Le Sacrifice et l’Amour/01

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L’Écho de Paris (p. 1-26).

I


Le plus grand contraste existait entre Christiane Gendel et Bertranne Fodeur. La première subissait les influences et se révélait de caractère scrupuleux. Elle savait cependant vouloir, mais souvent elle prenait le côté faux d’une circonstance, ce qui la conduisait à des erreurs.

Bertranne Fodeur était toute décision. Sa nature était celle d’une lutteuse. Des yeux noirs flambaient dans son visage. Une chevelure ondée encadrait son teint mat. Ses dents, petites, luisaient entre ses lèvres un peu pâlies par l’anémie, consécutive au travail auquel elle se livrait sans arrêt. Ce qu’elle possédait de rare était un front d’une blancheur éclatante, sans une ride. Il illuminait, positivement.

Était-elle belle ? Elle plaisait.

Son caractère était complexe. Elle se montrait tour à tour concentrée, énigmatique, démonstrative et aimante. Son cœur était enthousiaste et indulgent.

Christiane, elle, était une radieuse jeune fille aussi blonde que son amie était brune. Les yeux couleur noisette, apparaissaient doux et limpides et attiraient invinciblement. Son teint, délicat d’apparence, était blanc et rose.

Elle était d’une minceur élégante, et sa distinction était impeccable.

Jusqu’alors, les arts, les bonnes œuvres occupaient son existence. Riche, elle pouvait se permettre de donner. N’aimant pas la vie mondaine, elle ne s’attachait pas aux hommages et traitait les amis de la maison en bons camarades.

Les deux jeunes filles étaient toutes deux orphelines de père. Si un contraste existait entre elles deux, il était plus accentué encore entre leurs mères.

Madame Gendel ne vivait que pour le monde. Très frivole, elle allait de soirée en soirée, essayant d’y entraîner sa fille, mais celle-ci semblait s’en éloigner d’autant plus, que sa mère n’avait que ces plaisirs extérieurs pour objectif.

Elle trouvait que sa mère ne prenait pas la vie au sérieux. Elle s’en voulait de critiquer celle qui était sa grande affection et elle rêvait de devenir, elle, en compensation, une jeune fille austère, passant ses jours à faire le bien.

Un moment, elle pensa à l’existence monacale, mais elle ne se sentit pas la vocation. Elle désirait surtout secourir les pauvres, sans être limitée dans ses préférences. La règle d’un couvent l’effrayait.

Madame Fodeur, la mère de Bertranne était une femme rigide d’aspect. Elle avait eu deux fils tués à la guerre et son visage paraissait encore pétrifié par cette atroce douleur. Elle ne pouvait plus rire et passait son temps à visiter les pauvres en les exhortant au courage et à la patience dont elle était un exemple vivant.

La grande raison de vivre de cette mère était sa fille qui luttait avec ses études de médecine. Ruinée, Mme  Fodeur déplorait que son enfant dût travailler et une pointe d’envie lui venait contre Christiane. Elle jugeait que cette dernière avait trop et sa Bertranne pas assez. Cependant elle aimait l’amie de sa fille, mais n’accusait nulle sympathie pour sa mère.

Ce matin-là, Christiane Gendel se réveilla en de mauvaises dispositions. Elle avait attendu sa mère très tard, mais la mondaine n’était rentrée qu’au petit jour. Christiane l’avait vue excitée, décoiffée, les yeux brillants… Elle avait joué la comédie et ne tarissait pas sur le succès de cette soirée.

— Va te reposer, maman… Tu me raconteras cela plus tard.

— Je ne suis pas lasse. Quel dommage que tu ne sois pas venue… Tu n’as pas idée de l’esprit du comte de Sournel… On va dire que je te séquestre !… Ce n’est pas amusant pour une mère !…

— Je trouve ces divertissements si factices… Je t’assure qu’ils ne me tentent pas !

— Il faut bien passer son temps à quelque chose…

— Puisque cela t’est agréable…

— Et les toilettes !… Tu ne peux t’imaginer les merveilles !… Ainsi Madame de Roulabert portait…

— Va t’étendre, maman… sans quoi les domestiques te verront encore debout…

— Tu as raison… Tu es la sagesse même… Tu es trop sage… Tu es la mère… je suis la fille, la petite fille très petite…

Dans un éclat de rire cristallin, la veuve se sauva dans sa chambre, dans l’enveloppement de sa luxueuse cape de soirée.

Christiane ne se rendormit pas. Elle songeait. L’âme frivole de sa mère la désolait. Elle eût souhaité qu’elle s’occupât de choses durables.

Quand une journée s’était écoulée, Mme  Gendel n’avait à son actif, que l’oisiveté, les papotages, la toilette… et quelque flirt…

Cette dernière évocation plongeait la malheureuse Christiane dans l’horreur. Elle se figurait que le monde serait malveillant[illisible] et que la réputation de sa mère en serait ternie. Cela la rendait folle honte. Sa nature pusillanime et parfois excessive dans ses résolutions lui suggéra de devenir de plus en plus stricte, de plus en plus austère dans sa conduite.

Elle ne se marierait pas, elle irait moins que jamais dans le monde afin que l’on ne murmurât pas : telle mère, telle fille…

Elle songea à Mme  Fodeur. La mère de Bertranne se dépensait en œuvres charitables, et Christiane résolut de se placer sous son égide.

Son existence servirait le bien.

Elle avait vingt-deux ans et ne pensait pas à l’amour. Elle se promit, de propos délibéré de n’aimer jamais.

Vers dix heures du matin, elle revit sa mère qui lui demanda ce qu’elle ferait de son après-midi. Christiane la pria de la laisser aller déjeuner chez les dames Fodeur.

— Cela m’arrange parfaitement, riposta cette mère aimable… J’ai besoin de me faire recoiffer… Je déjeunerai au restaurant, j’irai à une exposition de châles anciens, où je retrouverai Mme  Moreuillet et de là au thé de Mme  de Roulabert… T’y verrai-je ?

— Je ne crois pas… cela dépendra du temps que me consacrera Bertranne… Si elle n’a pas de cours important, je passerai la journée avec elle…

— Quelles drôles de relations tu te fais, ma pauvre mignonne !… Ces dames reflètent l’ennui… Rien que de regarder Mme  Fodeur, j’ai le spleen…

— Mais non… elle est fort intéressante, puis, elle a eu cet immense chagrin… Quant à Bertranne, elle est gaie et si sincère… Seulement, c’est une travailleuse et cela l’absorbe.

— Enfin, puisque cela te plaît !

La mère et la fille se séparèrent.

Christiane ne pensa plus qu’au plaisir de revoir son amie. Leurs rencontres à Paris, étaient rares.

Mais voisines de campagne, elles se voyaient fréquemment durant les vacances.

Madame Fodeur et sa fille habitaient boulevard Saint-Michel. De l’avenue Henri-Martin où était situé l’hôtel des Gendel, ce fut pour Christiane une salutaire promenade que d’effectuer une partie du trajet à pied.

Paris ruisselait de rayons. Cependant Christiane ne subissait pas le bien-être que dispensait l’atmosphère. Son âme était troublée par sa décision. Elle savait que sa mère tenait à la voir bien mariée, au moins selon le monde. Elle lui parlait souvent de quelque parti de l’aristocratie dont elle eût désiré l’alliance pour la poser dans un cercle nouveau.

Jusqu’alors, le cœur de Christiane n’avait pas parlé et les noms que lui citait sa mère la laissaient indifférente. Le cas était tranché dorénavant, et un soulagement lui venait ! de n’avoir plus à choisir, comme le lui permettait sa fortune considérable. Mais qu’allait penser sa mère et quelles discussions pénibles engendrerait sa détermination ?

Elle marchait sans rien voir, mais les passants la regardaient. Quoi de plus attrayant qu’une belle jeune fille qui passe dans le printemps ensoleillé ?

Quand elle entra chez Mme  Fodeur, celle-ci était seule encore, Bertranne ne rentrant que pour l’heure du déjeuner.

— Je ne vous dérange pas, madame, en venant partager votre repas ?

— Au contraire, ma chère enfant, Bertranne sera ravie…

Mme  Fodeur, de stature imposante, prenait volontiers un aspect dominateur. Ses cheveux frappaient la vue par leur blancheur de neige, et soulignaient son teint ascétique. Sa voix sourde étonnait parce qu’elle avait le geste autoritaire. Ses yeux, étaient bleus avec des éclairs d’acier.

À la mort de ses fils, elle s’était plongée dans les œuvres. Elle puisait du réconfort dans le plaisir qu’elle lisait dans les regards de ses obligés.

Elle s’isolait des contingences, ne fréquentait personne et discutait, avec les prêtres qui craignaient son intransigeance et son exaltation.

Christiane dit sans tarder :

— Je vous admire beaucoup, chère madame, et je voudrais suivre vos traces en devenant votre disciple… M’accepteriez-vous comme compagne dans vos tournées de charité ? Vous êtes expérimentée, prudente, je donne sans discernement… Pour que le bien soit efficace, il faut obliger à bon escient…

Mme  Gendel ne répondit pas tout de suite. Elle contemplait Christiane avec curiosité.

Qu’une femme ayant souffert se confinât dans l’austérité, lui paraissait naturel, mais qu’une jeune fille belle et riche, renonçât aux vanités de la terre, lui semblait moins normal.

Elle songea tout d’abord que Christiane avait éprouvé quelque chagrin d’amour, mais elle ne questionna pas.

Elle prononça enfin :

— Mon enfant… je suis touchée par votre proposition, touchée et surprise… Vous avez vos pauvres…

— Oui, mais je voudrais étendre mon action et quel guide plus sûr aurais-je que vous ?

Mme  Gendel reprit en répétant :

— Vous avez vos pauvres et sans doute vous suffiront-ils d’ici que vous ayez des occupations plus absorbantes ?

— Je n’aurai jamais d’occupations plus absorbantes ! s’écria Christiane d’une voix déchirante.

Comme elle était sensible, un flot de larmes se répandit sur son visage. Mme  Gendel la laissa pleurer, et la jeune fille se calma peu à peu.

Ses paupières meurtries maintenant, demandaient la fraîcheur de l’eau. Elle se dirigea vers le cabinet de toilette de son hôtesse.

Un beau soleil y pénétrait. La fenêtre s’ouvrait sur un coin de ciel bleu, et, malgré soi, la veuve murmura en joignant les mains :

— Pleurer par une journée pareille, quand on est belle, jeune et riche…

La fortune lui en imposait beaucoup, bien que l’argent fût fantasque.

Sa famille ayant connu une large aisance, elle regrettait le luxe d’un personnel stylé et les raffinements d’un intérieur. La modeste servante qu’elle employait lui causait toujours une impression de malaise parce qu’elle lui rappelait sa médiocrité.

Elle pensait que bien des chagrins sont aplanis par la prospérité et ne doutait pas que les pleurs de Christiane étaient de ceux qui se devaient consoler. Non pas que sa nature fût foncièrement dure, mais elle s’était glacée de par son chagrin maternel et aigrie par la perte d’une grosse fortune.

Quels étaient les événements qui pouvaient se mesurer avec ceux dont elle pâtissait ?

Sa fille, jolie aussi, travaillait pour son avenir et poursuivait avec acharnement ses études de médecine, Elle ambitionnait l’aisance ; honnête, elle voulait l’acquérir par des moyens nets.

Elle n’était pas une arriviste avec un cœur sceptique, mais une laborieuse qui se disait pour s’encourager : « Quand j’aurai mon pain assuré par mes diplômes, je trouverai le mari que j’aimerai… d’ici là… ne pensons qu’à l’étude ».

Ainsi les deux amies, pour des raisons différentes, s’interdisaient d’aimer. Mais ce qui était définitif chez Christiane, ne devenait que temporaire chez Bertranne.

Mme  Fodeur déplorait le sort de sa fille. D’un passé où la femme ne régnait que dans son intérieur, elle adoptait difficilement les mœurs nouvelles. En soi, elle espérait qu’un mariage riche enlèverait Bertranne aux aléas d’une carrière difficile. Mais si elle parlait parfois de ce rêve, elle laissait l’étudiante poursuivre son but.

— Ma petite enfant, dit-elle à Christiane, votre décision est peut-être irréfléchie… Il faut beaucoup de temps pour se consacrer aux pauvres…

— J’ai la vie mondaine en horreur… elle est si vaine… si vide…

Mme  Fodeur comprit tout de suite que Christiane pensait à sa mère. Elle lut sur le front de la jeune fille, au pli amer qu’accusait la bouche, que la conduite frivole de Mme  Gendel dépassait ses forces. Elle en conclut que l’une était trop superficielle et l’autre trop austère.

Mme  Fodeur éprouvait pour la mère de Christiane Un dédain infini, qui l’empêchait de resserrer ses relations avec elle. Comment aurait-elle pu s’entendre avec une femme dont l’ambition se limitait au culte de sa beauté, et à la recherche des succès s’y rattachant.

Cependant, pour sauvegarder la politesse, elle prétextait son deuil et le travail de sa fille, ce qui espaçait des visites auxquelles Mme  Gendel ne tenait nullement.

Mme  Fodeur contemplait Christiane. Elle ne pouvait guère critiquer la manière de faire de Mme  Gendel, ni surtout lui reprocher de dépenser mal des revenus considérables. Intelligente, elle estimait que chacun est libre d’organiser sa vie, mais elle se réservait le droit de blâmer. Être de l’avis de Christiane équivalait à une désapprobation et c’était suffisant.

— Je comprends à merveille la lassitude que vous éprouvez en face de ces mondanités et ce n’est pas moi qui vous détournerai, de vous pencher sur les misères humaines. Vous y cultiverez votre âme et vous ne serez point inutile… Quel devrait être le grand but de notre existence ? Nous rendre nécessaire à nos semblables. Votre fortune vous causera les plaisirs les plus doux qui soient : ceux de donner inépuisablement.

L’accent de Mme  Fodeur devint un peu amer en prononçant ces derniers mots, mais sa compagne ne le remarqua pas.

De grands élans de philanthropie la possédaient déjà et elle aurait voulu commencer tout de suite l’apprentissage du vrai Bien, de celui où l’on abolit sa personnalité, où l’on ne vit plus que pour le malade qui vous attend, ou l’affamé qui vous guette.

Elle dit avec un peu d’enfantillage :

— Je serai heureuse de donner… je veux tendre à la perfection… il me semble qu’il est doux de forcer l’admiration de ceux que l’on oblige.

— Oh ! Oh ! seriez-vous orgueilleuse ? trancha Mme  Fodeur.

Christiane rougit. Elle n’avait pas pensé à l’orgueil. Seule l’opinion qu’on pouvait avoir de sa mère l’avait poussée à ces paroles.

Mme  Fodeur nota que Christiane serait malléable. Elle pressentit une collaboratrice souple, riche, avide de se dépenser et une joie l’inonda d’avoir une telle compagne pour ses courses.

Souvent, elle reculait de monter dans une mansarde sordide, parce qu’elle y entrerait les mains vides, mais la situation changeait.

Son instinct de dominatrice se réveillait brusquement. Elle allait commander, ordonner, prescrire, et ce rôle l’éblouissait.

Elle reprit plus froide, plus assurée :

— Il faut se détacher de tout, quand on pratique la charité.…

Elle soupira. Elle parlait de détachement, mais ne le pratiquait pas encore, enviant souvent les biens terrestres.

Elle répéta avec plus de force, autant pour soi que pour la jeune fille :

— Se détacher de tout…

Christiane voulut montrer tout cia suite qu’elle avait pris une résolution capitale et elle avoua :

— Je suis, déterminée à ne pas me marier.

— Aimiez-vous quelqu’un ?

— Non…

— Alors, votre renoncement n’a pas grand mérite…

— J’aime les enfants, plaida la jeune fille, et ce me sera sans doute pénible de n’en point avoir…

— Les pauvres en ont ! riposta ironiquement Mme  Fodeur, et vous vous plaindrez peut-être un joue d’en avoir trop !

Cette réplique déconcerta Christiane en même temps qu’elle remarquait le ton sec de son interlocutrice.

Mais son caractère cherchait une autorité et elle accepta celle-ci aveuglément. Une voie claire s’ouvrait devant elle : la bonté à exercer, le dévouement à déployer. Cette perspective la soulevait d’enthousiasme.

La sonnette retentit.

— C’est Bertranne ! s’écria Mme  Fodeur.

Sa fille entra.

— Bonjour mère ! Ah ! Christiane. Quelle joie de te voir ! Bonjour, jolie ! Quelle heureuse inspiration tu as eue de venir aujourd’hui… Pas de cours, cet après-midi… tu le savais donc ?

— Je l’ai pressenti, sans doute…

— Tu as de l’à-propos et cela vaut mieux parfois que de l’esprit.

Bertranne aimait beaucoup Christiane. Elle avait confiance en sa loyauté et lui disait souvent :

— Toi, si loyale.

El son amie était fière de cette appréciation.

Les deux jeunes filles s’appréciaient surtout à la campagne où elles avaient le loisir de se connaître mieux. À Paris, le temps manquait à Bertranne pour cultiver cette amitié.

— Quel beau printemps ! écria-t-elle, quand elle eut lissé ses cheveux et rafraîchi ses mains, j’ai la nostalgie de la nature… Dis, Christiane, si nous partions pour trois jours, toutes les deux, pour les Chaumes ? Tes serviteurs seraient enchantés.

— Et moi, davantage encore !

— Nous arpenterions les chemins, tu sais, ces sentiers que tu aimes… Allons, décidons du jour… j’ai besoin d’air, d’horizon… Et toi, Paris ne te pèse-t-il pas ?

— La cause est gagnée. Tu n’ignores pas combien j’aime respirer l’air de mon pays.

— Mère… j’ai faim !

Mme  Fodeur avait laissé les deux jeunes filles seules pour s’occuper avec la servante de quelques apprêts pour la table.

Elle rentrait à ce moment dans le salon minuscule qui était plutôt un bureau où l’on se tenait sans cesse.

Deux femmes ne s’isolent guère, quand elles s’entendent, et quand les études de Bertranne réclamaient le silence, sa mère savait travailler près d’elle en se taisant.

— Tu as faim… Tant mieux ! Nous allons nous mettre à table…

Mme  Fodeur avait repris un air de sérénité aimable. Il ne restait rien du souffle puissant qui l’avait animée en face de Christiane seule. L’acier aigu de ses yeux s’était voilé.

— Suivons ma mère, dit Bertranne. La table est un lieu de repos quand on y parle avec confiance. Après s’être installée, la jeune étudiante reprit :

— Sais-tu que je te trouve silencieuse, Christiane ? Tes yeux ont dû pleurer… Aurais-tu quelque peine ?

Les paupières de l’interpellée battirent. Bertranne comprit qu’une circonstance anormale troublait la quiétude de son amie. Pour l’instant, elle était positive. Elle se créait une philosophie quelle pratiquait beaucoup en paroles pour essayer de se convaincre.

Elle jeta, dans une insouciance voulue :

— Tout chagrin est une question de relativité. Depuis la guerre, le mot a évolué et on ne peut plus y voir le même sens que naguère… Un chagrin, maintenant, c’est de perdre ses enfants dans une tuerie horrible… Or, quel malheur a pu te survenir ? Tu n’as encore ni mari, ni enfants, ta mère est là, et ta fortune est solide. D’avance, je conclus donc à une exagération de ta sensibilité.

Bertranne réduisait les causes et procédait par élimination. Elle continua tranquillement, tout en dégustant une tomate farcie :

— Il te reste donc la peine d’amour. Je n’en parlerai pas par expérience. parce que les hommes que je rencontre ne m’ont pas donné l’occasion de les aimer. Je dis occasion. avec intention, car l’amour est une affaire d’heure. Celui qu’on ignorait comme un amoureux, peut devenir, en l’espace de quelques minutes, l’élu que l’on voit uniquement parmi la foule. Donc, si l’amour t’accable, je ne considérerai pas cet événement comme une douleur, mais comme une manière particulière de sentir…

Mme  Fodeur sourit et dit légèrement :

— Tu dissèques, Bertranne…

— Pouah !… Éloigne de moi cette vision, mère…

— Je croyais, répliqua Christiane pour détourner une conversation qui la visait trop personnellement, que les médecins n’attachaient nul dégoût à ces souvenirs de métier ?

— C’est encore une affaire dé nervosité… Aujourd’hui, le temps est pur, il élève… Je rêve de fleurs parfumées et de bois odorants et non de cadavres bleus.

— Pourquoi as-tu choisi la médecine ? insista Christiane avec intérêt.

— Ne te l’ai-je pas souvent répété ? les chances m’y semblent plus grandes de gagner ma vie rapidement. Puis, c’est passionnant, à cause du mystère, tout est tellement imprévu dans ce métier. De plus, cette école constante de maîtrise de soi, est salutaire pour les nerfs. Alors qu’on voudrait crier de pitié, il faut sourire. Alors qu’on sourirait volontiers, il faut rester sérieux.

La voix de Bertranne baissa. Ses yeux de flamme s’immobilisèrent, ses traits se figèrent dans une expression sibylline et elle prononça lentement :

— On se refait une nature. On naît avec certaines dispositions parfois bien inutiles et on est obligé de les arracher pour en planter d’autres qui vous serviront mieux.

— Comme tu es exagérée, Bertranne !… gronda Mme  Fodeur.

Christiane riait de tout son cœur. Le franc parler moderne de son amie l’amusait toujours. Mme  Fodeur pinçait les lèvres parce qu’elle détestait ces manières chez une jeune fille. Le genre de Christiane lui plaisait beaucoup plus.

Bertranne poursuivit en phrases tour à tour sceptiques et badines ;

— Je crois être née pour aimer… Tu sais, Christiane, de ce bel amour qui vous emporte, qui ne voit rien d’autre que l’objet aimé, qui brise tout et qui se moque de tout ce qui n’est pas lui.

— Comme tu dérailles, ma pauvre petite fille.

— Ma chère maman, ne crains rien, je me cramponne à mes bouquins et je me plonge, non dans l’idéal, mais dans tout ce que l’humanité a de laid, fait de vilain, engendre de mauvais. Toi, Christiane, tu as ta poésie non ternie et tu peux aimer avec blancheur, si je puis dire… Ah ! la vie difficile joue un tour aux femmes en ce moment. On se virilise par la lutte mais on y perd souvent sa grâce et sa candeur. Ne pense donc pas à ton chagrin, Christiane, toi qui peux aimer d’une façon romanesque.

— Mais je ne t’ai pas fait entrevoir que j’aimais.

— Bon, mon diagnostic est erroné. Heureusement que je ne t’avais pas donné d’ordonnance. Alors, mon amie, ton chagrin est plus léger qu’un grain de poussière.

— Non, intervint Mme  Fodeur, le souci de Christiane est réel.

— Du moment que mère l’affirme, cela devient sérieux. Que se passe-t-il ?

— Christiane veut se dévouer aux pauvres…

— Tu vas entrer aux Petites-Sœurs ?

— Non, répliqua la jeune fille, riant de l’air ahuri de sa compagne. Je vais simplement pratiquer le bien le plus possible.

— Tu vas te lancer dans les bonnes œuvres, revêtir l’habit triste des dames de charité, qui ne veulent pas heurter les yeux des déshérités par leur luxe. Mais ce n’est pas du tout ton affaire !

— Pourquoi cela ? questionna sèchement Mme  Fodeur.

Bertranne, surprise par le ton agressif de sa mère, chercha sa réponse. Elle ne voulait pas dire que celle vocation lui paraissait trop subite pour être définitive.

Elle soupira en disant :

— Enfin, si cela t’agrée. Je souhaite cependant qu’un mari vienne rapidement t’arracher au mysticisme qui fleurit en toi.

— Je n’ai pas l’intention de me marier, prononça courageusement Christiane.

— Quoi ! et les enfants, malheureuse ? Tu as l’audace de reculer devant ton rôle ?

— C’est un sacrifice que je consens.

— À qui ?

— À moi-même.

— Ta ta ta. Il faut songer que tu n’es qu’une moitié.

— Je fais cela en vue des pauvres, pour être plus à eux.

— Ta destinée est écrite. Ta moitié te cherche, et quand elle t’aura trouvée, lui refuseras-tu le bonheur ? le sien, tu entends, et pas le tien, égoïste. Est-ce qu’on a le droit de déclarer délibérément : « je ne me marierai pas ». Quand on a une belle santé ? En voilà des principes ! et les avouer à un médecin ? tu tombes bien. Pourquoi as-tu été bâtie ? Dieu n’a-t-il pas créé Eve pour être la compagne d’Adam ? Tu dois suivre la même route puisque tu es pieuse.

Bertranne, tu me confonds, interrompit Mme Fodeur.

— Pardon, mère, mais si tu entendais Fanny Laugé qui a dix-huit ans, tu me trouverais une boule de sucre. Moi, j’en ai vingt-trois, je fais des études qui m’éclairent et je dois montrer à ma cadette ses devoirs sociaux.

— Du moment que ton amie ne veut pas se marier.

— Et pourquoi ? elle a une fortune qui lui permet de fonder un foyer. Elle n’a qu’à vouloir et tous les hommes s’empresseront.

Christiane secoua la tête et murmura :

— Plus maman s’extériorise, plus j’ai envie de me cacher, l’existence qu’elle mène m’humilie.

— On ne relève que de ses actes, et puis, laisse-moi te dire qu’un mauvais orgueil te conduit. Peux-tu me certifier que ta mère ne sera pas touchée par la grâce dès qu’elle deviendra grand mère ?

Elle opposa un argument plausible :

— Je n’aime personne et il me serait impossible de fonder un foyer sans être éprise, mais je suis persuadée que ce n’est pas ma route.

Mme  Fodeur se rassura. Christiane lui restait. Elle eut un regard doux vers elle et, posant sa main sur celle de la jeune fille, elle lui dit :

— Ma petite enfant, on n’échappe pas à son destin. Si Dieu vous réserve la tâche d’une mère de famille, vos refus, comme les souhaits de Bertranne, n’auront aucune influence.

En prononçant ces mots, elle se leva de table et les jeunes filles l’imitèrent.

Bertranne annonça :

— J’ai besoin d’air et de soleil et il faut que j’en aspire le plus possible. Christiane, je t’offre une belle promenade au Bois. Nous flânerons, nous bavarderons, nous prendrons le thé, une débauche de paresse. Cela te sourit ?

— Cela m’enchante, acquiesça son amie, joyeuse. Mme  Fodeur eut un peu d’inquiétude. Elle craignait que sa future compagne de charité ne subit l’influence de Bertranne si vivante, si persuasive.

Elle objecta :

— Ne m’avais-tu pas dit, ma fille, que tu avais une préparation minutieuse à faire ?

— C’est exact, mère, mais du moment que Christiane est là, je l’abandonne. C’est le printemps qui m’est entré dans l’âme tout à l’heure. C’est un dieu auquel il faut sacrifier aussi.

— Tu deviens donc païenne ? demanda Christiane en riant.

— Devient-on quelque chose ? Je crois aux dons avec lesquels on naît. J’ai toujours admiré la nature, et tu sais qu’aux Chaumes, je lui tiens de beaux discours. Nous sommes si faibles à côté d’elle ! Je passe tour à tour par la révolte et l’admiration en réfléchissant qu’une simple plante sans intelligence éclot, vit, fleurit, avant de sécher, alors que tant de femmes sont desséchées sans avoir fleuri. Quand on songe aux intrigues, aux ruses, aux compromissions que nécessite le mariage moderne ; on se dit que le moindre brin d’herbe a une existence plus normale, plus conforme au but terrestre

— Ne raisonne donc pas tant ! interrompit Mme  Fodeur.

— Ah ! une heure de véritable amour et mourir ! s’écria Bertranne en écho.

— Ce que je ne puis comprendre, maugréa Mme  Fodeur très mécontente, c’est qu’une fille intelligente comme toi s’amuse à raconter .des sornettes pareilles. Ce que tu dis là est inutile et ne change rien aux lois établies.

— Mère, tu parles comme une philosophe, mais tu as cinquante ans. La vie, pour toi, est un passé, pour moi, elle est l’avenir. Je déplore le mal qu’il faut se donner, alors que le soleil luit et qu’il devrait éclairer tout le monde. Ceci est une métaphore pour exprimer mon désir de voir chacun avec la somme de joie à laquelle il a droit.

— C’est impossible, dit Christiane, les plantes elles-mêmes ne sont pas égales,

— Tu as raison, Minerve. Eh ! bien, sortons, ne pensons qu’à l’heure présente. Nous ne discuterons pas, nous irons droit devant nous, en regardant les belles dames vêtues élégamment. À toi, Christiane, j’envie le privilège que tu as, d’être habillée par de bons faiseurs. Ce tailleur te va merveilleusement, ce bleu doux, ce petit chapeau du même ton sur tes cheveux blonds.

— Je te trouve beaucoup mieux que moi, interrompit Christiane, tu as une personnalité, un cachet, et puis tes yeux, ma bonne Bertranne, tes yeux.

— Ah ! oui, mes yeux qui ont failli incendier un agent de police dernièrement. Il a levé son bâton pour me faire passer et m’a soufflé dans l’oreille : « que ne ferait-on pas pour des yeux pareils ! » Il paraît que mon aïeule paternelle promenait les mêmes. Et, bien qu’il ne lui en soit plus resté qu’un, elle a su si bien le faire manœuvrer, qu’elle a eu deux maris et demi. Je parle de demi, parce que la mort est venue briser cette troisième idylle.

— À ce compte, tu pourras avoir six maris, puisque tes deux yeux sont bien ouverts ! répliqua Christiane, avec gaîté.

— Eh ! eh ! dans ma profession, ce serait plutôt fâcheux d’être veuve cinq fois. On m’accuserait de donner à mes défunts mes bouillons de culture.

En plaisantant, les deux jeunes filles se préparaient à sortir.

— Au revoir, Madame. Merci pour votre aimable accueil. Je vous reverrai vendredi, afin que nous posions les premiers jalons de nos courses.

— C’est entendu. Mais réfléchissez encore avant de prendre une détermination définitive. Vous êtes si jeune.

— Je sais être ferme.

— Ne dis pas de bêtises, intervint Bertranne, nous dépendons toujours plus ou moins des événements. C’est vieux comme le monde, mais on renouvelle le dicton : Fontaine, je ne boirai pas de ton eau.