristocratique, sa nature raffinée, ses goûts élégans. Il est fils d’un riche industriel suédois et d’une Française. C’est de sa mère qu’il tient sa nature fine, enthousiaste, prime-sautière, connue aussi son extrême sensibilité, son tempérament nerveux, ses idées démocratiques. Une telle nature est peu faite pour supporter les luttes politiques, pour vivre dans l’atmosphère surchauffée du journalisme, au milieu des haines, des jalousies, des intolérances. Tout son être moral en est bientôt meurtri. Il s’irrite de ces mœurs, de ces tiraillemens. Il s’exagère les affronts de ses adversaires, prend sa part de toutes les souffrances, des injustices qu’il constate autour de lui, et se désespère à la pensée qu’il ne peut rien pour secourir les opprimés qu’il a poussés à la révolte. Il prend pour des attaques personnelles l’opposition qu’on fait à ses idées, à ses principes. Cette persécution s’incarne surtout à ses yeux dans la personne de son adversaire, le journaliste conservateur Hessler, personnage très influent et membre de la Chambre haute. La polémique que celui-ci mène contre le journal libéral prend dans l’imagination d’Imhoff des proportions démesurées ; il se croit personnellement dénoncé à la vindicte publique, attaché au pilori de l’opinion. Il vit dans un état maladif d’inquiétude et de surexcitation. De là à l’idée fixe, à la manie de la persécution, il n’y a qu’un pas : Imhoff est très près de le franchir.

La seule planche de salut est l’affection, l’influence calmante de sa fiancée. De cette fiancée, Annie Hörlin, M. Levertin a fait un adorable portrait. C’est la vraie femme, avec toute l’abnégation de son dévouement, la douceur de son affection, la lucidité de son esprit guidé par son cœur, l’influence consolante, apaisante, fortifiante, de son amour. Selon l’usage suédois, les fiancés se voient constamment. Annie va librement chez Imhoff, dans son appartement de garçon. Lui, de son côté, vient librement chez elle. Orpheline, vivant seule avec une tante, elle est employée comme caissière dans une compagnie d’assurances. Lorsqu’elle sera arrivée au terme de son engagement, en automne, ils se marieront. En attendant, elle s’arrange pour le laisser seul le moins possible. Elle va le chercher à son journal en sortant de son bureau. Ils dînent ensemble, vont au théâtre ou se promènent. Elle passe sa soirée à calmer les amertumes, à dissiper les, nuages qui se sont amassés en lui pendant la journée. Elle sent que c’est une lutte à mort entre elle et cette idée fixe, cette exaltation nerveuse de son fiancé, qui menacent leur bonheur à tous deux. Elle est le bon génie qui rétablit l’équilibre dans son âme. Seule elle parvient à l’arracher aux cauchemars qui le tourmentent. Les Ennemis de la vie, ce sont les haines, les jalousies, les rancunes, les acharnemens, les passions des hommes. La suprême consolation, c’est la femme avec son profond amour, son dévouement sans bornes.

Mais les influences mauvaises finissent par triompher. Annie est appelée soudainement auprès de sa tante, qui, durant une visite chez des parens à la campagne, est tombée malade. Il y a là pour elle un nouveau devoir à remplir : elle part en prenant congé de son fiancé à la gare ; elle lui met dans la poche une longue lettre, qu’il doit lire en son absence pour y puiser du courage, de la patience et du calme. Malheureusement, en rentrant chez lui, au lieu de lire la lettre, Imhoff se met à lire les journaux. Les passions renaissent, les fureurs se déchaînent ; l’idée fixe le ressaisit, avec toutes ses horreurs et ses hallucinations. Il se promène toute la nuit, la lettre de sa fiancée dans sa poche ; le trouble augmente en son âme, et dans son cerveau la folie s’installe. Le lendemain matin, encore en proie aux démons qui le possèdent, il veut se rendre au journal. En sautant dans le tramway qui passe devant sa porte, son regard rencontre tout à coup celui de son ennemi Hessler, debout sur le trottoir à deux pas de lui. La stature de cet homme semble soudain grandir, prendre des proportions gigantesques, se perdre dans les nuages. Son regard sardonique s’abat sur Imhoff. Celui-ci sent comme s’il recevait un coup de massue sur la tête. Il s’affaisse, foudroyé d’un transport au cerveau, et roule à terre au moment même où le lourd véhicule se remet en marche. C’est Hessler qui le relève, le fait transporter chez lui, et se dévoue à le soigner. Mais il meurt sans reprendre connaissance et avant l’arrivée de sa fiancée.

Cette courte analyse est impuissante à donner l’idée d’un roman dont tout l’intérêt se concentre dans le jeu intime des âmes, dans l’intensité des sentimens exprimés. Cette folie qui naît et grandit chez Imhoff, les combats que livre sa fiancée Annie aux cauchemars de son cerveau, les alternatives de sérénité et de fureur par lesquelles passe son âme, voilà tout le roman.


M. Verner de Heidenstam, déjà connu par un roman très lu, Endymion, — dans lequel il avait mis en contraste la suprême quiétude, la simple joie de vivre de l’Orient, avec les agitations, les incohérences et les tourmens de l’âme occidentale, — par des récits de voyage et d’esthétique, par plusieurs recueils de vers, qui révélaient en lui une vraie nature de poète et un talent original, faisait de son côté un pas de plus dans ce mouvement de réaction idéaliste. Il aboutissait à l’allégorie, au symbolisme. Son nouveau roman, Hans Alienus est une parabole, le rêve d’un philosophe et d’un poète, interprété au moyen de mythes et de symboles. Il rappelle par certains côtés l’épopée mystique de Milton ; par d’autres il rappelle le rêve philosophique de Goethe, de Byron. Certains traits lui sont, au contraire, particuliers. Ainsi les vers s’intercalent partout dans la prose ; la réalité s’enchevêtre dans l’allégorie, au point qu’elles se confondent, que le rêve revêt parfois les formes de la réalité, et que la réalité se perd dans le rêve.

Des mythes, des symboles, du mystère et de la philosophie encadrés dans des peintures réelles, des préoccupations d’idéal et de spiritualité, voilà les procédés de M. Verner de Heidenstam ; le culte du beau sous toutes ses formes, voilà son esthétique ; la joie de vivre, la joie idéale, insouciante, dont l’homme a besoin comme la plante a besoin du soleil, cette joie qui est le soleil de l’âme et la fait s’épanouir comme la fleur s’épanouit à la lumière, voilà le dernier mot de ses aspirations philosophiques. « Et, dit-il, on a le bonheur que l’on s’imagine avoir. » L’imagination peut faire de la vie un sourire ; c’est le savoir qui en fait une vallée de larmes. Pour arriver à la béatitude, il faut moins se préoccuper de connaître et jouir davantage d’être ; estimer ce qu’elle vaut chaque minute de l’existence, qui n’est ni le passé, ni l’avenir, mais la seule qui soit à nous ; ne pas oublier de vivre à force de chercher à connaître le pourquoi de la vie ; ne pas se glorifier de la somme de ses connaissances positives, jusqu’à en oublier la gloire du soleil et du printemps, jusqu’à passer à côté du bonheur, pour avoir voulu se rendre compte de son essence. Cette vérité, la Grèce et l’Orient l’avaient comprise : Hafed et Umballa, deux frères, veulent tous deux retrouver la bague du Grand-Mogol, qui s’est égarée. Le prince a promis de combler d’honneurs et de richesses celui qui la rapporterait, et de lui donner la main de la princesse, sa fille. Hafed remue ciel et terre pour la trouver ; Umballa reste couché à la porte du bazar, où le soleil lui réchauffe le dos. Une vieille esclave lui offre un sou pour aller vider son panier d’ordures. Facile moyen de gagner son déjeuner ! Il va vider le panier ; .. et la bague roule à terre avec un trognon de chou.

De même, ce petit pâtre du mont Hymète qui, couché sur la colline par un beau jour de printemps, tire de sa flûte quatre notes joyeuses, pendant que tout Athènes se précipite à l’Agora, pour entendre expliquer par un philosophe stoïcien le secret de la vie heureuse. La flûte du petit pâtre, à elle seule, lui en a dit plus long.

Qu’importent, en vérité, la science, les richesses, la renommée, quand l’amour et le rêve suffisent si délicieusement à remplir la vie ? Abdoula, le nègre du Soudan, sait qu’en jetant trois pierres dans le puits qui est sous la statue d’Isis, au moment même où la lune touchera l’eau de son reflet, il est assuré de voir exaucer trois de ses souhaits. Accroupi aux pieds de la déesse, au milieu des sombres ruines de temples et de palais, il guette le passage de la lune an zénith, l’instant où elle dardera sa, douce lumière jusqu’au fond du puits. Il tient ses trois pierres. En jetant la première, il souhaitera d’être aimé de Fatma ; en jetant la seconde, de devenir chef de sa tribu ; en jetant la troisième, de vivre longtemps. Soudain un rayon d’argent effleure la surface de l’eau, et la première pierre tombe au fond du puits. Alors Abdoula, le cœur en joie, la face illuminée, rentre dans son village, oubliant, dans son bonheur, les deux autres pierres. Que lui importent puissance et longue vie, puisque Fatma déjà l’aime ?

Cependant tout en prêchant l’insouciance et la quiétude orientales, M. de Heidenstam ne manque pas lui-même d’aller au fond des choses, de voir et de déplorer tout le mal dont nous souffrons. Et malgré tout son épicurisme et toute sa quiétude orientale, au fond c’est un pur Scandinave, un vrai Suédois, d’une âme à la fois aventureuse et contemplative, active et mélancolique, mystique et incrédule, rêveuse et pratique.

Le héros de son roman : Hans Alienus est le fils d’un savant professeur suédois, sceptique et misanthrope, et d’une belle Italienne légère et dévote, qui, avant de se marier, a mené longtemps une joyeuse vie. Leur union a été de courte durée, tout juste assez longue pour que leur fils ait eu le temps de naître. Le père, laissant sa femme poursuivre à Rome une vie de plaisirs, a enlevé son fils et est revenu avec lui à Stockholm où il a vécu depuis en solitaire, plongé dans ses livres. Hans a grandi dans cette solitude. D’un esprit trop indépendant pour s’accommoder d’aucune école, il passe son temps dans la bibliothèque de son père, lisant à tort et à travers tout ce qui lui tombe sous la main, et vivant dans le monde de rêves que lui ont créé ses lectures et l’isolement de sa pensée. Mais au milieu de ces rêves se pose soudain une question : Quel est le but de l’existence ? Est-ce à la seule fin de mener la vie qu’ils mènent, que son père et lui sont nés ? Accumuler des connaissances pour les voir s’effondrer dans l’anéantissement de la mort ou la perte de la mémoire, est-ce là le but dernier ? Traverser la vie sans une joie, dans un labeur incessant, pour aboutir à la sécheresse du cœur, au mépris de ses semblables, à l’indifférence et à la solitude éternelles, est-ce là le dernier mot de la destinée de l’homme ? Non ! Son père s’est trompé : il a pris le moyen pour la fin. Peut-être sa mère a-t-elle, après tout, choisi le meilleur lot ? Hans ira s’en assurer. Et il part pour Rome.

Le voilà bientôt menant une vie de gaîté et de plaisirs, au milieu d’un monde cosmopolite dont il devient l’enfant gâté. De la joie à tout prix ! voilà sa devise. Il a trouvé le but de la vie : être heureux ! En compagnie de jeunes gens et de jeunes filles de son monde, il fonde une société secrète, dont tous les membres doivent s’engager sur l’honneur à ne jamais tolérer une pensée triste, à ne jamais se laisser envahir par l’ennui ou le chagrin, à maintenir intacte en eux la gaîté de cœur. Chaque fois qu’un d’eux faillira à l’épreuve, se laissera vaincre par l’humeur chagrine, il donnera un gage. Et celui qui, à la fin de l’année, au prochain carnaval, se trouvera avoir versé le plus de ces gages devra organiser à ses frais une brillante mascarade : une procession qui célébrera le triomphe de l’humanité.

C’est Hans lui-même, le plus gai de tous au commencement, qui se voit condamné à payer cette amende : à mesure que le terme approchait ses gages s’étaient accumulés. Car un vide tous les jours plus profond s’était creusé dans son cœur, au milieu de ces plaisirs ! Un atroce ennui lui était venu de ces fêtes continuelles ! Il les fuyait maintenant, las jusqu’à l’écœurement. Il se réfugie au Vatican. Il a obtenu l’autorisation de travailler à la bibliothèque. Il prépare une étude sur l’origine et le développement de la musique ecclésiastique. Il fréquente les églises. Les splendeurs de ce culte de pompes et de symboles l’attirent ; les magnificences, les sublimes grandeurs d’une messe pontificale le remplissent d’enthousiasme. Mais bientôt, de nouveau, le vide se fait dans son cœur. Ses angoisses augmentent. Il parcourt la Ville éternelle, étudie les monumens, veut vivre dans le passé, dans le monde des anciennes gloires. Redevenant Hans Alienus, Hans l’Étranger, le Solitaire qui n’a pas de foyer, ni d’amis, il va à l’encontre des siècles, se réfugie vers les mondes qui ont été avant Rome. Sous la conduite de la déesse de la vengeance, Tisiphone, qui est aussi celle du souvenir, il traverse, il visite la Grèce et l’Egypte, Babylone et Ninive. Il vit de la vie joyeuse de l’Attique sur les plages ensoleillées, auprès des sources enchantées coulant à l’ombre des platanes ; de la vie des Pharaons dans les barques fleuries, qui descendent le Nil ; de la vie de Sardanapale, dans la jouissance effrénée des sens.

Une nuit, dans le désert, et tandis qu’il suivait des yeux les mondes innombrables roulant à travers le ciel, il eut une vision. Il vit le Père Éternel, sur son char de lumière, parcourant l’espace infini. A ses pieds étaient couchés les deux jumeaux Dionysos et Jésus. Les deux frères divins, chacun d’un côté du char lumineux, contemplaient en silence ces mondes sans nombre, qui défilaient devant leurs yeux. De tous ces mondes brillans, montaient jusqu’à eux des sons de joie, des chants d’allégresse, des hymnes de louange. De la petite terre seule, leur arrivaient des voix lamentables, des cris de désespoir, des pleurs et des sanglots. Dionysos leva sa tête aux boucles d’or, et d’un regard étonné interrogea son Père. Mais Jésus doucement l’attira vers lui, et murmura dans un soupir :

— Ils n’ont pas su, vois-tu, attendre l’accomplissement des temps. Ils croient par leur sagesse pouvoir s’élever à un bonheur qui n’est pas de leur sphère.

— J’irai du moins leur apprendre comment ils peuvent attendre ! dit Dionysos. Il y a des joies terrestres qui pourraient leur faire oublier leurs maux.

Et Jésus le laissa partir.

Parvenu sur la terre, Dionysos coupa une branche de vigne et s’en fit une couronne. C’était le signal auquel devait le reconnaître son frère. Il envoya à Jésus une couronne de roses, qui le ferait reconnaître à son tour. Et puis Dionysos parcourut la terre, la fécondant sous ses pas. La vie éclatait partout ; la mer caressait doucement les plages ; le soleil animait les collines ; les treilles se couvraient de grappes vermeilles, les champs d’épis dorés. Jusque sur la branche de vigne qui ceignait la tête du dieu, poussèrent des grappes légères qui dansaient sur son front. De tous côtés des bandes joyeuses venaient escorter le char de Bacchus. Les nymphes et les satyres sortaient des bois pour le fêter. Tous puisaient dans son regard la joie de vivre, l’oubli de leurs maux. Et l’humanité souffrante, voyant cette joie divine, crut un moment que le bonheur était dans l’ivresse des sens. Mais bientôt, dominant le bruit de ces réjouissances, sortit de nouveau de tous les coins de la terre, des cités, des monts et des vallons, l’écho de l’humaine tristesse, l’écho des pleurs et des sanglots.

Alors Jésus descendit sur notre planète. Il chercha vainement son frère. Partout où il le demandait, des gémissemens répondaient ; des mères avaient perdu leurs filles ; les hommes ne rentraient plus au foyer. Les joies de Dionysos semblaient avoir fait naître de nouvelles misères. Jésus souffrait de toutes ces peines. Dans sa douleur, les roses tombèrent de sa couronne : il n’en resta que les épines, qui maintenant perçaient son front. Des gouttes de sang se mêlaient aux larmes qu’il versait sur ces souffrances humaines. Et l’humanité, voyant cette divine tristesse, crut alors que la joie ne pouvait naître que des larmes.

Ressembler au Christ, aimer les hommes comme il les a aimés, voilà donc le but de la vie. Telle est la conclusion à laquelle arrive Dans Alienus. Il a trouvé que les joies de Dionysos ne suffisaient pas à remplir l’existence ; que la recherche de la vérité conduisait au doute ; que le culte du beau demeurait stérile. Seule la Charité peut donner la paix du cœur. Hans Alienus revient donc auprès de son père. Il est maintenant aussi vieux que lui. Toutes ses illusions sont restées en route. Il a brisé son idole, renié son ancienne croyance dans l’Eudémonie hellénique. Il les remplacera par la foi en l’humanité et par la résignation. Désormais le père et le fils se comprennent. Par des chemins différens, la vie les a conduits au même point. Le culte de la science et du savoir n’a pas donné plus de satisfaction à l’un que le culte du beau et la joie de vivre n’en ont procuré à l’autre. Telle est l’idée philosophique qui se dégage du livre de M. de Heidenstam. Mais la philosophie de l’œuvre est loin d’être l’œuvre entière. C’est tout au plus le fil conducteur qui la traverse et que j’ai essayé d’indiquer. Le reste échappe, en grande mesure, à l’analyse. On ne peut résumer ces tableaux de civilisations anciennes, ces rêves, ces visions, ces allégories, ces paraboles dont le livre est tout rempli.

Aussi bien la valeur d’une œuvre semblable dépend-elle moins de l’idée philosophique que l’auteur a voulu exprimer que de la force créatrice par laquelle il a pu donner la vie à ses visions, faire revivre le passé, nous faire oublier qu’il nous transportait à côté et au-dessus du réel. M. de Heidenstam donne souvent cette illusion, mais il n’y parvient pas toujours. A côté de tableaux réellement beaux, de scènes très vivantes, de paysages charmans, de détails très finement observés, il y a chez lui des pages sibyllines, des mythes obscurs, des passages où l’extraordinaire, l’imprévu, occupent une place trop grande, des oracles de pythonisse dont le sens échappe. Il faut ajouter pourtant que ces abstractions, ces singularités, ces obscurités ne sont jamais tout à fait choquantes. C’est que, dans le plus libre élan de ses pensées, l’auteur ne s’est jamais détaché de son héros. Ce sont les chagrins, les révoltes, les aspirations, les sensations de Hans Alienus qu’il met dans son œuvre. Lui seul nous intéresse : ce sont ses confidences volontaires ou involontaires qui donnent à son rêve la sensation du vrai.


CONCLUSION

Pour compléter cet aperçu du mouvement littéraire suédois, il aurait fallu, à côté des œuvres que nous venons d’examiner, placer celles de romanciers tels que Ernest Ahlgren, Nordensvan, Stella Klève, Alfhild Agrell, Anna Wallenberg, parmi les réalistes ; de Tor Hedberg, Axel Lundegàrd, Beckström, Sigurd Snorre, Armanda Kerfstedt, Mathilda Roos, Selma Lagerlöf, parmi ceux qui montrent plutôt des tendances idéalistes.

Mme Victoria Benedictsson, qui écrivait sous le nom d’Ernest Ahlgren, a été, par sa vie autant que par ses ouvrages, une personnalité intéressante. Mariée très jeune à un inspecteur des postes plus âgé qu’elle de vingt ans, elle vécut obscurément jusqu’à sa trente-troisième année dans un petit village du midi de la Suède. D’une santé délicate, atteinte d’un terrible mal chronique qui la tourmentait par intervalles fréquens, elle passa cette première partie de sa vie dans l’isolement complet, livrée à ses propres pensées, parmi lesquelles se faisait jour déjà un sentiment de révolte contre sa destinée, contre les conditions de sa vie, contre l’oppression de son milieu. Déjà, elle méditait le projet décrire, de déverser dans un roman tout ce qui débordait de son cœur, de sortir par la fiction des ténèbres qui l’entouraient. C’était une de ces âmes fiévreuses, impuissantes contre elles-mêmes, que la verve saisit par secousses, qu’une sensibilité maladive pousse à s’exagérer la douleur comme la joie ; natures faites de contrastes et de soubresauts, qui, sentant en elles-mêmes toutes les passions, sont spécialement douées pour les décrire. Enfin cette révolte qui grondait en elle éclata. Un beau jour, sans préparation ni prétexte, elle quitta sa maison, son mari, tous les siens, rompit avec la vie régulière, et s’en alla de par le monde, seule, prétendant jouir de la vie. Elle se mit alors à écrire et arriva vite à la célébrité. Une série de romans : En séance, l’Argent, Marianne, révélèrent en elle des dons au-dessus de la moyenne. Elle prenait parti contre le mariage, contre le ménage surtout et la part qui y est faite à la femme, contre une morale taillée sur le même modèle pour tous les tempéramens et qui étouffe tout sentiment individuel, contre des lois sociales qu’elle déclarait fondées sur des préjugés héréditaires.

Plus tard, elle écrivit en collaboration avec M. Lundegard, jeune romancier qui s’est fait un nom parmi les romanciers qui aspirent à un retour vers l’idéalisme. Mais les douleurs physiques dont elle continuait à souffrir, et surtout la terrible oppression morale, la déprimante et irrésistible mélancolie qui en résultait, eurent finalement raison de son courage et de sa force d’âme. Ce qu’elle avait pu supporter dans son village lui parut tout à coup insupportable, au milieu de la liberté et de la célébrité qu’elle s’était désormais acquises. Elle se tua, à peine âgée de quarante ans. Sa correspondance publiée récemment, et une notice biographique que lui a consacrée Mlli Ellen Key, n’ont pas réussi à éclairer complètement ce caractère original, prime-sautier et contradictoire, que les souffrances physiques et morales finirent par obscurcir, sans jamais parvenir à l’aigrir.

Le roman de M. Tor Hedberg, Judas, est une curieuse étude psychologique, un essai de réhabilitation de l’archi-traître de l’Evangile, par une nouvelle théorie sur les mobiles de son action. C’est une œuvre bizarre et qui mériterait bien aussi un examen plus détaillé. De même, le roman symbolique de Mlle Selma Lagerlöf, qui a tiré un heureux parti des vieilles légendes, des croyances populaires de sa province natale, le Vermland. Sa Saga de Gustave Berling est animée d’une vie intense ; le légendaire et le réel s’y mêlent et s’y enchevêtrent, et semblent s’éclairer mutuellement d’une forte lumière. De même encore l’œuvre considérable de M. G. Nordensvan : théâtre, roman, critique littéraire ; le roman de famille de Mme Armanda Kerfstedt ; les nouvelles paysannes de M. Edouard Beckström. Toutes ces œuvres seraient intéressantes à étudier. Mais une telle étude nous entraînerait au-delà des limites de cette esquisse.

Au surplus, les quelques individualités littéraires que j’ai essayé de faire connaître, et qui sont caractéristiques dans les différens genres de la littérature contemporaine, auront suffisamment indiqué les tendances actuelles du roman suédois. Ainsi l’on a pu voir naître le naturalisme sous l’influence de courans venant du dehors. Ce naturalisme est d’ailleurs mêlé de romantisme, d’idées abstraites, de polémique politique et sociale. Sous l’impulsion d’une personnalité marquante, d’un caractère ardent et combatif, d’un talent original et puissant, en même temps qu’un peu déséquilibré, il est devenu surtout antimoral, antireligieux, presque anarchiste. La réaction contre le radicalisme pieux et vertueux du milieu environnant a été poussée à l’extrême ; le roman naturaliste suédois est allé tout droit jusqu’à la révolte contre tout principe social et moral capable d’imposer une contrainte au penchant naturel.

Des excès mêmes de cette tendance est résultée une réaction idéaliste. L’apothéose des sens et des instincts a fait renaître le besoin des choses de l’Ame, la curiosité des phénomènes supérieurs de la vie morale. Le parti pris de mépriser tout idéal a disparu pour faire place à des préoccupations psychologiques et morales, au dessein de relever l’être humain à ses propres yeux, de le montrer moins esclave de ses sens, capable enfin de maîtriser ses passions. L’idée du devoir a reparu, en opposition avec les entraînemens de l’instinct ; l’imagination a repris ses droits à côté des sensations ; la moralisation de l’être humain par la domination des désirs a remplacé l’idée de son émancipation de toute entrave morale ou religieuse. Ce néo-idéalisme, qui a fait son apparition il y a quatre ou cinq ans, est encore incertain de sa voie et peu sûr de ses croyances. Il s’essaie dans l’analyse psychologique, dans l’allégorie et le symbolisme ; mais le fond de sa philosophie reste confus, sa foi est indécise. Il flotte entre une sorte de panthéisme, un christianisme mystique et une religion humanitaire, et il éprouve l’inconvénient de s’être plongé sans foi bien précise dans des études que la foi peut seule féconder.


O. G. DE HEIDENSTAM.

  1. Voyez la Revue du 15 juin et du 1er juillet.
  2. Voir, sur Sophie Kovalevsky, l’article d’Arvède Barine dans la Revue du 1er mai 1894.