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Le Rouge et le Noir/Chapitre LI

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 366-371).

LI

La Note secrète.

Car tout ce que je raconte, je l’ai vu ; et si j’ai pu me tromper en le voyant, bien certainement je ne vous trompe point en vous le disant.
Lettre à l’Auteur.

Le marquis le fit appeler ; M. de La Mole semblait rajeuni, son œil était brillant.

— Parlons un peu de votre mémoire, dit-il à Julien, on dit qu’elle est prodigieuse ! Pourriez-vous apprendre par cœur quatre pages et aller les réciter à Londres ? mais sans changer un mot !…

Le marquis chiffonnait avec humeur la Quotidienne du jour, et cherchait en vain à dissimuler un air fort sérieux et que Julien ne lui avait jamais vu, même lorsqu’il était question du procès Frilair.

Julien avait déjà assez d’usage pour sentir qu’il devait paraître tout à fait dupe du ton léger qu’on lui montrait.

— Ce numéro de la Quotidienne n’est peut-être pas fort amusant ; mais, si monsieur le marquis le permet, demain matin j’aurai l’honneur de le lui réciter tout entier.

— Quoi ! même les annonces ?

— Fort exactement, et sans qu’il y manque un mot.

— M’en donnez-vous votre parole ? reprit le marquis avec une gravité soudaine.

— Oui, monsieur, la crainte d’y manquer pourrait seule troubler ma mémoire.

— C’est que j’ai oublié de vous faire cette question hier : je ne vous demande pas votre serment de ne jamais répéter ce que vous allez entendre ; je vous connais trop pour vous faire cette injure. J’ai répondu de vous, je vais vous mener dans un salon où se réuniront douze personnes ; vous tiendrez note de ce que chacun dira.

Ne soyez pas inquiet, ce ne sera point une conversation confuse, chacun parlera à son tour, je ne veux pas dire avec ordre, ajouta le marquis en reprenant l’air fin et léger qui lui était si naturel. Pendant que nous parlerons, vous écrirez une vingtaine de pages ; vous reviendrez ici avec moi, nous réduirons ces vingt pages à quatre. Ce sont ces quatre pages que vous me réciterez demain matin au lieu de tout le numéro de la Quotidienne. Vous partirez aussitôt après ; il faudra courir la poste comme un jeune homme qui voyage pour ses plaisirs. Votre but sera de n’être remarqué de personne. Vous arriverez auprès d’un grand personnage. Là, il vous faudra plus d’adresse. Il s’agit de tromper tout ce qui l’entoure ; car parmi ses secrétaires, parmi ses domestiques, il y a des gens vendus à nos ennemis, et qui guettent nos agents au passage pour les intercepter.

Vous aurez une lettre de recommandation insignifiante.

Au moment où Son Excellence vous regardera, vous tirerez ma montre que voici et que je vous prête pour le voyage. Prenez-la sur vous, c’est toujours autant de fait, donnez-moi la vôtre.

Le duc lui-même daignera écrire sous votre dictée les quatre pages que vous aurez apprises par cœur.

Cela fait, mais non plus tôt, remarquez bien, vous pourrez, si Son Excellence vous interroge, raconter la séance à laquelle vous allez assister.

Ce qui vous empêchera de vous ennuyer le long du voyage, c’est qu’entre Paris et la résidence du ministre, il y a des gens qui ne demanderaient pas mieux que de tirer un coup de fusil à M. l’abbé Sorel. Alors sa mission est finie et je vois un grand retard ; car, mon cher, comment saurons-nous votre mort ? Votre zèle ne peut pas aller jusqu’à nous en faire part.

Courez sur-le-champ acheter un habillement complet, reprit le marquis d’un air sérieux. Mettez-vous à la mode d’il y a deux ans. Il faut ce soir que vous ayez l’air peu soigné. En voyage, au contraire, vous serez comme à l’ordinaire. Cela vous surprend, votre méfiance devine ? Oui, mon ami, un des vénérables personnages que vous allez entendre opiner est fort capable d’envoyer des renseignements, au moyen desquels on pourra bien vous donner au moins de l’opium, le soir, dans quelque bonne auberge où vous aurez demandé à souper.

— Il vaut mieux, dit Julien, faire trente lieues de plus et ne pas prendre la route directe. Il s’agit de Rome, je suppose…

Le marquis prit un air de hauteur et de mécontentement que Julien ne lui avait pas vu à ce point depuis Bray-le-Haut.

— C’est ce que vous saurez, monsieur, quand je jugerai à propos de vous le dire. Je n’aime pas les questions.

— Ceci n’en était pas une, reprit Julien avec effusion ; je vous le jure, monsieur, je pensais tout haut, je cherchais dans mon esprit la route la plus sûre.

— Oui, il paraît que votre esprit était bien loin. N’oubliez jamais qu’un ambassadeur, et de votre âge encore, ne doit pas avoir l’air de forcer la confiance.

Julien fut très mortifié, il avait tort. Son amour-propre cherchait une excuse et ne la trouvait pas.

— Comprenez donc, ajouta M. de La Mole, que toujours on en appelle à son cœur quand on a fait quelque sottise.

Une heure après, Julien était dans l’antichambre du marquis avec une tournure subalterne, des habits antiques, une cravate d’un blanc douteux, et quelque chose de cuistre dans toute l’apparence.

En le voyant, le marquis éclata de rire, et alors seulement la justification de Julien fut complète.

Si ce jeune homme me trahit, se disait M. de La Mole, à qui se fier ? et cependant quand on agit, il faut se fier à quelqu’un. Mon fils et ses brillants amis de même acabit ont du cœur, de la fidélité pour cent mille ; s’il fallait se battre, ils périraient sur les marches du trône, ils savent tout… excepté ce dont on a besoin dans le moment. Du diable si je vois un d’entre eux qui puisse apprendre par cœur quatre pages et faire cent lieues sans être dépisté. Norbert saurait se faire tuer comme ses aïeux, c’est aussi le mérite d’un conscrit…

Le marquis tomba dans une rêverie profonde : Et encore se faire tuer, dit-il avec un soupir, peut-être ce Sorel le saurait-il aussi bien que lui…

— Montons en voiture, dit le marquis comme pour chasser une idée importune.

— Monsieur, dit Julien, pendant qu’on m’arrangeait cet habit, j’ai appris par cœur la première page de la Quotidienne d’aujourd’hui.

Le marquis prit le journal. Julien récita sans se tromper d’un seul mot. Bon, dit le marquis, fort diplomate ce soir-là ; pendant ce temps ce jeune homme ne remarque pas les rues par lesquelles nous passons.

Ils arrivèrent dans un grand salon d’assez triste apparence, en partie boisé et en partie tendu de velours vert. Au milieu du salon, un laquais renfrogné achevait d’établir une grande table à manger, qu’il changea plus tard en table de travail, au moyen d’un immense tapis vert tout taché d’encre, dépouille de quelque ministère.

Le maître de la maison était un homme énorme, dont le nom ne fut point prononcé ; Julien lui trouva la physionomie et l’éloquence d’un homme qui digère.

Sur un signe du marquis, Julien était resté au bas bout de la table. Pour se donner une contenance, il se mit à tailler des plumes. Il compta du coin de l’œil sept interlocuteurs, mais Julien ne les apercevait que par le dos. Deux lui parurent adresser la parole à M. de La Mole sur le ton de l’égalité, les autres semblaient plus ou moins respectueux.

Un nouveau personnage entra sans être annoncé. Ceci est singulier, pensa Julien, on n’annonce point dans ce salon. Est-ce que cette précaution serait prise en mon honneur ? Tout le monde se leva pour recevoir le nouveau venu. Il portait la même décoration extrêmement distinguée que trois autres des personnes qui étaient déjà dans le salon. On parlait assez bas. Pour juger le nouveau venu, Julien en fut réduit à ce que pouvaient lui apprendre ses traits et sa tournure. Il était court et épais, haut en couleur, l’œil brillant et sans expression autre qu’une méchanceté de sanglier.

L’attention de Julien fut vivement distraite par l’arrivée presque immédiate d’un être tout différent. C’était un grand homme, très maigre, et qui portait trois ou quatre gilets. Son œil était caressant, son geste poli.

C’est toute la physionomie du vieil évêque de Besançon, pensa Julien. Cet homme appartenait évidemment à l’Église, il n’annonçait pas plus de cinquante à cinquante-cinq ans, on ne pouvait pas avoir l’air plus paterne.

Le jeune évêque d’Agde parut, il eut l’air fort étonné quand, faisant la revue des présents, ses yeux arrivèrent à Julien. Il ne lui avait pas adressé la parole depuis la cérémonie de Bray-le-Haut. Son regard surpris embarrassa et irrita Julien. Quoi donc ! se disait celui-ci, connaître un homme me tournera-t-il toujours à malheur ? Tous ces grands seigneurs que je n’ai jamais vus ne m’intimident nullement, et le regard de ce jeune évêque me glace ! Il faut convenir que je suis un être bien singulier et bien malheureux.

Un petit homme extrêmement noir entra bientôt avec fracas, et se mit à parler dès la porte ; il avait le teint jaune et l’air un peu fou. Dès l’arrivée de ce parleur impitoyable, des groupes se formèrent, apparemment pour éviter l’ennui de l’écouter.

En s’éloignant de la cheminée, on se rapprochait du bas bout de la table, occupé par Julien. Sa contenance devenait de plus en plus embarrassée ; car enfin, quelque effort qu’il fît, il ne pouvait pas ne pas entendre, et quelque peu d’expérience qu’il eût, il comprenait toute l’importance des choses dont on parlait sans aucun déguisement ; et combien les hauts personnages qu’il avait apparemment sous les yeux devaient tenir à ce qu’elles restassent secrètes !

Déjà, le plus lentement possible, Julien avait taillé une vingtaine de plumes ; cette ressource allait lui manquer. Il cherchait en vain un ordre dans les yeux de M. de La Mole ; le marquis l’avait oublié.

Ce que je fais est ridicule, se disait Julien en taillant ses plumes ; mais des gens à physionomie aussi médiocre, et chargés par d’autres ou par eux-mêmes d’aussi grands intérêts, doivent être fort susceptibles. Mon malheureux regard a quelque chose d’interrogatif et de peu respectueux, qui sans doute les piquerait. Si je baisse décidément les yeux, j’aurai l’air de faire collection de leurs paroles.

Son embarras était extrême, il entendait de singulières choses.