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Le Rouge et le Noir/Chapitre LII

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 371-378).

LII

La Discussion.

La république ! — pour un, aujourd’hui, qui sacrifierait tout au bien public, il en est des milliers et des millions qui ne connaissent que leurs jouissances, leur vanité. On est considéré, à Paris, à cause de sa voiture et non à cause de sa vertu.
Napoléon, Mémorial.

Le laquais entra précipitamment en disant :

— Monsieur le duc de ***.

— Taisez-vous, vous n’êtes qu’un sot, dit le duc en entrant.

Il dit si bien ce mot, et avec tant de majesté, que, malgré lui, Julien pensa que savoir se fâcher contre un laquais était toute la science de ce grand personnage. Julien leva les yeux et les baissa aussitôt. Il avait si bien deviné la portée du nouvel arrivant, qu’il trembla que son regard ne fût une indiscrétion.

Ce duc était un homme de cinquante ans, mis comme un dandy, et marchant par ressorts. Il avait la tête étroite, avec un grand nez, et un visage busqué et tout en avant ; il eût été difficile d’avoir l’air plus noble et plus insignifiant. Son arrivée détermina l’ouverture de la séance.

Julien fut vivement interrompu dans ses observations physiognomoniques, par la voix de M. de La Mole. — Je vous présente M. l’abbé Sorel, disait le marquis ; il est doué d’une mémoire étonnante ; il n’y a qu’une heure que je lui ai parlé de la mission dont il pouvait être honoré, et, afin de donner une preuve de sa mémoire, il a appris par cœur la première page de la Quotidienne.

— Ah ! les nouvelles étrangères de ce pauvre N…, dit le maître de la maison. Il prit le journal avec empressement, et regardant Julien d’un air plaisant, à force de chercher à être important : Parlez, Monsieur, lui dit-il.

Le silence était profond, tous les yeux fixés sur Julien ; il récita si bien, qu’au bout de vingt lignes : Il suffit, dit le duc. Le petit homme au regard de sanglier s’assit. Il était le président, car à peine en place, il montra à Julien une table de jeu, et lui fit signe de l’apporter auprès de lui. Julien s’y établit avec ce qu’il faut pour écrire. Il compta douze personnes assises autour du tapis vert.

— Monsieur Sorel, dit le duc, retirez-vous dans la pièce voisine, on vous fera appeler.

Le maître de la maison prit l’air fort inquiet : Les volets ne sont pas fermés, dit-il à demi bas à son voisin. — Il est inutile de regarder par la fenêtre, cria-t-il sottement à Julien. Me voici fourré dans une conspiration tout au moins, pensa celui-ci. Heureusement, elle n’est pas de celles qui conduisent en place de Grève. Quand il y aurait du danger, je dois cela et plus encore au marquis. Heureux s’il m’était donné de réparer tout le chagrin que mes folies peuvent lui causer un jour !

Tout en pensant à ses folies et à son malheur, il regardait les lieux de façon à ne jamais les oublier. Il se souvint alors seulement qu’il n’avait point entendu le marquis dire au laquais le nom de la rue, et le marquis avait fait prendre un fiacre, ce qui ne lui arrivait jamais.

Longtemps Julien fut laissé à ses réflexions. Il était dans un salon tendu en velours rouge avec de larges galons d’or. Il y avait sur la console un grand crucifix en ivoire, et sur la cheminée, le livre du Pape, de M. de Maistre, doré sur tranches, et magnifiquement relié. Julien l’ouvrit pour ne pas avoir l’air d’écouter. De moment en moment on parlait très haut dans la pièce voisine. Enfin, la porte s’ouvrit, on l’appela.

— Songez, messieurs, disait le président, que de ce moment nous parlons devant le duc de ***. Monsieur, dit-il en montrant Julien, est un jeune lévite, dévoué à notre sainte cause, et qui redira facilement, à l’aide de sa mémoire étonnante, jusqu’à nos moindres discours.

La parole est à monsieur, dit-il en indiquant le personnage à l’air paterne, et qui portait trois ou quatre gilets.

Julien trouva qu’il eût été plus naturel de nommer le monsieur aux gilets. Il prit du papier et écrivit beaucoup.

(Ici l’auteur eût voulu placer une page de points. Cela aura mauvaise grâce, dit l’éditeur, et pour un écrit aussi frivole, manquer de grâce, c’est mourir.

— La politique, reprend l’auteur, est une pierre attachée au cou de la littérature, et qui, en moins de six mois, la submerge. La politique au milieu des intérêts d’imagination, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert. Ce bruit est déchirant sans être énergique. Il ne s’accorde avec le son d’aucun instrument. Cette politique va offenser mortellement une moitié des lecteurs et ennuyer l’autre qui l’a trouvée bien autrement spéciale et énergique dans le journal du matin…

— Si vos personnages ne parlent pas politique, reprend l’éditeur, ce ne sont plus des Français de 1830, et votre livre n’est plus un miroir, comme vous en avez la prétention…)

Le procès-verbal de Julien avait vingt-six pages ; voici un extrait bien pâle ; car il a fallu, comme toujours, supprimer les ridicules dont l’excès eût semblé odieux ou peu vraisemblable. (Voir la Gazette des Tribunaux.)

L’homme aux gilets et à l’air paterne (c’était un évêque peut-être) souriait souvent, et alors ses yeux, entourés de paupières flottantes, prenaient un brillant singulier et une expression moins indécise que de coutume. Ce personnage, que l’on faisait parler le premier devant le duc (mais quel duc ? se disait Julien), apparemment pour exposer les opinions et faire les fonctions d’avocat général, parut à Julien tomber dans l’incertitude et l’absence de conclusions décidées que l’on reproche souvent à ces magistrats. Dans le courant de la discussion, le duc alla même jusqu’à le lui reprocher.

Après plusieurs phrases de morale et d’indulgente philosophie, l’homme aux gilets dit :

— La noble Angleterre, guidée par un grand homme, l’immortel Pitt, a dépensé quarante milliards de francs pour contrarier la révolution. Si cette assemblée me permet d’aborder avec quelque franchise une idée triste, l’Angleterre ne comprit pas assez qu’avec un homme tel que Bonaparte, quand surtout on n’avait à lui opposer qu’une collection de bonnes intentions, il n’y avait de décisif que les moyens personnels…

— Ah ! encore l’éloge de l’assassinat ! dit le maître de la maison d’un air inquiet.

— Faites-nous grâce de vos homélies sentimentales, s’écria avec humeur le président ; son œil de sanglier brilla d’un éclat féroce. Continuez, dit-il à l’homme aux gilets. Les joues et le front du président devinrent pourpres.

— La noble Angleterre, reprit le rapporteur, est écrasée aujourd’hui, car chaque Anglais, avant de payer son pain, est obligé de payer l’intérêt des quarante milliards de francs qui furent employés contre les jacobins. Elle n’a plus de Pitt…

— Elle a le duc de Wellington, dit un personnage militaire qui prit l’air fort important.

— De grâce, silence, messieurs, s’écria le président ; si nous disputons encore, il aura été inutile de faire entrer M. Sorel.

— On sait que monsieur a beaucoup d’idées, dit le duc d’un air piqué en regardant l’interrupteur, ancien général de Napoléon. Julien vit que ce mot faisait allusion à quelque chose de personnel et de fort offensant. Tout le monde sourit ; le général transfuge parut outré de colère.

— Il n’y a plus de Pitt, messieurs, reprit le rapporteur de l’air découragé d’un homme qui désespère de faire entendre raison à ceux qui l’écoutent. Y eût-il un nouveau Pitt en Angleterre, on ne mystifie pas deux fois une nation par les mêmes moyens…

— C’est pourquoi un général vainqueur, un Bonaparte est désormais impossible en France, s’écria l’interrupteur militaire.

Pour cette fois, ni le président ni le duc n’osèrent se fâcher, quoique Julien crût lire dans leurs yeux qu’ils en avaient bonne envie. Ils baissèrent les yeux, et le duc se contenta de soupirer de façon à être entendu de tous.

Mais le rapporteur avait pris de l’humeur.

— On est pressé de me voir finir, dit-il avec feu, et en laissant tout à fait de côté cette politesse souriante et ce langage plein de mesure que Julien croyait l’expression de son caractère : on est pressé de me voir finir, on ne me tient nul compte des efforts que je fais pour n’offenser les oreilles de personne, de quelque longueur qu’elles puissent être. Eh bien, messieurs, je serai bref.

Et je vous dirai en paroles bien vulgaires : l’Angleterre n’a plus un sou au service de la bonne cause. Pitt lui-même reviendrait, qu’avec tout son génie il ne parviendrait pas à mystifier les petits propriétaires anglais, car ils savent que la brève campagne de Waterloo leur à coûté, à elle seule, un milliard de francs. Puisque l’on veut des phrases nettes, ajouta le rapporteur en s’animant de plus en plus, je vous dirai : Aidez-vous vous-mêmes, car l’Angleterre n’a pas une guinée à votre service, et quand l’Angleterre ne paye pas, l’Autriche, la Russie, la Prusse, qui n’ont que du courage et pas d’argent, ne peuvent faire contre la France plus d’une campagne ou deux.

L’on peut espérer que les jeunes soldats rassemblés par le jacobinisme seront battus à la première campagne, à la seconde peut-être ; mais à la troisième, dussé-je passer pour un révolutionnaire à vos yeux prévenus, à la troisième vous aurez les soldats de 1794, qui n’étaient plus les paysans enrégimentés de 1792.

Ici l’interruption partit de trois ou quatre points à la fois.

— Monsieur, dit le président à Julien, allez mettre au net dans la pièce voisine le commencement de procès-verbal que vous avez écrit. Julien sortit à son grand regret. Le rapporteur venait d’aborder des probabilités qui faisaient le sujet de ses méditations habituelles.

Ils ont peur que je ne me moque d’eux, pensa-t-il. Quand on le rappela, M. de La Mole disait, avec un sérieux qui, pour Julien qui le connaissait, semblait bien plaisant :

… Oui, messieurs, c’est surtout de ce malheureux peuple qu’on peut dire :

Sera-t-il dieu, table ou cuvette ?

Il sera dieu ! s’écrie le fabuliste. C’est à vous, messieurs, que semble appartenir ce mot si noble et si profond. Agissez par vous-mêmes, et la noble France reparaîtra telle à peu près que nos aïeux l’avaient faite et que nos regards l’ont encore vue avant la mort de Louis XVI.

L’Angleterre, ses nobles lords du moins, exècre autant que nous l’ignoble jacobinisme : sans l’or anglais, l’Autriche, la Russie, la Prusse ne peuvent livrer que deux ou trois batailles. Cela suffira-t-il pour amener une heureuse occupation, comme celle que M. de Richelieu gaspilla si bêtement en 1817 ? Je ne le crois pas.

Ici il y eut interruption, mais étouffée par les chut de tout le monde. Elle partait encore de l’ancien général impérial, qui désirait le cordon bleu, et voulait marquer parmi les rédacteurs de la note secrète.

— Je ne le crois pas, reprit M. de La Mole après le tumulte : Il insista sur le Je, avec une insolence qui charma Julien. Voilà du bien joué, se disait-il tout en faisant voler sa plume presque aussi vite que la parole du marquis. Avec un mot bien dit, M. de La Mole anéantit les vingt campagnes de ce transfuge.

— Ce n’est pas à l’étranger tout seul, continua le marquis du ton le plus mesuré, que nous pouvons devoir une nouvelle occupation militaire. Toute cette jeunesse qui fait des articles incendiaires dans le Globe, vous donnera trois ou quatre mille jeunes capitaines, parmi lesquels peut se trouver un Kléber, un Hoche, un Jourdan, un Pichegru, mais moins bien intentionné.

— Nous n’avons pas su lui faire de la gloire, dit le président, il fallait le maintenir immortel.

— Il faut enfin qu’il y ait en France deux partis, reprit M. de La Mole, mais deux partis, non pas seulement de nom, deux partis bien nets, bien tranchés. Sachons qui il faut écraser. D’un côté les journalistes, les électeurs, l’opinion, en un mot, la jeunesse et tout ce qui l’admire. Pendant qu’elle s’étourdit du bruit de ses vaines paroles, nous, nous avons l’avantage certain de consommer le budget.

Ici encore interruption.

— Vous, monsieur, dit M. de La Mole à l’interrupteur avec une hauteur et une aisance admirables, vous ne consommez pas, si le mot vous choque, vous dévorez quarante mille francs portés au budget de l’État, et quatre-vingt mille que vous recevez de la liste civile.

Eh bien, monsieur, puisque vous m’y forcez, je vous prends hardiment pour exemple. Comme vos nobles aïeux qui suivirent saint Louis à la croisade, vous devriez, pour ces cent vingt mille francs, nous montrer au moins un régiment, une compagnie, que dis-je ! une demi-compagnie, ne fût-elle que de cinquante hommes prêts à combattre, et dévoués à la bonne cause, à la vie et à la mort. Vous n’avez que des laquais qui, en cas de révolte, vous feraient peur à vous-même.

Le trône, l’autel, la noblesse peuvent périr demain, messieurs, tant que vous n’aurez pas créé dans chaque département une force de cinq cents hommes dévoués ; mais je dis dévoués, non seulement avec toute la bravoure française, mais aussi avec la constance espagnole.

La moitié de cette troupe devra se composer de nos enfants, de nos neveux, de vrais gentilshommes enfin. Chacun d’eux aura à ses côtés, non pas un petit bourgeois bavard, prêt à arborer la cocarde tricolore si 1815 se présente de nouveau, mais un bon paysan simple et franc comme Cathelineau ; notre gentilhomme l’aura endoctriné, ce sera son frère de lait s’il se peut. Que chacun de nous sacrifie le cinquième de son revenu pour former cette petite troupe dévouée de cinq cents hommes par département. Alors vous pourrez compter sur une occupation étrangère. Jamais le soldat étranger ne pénétrera jusqu’à Dijon seulement, s’il n’est sûr de trouver cinq cents soldats amis dans chaque département.

Les rois étrangers ne vous écouteront que quand vous leur annoncerez vingt mille gentilshommes prêts à saisir les armes pour leur ouvrir les portes de la France. Ce service est pénible, direz-vous ; messieurs, notre tête est à ce prix. Entre la liberté de la presse et notre existence comme gentilshommes, il y a guerre à mort. Devenez des manufacturiers, des paysans, ou prenez votre fusil. Soyez timides si vous voulez, mais ne soyez pas stupides ; ouvrez les yeux.

Formez vos bataillons, vous dirai-je avec la chanson des jacobins ; alors il se trouvera quelque noble Gustave-Adolphe, qui, touché du péril imminent du principe monarchique, s’élancera à trois cents lieues de son pays, et fera pour vous ce que Gustave fit pour les princes protestants. Voulez-vous continuer à parler sans agir ? Dans cinquante ans il n’y aura plus en Europe que des présidents de république, et pas un roi. Et avec ces trois lettres R, O, I s’en vont les prêtres et les gentilshommes. Je ne vois plus que des candidats faisant la cour à des majorités crottées.

Vous avez beau dire que la France n’a pas en ce moment un général accrédité, connu et aimé de tous, que l’armée n’est organisée que dans l’intérêt du trône et de l’autel, qu’on lui a ôté tous les vieux troupiers, tandis que chacun des régiments prussiens et autrichiens compte cinquante sous-officiers qui ont vu le feu.

Deux cent mille jeunes gens appartenant à la petite bourgeoisie sont amoureux de la guerre…

— Trêve de vérités désagréables, dit d’un ton suffisant un grave personnage, apparemment fort avant dans les dignités ecclésiastiques, car M. de La Mole sourit agréablement au lieu de se fâcher, ce qui fut un grand signe pour Julien.

Trêve de vérités désagréables, résumons-nous, messieurs : l’homme à qui il est question de couper une jambe gangrenée serait mal venu de dire à son chirurgien : cette jambe malade est fort saine. Passez-moi l’expression, messieurs, le noble duc de *** est notre chirurgien.

Voilà enfin le grand mot prononcé, pensa Julien ; c’est vers le… que je galoperai cette nuit.