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Le Rut ou la pudeur éteinte/1

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L’Œuvre de P.-C. Blessebois, Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des Curieux (p. 19-66).

Le Rut


PREMIÈRE PARTIE



L’Aurore commençait à gratter aux portes de l’Orient quand Céladon, qui était depuis quelques jours prisonnier à Alençon, vit entrer dans sa chambre une jeune demoiselle dont les yeux, quoique petits, jetaient une lumière d’autant plus vive que le lieu était un peu obscur. Son teint effaçait les lis et le jasmin ; les roses n’avaient rien de comparable au vermeil de sa divine bouche ; ses dents étaient blanches, si bien rangées et tellement égales, que cette seule partie avait de quoi produire de l’amour dans une âme moins sensible que la sienne ; ses cheveux d’un blond châtain étaient répandus par boucles sur ses joues, et sa coiffure à la turque était artistement ordonnée et ne laissait rien à souhaiter de plus. Sa gorge était d’albâtre, et son sein négligemment ouvert offrait à la vue des charmes tout à fait puissants ; sa taille était médiocre, non moins engageante que dégagée, et si majestueuse, qu’encore que sa beauté n’eût pas été relevée par la propreté d’une simarre de satin blanc enrichi d’un passement d’or, dont elle avait ce jour-là sacrifié aux Grâces, Céladon n’aurait pu se défendre de la recevoir à bras ouverts. Il se disposait à lui témoigner sa surprise, lorsque cette adorable divinité visible le prévint en ces termes : « Je sais bien, lui dit-elle d’un air tout galant, que ma visite a de quoi vous étonner, et cette liberté que je me donne de vous venir voir sans avoir le bien de vous connaître que par le bruit qui se répand partout de vos rares attributs n’est pas sans doute si petite qu’elle n’ait pu suspendre quelque temps l’intention que j’en avais formée ; mais enfin, cher Céladon, je n’ai pu résister davantage au désir que j’ai de vous voir et de vous aimer ». Un peu de modestie qui n’eut pas long règne l’interrompit en cet endroit, et cependant Céladon prit ainsi la parole : « Je ne me plaindrai plus de ma mauvaise destinée, puisque sa barbarie reçoit une heureuse intermission par le bien imprévu de votre charmante vue, et que votre bonté me vient de donner à connaître que je suis maintenant le plus fortuné de tous les hommes. Oui, miraculeuse beauté, votre présence est un soleil efficace, qui dissipe les nuages qui voilaient mes plaisirs, et je recouvre par votre secours mille fois plus de biens que je n’en perdis sous les ruines de ma liberté. Veuillent les justes dieux que mes chaînes durent éternellement, si la continuation des délices que je goûte ne m’est pas déniée, et s’il m’est permis d’espérer que ce ne sera pas ici la dernière fois que vous apporterez le jour dans ce temple de la plus obscure de toutes les nuits. »

— Je voudrais, reprit Dorimène, qu’il me fût libre de vous tenir compagnie dans un lieu où ma conversation vous pourrait épargner les fâcheuses réflexions de votre esclavage ; mais j’ai des parents qui ne me pardonneraient jamais cette hardiesse, et leur vertu est si délicate que j’en aurais sans doute beaucoup à souffrir si les pas que je viens de faire ne leur étaient ignorés. Mais comme mon cœur ne se règle que par les puissances dont il est entraîné et que ces puissances ne sont autre chose que les insignes attraits dont vous épuisâtes la nature, je veux bien, Céladon, si toutefois la chose est digne de vous être offerte, consentir à ne l’éloigner jamais de vous, et vous faire un innocent sacrifice de ses premières ardeurs et de ses vœux tout passionnés et tout tendres. » En achevant ce discours, elle poussa un soupir qui persuada entièrement Céladon qu’il en était idolâtré, et comme elle était un but où les plus fiers auraient été glorieux de donner, il se sut bon gré de l’avoir assujettie Et s’étant relevé de terre, où il s’était agenouillé à son abord pour lui présenter un siège : « Non seulement, s’écria-t-il, j’accepte avec chaleur cette offrande sublime, mais aussi j’ose vous conjurer, par la grandeur de votre mérite et par les miracles de vos perfections, de m’en donner quelques témoignages, afin que je cesse de douter d’une possession où les dieux seulement ont droit d’aspirer. Je suis difficile à persuader, et je courbe tellement sous le faix de mes disgrâces, que je n’ose me figurer que mon sort me veuille laisser jouir des félicités dont vous me voulez être prodigue. Apparemment, digne et vénérable objet vers qui mon inclination se tourne entièrement, que la déité qui vous a conduite dans ces ténèbres n’a pas oublié de vous apprendre que le silence en est le seigneur, et la discrétion l’inséparable compagne. Ici les bienfaits sont ensevelis dans l’oubli aussitôt qu’ils ont reçu l’être, ou s’ils poussent des germes d’immortalité et de reconnaissance, ce n’est que dans l’esprit de l’heureux favori sur qui on les répand. Ici l’on ignore l’usage de la langue, et le secret est si fort attaché au salut de l’homme qu’on ne le saurait divulguer sans s’enfoncer le poignard dans le sein. Ainsi vous n’avez point d’obstacle légitime à opposer au contentement dont je demande que vous souteniez ma vie contre qui tant de traverses ont déployé leur insolence, et qui se rendra infailliblement à leur opiniâtreté, si vous n’en rétablissez la trame dans la douceur de vos vivifiantes caresses. »


Le discret Céladon parla si tendrement,
Il exprima si bien son amoureux tourment,
Il vanta tant l’éclat de sa nouvelle chaîne
   Et les attraits de Dorimène,
   Qu’enfin après quelques moments,
   Cette bergère toute humaine
Lui donna le plaisir des derniers enjoûments.
   Il mit sa bouche sur la sienne,
Où demeurant pâmé de l’excès du plaisir,
   Il passa son premier désir,
   Et comme l’E… dans Vienne,
  Il se sentit de mollesse saisir.
   Mais ensuite, ainsi que l’abeille,
Quand le printemps renaît, vole de fleur en fleur,
De même Céladon, de merveille en merveille,
Eut bientôt promené son amoureuse ardeur.
   L’amour, à deux ou trois reprises,
  Se signala dans leurs embrassements,
Et leurs âmes enfin, des mêmes feux éprises,
Se soûlèrent au miel de leurs enlacements.


Après qu’ils se furent ainsi témoigné leur mutuelle affection, Dorimène, qui se trouvait bonne marchande de la réception de Céladon, lui en témoigna sa gratitude le plus tendrement qu’il lui fut possible. Mais pour ne pas le laisser dans la pensée qu’il avait pu concevoir que sa facilité venait de la perte qu’elle avait déjà faite de sa pudeur aux approches d’un autre amant, elle jugea à propos de lui protester de nouveau qu’elle avait été vaincue par la force de ses charmes contre lesquels il n’était pas aisé de se raidir. Mais à peine avait-elle ouvert la bouche pour en entamer le discours qu’elle fut interrompue par l’abord de deux inconnues qui entrèrent dans la chambre de Céladon sans ôter le masque[1], combien qu’elles eussent levé la palle de leur effronterie, et qui s’assirent sur son lit, sans autre forme de cérémonie. Cette nouvelle compagnie la chassa, de sorte que Céladon ne sut rien de l’histoire de cette jeune fleur qu’il venait de cueillir, sinon qu’en la reconduisant jusques au guichet, elle eut le temps de lui dire qu’elle était l’une des filles de M. Le Sage ; que naturellement on l’appelait Martichon, mais qu’elle avait abandonné cette qualité rampante pour celle de Dorimène, qui lui semblait plus belle, et dont la douceur convenait mieux à celle de ses grâces. Nos deux amants prirent ainsi congé l’un de l’autre,


  Et se jurèrent tour à tour,
Elle par Céladon, et Céladon par elle,
  Une foi constante et fidèle,
  Tant qu’ils respireraient le jour.


Dans un autre temps, Céladon aurait monté les degrés de sa chambre quatre à quatre, dans l’impatience d’aller trouver les deux inconnues qu’il avait laissées ; mais Dorimène avait un peu modéré l’excès de sa vigueur, et tout jeune et vaillant qu’il était au doux exercice de Cyprine, il s’était emporté dans ses caresses jusqu’à perdre haleine, et ne regagna sa chambre qu’à pas de vieillard. À peine y fut-il entré que celle des deux masques qui semblaient avoir de l’empire sur l’autre lui fit signe de la main de venir s’asseoir auprès d’elle, et dès qu’il lui eut obéi avec une grâce qui lui était naturelle, elle prit ainsi la parole : « Si je ne lève pas le masque, lui dit-elle, ce n’est pas que je ne sache de l’air dont on vit dans le monde, ni que j’ignore qu’il n’y a point de rang qui puisse affranchir celle qui l’occupe des civilités qu’on doit à la plus parfaite image que nous ayons sur la terre du dieu qui captiva autrefois Climène et qui fut cause, par sa poursuite, que Daphné fut convertie en laurier. Mais, Céladon, la hardiesse où je m’échappe contre les lois de la retenue qui m’a acquis quelque bruit parmi le sexe m’a suggéré cet unique moyen de vous venir assurer de mes services et de plaindre avec vous la dureté de vos injustes parents qui ne rendent pas à ce qu’ils ont de plus précieux et de mieux formé, tant pour les excellentes parties du corps que celles de l’esprit, tout le secours que le sang seulement, sans autre raison, en devrait tirer. Lorsque le bruit de vos rares qualités m’eut ouvert le cœur à une compassion dont je ne me repentirai jamais, je me déterminerai à vous venir offrir ma bourse, dans un équipage qui vous pût dérober ma connaissance, et si vous ne dédaignez pas l’encens que je vous viens brûler, et que vous puissiez vous contenter de ma possession sans me connaître, je vous proteste, Céladon, de vous rendre tous les jours une visite et d’essayer à vous démêler des caprices de votre injurieux destin. Cette fidèle personne, ajouta-t-elle, en lui montrant sa compagne, est une marchande de cette ville, dont toute la boutique est à votre disposition, et qui, brûlant de posséder le bien de votre vue, m’a conjurée, sachant le dessein que j’avais, de l’amener avec moi. »


Céladon, enchanté d’une telle tendresse,
Par deux ou trois soupirs exprima son transport
 Et connut alors que son sort
Le destinait aux feux de plus d’une maîtresse.
 Il s’efforça de lui faire caresse,
Il harangua tout bas sa mourante vigueur,
 Il rappela cette bouillante ardeur
Qui souverainement régnait en sa jeunesse,
Et promit tant de bien à son fidèle cœur
  Qu’enfin il en resta vainqueur.


Amarante, c’est le nom de cette généreuse galante, de même que Marcelle est celui de la jeune marchande, Amarante, dis-je, attendait la réponse de Céladon, et voyant qu’il restait muet : « Serait-il possible, lui dit-elle, que vous fussiez insensible aux propositions que je viens de vous ouvrir ? Auriez-vous bien si peu de considération pour votre repos que d’en négliger les soins que j’y veux apporter ? Ah ! Céladon, que je serais malheureuse s’il en était ainsi, et que votre réputation serait fourbe si vous rejetiez le service des dames et le dessein que j’ai de me ranger sous vos fers ! Combien que, pour les raisons que je vous ai dites, mon visage soit assez bien voilé pour vous dérober les traits qui le composent, peut-être ne sont-ils pas toutefois si faibles qu’ils ne pussent faire quelque impression sur votre âme si la vue en était permise.

— Ah ! que vous êtes injuste, répartit promptement Céladon, que le silence fatiguait déjà, si vous avez cru que j’ai une âme capable de résister aux charmes dont vous l’avez conquêtée ! Non, non, adorable beauté, je vous aime sans vous connaître, et pour vous dire plus, je vous adore, et je vous confesse que si vous n’êtes pas une divinité immortelle, au moins en avez-vous toutes les adorables parties. Mon silence n’est pas si condamnable que vous feigniez de le croire, et ce n’est pas une petite merveille que j’aie pu si promptement recouvrer la parole, puisque la surprise et l’admiration où m’ont plongé les augustes appas dont vous êtes revêtue m’en devrait avoir interdit l’usage pour jamais. J’accepte vos bontés, quoique je m’en reconnaisse indigne, et je mériterais sans doute la continuation de ma mauvaise fortune si je refusais les largesses d’une divinité, qui, je pense, est venue exprès du ciel pour allonger la quenouille des Parques qui filent mes jours, maintenant dignes d’envie. Je ne vous demanderai pas ce qui vous peut avoir inspiré cette charité ; je sais bien que vos yeux, dont la puissance n’a pas de limite, n’auront pu découvrir les ennuis que ces sombres endroits versent continuellement sur moi, sans en corriger la malignité au sucre de votre divine présence. Et vous, continua-t-il, en se tournant vers Marcelle, et vous, son obligeante compagne, que ne dois-je point à vos bontés et à l’envie que vous ayez eue de voir un prisonnier qui n’aurait point de parallèle en misère sans l’honneur qu’il reçoit de votre visite ? »

Marcelle le regarda d’une façon si tendre et si passionnée qu’elle lui fit juger qu’elle brûlait d’un autre désir que celui d’une simple visite ; et comme elle se disposait à répartir à sa civilité, son masque, qu’elle tenait avec les dents, lui tomba de la bouche et fit briller aux yeux de Céladon l’éclat d’une beauté qui surpassait incomparablement celle non seulement de Dorimène, mais aussi de toutes les bergères d’Alençon.

Ce nouveau spectacle n’eut pas moins de quoi charmer notre prisonnier qu’il sut vivement troubler Amarante.

Elle crut avec justice que de semblables attraits seraient funestes aux inclinations que l’ignorance où était Céladon des siens qui commençaient à sortir de la carrière de leur printemps aurait pu former en lui, et si son déplaisir n’opéra pas ses dangereux effets sur-le-champ, il est constant que sa cruauté n’en fut que plus tyrannique.

Cependant Marcelle revint du silence que cet accident imprévu, à ce qu’elle disait, mais exprès selon mon sens, lui avait causé, et s’expliqua à Céladon en des termes si éloquemment amoureux


Que son cœur, incertain du choix qu’il devait faire,
   Chercha longtemps par quels moyens
   Il pourrait cueillir tant de biens
   Sans irriter et sans déplaire
Ces anges qui venaient honorer ses liens :
   « Puis-je abandonner Amarante
 Dont les attraits sont peut-être pareils
   À ceux de la beauté charmante
   Dont je découvre les soleils ?
   Dois-je aussi de cette dernière,
 Dont les appas se sont manifestés,
   Pour n’adorer que la première,
Laisser les intérêts de mes sens enchantés ?
   Non, non, dit-il, astres des belles,
J’ai le cœur assez grand pour loger vos attraits ;
   Je ne consentirai jamais
Que de si beaux objets sortent de mes ruelles.
  À toutes deux mon cœur est engagé,
   En deux parts Amour me divise :
   L’une a pris d’abord ma franchise,
Et l’autre sous ses lois m’a promptement rangé. »


Les choses se passaient ainsi dans son âme, lorsque le concierge le vint avertir que Le Hayer, procureur du roi du lieu, fameux fripon et grand scélérat demandait à parler à lui.


Ce fut à son amour un cruel coup de foudre.
Toutefois ce malheur le tira d’embarras,
   Car à quoi se pouvoir résoudre
Sur le choix délicat de leurs divins appas ?


De sorte qu’il se fallut séparer sans en venir au doux moment ; mais Amarante, qui aurait plutôt consenti à perdre la vie qu’à laisser écouler la journée sans se faire appliquer la marque de Céladon, lui promit de revenir dans peu de temps ; et Marcelle lui dit à l’oreille, sans être aperçue d’Amarante ; « Cher Céladon, vous m’aurez à dîner. »

Céladon n’eut pas plutôt entretenu Le Hayer sur quelques affaires qui le regardaient, qu’ils se séparèrent aussi bons amis que l’incompatibilité de la vertu du prisonnier avec les mauvaises qualités de l’autre le permit. Et comme Céladon remontait en sa chambre, une jeune créature lui présenta ce billet, avec une bourse tissue des plus beaux cheveux de l’univers ; et l’ayant ouverte, il y trouva ces mots :


Billet de Dorimène à Céladon.


« Je vous conjure, mon très cher Céladon, d’accepter ces dix louis. L’état présent de votre fortune m’a fait prendre cette liberté qui, dans une autre saison, ne serait pas pardonnable. Je sais que vous avez du bien, mais vous n’êtes pas majeur, et vos parents tiennent la bride courte à votre dépense. Souffrez donc, s’il vous plaît, que je vous donne cette légère preuve des services que je voudrais être capable de vous rendre[2] ; conservez, si vous m’aimez, ces cheveux, et surtout soyez faitement persuadé qu’il n’y a rien au monde où je me porte volontiers pour entretenir en l’honneur de votre amour la trop heureuse Dorimène. »

Céladon trouva le procédé de Docimène si honnête et si à propos qu’il lui en marqua ainsi sa reconnaissance :


Réponse de Céladon à Dorimène.


« J’ai peu mérité tant de bontés, adorable mignonne, et c’était assez pour me rendre sans pareil, que vous eussiez répandu sur moi l’honneur de votre choix, sans jouter de nouvelles faveurs à cette première. Toutefois, j’accepte ce présent, mais ce n’est que dans la pensée où je suis de faire tirer votre divin portrait, afin d’avoir toujours devant les yeux et pour fidèle témoin de mon amour l’unique beauté dont mon cœur respire la loi. Et quant aux beaux cheveux de votre bourse, je les veux porter à côté du siège de ma vie, comme un scapulaire religieux de la dévotion que j’aurai éternellement à vous adorer. Adieu, ma chère, je vous attends ce soir avec une impatience indicible, et je vous jure avec vérité que vous ne pouvez, sans altérer ma santé, remettre à demain le bien que Céladon se promet de votre vue. »

Céladon donna charge à la jeune Mercure de rendre bien fidèlement sa réponse à Dorimène, et pour l’engager à leur service, en cas que leur amour subsistât, il lui donna un baiser sur la bouche, qu’elle reçut avec un contentement qui parut incontinent sur son visage.

Cependant Amarante était déjà de retour, et sa diligence fit connaître à Céladon qu’il ne l’avait pas légèrement blessée. Aussi dois-je ici confesser qu’il n’était pas d’une beauté commune, et que la régularité de ses traits l’avait rendu tout à fait charmant. Il avait l’esprit agréable ; son courage était connu, et si son acquis n’avait pas les pères de famille pour partisans, du moins les jeunes gens de la première volée le regardaient comme un des principaux membres de leur corps. Il avait le secret de s’insinuer dans le cœur des plus farouches, et j’ose dire, sans crainte d’être dédit par ceux qui savent l’histoire de sa vie, qu’il a vu plus de quarante filles, en une demi-année, combattre les premières places de sa chaîne. Il composait des vers avec une facilité admirable, et ses billets étaient ordinairement semés de tant de galanteries


   Que les beautés, à leur lecture,
  Passaient souvent et la nuit et le jour,
Et glissaient dans l’appas de la douce torture
Par l’enjolivement qu’il donnait à l’amour.


Les premières paroles que lui dit Amarante furent : « Nous sommes seuls, cher Céladon, et mes yeux qui n’ont point ici de rivaux peuvent vous considérer à leur aise et recevoir le doux écoulement de vos charmes. Mais, dieux ! continua-t-elle, que les hommes de ce siècle sont retenus et que je suis malheureuse de ne pouvoir attirer de votre bouche les choses que la mienne vous dit de la part de mon cœur ! »


   « Ah ! serez-vous toujours cruelle !
  Lui répartit l’amoureux Céladon.
Que n’attribuez-vous à l’excès de mon zèle
Un crime dont j’aurais plus aisément pardon ?
  Connaissez mieux votre pouvoir, ma belle :
Je mets entre vos mains mon âme à l’abandon. »
   Pendant quelque temps ils se turent,
Et leurs cœurs, à leur tour, dans leurs divins accès,
   S’entretinrent avec excès
   De certaines douceurs qui durent
   Ou du moins qui doivent durer
   Autant que la nature même,
   Ou jusqu’à ce que la mort blême
  Ait le pouvoir de nous en séparer.

   Déjà par deux fois revenue
   De l’enthousiasme amoureux,
   Amarante formait des vœux
   Pour une troisième venue.
   Elle y conviait Céladon
   D’une aimable et tendre façon,
  Par des soupirs tout remplis de tendresse ;
   Ses bras qu’elle lie à son cou
  Semblaient lui dire : « Encore un coup,
   Encore un petit coup de fesse ! »
   Céladon était énervé,
Et voulait s’arracher des bras de sa maîtresse,
   Mais quand il eut un peu rêvé,
   Il trouva l’action tigresse,
   Et rappelant de sa vivacité
   La défaillante pécheresse.
  Il lui donna le petit coup de fesse
   Dont elle avait nécessité.


Amarante, qui voulait reconnaître la peine que Céladon avait prise pour elle, tira un diamant de prix qu’elle avait au doigt et lui en fit présent, et après s’être mutuellement réitéré l’éternité de leur flamme, la gaillarde prit congé de lui,


   Et marchant la tête baissée
Alla dans leur étui remettre tes appas,
   Sans faire le moindre faux pas.
Tant elle avait été soigneusement graissée.


Céladon était encore hors d’haleine lorsqu’il vit paraître Marcelle ; cette jeune femme avait les yeux de la couleur du ciel, le nez aquilin et le visage long ; ses sourcils étaient aussi bien rasés que ceux d’une Vénitienne ; sa bouche était extraordinairement petite, et la neige de ses dents opérait des effets si puissants sur l’âme du monde qu’elle prenait un soin extrême à les rendre toujours visibles. Sa taille était grande, et son port si majestueux que ceux dont elle n’était pas connue la prenaient aisément pour une femme de qualité. Elle avait surtout la plus belle main qui se puisse dire, et semblable enfin à celles que les plus habiles peintres ont coutume de peindre à l’amante de Céphale. Cette mignonne n’eut pas plus tôt jeté les yeux sur Céladon, qu’elle connut le pauvre état où il était, et peu sortable au dessein qui l’avait conduite chez lui. Et pour s’instruire du sujet d’un si soudain changement : — « Qu’avez-vous, lui dit-elle, que vous me semblez plus mort qu’en vie, vous en qui je remarquais tantôt une santé si parfaite ? » Céladon, qui cherchait à lui couvrir la véritable cause de sa faiblesse : « Pouvez-vous, lui répondit-il, bel ange, demander une chose que vous ne devez pas ignorer, puisque vous en êtes la source, et pensez-vous, en bonne foi, qu’après vous avoir si promptement perdue, j’ai dû conserver une gaieté dont votre seule vue avait allumé mon visage ? — Non, non, Céladon, reprit Marcelle en riant, vous déguisez ; et s’il était vrai que j’eusse pu causer votre tristesse par mon départ, ma présence aurait maintenant le crédit de rappeler ce premier enjouement que vous voulez en vain attribuer à l’effet de quelques faibles qualités dont la nature me partagea au hasard. Confessez bien plutôt que la belle masquée vous occupe, et qu’elle seule a le droit de vous charmer. — Arrêtez, injuste et toute aimable bergère, interrompit Céladon ; ne poussez pas à bout un fugitif qui se jette de toute la puissance de son âme dans le dédale de vos perfections. Il est vrai que la masquée (car si elle est belle, je ne le puis savoir, puisque je ne l’ai pas vue), il est donc vrai, dis-je, que son port qui n’a rien de plus grand que le vôtre, et que la douceur et l’amoureuse énergie de ses discours m’ont d’abord attiré les esprits à leur contemplation, mais… — Je vous entends, interrompit à son tour la perçante Marcelle. Vous m’aimez, n’est-ce pas, et vous voulez que je croie que mon masque, en tombant de ma bouche, vous a découvert des plaisirs où vous ne serez pas fâché de donner ? Eh bien ! nous le verrons. » Céladon fut pris sans vert, et il jugea bien qu’il fallait tirer l’oiseau de la cage pour le divertissement de cette troisième curieuse ou chercher une excuse légitime à la justification de son impuissance.


   Il eut beau pousser des soupirs,
   Il ne satisfit pas Marcelle ;
   Cette friande jouvencelle
   Ne se payait point de désirs
   Et n’était pas du rang de celle
Qui ne se fait jamais baiser qu’à des zéphirs.


Mais parce qu’il était déjà midi sonné, et qu’elle s’était conviée à dîner avec lui, Céladon commanda qu’on servit, espérant que le temps lui rendrait les forces que l’amour lui avait empruntées.


   Mais pendant le cours du repas,
Marcelle fut ainsi qu’une jeune génisse
   Qui, dans son amoureux caprice,
  Lèche l’herbette et ne l’arrache pas.
   On servit le dessert ensuite,
   Où sans doute il ne manquait rien,
Et par son Céladon Marcelle fut induite
   À goûter de son bon-chrétien,
Que recélaient des flots de sucre de Madère :
« Ce sucre, lui dit-elle, est fort bon et fort beau,
   Mais il n’a pas de quoi me plaire
Comme un autre meilleur qu’on trouve en certaine eau,
   Et dont vous n’avez pas, je pense,
  Force cornets dedans votre dépense.


Ce reproche fit rougir Céladon, et il se repentit vingt fois d’avoir donné à Dorimène et à la masquée, avec tant de profusion, un divertissement qu’il jugeait devoir plus légitimement à cette dernière. Mais comme ce genre de plaisir est un bien qu’on ne saurait reprendre quand on l’a une fois accordé, il fallut qu’il s’en consolât et fit en sorte de trouver le secret de désabuser Marcelle du soupçon où sa lenteur à la satisfaire l’avait fait tomber. C’est pourquoi, après avoir commandé qu’on desservît.


   Il approcha l’adorable Marcelle,
    Il s’assit mollement sur elle,
   Et sur son teint de rose et de lis
Il promena longtemps sa lascive prunelle
   Dont les rayons paraissaient affaiblis ;
   Et puis portant sa bouche criminelle
    D’avoir jusque-là différé,
Sur la bouche et les yeux de cette aimable belle,
La renversant après, d’une façon nouvelle,
   Dessus son lit d’œillets paré,
   Le mal fut bientôt réparé.
   L’on m’a dit, et cela peut être,
   Qu’Alcidon la baisa trois fois ;
   Pour moi constamment je le crois,
   Car je sais qu’il travaille en maître.
   Ceux-là dont l’incrédulité
 Sur cette matière s’épanche
  S’en peuvent éclaircir avec impunité ;
   J’estime Marcelle assez franche
   Pour leur dire la vérité.


Quoi qu’il en soit, Marcelle sortit très satisfaite ; et le soir même elle envoya un tailleur chez Céladon prendre la mesure d’un habit très galant qu’il vêtit deux jours après.


   Lecteur, reprends un peu haleine :
   La prose n’est pas mon talent ;
   Mon style en vers est plus coulant
   Et me donne bien moins de peine.
   Dans quelque temps j’achèverai
   Cette imparfaite historiette,

   Où peut-être je l’apprendrai
   Certaine intrigue assez secrète.




ÉGLOGUE


Sous un tendre alizier à qui le doux printemps
Avait déjà rendu ses embellissements,
Et sur qui Philomèle, en beaux accents fertiles,
Dégoisait tristement sa douloureuse bile,
Sur l’herbette émaillée, étendu mollement.
Le trop jaloux Lubin soupirait son tourment,
Et laissant ses brebis errer à l’aventure,
Préparait un discours d’une étrange nature
Contre l’ingratitude et le manque de foi
Dont il taxait Toinon qui lui donne la loi ;
Lorsque cette bergère, et fidèle et constante,
Qui n’avait rien commis d’indigne d’une amante,
Qui soupirait pour lui la nuit comme le jour,
Dont l’unique plaisir naissait de son amour,
Et qui n’aurait enfin pu passer la journée
Sans voir l’injuste objet dont elle est soupçonnée,
Après avoir mêlé ses moutons dans les siens,
Et flatté de la voix et de la main ses chiens,
D’un art plein de douceur vint à l’accoutumée,
S’asseoir près du flambeau dont elle est allumée.
Elle lui dit vingt fois : « Mon cher Lubin, bonjour ;
Bonjour, unique objet de mon fidèle amour ;
Bonjour, mon doux souci, bel aimant de mon âme ;
Doux appas de mon cœur, cher souffle de ma flamme,
Pour qui seul je languis, je brille et veux mourir,
Sans qui rien ne saurait m’aider ni secourir,

Et dont les traits divins, qu’on ne saurait décrire,
Ont porté dans mon sein un désiré martyre. »
Mais voyant qu’à ces mots, qu’un sourd aurait ouïs,
Son berger répondait par des pleurs inouïs,
Et ne devinant pas d’où procédait sa peine :
« Quel chagrin règne en toi, forgeron de ma chaîne,
Lui dit-elle en portant la main dessus son front ;
Ta langueur est subite et ton ennui bien prompt.
Serait-ce que peut-être un loup, dans sa furie.
Aurait porté sa dent parmi ta bergerie ?
Te serait-il bien mort cette nuit, l’agnelet
Dont la mère malade est ingrate de lait ?
Ou ton joli pinson, en brisant son servage,
Ne s’est-il point sauvé par les trous de sa cage ?
Mais quoi ! tu ne dis mot ; réponds, malicieux ;
Je ne puis deviner ta peine à voir tes yeux.
Hélas ! de quel soupçon tu me rends alarmée !
N’est-ce point qu’en ton cœur je ne suis plus aimée ?
Que, perfide et léger, tu cours au changement
Et dresse à mon amour un fatal compliment ?
Pourrais-tu bien penser à quelqu’autre bergère,
Et fouler, loin de moi, l’herbette et la fougère ?
Et vous souffririez-vous, grands dieux, qu’en nos hameaux
Quelqu’un osât éteindre en nous des feux si beaux ?
Ou, s’il en est ainsi, comme cela peut être,
À quel dessein, hélas ! les avez-vous fait naître ?
Retire-moi, Lubin, de ce doute mortel,
Vante-moi promptement ton amour immortel,
Car si dans le venin d’une telle pensée
Mon âme plus longtemps demeurait abaissée,
Tu me verrais sécher sous le poids de mes fers,
Comme un troupeau qui voit un sorcier de travers. »

En distillant le miel de ces douces paroles,
Que le jaloux berger pensait être frivoles,
Elle voulut payer par un gage parfait
Le tort qu’elle estima que son soupçon eût fait,
Et déjà s’avançant (que n’était-ce la mienne !)
Elle voulait coller sa bouche sur la sienne,
Quand d’un regard affreux et que les ours aux bois
Ont cent fois plus humain et plus doux mille fois,
Ce bizarre amoureux que cette brebis flatte
Lui glaça tous les sens de sa réponse ingrate :
« Cruelle, lui dit-il, crois-tu duper mon cœur
Du sucre venimeux de ta feinte douceur ?
Ne meurs-tu point de honte ? et ta flamme banale
Veut-elle encor longtemps de mon ardeur égale
Abuser l’innocence et la fidélité,
Et voiler les défauts de ta légèreté ?
Ce n’est plus le soupçon qui cause mes alarmes,
Mon cœur est attaqué par de plus fortes armes,
Et mes yeux m’ont appris, dans ce sinistre jour,
Que je suis le jouet de ton fatal amour ;
De quoi m’entretient donc ta langue criminelle ?
Pourquoi donc de tes yeux la trompeuse prunelle
Cherche encor en la mienne un favorable accueil ?
Ne viens-tu point peut-être insulter à mon deuil ?
Ou bien, applaudissant à ta nouvelle offense,
Redoubler ma douleur aux coups de ta présence ?
Je croyais sous tes lois mon destin sûrement
Et je me reposais sur ta foi bonnement,
Ne m’imaginant pas que ton âme volage
Dût follement briser notre amoureux servage ;
Mais que je me trompais, ô ciel ! et que mon sort
Sur cette étrange mer m’a jeté loin du port.

Perfide, ne crois pas qu’une semblable plainte
Procède du chagrin de voir ta flamme éteinte ;
Ta lâche trahison me laisse sans amour,
Et je voudrais t’avoir prévenue en ce tour.

TOINON

Dites-nous le sujet qui si fort vous transporte.

LUBIN

Tu ne mérites pas le courroux qui m’emporte,
Mais enfin tel qu’il soit, crois qu’il n’est pas léger,
Puisqu’il m’a de tes fers déjà su dégager.

TOINON

Il est d’autres bergers.

LUBIN

       Il est d’autres bergères.

TOINON

Qui seront plus constants.

LUBIN

         Qui seront moins légères.

TOINON

Qui sauront mieux connaître un cœur comme le mien.

LUBIN

Qui sauront mieux serrer les nœuds de leur lien.

TOINON

De qui l’esprit mieux fait couvera plus d’hommage.

LUBIN

De qui plus de pudeur donnera moins d’ombrage.

TOINON

Et de qui les accès jusques à leur fureur
Ne porteront jamais l’audace de leur cœur.

LUBIN

Et de qui la sagesse, à nulle autre pareille.
Sera sans rage au cœur et sans puce à l’oreille.

TOINON

Que veut dire ceci ? Méchant, explique-toi.

LUBIN

Va, va, garde tes pleurs pour d’autres que pour moi.
Je suis trop rebattu de ce genre de feintes.
Depuis que mes péchés eurent nos âmes jointes,
Il n’est heure ni jour, minute ni moment,
Que tu ne joues ainsi mon amoureux tourment.
Mais j’ose te jurer par l’astre qui m’éclaire
Et par l’éternité de notre commun père,
Qu’en vain pour m’apaiser…

TOINON

        Cruel, n’achève pas.
Ou porte tout d’un coup dans mon sein le trépas.
Ah ! quoi que maintenant ma langue t’ait pu dire,
J’en suis au désespoir et j’ose l’en dédire.
Plutôt que de changer un berger si charmant,
Les hommes régneront au sacré firmament ;
Et les dieux, dépouillés du ciel et du tonnerre.
Viendront honteusement habiter sur la terre.
Apollon changera son superbe appareil
Contre un simple fanal qui préserve d’écueil
Une cité qui vogue à la merci de l’onde,
Lorsque je brûlerai d’une flamme seconde,
Ou plutôt seulement qu’un si lâche dessein
Au nombre de mes vœux se promène en mon sein.

LUBIN

Les dieux, qu’insolemment tu veux rendre complices
Des effets dangereux de tes noires malices,

Seront ainsi que toi parjures et légers,
Passibles aux douleurs en tous lieux étrangers,
Et verront sous leurs pas la mort blême et cruelle,
Lorsque j’aurai croyance à la femme infidèle.

TOINON

Quelqu’un a pris plaisir à se jouer de toi.

LUBIN

Barbare ! oses-tu bien encor parler à moi.
Et ne rougis-tu pas de l’excès de ton crime ?
Un peu d’honneur devrait t’en rendre la victime,
Effacer dans ton sang sa honte et sa noirceur.
Mais, perfide, tu n’as ni honte ni pudeur,
Et sous le beau semblant d’une feinte sagesse,
Tu fais des attentats dignes d’une tigresse.

TOINON

Confonds-moi du récit de ce que j’ai commis,
Et…

LUBIN

  Sous ta volonté je ne suis plus soumis.
Je te suis désormais plus froid et plus rebelle
Que ta beauté jadis ne me rendit fidèle.

TOINON

Ai-je à quelque berger donné quelque faveur
Qui t’ait déjà porté la jalousie au cœur ?
Tu connais à peu près de quoi je suis capable.

LUBIN

Oui, je sais ton humeur bénigne et charitable.
En veux-tu davantage ?

TOINON

        Achève.

LUBIN

          Et ce matin,
Tu n’as pas d’un berger soulagé le mâtin,
Qu’une épine en son pied rendait boiteux et triste ?
Et ce chien n’était pas à mon rival Baptiste ?
Après l’avoir guéri, tu ne l’as pas flatté ?
Ni craché sur son nez, après l’avoir gratté ?
Tu n’as pas empoigné plus de cent fois sa queue,
Ni pris plaisir à voir sa garniture bleue ?
Tu n’as pas de tes doigts, sur son poil blanc et noir,
Pris certain vermisseau que son heur t’a fait voir ?
Et l’appelant mignon, fidèle et sans malice,
Tu ne m’as pas donné de sujets de supplice ?
Tu n’as plus rien à dire, esprit trop décevant,
Et ne me pensais pas sans doute si savant ;
Mais, de notre bercail, j’ai vu tout le mystère,
Aux rayons clairvoyants de l’amour qui m’éclaire,
Ou du moins de l’amour qui m’éclairait alors,
Mais qui n’échauffe plus ni mon sein ni mon corps !

TOINON

Est-ce tout ?

LUBIN

    Trouves-tu que ce soit peu de chose
Pour suivre le dessein que mon cœur me propose,
De ne courber jamais sous le faix de ta loi,
De ne danser jamais sous le frêne avec toi,
De maints bouquets divers n’embellir plus ta tête,
Et de te croire enfin une mauvaise bête ?

TOINON

Quoi ! mon cœur, voulais-tu, voyant cet animal
De qui l’abord flatteur me découvrait le mal,

Qu’aveugle à mille bonds qu’il faisait pour me plaire,
Je lui fisse refus d’une faveur légère ?
Ne te souvient-il plus du jour que, dans le bois,
Épouvantant le loup de sa terrible voix,
Il sauva ta brebis que ce traître, en sa rage,
Préparait vainement à son sanglant carnage ?
Et s’il est vrai, mon cher, qu’il t’en souvienne bien,
Que pouvais-je moins faire à ce généreux chien ?
Ne sais-tu pas aussi que le chien de Nanette
Est fils de ce mâtin et de ma grand’levrette,
Oncle de ton Briffaut, et germain du chasseur
Dont je te fis présent pour gage de mon cœur ?
Et qu’ainsi l’intérêt de ces gardiens fidèles…

LUBIN

Va, je reviens, Toinon, de mes frayeurs mortelles
J’ai tort, je le confesse, et je suis un jaloux
Qui mérite l’horreur de ton juste courroux.
Frappe, tonne sur moi ! j’ai mérité ta haine,
Et je suis un ingrat indigne de ta chaîne.
Bel ange, toutefois j’implore ta douceur ;
Un fidèle galant est sujet à la peur,
Et mon âme, sans doute accessible à la crainte,
Si je ne t’aimais pas, n’en serait point atteinte.

TOINON

Berger, j’ai l’âme tendre, et tu peux espérer
Qu’un peu de temps sur moi pourra tout opérer.
Le crime à sa longueur assez souvent échappe,
Mais comme tu m’as dit que je tonne et je frappe,
Pour expier ton crime il faut que, de huit jours,
Tu ne me parles point de tes tendres amours ;
C’est à ce châtiment que mon courroux s’arrête.

LUBIN

Ne laisse pas tomber ce fléau sur ma tête ;
Ou tu gèles mon sang d’un si subtil poison
Que la seule terreur m’en trouble la raison.

TOINON

Est-ce sincèrement ?

LUBIN

     D’une langue fidèle.
Je t’ai toujours dépeint mon amour immortelle.

TOINON

Eh bien ! pour preuve enfin qu’on te veut pardonner.
Que veux-tu ?

LUBIN

    Le baiser qu’on m’a voulu donner.

TOINON

Peut-être encore un coup ton humeur dédaigneuse…

LUBIN

Mignonne, ne crains point.

TOINON

       Je suis trop généreuse ;
Du moins fais la moitié de ce tendre chemin.

LUBIN

Amour, sois-tu béni, qui m’as tendu la main !



ÉPIGRAMME

   Votre parrain était un veau,
   Et son ignorance sans bornes,
    De vous baptiser chevreau,
   Dont vous n’avez rien que les cornes.



RÊVE AMOUREUX

Dans un endroit charmant, éloigné d’un grand mille
Des remparts démolis d’une orgueilleuse ville ;
Sous des arbres sacrés de la bouche des dieux,
Étant le ferme appui de la voûte des cieux,
Où règnent les zéphyrs tous les jours de l’année,
Où la sœur de Progné, du destin condamnée,
Ne trouve point la mort dans les cruelles mains
Du traître émerillon, ni des tendres humains ;
Où l’oiseau laisse au nid sa future famille,
Sans peur que le coucou la chagrine ou la pille,
Pendant que sur les fleurs moissonnant son repas,
Son petit estomac ne la réchauffe pas ;
Où sur la branche sèche, aux rayons de son zèle,
L’on entend les soupirs de l’amante fidèle,
Qui s’immolant au deuil de son défunt époux,
Dans le feu dévorant d’un généreux courroux,
Enseigne de l’amour les leçons merveilleuses
Et montre le chemin aux âmes malheureuses,
Où l’automne, l’hiver et l’été, de tout temps,
Ont immortalisé l’agréable printemps,
Dont les parfums exquis, digne excès de la flamme,
Par un charme secret savent enivrer l’âme ;
Où jadis le déluge, avec ses flots rampants,
Assisté d’Apollon, ne mit point de serpents ;
Où Jupiter, monté sur son aigle cruelle,
Ne foudroya jamais de tête criminelle,
Mais où maintes Philis ont réduit aux abois
Mille obstinés amants à révérer leurs lois ;
Où Cupidon enfin sur le cœur d’une belle
Ayant brisé sa flèche en taille une nouvelle ;

Dans ce noble endroit, dis-je, au bord d’un frais ruisseau,
Dont le cristal liquide est divinement beau,
Reposant dans le sein de ces fleurs immortelles,
Et rêvant aux rigueurs des beautés naturelles,
De l’ange incomparable où mon sein amoureux
Adresse jour et nuit ses respects et ses vœux,
Soupirant ma douleur loin du bruit et du monde
(Ô Dieu ! que cette plaie en mon âme est profonde !)
Morphée en ses pavots dont il ferma mes yeux
Ayant su renfermer un sort pernicieux,
Me troubla les esprits et m’enchanta l’oreille,
De sorte qu’en dormant je crus ouïr ma merveille
Favoriser mes feux autant qu’elle me fuit
Et me tenir enfin cette douceur qui suit :
« De l’heure du berger jouis, ô cher Corneille ;
Paye à discrétion ton amour non pareille ;
Je t’accorde à présent l’entière autorité
De soulager l’ardeur de ton cœur enchanté.
Je veux te faire voir qu’il est en ma puissance
D’offrir un digne prix à ton obéissance ;
Tant de devoirs rendus, tant de soumissions
Demandent hautement des satisfactions.
Il est juste, prends-en ; je t’aime, je t’estime ;
Faillir avecque toi n’est pas un si grand crime,
Et puis j’estime mieux ne pas tant raisonner
Qu’aux plaintes contre moi ton âme abandonner.
Pour un heureux succès redouble ton courage,
À t’en bien acquitter ton intérêt t’engage ;
Oui, puisque ton bonheur te rangea sous mes lois,
En cet heureux moment prends ce que je te dois ;
Viens cueillir à loisir les fruits de ta victoire,
Un injuste refus ternirait ma mémoire ;

Viens changer en douceur la rigueur de ton sort ;
Embrasse-moi, Corneille, embrasse-moi bien fort ;
Viens, car plus je t’attends et plus mon feu s’augmente ;
Viens te rendre, mon cher, aux bras de ton amante,
Sans craindre que jamais un lâche repentir
Me reproche un délice où j’ose consentir. »
Je me lève à ces mots, et dans la frénésie
Dont cette image vaine a mon âme saisie :
« Babet, quel est le dieu qui, soigneux de mes jours,
Vous conduit en ces lieux avouer mes amours ?
Ah ! d’où vous vient, lui dis-je, un sentiment si juste ?
Mon destin désormais se peut nommer auguste.
Mon bonheur est au port, Babet, puisque mon cœur
Est de mille rivaux le fortuné vainqueur ;
Larmes, chagrins, soupirs, cruelle jalousie.
Le plaisir à son tour assaisonne ma vie ! »
J’allais poursuivre, hélas ! quand mes pieds insolents,
Ministres malheureux de mes désirs brûlants,
Trouvant dans leur chemin mon aimable inhumaine
Qui dormait sur des fleurs proche de Lisimène,
Je tombe, je l’éveille, et sa bouche et son corps
N’échappent qu’à grand’peine à mes hardis efforts.
« Effronté ! me dit-elle ; eh ! d’où vient cette audace !
Quoi ! l’amour dans ton sein à la rage a fait place ?
Ainsi, ton lâche cœur, traître aux nobles plaisirs,
Couvait secrètement de criminels désirs.
— Mais, cruelle, à mon tour, m’écriai-je à voix haute,
Tu ne te devais pas repentir de ta faute ;
Sera-ce donc, hélas ! par des tours insensés
Que mes pleurs et mes soins seront récompensés ?
Te penses-tu moquer de ma flamme irritée ?
Par quel soudain malheur t’ai-je mécontentée,

Que ton volage esprit ne me peut plus souffrir ?
Sont-ce là les douceurs que tu viens de m’offrir ? »
Elle allait ajouter quelque injure à ma peine,
Quand le hasard permit qu’à son tour Lisimène,
Dont le sommeil profond paraissait immortel,
Dressant à son berger dans son cœur un autel,
Et secondant l’ardeur de son âme ravie,
Protesta de l’aimer au delà de la vie.
Lors ma chère Babel, dont la fidélité
Voyait avec douleur son esprit agité,
Et craignant qu’à la fin cette bergère humaine
Ne m’allât découvrir le secret de sa chaîne :
« Lisimène, debout, lui dit-elle, fuyons !
Ce n’est que trop dormir dans le sein des lions. »
À ces mots s’éveillant et me trouvant près d’elle
Elle fit un tel cri, l’innocente pucelle,
Que m’éveillant de même, et voyant mon erreur,
J’eusse enfin sur moi-même éprouvé ma fureur.
Si, tombé comme mort, ma vigueur affaiblie
Ne m’avait empêché de punir ma folie.
Que je serais heureux si dans ce désespoir
Ma force sur ma vie eût eu quelque pouvoir !
Gisant dans un tombeau, couvert d’un peu de terre,
Si j’étais sans plaisir, je dormirais sans guerre,
Et mon cœur affranchi de tyranniques lois,
Mes yeux ne verraient plus mille morts à la fois,
Saturniens enfants, race sans indulgence,
Vous me causez ces maux par un trait de vengeance ;
Le soleil mille fois s’est fait voir au levant
Depuis que d’Amintas je suis le survivant,
Depuis que cet ami se rendant à la Parque
De son cœur généreux me donna cette marque ;

Mais vous n’avez point vu qu’imitant les mortels,
J’aie une seule fois visité vos autels :
À ma chère Babet mon cœur toujours fidèle
Ne saurait concevoir d’autre déité qu’elle.
Augmentez, s’il se peut, votre indignation,
Mais n’espérez jamais mon adoration.



RUPTURE

C’en est fait ! je ne puis, sans en rougir de honte,
   Vivre plus longtemps sous ta loi ;
Je te vois de mes feux faire si peu de compte,
Que j’en fais aujourd’hui, Caliste, autant que toi,
   Et dans l’humeur où je me vois,
   Je ne crains point qu’Amour surmonte
Le dessein que je prends, sans faire aucun effort,
Plutôt que de t’aimer de me donner la mort.
Amour, ne venez point, dans votre humeur étrange,
   Tâcher d’étouffer mon honneur ;
Il y va de ma gloire, il faut que je me venge :
Le crime assez souvent échappe à sa longueur ;
   Retirez-vous donc, suborneur ;
   Je veux avoir recours au change.
À l’ingrate Caliste il ne faut rien devoir.
Changer est mon plaisir et non mon désespoir.
Après m’avoir frappé d’une haine mortelle,
   Pourrais-je encore conserver
Les moindres sentiments d’une flamme fidèle ?
Non, non, mon triste cœur, il n’y faut plus rêver ;
   Je te puis aisément prouver
   Que la constance est criminelle.

Elle est belle, il est vrai ; mais elle n’aime pas.
Il la faut imiter ; faisons-en peu de cas.

À quoi bon le secours des soupirs et des larmes ?
   Y trouve-t-on quelque douceur ?
Pour un cœur généreux ce sont de faibles armes
Qui ne servent jamais qu’à croître la douleur.
   Ton change ne me fait point peur,
   Je suis nourri dans les alarmes,
Et sans perdre le temps en discours superflus,
L’amour que j’eus pour toi ne m’importune plus.



LE TOMBEAU DE Mme LA PRINCESSE D’ILSENGHIEN

Passant, qui que tu sois, voyant ce mausolée,
Arrêtes-y tes pas et le baigne de pleurs ;
C’est l’auguste sujet des plus vives douleurs
Dont jamais la patrie ait été désolée.

Au tribunal divin ma princesse appelée
Se peut fort justement comparer à des fleurs
Dont l’amour du Soleil efface les couleurs
Que la nature avait l’une à l’autre mêlée.

Depuis ce coup fatal qui nous verse du fiel,
Certain contentement semble paraître au ciel,
Dont ma grande princesse est sans doute la cause.

De son plus riche azur il est soudain paré,
Et le jeune blondin qui jamais ne repose
À de son plus bel or le firmament doré.



À MADEMOISELLE DE BOISSEME

  L’on m’a dit, mais las ! j’en soupire,
  Et peu s’en faut que je n’expire,
  Qu’un monsieur, à votre retour,
  Vous a… mais je n’ose le dire,
Je vous ferais peut-être mal la cour.

  Mais pourquoi ne pas vous tout dire,
  Il ne me peut m’arriver pire ;
  Donc, sans chercher de détour,
  On m’a dit qu’un monsieur attire
Votre amitié par son fidèle amour.

  Ce peut bien être une satire,
  Car chacun se plaît à médire,
  Surtout quand il s’agit d’amour ;
  On me l’a pourtant dit sans rire,
Mais je vous crois plus ferme qu’une tour.

  Que si mon destin vous inspire
  De donner un bien où j’aspire
  À mille galants tour à tour.
  Vous me causerez un martyre
Qui m’éteindra, Caliste, au premier jour.



CONTRE MADEMOISELLE DE SCAY

Satire.


Cloris, qu’en dites-vous, répondez franchement.
Voyez-vous d’un œil sec mon élargissement ?

Votre honneur au berceau qui sortit de ses bornes
En fonde-t-il encor le retour sur mes cornes ;
Ou bien, par la justice affranchi d’un tel sort,
Votre iscariot cœur minute-t-il ma mort ?
Peut-être pensez-vous qu’amoureux de vos charmes,
Je dois m’aller encor enfiler dans vos charmes ?
Mais non, ce dernier trait de votre lâcheté
Me rend, à mes dépens, un peu plus arrêté.
Comme un petit mouton qui flatte sa bergère
N’aperçoit point du loup l’approche carnassière,
Ainsi, dans le plaisir où mon cœur se trouvait,
J’ignorais la fureur que le vôtre couvait.
Sorti d’un labyrinthe où la mort, toujours prête,
Se fût fait de ma vie une triste conquête,
Si par un heureux coup de mon malheureux sort,
Plus qu’elle, à son aspect je n’avais paru mort,
Simple comme un enfant, sur votre foi femelle,
J’embarquais de nouveau l’intérêt de mon zèle ;
Mais enfin, de retour à mon vomissement,
J’y reçus des archers le traître embrassement,
Et par surcroît d’ennui votre âme forcenée
Tâcha de me réduire aux termes d’hyménée ;
Quand un peu de courage, ami de mon honneur,
Pour la mort qu’on m’offrait ne marqua point de peur,
Je fus par ces suppôts de votre bergerie
Conduit encore un coup à la Conciergerie.
Maintenant donc, Cloris, que je me trouve au port
Et que je vois bien clair dans le plus fin ressort
Dont vous faites jouer vos lâches fourberies,
En vain voudriez-vous user de flatteries ;
Si jamais je vous vois, que je perde le jour,
Que je sois sur la terre un Sisyphe d’amour,

Que Tantale en Pélope indignement me traite,
Que je serve d’objet aux vœux d’une soubrette,
Et pour toujours enfin me sentir de vos coups,
Qu’immortel soit le mal que je gagnai chez vous !
Je m’aperçois, Cloris, que mon courroux vous gêne ;
Vous m’aimez, je le sais, car votre âme est humaine ;
Et sans doute, à votre âge, un galant comme moi
Rehausse votre éclat quand il suit votre loi ;
Aussi, de me ravoir concevez-vous la joie ;
Votre cul, de tout temps, qui sut battre monnaie,
Seconda toujours mieux votre amoureux dessein
Que les fleurs de soucis de votre punais sein ;
Donc, au premier transport du feu qui vous consume,
Sachant que l’intérêt est le feu qui m’allume,
La bourse dans la main, pour la troisième fois,
Vous me viendrez prier d’exaucer votre voix ;
Mais autant, digne objet, que je vous semble aimable,
Autant et plus encor serai-je inexorable ;
Eussiez-vous plus gros d’or que les tours de Paris,
Et troqué vos vieux jeux contre de jeunes ris,
J’ai du ressentiment et je veux qu’il éclate.
Et puis toujours semer dans une terre ingrate,
Je n’en suis pas d’avis ; il faut voir de ses faits
Et n’être pas ainsi des causes sans effets.
Sur ce point la chronique est déjà scandaleuse ;
C’est en vain que ma pluie est grasse et copieuse ;
Que mes soins redoublés vous chatouillent le cœur,
Et que dans nos ébats je me rends le vainqueur.
Le monde, qui vous voit si grande et si bien prise,
M’en impute l’erreur et me juge à sa guise.
C’est un enfant, dit-on, dans le métier tout neuf.
Encor si vous aviez seulement fait un œuf !

Ce serait peu de chose, et de quelque autre aimée,
Pour ce que j’ai versé, j’attendrais une armée,
Mais toujours aurions-nous opéré dans le choc ;
Vous seriez une poule et je serais un coq,
Et je n’entendrais pas sans cesse à mon oreille :
« Je ne l’aurais pas cru de monsieur de Corneille.
Il est jeune et bien fait ; on dirait, à le voir,
Qu’il s’acquitterait mieux de l’amoureux devoir.
Cependant, admirez ! car enfin c’est sa faute,
Et nous savons fort bien de l’air dont Cloris saute :
Par deux fois deux bâtards ont d’elle pris essort.
Qui dirait le contraire, on lui ferait grand tort. »
Voilà ce que l’on dit, mais le monde, en sa rage,
Ne songe pas, Cloris, que vous avez de l’âge,
Ni que votre eau glacée éteint mes feux brûlants ;
D’ailleurs, que vous bêlez au moins trente galants ;
Et puis j’ai vu le sexe à Paris et dans Rome,
Mais je n’ai vu que vous ainsi vanner un homme ;
Ou est avecque vous presque toujours en l’air,
Et votre mouvement est plus prompt qu’un éclair.
J’ai lu dans Du Laurens[3] qu’il est fort difficile
D’en user de la sorte et d’être bien fertile.
Mais, qui pis est, Cloris, dans cette agilité
Je n’envisage pas beaucoup de sûreté.
Je crains de me fêler à ces roches chenues,
Ou bien de me baigner la tête dans les nues ;
D’aller comme un aiglon affronter le soleil,
Et rendre, en trépassant, mon renom sans pareil.
Mais je veux que l’amour me porte sur ses ailes,
Et que ses petits soins me soient toujours fidèles.

Le bel honneur pour moi d’imiter le ballon,
D’être tantôt au ciel et tantôt au talon ;
Bienheureux ! au retour de la voûte azurée,
Crainte de m’écorcher, de trouver belle entrée,
Car sur ce peu de chose est assis mon espoir ;
Mon labeur du matin paye mes frais du soir.
Ainsi, las et repu de votre marchandise,
Vous la pouvez offrir à quelque sot de mise,
Qui croira comme moi, dans les commencements,
Qu’il a les premiers fruits des derniers enjoûments,
Et qui, dans les transports de sa flamme nouvelle,
Attestera le ciel que vous êtes pucelle ;
Mais qui, bientôt expert dans ce badin métier,
Trouvant un grand chemin pour un petit sentier.
Et fâché d’avoir fait un pas de jeune bête,
Ne vous fera qu’un c des pieds jusqu’à la tête.
Lors, j’aurai du plaisir, dans le fond de mon cœur,
De voir sur vos vieux jours croître ainsi votre honneur,
Et dirai que le sort à la fin détermine
D’une exécution que vingt ans il rumine.



À L’HONNEUR DE M. DE MARLE

INTENDANT DE LA GÉNÉRALITÉ D’ALENÇON


Pégase, Bucéphale, Alfane,
Pacolet et Bayard sont des plus grands chevaux
Les cinq parfaits originaux ;
Et de Marle est celui d’un malicieux âne.



RONDEAU REDOUBLÉ

  Pressé d’une mortelle rage,
  Et réduit dans l’affliction
  D’un perpétuel esclavage,
  Je te fais cette objection :

  Sujet de mon affection,
  Mon frère, as-tu bien le courage
  De me voir, sans compassion,
  Pressé d’une mortelle rage

  Hélas ! ton âme est bien sauvage,
  Nonobstant ta conversion,
  D’abandonner un frère en cage,
  Et réduit dans l’affliction !

  Est-ce ton inclination
  Que j’embrasse le cocuage ?
  Car je n’ai plus l’intention
  D’un perpétuel esclavage.

  Quoi ! trouves-tu de l’avantage
  À cette honteuse union ?
  D’un noble et vertueux langage
  Je te fais cette objection.

  Souffre que ma correction
  Sur ton esprit jeune et volage
  Fasse une forte impression ;
  Car j’ai recours à ton suffrage.



À CHARDON POUR LE PRIER DE COLLATION

  Nous avons l’âme d’un futin,
  Trois grandes bouteilles de vin ;
  Viens croître le nombre des canes ;
  Je suis certain que c’est du bon :
  Viens vite, nous sommes trois ânes
  Impatients de leur chardon.



CONTRE M. DE MARLE

Monseigneur l’Intendant, dont l’âme est basse et vaine,
Travaille tellement à l’apprêt de la mort
Que, lors du jugement, il manquera d’haleine
Pour prononcer l’arrêt de mon funeste sort.



CONTRE UNE HUGUENOTE

  Une huguenote, dit-on,
  Se mêle de poésie :
  Ah ! ce n’est donc pas sans raison
  Qu’on y trouve tant d’hérésie.



CONTRE LES FEMMES

Rondeau.


Tu ne saurais être bien marié,
Le plus beau cœur te fût-il dédié ;
N’y pense pas, mon cher ami Combelle.
Le sexe est lâche, inconstant, infidèle,

Sans conscience ainsi que sans pitié ;
Il ne vaut rien, ni flatté, ni prié ;
Bref, la femme est un démon délié ;
Car penses-tu vivre en paix auprès d’elle ?
   Tu ne saurais.
Son cœur paraît triste et mortifié
Au moindre mal dont l’homme est châtié ;
Mais fais-m’en voir une qui soit fidèle
Jusqu’à se pendre à la même ficelle
Dont le bourreau étrangla sa moitié ?
   Tu ne saurais.



SUR LE MARIAGE DE M. DE LA R… AVEC MADEMOISELLE D…

Épithalame.


Puissante déité qui présidez aux noces,
  C’est à ce jour tant désiré
  Qu’il faut bander toutes vos forces
  Pour verser de douces amorces
  Sur cet hymen par la gloire inspiré.

  Gardez-vous bien, grande Lucine,
  D’apporter une froide mine
  Aux appas de cette union ;
  Vous n’êtes pas bonne devine,
Ou vous savez que sa chaste origine
  Est la haute perfection
Et que le dieu qui ces amants domine,
  Se fit brèche dans leur poitrine
À la faveur de la discrétion.

Laissez dans son cachot la Discorde étouffante,
Enfermez bien cet hydre et ne l’amenez pas
   Troubler des nonpareils ébats
   D’une flamme toute innocente ;
Faites-vous escorter, pour ce jour bienheureux,
   Des Grâces, des Ris et des Jeux,
Des Soupirs enflammés, des Hélas ! et des Chaînes
Dont la fidélité n’a rien de dangereux.
Allongez, s’il se peut, la nuit pour l’amour d’eux ;
Le nouvel an approche, et voilà leurs étrennes.
   Surtout, faites bien sentinelle,
   Que quelque faux Amphitryon,
Conduit par les attraits de cette auguste belle,
Ne se métamorphose, afin d’avoir chez elle
   Part à la douceur éternelle
Que cherchait dans la nue autrefois Ixion.
   Vous seriez, ma foi, criminelle
   De permettre cette action,
   Et j’échaufferais ma cervelle
   À peindre sur votre modèle
Des vers où vous verriez votre punition.

   Ce dieu qui sut tromper Alcmène
  Par son portrait et non par son devoir,
   Ne saurait mieux faire pleuvoir
   Que l’amant qui vit dans la chaîne
   De la chaste et divine reine
Dont les talents divers demandent à vous voir.

Charmés de la douceur qu’exhaleront leurs âmes,
Venez, petits amours, à l’entour du beau lit
   Où se doivent mêler leurs flammes,
Assister au plaisir d’un si tendre conflit.

Mais d’un double bandeau voilez votre visage,
Afin de ne pas voir, parmi leur badinage,
Les célestes attraits qui ravissent l’esprit.
Ils ont tant de pudeur tous les deux en partage,
Et tant de modestie est jointe à leur servage
   Qu’ils en rougiraient de dépit.
Avant que d’approcher leurs pudiques ruelles,
   Munissez-vous des plus rares encens
   Dont vous savez vaincre les sens,
Et que votre ordinaire est de brûler aux belles ;
   Battez incessamment des ailes,
Et faites que dans l’air leur bruit respectueux
   Forme ce langage amoureux.
Goûtez, heureux amants, les douceurs de la vie
   Et n’éteignez jamais des feux
   Où votre printemps vous convie.

   Et toi, beau trompeur, dieu des songes,
   S’il advient que tu les y plonges,
Après que le Sommeil, épandant ses pavots,
   Leur aura donné du repos,
   Fais, je te prie, qu’ils ne songent
   Qu’à se tenir de doux propos.
   Et reculer la sévère Atropos
   Du miel où les amours les plongent.

   Zéphirs, que vos douces haleines
Quittent les bois, les prés, les jardins et les plaines,
   Afin de se rendre, à leur tour,
   À l’éternité de leurs chaînes ;
   Mais qu’elles ne soient pas si vaines
   Que de concevoir de l’amour.

LUCINE

   Bien loin de leur être nuisible,
   Je viens, avec tous mes appas,
Applaudir à des nœuds où la gloire est visible ;
   Et, que les dieux n’en doutent pas,
Jamais à les unir je n’eus un si grand zèle
   Que celui que j’ai pour la belle
   Qui me fait descendre ici-bas.

LA DISCORDE

   J’irais vainement à des noces
Sur qui tout mon pouvoir se trouverait sans forces ;
L’Honneur, qui sut former leurs liens à plaisir,
   Avait dessein de me détruire,
   Et cela n’est pas pour m’induire
À porter ma fureur jusques à ce désir.

LES GRÂCES

Pour aller voir nos sœurs que vous avez fait naître,
   Nous quittons le ciel toutes trois ;
   Dès qu’elles nous verront paraître,
   Elles nous diront à la fois,
   À nous qui sommes moins parfaites :
   Bonsoir, mesdames nos cadettes.

LES RIS

   Nous vous portons tant d’amitié,
Et pour nous retenir vous avez tant d’empire,
   Que nous ne voulons jamais rire
   Si vous n’en êtes de moitié.

LES JEUX

   Nous commencions à cesser d’être,
Mais par votre union vous nous redonnez l’être ;

   Nous reprenons nos premiers rangs,
   Et, comme vous allez connaître,
   Nous ne fûmes jamais si grands.

LES SOUPIRS ENFLAMMÉS

   Vos chambres richement parées,
Par nous, pauvres petits, ne sont point désirées,
   Nous nous y pourrions égarer ;
L’endroit où nous voulons, s’il vous plaît, demeurer
Est l’endroit où l’Amour tient ses flèches dorées.

LE TEMPS

   Rien n’était de si grand que moi,
   J’étendais partout mon empire,
    Et sur tout ce qui respire
Je portais fièrement mon inconstante loi ;
    Mais aujourd’hui, j’ose dire,
    Dans l’état où je vous vois,
   Que votre ardeur va la première ;
  Vous me passez d’une douce manière.

LA NUIT

   Comme tout change de façon !
Je vous ai semblé longue, et suis courte à cette heure ;
L’on me disait : Va-t’en ; et l’on me dit : Demeure ;
Et pour me retenir on jette l’hameçon.
   À vous obéir je suis prête ;
Mais comment voulez-vous, ô beauté, que j’arrête ?
Vos yeux sont deux soleils qui me chassent d’ici,
   Et je sens déjà le roussi.

L’AUTEUR

   Noyés dans des flots de délices,
   Affranchis de tous les caprices

Dont les destins martyrisent nos sens,
Enivrez-vous de cent plaisirs récents,
   Puisqu’hymen vous y fait atteindre,
Après que si parfait vous le sûtes former.
Et vous, leur sage amour, gardez de vous éteindre :
La nature n’a point de quoi vous rallumer.


Fin de la première partie.
  1. Il était de bon ton pour les dames, à cette époque, en France, de sortir masquées. Cet usage fut probablement importé d’Italie lors de l’arrivée de Catherine de Médicis.
  2. Il était de bon ton, avant la Révolution française, chez les gens riches, de subvenir aux besoins des gens de lettres, soit en les pensionnant, soit en payant les éditions des œuvres qu’ils vous dédiaient.
  3. André Du Laurens, sieur de Ferrieres, médecin de Henri IV.