Le Rythme dans la poésie française/VI
VI
Un autre poète devait bientôt compléter l’expérience. Paul Verlaine est le premier qui, chez nous, ait franchement tenté, avec un vrai sens de la cadence poétique, les mètres impairs et les coupes ternaires. Nous avons sans doute déjà rencontré plusieurs fois des vers impairs, mais en petits groupes seulement. Verlaine paraît, au contraire, les vouloir placer au même rang que les vers pairs, et il essaie d’en tirer des effets analogues à ceux dont jusqu’ici ces derniers semblaient avoir le privilège. Il agit de même pour les coupes ternaires qui n’avaient encore jamais été mêlées en telles proportions aux coupes binaires. De pareilles combinaisons résultent souvent certaines résonances originales :
Certes — si tu le veux mériter — mon fils, oui,
Et voici — Laisse aller l’ignorance indécise
De ton cœur — vers les bras ouverts — de mon église,
Comme la guêpe vole au lis épanoui… etc.
On peut ne pas aimer cette musique. Il serait injuste pourtant de méconnaître l’ingéniosité du procédé et son efficacité à rompre la monotonie qu’engendrent les longues successions de binaires. Verlaine, toutefois, ne paraît guère avoir été compris, sinon imité. Les Jeunes, décadents, symbolistes, naturistes et autres, qui tentent chaque année de refaire à la métrique française une virginité, ne semblent pas, malgré leurs protestations, avoir beaucoup appris du chantre de Sagesse. Il était bien plus simple d’escompter quelques phrases maladroites de Banville ! Celui-ci avait proclamé la liberté absolue de la césure. Messieurs les décadents ne furent pas longs à la supprimer complètement. Banville avait prétendu que, seule, la rime fait le vers. On le prit au mot, et l’on écrivit des lignes de prose au bout desquelles on mit des rimes quelconques. On alla plus loin. Banville avait dit : « J’aurais voulu que le poète, délivré de toutes les conventions empiriques, n’eût d’autre maître que son oreille délicate subtilisée par les plus douces caresses de la musique. » Bien interprétées, ces paroles formulaient le plus légitime des vœux. Or qu’augurèrent de ce principe nos modernes réformateurs ? Que « poète est maître chez soi », que « le vers est partout dans la langue où il y a rythme ». Il est vrai que récemment nos Jeunes déclaraient que « quiconque, désormais, écrivant un vers de forme parnassienne, fera de nouveau jouer cette machine à rimer qui a tué la poésie est un parricide[1] ». Mais, disciples ou non de Banville, ils ne renient pas des vers tels que ceux-ci :
Voici des blancs cortèges partis des palais blancs
où gémissent, sous les aiguilles de la glace, des navires,
où l’eau coule sous les murailles énormes, où l’ours blanc
monte sa garde dodelinante, et ses yeux sanguinolents
fouillent le blanc mystère qu’il surveille en grognant.
(G. Kahn, Mercure de France, avril 1897.)
Ou bien :
Quand l’heure sonnera pour nous, comme pour nos amis ailés à l’avril † nous nous construirons un nid, une chaumière perdue en les brousses,
Nous la ferons des troncs d’arbres que j’aurai coupés † nous en garnirons les parois avec l’épaisseur chaude des mousses,
Devant la porte, nous planterons un arbrisseau pour qu’il vieillisse avec nous † Un peuplier long et frêle ;
Nous nous aimerons simplement comme les oiseaux † qui vont dans les bois battant des ailes[2].
Ou encore :
Mais le baiser donné de rires (ira,
irait-il,
contre ire et rire qui luttera
de lutterie, et rie !) — et quand filles lassées
et doux amants s’assirent, las, dans le lointain
de soirs songeurs des flammes transparentes, et
sous l’ordre de maint entre-vous des poutres d’un
chêne entier, d’où luent mat horizontaux et
seuls, les soleils-nuits des poètes larges — Ah ! toute
la nostalgie des jours,
(Coule ô fons ! pour nulle
Boire, pour nulle lèvre, dans ton onde !)
des jours où ne houle
de doute
à lumière, à des fleurs ton ardeur qui s’annule[3].
On le voit, nos jeunes poètes se préoccupent peu du sens de leurs productions. Si le mètre est beau (l’est-il toujours ?), qu’importe ce qu’il signifie ?… Le vers est une flûte. C’est là un point de vue. Il y en a d’autres. Mais il se trouve précisément que c’est celui qui nous occupe ici. La musique du vers ne peut réellement s’entendre que du rythme. Ce serait donc à un renouvellement ou à un perfectionnement du rythme que tendraient nos modernes poètes ? Auront-ils jamais sur le public assez d’influence pour imposer leurs théories ? Je ne sais. Malgré certains symptômes, ils ne peuvent encore chanter victoire. Remarquons du reste que, si, de nos jours, les petites chapelles littéraires foisonnent, par contre il n’y a plus de grands courants. Les sectes divisées à l’infini, dont chacune se dit dépositaire du dogme, ont trop dispersé leur action. Or, qu’on me cite une seule grande œuvre poétique qui n’ait dû son succès à une sorte de vague collaboration du public ? Il faut que la voix du poète fasse écho dans la multitude. Malheureusement, jamais foule ne fut lourde à remuer comme le peuple français d’aujourd’hui. Leconte de Lisle lui-même n’a pas réussi à secouer notre apathie. Je vois le peuple de plus en plus manifester pour la poésie son indifférence. Il y a plus de trente ans, Sainte-Beuve se plaignait déjà qu’on délaissât les poètes ; que dirait-il aujourd’hui ? Mais je me demande si les poètes ne se sont pas faits en ces derniers temps les propres instruments de leur discrédit ?
Les symbolistes — puisque l’on continue à désigner ainsi nos jeunes réformateurs[4] — se relient pourtant aux anciennes idoles du public, aux romantiques, par une chaîne dont les principaux anneaux seraient Baudelaire, Richepin, Arthur Rimbaud et Verlaine. Mais il faut croire que, du commencement à la fin de la chaîne, le public n’a pas assez senti la continuité. Il s’est trouvé dérouté d’abord par Rimbaud, à la lecture du sonnet des Voyelles, des Chercheuses de Poux et du Bateau Ivre, ensuite avec les Romances sans paroles de Verlaine et Jadis et Naguère où l’art nouveau proclame son code :
De la musique avant toute chose
Et pour cela préfère l’impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou pose.
Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir les mots sans quelque méprise
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’Imprécis au Précis se joint.
C’est des beaux yeux derrière des voiles…
Car nous voulons la nuance encor,
Pas la couleur, rien que la nuance…
Prends l’éloquence et tords-lui son cou !
De la musique encor et toujours…
Que ton vers soit la bonne aventure
Éparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym…
Et tout le reste est littérature.
Ici, du moins, nous y voyons à peu près clair. Mais chacun s’empressa de surenchérir sur ces préceptes. C’est alors que se formèrent, des débris de l’école décadente, tous ces groupes éphémères aux titres étranges : Brutalistes, Vitalistes, Hirsutes, Hydropathes, etc.
Dans cette horrible mêlée, quel ne fut pas l’embarras du brave bourgeois désireux de satisfaire ses instincts poétiques ? Aussi recula-t-il effrayé. Il attend encore des jours meilleurs. Il a cependant noté au vol, à titre de curiosité (car, quoiqu’il en ait, il s’intéresse au mouvement), les Instrumentistes ou Néo-Symbolistes ; il se souvient du fameux banquet du Pèlerin Passionné et de Maurice du Plessys, dit le Bidel du Verbe, proclamant Moréas grand chef de l’École Romane. Il a feuilleté le livre de M. Charles Morice : La Littérature de tout à l’heure, et souri à l’énoncé des manifestes du Magnificisme auquel bientôt succédaient les Magiques, puis les Socialistes, puis les Anarchistes et les Néo-Décadents. Il vient de prendre connaissance du programme des Naturistes et d’inscrire sur ses fiches les noms de MM. Eugène Montfort, Maurice Le Blond, et Saint-Georges de Bouhélier, trinité d’éphèbes déjà, dit-on, plus chargés d’œuvres que d’ans.
Sans doute, notre bourgeois poétique a saisi dans tous ces essais une tendance constante vers le sens musical. Mais il s’épouvante de la musique moderne. M. Stéphane Mallarmé affirme que « toutes les fois qu’il y a effort au style, il y a versification » ; M. Vieillé-Griffin proclame que « nulle forme fixe n’est plus considérée comme le moule nécessaire à l’expression de toute pensée poétique » ; M. G. Kahn prétend à son tour que « le vers libre doit exister en lui-même par des allitérations de voyelles et de consonnes parentes » !
Lancée ainsi dans l’étude approfondie de notre métrique, la jeune école en a très patiemment démonté les rouages et souvent a su exécuter sur les thèmes les plus périlleux les plus savantes variations. Mais, au fond, le public ne sait encore s’il doit siffler ou applaudir. Il a été pris trop brusquement. Il demande à réfléchir.
Réfléchissons avec lui.