Le Rythme dans la poésie française/V

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Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. 55-71).
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V

La muse française ne se réveilla qu’à la voix d’André Chénier. Encore, ne faudrait-il pas s’exagérer l’importance de Chénier au point de vue métrique. Je conviens qu’il a réhabilité l’enjambement. Mais, d’abord, il fut loin de le manier avec la grâce de La Fontaine, et, de plus, il me semble avoir eu de quelques autres éléments musicaux du vers une intuition beaucoup moins juste que Racine. Ainsi que l’a fait remarquer M. de Souza[1], « après la longue platitude du xviiie siècle, il suffisait à André Chénier, pour renouveler la poésie, de la nouveauté de son sentiment, de la richesse et du nombre de sa langue et de ses vers. Lui prêter l’initiative ou même l’ébauche d’une rénovation rythmique est un don gratuit et inutile. Il n’avait pas besoin de s’occuper du rythme et de le varier plus qu’il ne l’a fait par autre chose que ses quelques rejets éclatants. »

Il faut attendre le romantisme pour voir se modifier encore une fois sensiblement la facture du vers et de la strophe.

Toute une jeune école commença, on s’en souvient, par pousser à l’excès l’emploi de ces enjambements que Chénier venait de rénover. Le Mardoche de Musset et l’Albertus de Gautier restent sous ce rapport deux œuvres caractéristiques. Victor Hugo, lui, n’eut guère de ces bravades. De bonne heure, il n’enjambe qu’à bon escient. Mais comment........ ici caractériser la poétique de Victor Hugo ? Elle est insaisissable. Il est comme La Fontaine ; à chaque page sa méthode varie. On sait assez, du reste, que Hugo est, de nos poètes, le plus prodigieusement doué de l’imagination de la rime. On sait que chez lui l’idée (quand il en a) et le rythme sont si bien liés qu’on se demandera toujours lequel de ces deux éléments a suscité l’autre ? On sait sa façon dissimulée — presque hypocrite — de laisser à l’hémistiche une sorte de demi-césure, lorsqu’il en place ailleurs d’autres plus accentuées. On sait… Mais M. Faguet a écrit sur cette question un chapitre que je n’ai point la prétention de refaire. Mieux vaut prier le lecteur de s’y reporter[2]. Je resterais toutefois assez sceptique sur la nouveauté des formes métriques d’Hugo. Infiniment plus varié sans doute que celui de Chénier, le vers d’Hugo, eu égard à l’ensemble de la production littéraire de notre pays, apporte relativement peu d’inédit. Sainte-Beuve le disait très justement : « Sur vingt bons vers de l’école moderne, il y en aura toujours quinze qu’à la rigueur Racine aurait pu faire. » Et nous avons vu qu’en somme un assez grand nombre des vers de Racine sont de ceux qu’un poète de génie eût très bien pu faire avant Malherbe et Boileau. Il n’y a point interruption, comme on s’est trop plu à le répéter, dans la tradition poétique au xviie siècle. C’est au xviiie siècle que la chaîne se brise. Quand au xixe, ressoudant les anneaux rompus, il s’est borné à continuer un mouvement parfaitement conforme à l’esprit français et dont l’origine remonte, comme l’a fait remarquer Sainte-Beuve[3], sinon au moyen âge, tout au moins à la Renaissance.

Victor Hugo a de la sorte simplement réédité plus d’un thème qu’il croyait créer. Au reste, à bien des points de vue, c’est un timide. Il craint manifestement de choquer l’oreille du public trop habitué aux phrases carrées. Il est d’une prudence extrême dans l’emploi des ternaires et il n’ose tirer parti des mètres impairs. Les vieux errements, au contraire, avec quel empressement ne s’y soumet-il pas lorsque son sujet les comporte ! Il est loin de secouer toujours le joug de Malherbe. Il se montre certainement plus spontané dans l’arrangement des strophes. Jamais pareille floraison de rythmes ne s’était vue chez un même poète. C’est par cette incessante faculté de renouvellement qu’il est unique. Je le trouve souvent lourd lorsqu’il manie les alexandrins à rimes plates, tandis qu’au milieu du cliquetis des rimes, des stances, des vers à dimensions variées, il devient gigantesque. Il alterne non plus seulement les mètres, mais aussi les strophes. Relisez sa pièce sur Napoléon II. Elle le résume. Rayons et ombres, il est là tout entier.

Au surplus, beaucoup des rythmes que nous rencontrons chez lui étaient au début de ce siècle presque oubliés. Il faut remonter au xvie siècle pour en trouver, sinon des exemples quelconques, au moins des exemples lyriques.

Lamartine, son aîné, semble plus maniable. Je ne me pique pas cependant de le trop comparer à Hugo. Quelques-uns jugent Lamartine plus musical. Je ne sais. Il y a tant de sortes de musiques ! Hugo a de tonitruants fracas de syllabes. C’est un puissant. Lamartine a la grâce alanguie des doux vocables et des mélancoliques allitérations. C’est un charmeur. Peut-être Lamartine est-il plus classique ? Comme Racine, en effet, il se montre d’une incroyable souplesse dans l’alexandrin à rimes suivies. Sous ce rapport, il prime certainement Hugo. Rien chez lui n’étonne ; tout séduit. Ce n’est pas à l’aide de coupes compliquées qu’il atteint à l’harmonie. Il n’a point le génie des enjambements imprévus. Sa cadence est molle souvent ; mais, entre ses vers, que de gammes et d’accords ! La trompette d’Hugo nous fait tressaillir jusqu’aux moelles. La harpe de Lamartine nous ravit en une céleste extase.

Comme chez Racine, la césure, chez lui, est souvent à peine sensible ; quelquefois même elle manque complètement, ou bien elle divise le vers de la façon la plus inégale ; il en résulte certains effets de sourdine, dont je ne trouve guère d’équivalent chez aucun autre poète de ce temps :

Souvent — sur la montagne — à l’ombre du vieux chêne,
Au coucher du soleil — tristement je m’assieds.

Je promène — au hasard — mes regards sur la plaine,
Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.

Ici — gronde le fleuve aux vagues écumantes,
Il serp — ente et s’enfonce en un lointain obscur ;
Là — le lac immobile étend ses eaux dormantes,
Où l’étoile du soir — se lève dans l’azur… etc.

Le martellement du vers, la succession des différents éléments de la phrase poétique se sentent plus chez Musset que chez Lamartine. Jusque dans le vers libre, Musset recherche instinctivement la symétrie. Nous sommes loin des mètres de Corneille, de Molière, de La Fontaine.

On se rappelle le début de Rolla :

Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terre
Marchait et respirait dans un peuple de dieux ?
Où Vénus Astarté, fille de l’onde amère,
Secouait, vierge encor, les larmes de sa mère
Et fécondait le monde en tordant ses cheveux ?
Regrettez-vous le temps où les nymphes lascives
Ondoyaient au soleil parmi les fleurs des eaux
Et, d’un éclat de rire, agaçaient sur les rives
Les Faunes indolents couchés dans les roseaux ?
Où les sources tremblaient des baisers de Narcisse ?

Où, du Nord au Midi, sur la création,
Hercule promenait l’éternelle justice,
Sous son manteau sanglant taillé dans un lion ?

Ne peut-on très aisément diviser cette période en stances ? Nous aurions ainsi une strophe de cinq vers suivie de deux strophes de quatre vers à rimes croisées. On en ferait autant du Saule, des Vœux stériles, de Lucie, de la Lettre à Lamartine. Cette sorte de régularité dans l’irrégularité est caractéristique du vers libre de Musset. Sans doute, dans toute pièce en vers libres, on arriverait à découper ainsi artificiellement des strophes, mais non point si nombreuses, ni si suivies que chez Musset. Dans les deux premiers chants de Rolla, qui comptent ensemble deux cents vers, on trouve trente quatrains, dont dix-huit à rimes croisées ; il y a une tirade où l’on peut remarquer jusqu’à dix strophes de même type se succédant sans interruption.

Musset, d’ailleurs, procède volontiers par strophes, qu’il sait varier très adroitement. Une de ses conquêtes est, on le sait, la stance de six vers :

Comme dans une lampe une flamme fidèle,
Au fond du Panthéon le marbre inhabité
Garde de Phidias la mémoire éternelle,
Et la jeune Vénus, fille de Praxitèle,
Sourit encor, debout dans sa divinité,
Aux siècles impuissants qu’a vaincus sa beauté.

Qui, sur un autre air, ne se souvient de la charmante chanson de Suzon ?

Adieu, Suzon, ma rose blonde,
Qui m’as aimé pendant huit jours… etc. ;

ou bien de ce rythme rieur :

Quand on perd, par triste occurrence,
Son espérance
Et sa gaîté, etc.

Mais la cadence de la Cantate de Bettine est peut-être à la fois plus originale et plus simple.

Nina, ton sourire,
Ta voix qui soupire,
Tes yeux qui font dire,
Qu’on croit au bonheur ?… etc.

Il est, en effet, certain qu’au point de vue de la strophe Musset garde son originalité à côté de Victor Hugo. Quant à ses rimes, ses pauvres rimes si calomniées, quelle étude curieuse en resterait à faire ! Lui, du moins, a le courage de s’affranchir de la rime riche ! Et je ne prétends pas qu’il ne se soit jamais, par excès contraire, permis bien des rimes indigentes ; pourtant, en dépit de tous les principes violés, comme il sait demeurer harmonieux ! Quel tact dans ses plus grosses gamineries ! Il n’a outre ce « petit battement de cœur », dont il parlait à son frère, qu’un article à son code, c’est que la poésie n’est pas faite pour les sourds, et cela lui a suffi pour rivaliser de charme avec l’inimitable fabuliste.

On oublia vite après lui ce précepte si sage. Les différentes écoles, nées des cendres du romantisme, s’amusèrent de nouveau à brider et sangler l’infortuné Pégase qu’avaient si superbement monté à cru les Hugo, les Lamartine, les Musset, les Vigny, les Sainte-Beuve, les Deschamps, les Gautier. Le Parnasse, guidé surtout par Théodore de Banville de funambulesque mémoire, s’avisa de revenir à la superstition de la rime riche. Dépassant Malherbe et Boileau, il eut vite fait d’accumuler autour du vers de si énormes difficultés d’exécution qu’il fut bientôt impossible aux poètes d’exprimer leur pensée sans la dénaturer gravement. Toutes les qualités poétiques sont subordonnées à l’imagination de la rime. Avec W. Tenint. Banville répète : « La rime est le seul générateur du vers français. » Pour rimer richement, il faut désormais avoir égard à la consonne d’appui : « La consonne d'appui, écrit Banville, est la consonne qui, dans les deux mots qui riment ensemble, se trouve placée immédiatement devant la dernière voyelle ou diphtongue pour les mots à rime masculine, et immédiatement devant l'avant-dernière voyelle ou diphtongue pour les mots à rime féminine. Sans consonne d'appui, pas de rime, et par conséquent pas de poésie ; le poète consentirait plutôt à perdre en route un de ses bras ou une de ses jambes qu'à marcher sans la consonne d'appui[4]. »

M. de Banville, de guerre lasse, finit cependant par se passer de cette béquille dont l’un des moindres inconvénients est de produire de ridicules jeux de mots.

Voici, certes, des rimes millionnaires :

Loin du sentiment allemand
Bellet n’est point un peintre pingre ;
Il peint sentimentalement
Loin du sentiment allemand.
Il a senti mentalement
Quel tort c’est d’imiter trop Ingres.
Loin du sentiment allemand
Bellet n’est point un peintre pingre[5].

Tous les traités d’ailleurs citent de ces vers où le calembour naît de la seule observance de la règle :

On voit à l’hôpital maint prodigue alité
Qui pleure amèrement sa prodigalité.

La croissante cherté de ces locaux motive
Notre départ prochain par la locomotive.

Au fauteuil de Delille on place Campenon,
A-t-il assez d’esprit pour qu’on l’y campe ? Non.

On peut même soutenir la gageure plus longtemps :

Enfin, elle est donc ajournée,
La journée,
Où nul autant que saint Médard
Ne met d’art,
A nous faire tomber à verse
Une averse…[6] etc.

On arrive plus vite qu’on ne pense, avec un tel système, à des calembredaines de cette sorte.

Hâtons-nous d’ajouter qu’à côté de ces fantaisistes prescriptions on trouverait dans la poétique parnassienne d’assez judicieuses remarques sur les mètres impairs de neuf, onze et treize syllabes. Toutefois les essais personnels de M. de Banville n’accusent guère qu’une foi tiède en ces formes dédaignées.

  1. R. de Souza, Le Rythme poétique.
  2. Faguet, Études sur le xixe Siècle.
  3. Sainte-Beuve écrivait en 1828 : « Cet alexandrin primitif, à la césure variable, au libre enjambement, à la rime riche, qui fut d’habitude celui de Du Bellay, de Ronsard, de d’Aubigné, de Régnier, celui de Molière dans ses comédies en vers et de Racine en ses Plaideurs, que Malherbe et Boileau eurent le tort de ne pas comprendre et de toujours combattre, qu’André Chénier, à la fin du dernier siècle, recréa avec une incroyable audace et un bonheur inouï, cet alexandrin est le même que la jeune école de poésie affectionne et cultive… Nos vieux poètes ne s’en sont guère servis que pour l’épître et la satire, mais ils en ont connu les ressources infinies et saisi toutes les beautés franches. On est heureux, en les lisant, de voir à chaque pas se confirmer victorieusement une tentative née d’hier et de la trouver si évidemment conforme à l’esprit et aux origines de notre versification. » (Tableau historique et critique de la Poésie française et du Théâtre français au xvie siècle.)
  4. Petit Traité de Poésie française.
  5. Voy. Clair Tisseur.
  6. Voy. Souriau.