Le Sacrifice et l’Amour/02

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L’Écho de Paris (p. 27-53).

II


Les deux amies longèrent bientôt le boulevard Saint-Michel.

— Alors, c’est sérieux ? Tu vas devenir philanthrope, tu vas explorer des mansardes, dépister la paresse, morigéner les ivrognes ?

— Mon idée est-elle donc si saugrenue ?

— Elle me paraît intempestive… Je te croyais un peu molle…

— Tu m’accusais de mettre du scrupule partout et c’est lui qui me conseille… Ma mère devient si frivole… Quand je vois notre maison débordante de rires, de chants, de danse, cela me gêne… Je suis comme un spectre au milieu de ces fêtes et je suis certaine d’être de trop…

— Tu te tortures.

— Je hais tous ces hommes légers qui tournent autour des femmes… J’ai besoin de rétablir un équilibre et il me semble que je dois racheter toute cette insouciance par une vie sérieuse étayée d’altruisme…

— Quel romanesque exagéré !…

— Ma conscience me pousse… il me semble que cela me soulagera…

— Si c’est une médication salutaire, je n’objecte plus rien… mais n’oublie pas qu’il est des sacrifices pleins d’erreurs… Je voudrais te mettre en garde… Tu es une passionnée sous ton aspect doux, et tu commettrais les pires extravagances dans un moment d’exaltation… Il ne faut pas devenir, son propre ennemi… Rester sain, naturel, telle est la vraie doctrine de la vie…

Bertranne s’arrêta un moment de parler puis elle s’écria :

— Nous avions dit que nous rejetterions toute pensée difficile… Laissons-nous vivre !… Ah ! ce boulevard Saint-Michel, c’est ma force… Regarde la belle jeunesse qui l’arpente… Il y a des fous, c’est sûr, des bohèmes qui se croient originaux, mais que de travailleurs, que de gloires futures ! et quelles privations aussi !… que de misères cachées… Ce quartier renferme toute l’essence intellectuelle du monde. Quelle pépinière que cette Sorbonne… toute l’humanité pensante sort de là…

La jeune fille se tut.

— Je sens que tu ne m’approuves pas… murmura Christiane.

— Je cherche à te comprendre… Je sais qu’à ta place je jouirais de la vie… Est-ce parce que je travaille depuis quinze ans ? mais j’éprouve une soif de farniente, un repos dans une détente complète de mon être physique et moral…

— Persiste dans ton projet de passer quelque temps aux Chaumes…

— J’y songe sérieusement… Je te préviendrai dès que j’aurai quelques jours dont je pourrai transposer les occupations… Je vais m’y employer…

Ce fut un après-midi délicieux peur les deux jeunes filles. Le programme fut fidèlement exécuté, et la journée se termina par une tasse de thé aux sons d’un bon orchestre.

Elles se séparèrent avec des promesses de se revoir le plus tôt possible.

Et comme Bertranne Fodeur tenait à sa fugue aux Chaumes, elle s’arrangea pour accomplir son souhait.

Le printemps, exceptionnellement beau cette année-là, conviait d’ailleurs à une désertion de la ville.

Le travail lui devenait aride et dès qu’elle le put elle envoya un mot à Christiane :

« Je suis libre pour trois jours… Veux-tu que nous partions pour les Chaumes?… Je voudrais me promener dans nos sentiers ; je suis saturée de science, et il me faut la nature simple avec ses couleurs. »

Christiane attendait ce moment, et elle y répondit avec enthousiasme.

Elle en parla à sa mère, mais Mme  Gendel ne voulut pas de ce déplacement. Elle trouvait que Paris, au mois de mai, valait la plus jolie campagne du monde et elle ne l’aurait pas délaissé.

Les deux amies partirent seules.

La propriété des Gendel se trouvait en pleine Champagne pouilleuse. Le soleil, à la saison chaude, dardait ses rayons sur un sol crayeux qui éblouissait le regard.

Au printemps et en automne, c’était supportable, mais il fallait la grande habitude du pays et la force des souvenirs.

La verdure consistait en des sapins rabougris, qui s’étendaient à perte de vue dans la plaine. Une bise soufflait presque continuellement à travers ce steppe, où se déplaçaient des ondes de sable. En avril cette bise volait, aigre, à travers les sapinières, et, en octobre, elle cinglait, froide, avec un ululement étrange.

Grand chasseur, M.  Gendel passait là d’heureux mois, naguère. Une immense bibliothèque l’occupait durant les soirées, et Christiane ne se souvenait pas sans émotion des hautes flambées dans la cheminée, alors, que le gémissement du vent enveloppait la demeure.

Le hameau, proche de trois cents mètres, comprenait six habitations, dont celle de Mme  Fodeur. C’était au hasard de leurs promenades que ces dames s’étalent connues. Les enfants avaient sympathisé tout de suite et les mères s’étaient rapprochées à cause d’elles.

M.  Fodeur, dont les aïeux avaient possédé là une briqueterie, éteinte depuis longtemps, y avait conservé une maison pour se soustraire au mouvement de Paris, durant ses loisirs.

Pour aller de ce hameau à la propriété des Gendel, la promenade, par surprise, se révélait jolie. On côtoyait un ruisseau bordé de saules encaissé entre deux petites éminences, et on aboutissait à un vallon, où la verdure, protégée contre le soleil, apparaissait verte et drue. Les inévitables sapins se disséminaient çà et là, laissant tomber mélancoliquement leurs strobiles.

Ce chemin, qui servait de trait d’union entre les demeures. Gendel et Fodeur, devenait naturellement le point de jonction entre les deux amies.

Elles s’y rencontraient et s’asseyaient parfois sous un sapin. Rien ne troublait leur tranquillité, hors quelques oies venant raser l’herbe de leurs becs jaunes.

— Eh bien ! Christiane, ne sommes-nous pas mieux ici que dans la tumultueuse capitale ? Pour l’instant j’en ai la nausée et la médecine me produit le même effet…

— Trop de travail, tu te fatigues.

— Tu as peut-être raison, mais comment agir autrement ? Il faut arriver, les compétitrices sont nombreuses… Si tu voyais leurs pauvres visages lassés, l’énergie qu’elles déploient !… Ce ne sont pas les coquettes qui ont inventé le fard, mais les travailleuses, afin qu’on ne s’aperçoive pas des nuits qu’elles passent sur leurs livres… Je pense, plus sérieusement depuis quelque temps, que la femme n’est pas désignée pour le travail extérieur. Note, Christiane, que je ne veux pas insinuer que son intelligence ne soit pas égale à celle de l’homme, non, elle peut trancher de hautes questions et résoudre des difficultés… Mais son domaine est sa maison, le cercle étroit d’où il peut sortir de si larges choses… Avant tout, la femme est l’être du foyer… Ah ! flâner dans sa demeure, sans s’inquiéter de la clientèle qui attend, s’embellir pour le mari que l’on aime, lui rendre la vie douce…

— Marie-toi, Bertranne…

— La voilà bien là réponse facile ! Si je te répondait aujourd'hui que je ne demande pas mieux, je t’étonnerais, n’est-ce pas ?

Christiane regardait son amie. Une surprise se lisait sur ses traits. Le moment de dépression qu’accusait l’étudiante déroutait l’appréciation qu’elle avait d’elle.

— Oui, je te surprends, je le vois, et cependant rien n’est plus sérieux… Et c’est l’amour, ma bonne Christiane, qui me rend lyrique et paresseuse… Je ne puis plus m’appliquer au labeur quotidien… toujours ce visage entrevu me hante et cette voix me poursuit…

— Comment… tu aimes quelqu’un ? s’écria Christiane.

Ses yeux plongeaient dans ceux de sa compagne.

— Hélas ! répondit simplement Bertranne.

Il y eut un silence. Christiane était tellement abasourdie qu’elle ne savait plus que dire.

Son amie reprit avec plus de lenteur :

— Ma confidence nécessitait ce cadre, et c’est pourquoi je t’ai amenée aux Chaumes… J’aime, oui, trois fois hélas ! J’ai cru que j’oublierais ce que j’ai pris pour une surprise printanière, mais non, je suis réellement amoureuse, ma douce Christiane, je te dis cela, comme si je t’annonçais que j’ai la grippe ou quelque autre maladie…

— C’est plus gai, heureusement !

— Plus gai ? Je ne trouve pas ! Tu as déjà vu des amoureux gais... toi ? Le doute tourmente leurs figures tendues… « M’aime-t-il autant que je l’aime ? » telle est la question écrite sur leurs fronts soucieux…

— C’est un doute facile à éclairer… Il y a les paroles et les preuves…

— Mon histoire n’est pas celle-là ! Je suis seule éprise… Mon partenaire, appelons-le ainsi, ignore mes sentiments…

— C’est plus compliqué, j’en conviens…

— J’ai rencontré ce monsieur il y a près d’un mois chez un de mes professeurs, dont il est le parent… Je l’ai revu, il réalise mon idéal et me plaît extrêmement… Tu sais que j’ai de la tendresse plein l’âme, comme on possède une surabondance d’iode ou d’albumine… À la vue de cet inconnu, mon cœur a pris feu… Telle que tu me vois, je suis une torche qui flambe ou un flambeau qui se consume, à ton choix…

— Et tes théories ?

— Ah ! ma chérie, les théories ! ce qu’elles valent peu de chose devant l’être qui nous conquiert !… Mère, qui me trouve osée en paroles, ne se doute guère combien je suis timide devant celui que j’aime, car je l’aime, Christiane, et tu peux me plaindre.

— Je te plains, répondit Christiane en souriant.

— Tu ris, mais mes études me fatiguent… Ma vie ne coule plus, elle est figée devant ce monsieur. J’ai fini d’être moi, avec la sensation de commencer une autre existence… Et sais-tu encore ?… Eh bien ! quand on est attaqué par ce mal, mystérieux par la diversité des symptômes qu’il accuse, la science vous semble un leurre et on se demande pourquoi on cherche la cause des faits, puisque la raison d’être est seule : l’amour…

— Je m’explique maintenant tes idées nouvelles sur le travail de la femme.

— Tu y mets même un peu d’ironie. Mais je le mérite. Je conclus que toute œuvre vraiment productrice doit être accomplie par des gens rassis, qui n’ont plus l’amour en tête… Ah ! mon amie, que je suis heureuse et tourmentée !…

— Je souhaite que ta vie se fixe et que cet événement devienne une source de joies…

— Merci…

De nouveau, un silence tomba.

— Comme tu es désenchantée et ardente en même temps, murmura Christiane. et comme la vie est bizarre… À la maison on n’entend que chant et danse, et maman est plus jeune que jamais… et, toi, tu raisonnes comme un vieux savant qui retient son cœur… Je ne comprends plus…

— C’est parce qu’il te faudrait l’amour aussi… C’est un jeune dieu qui prend sa place et se charge de faire le vide autour de lui ! J’oublie tout…

— Aimer ne me tente pas… murmura doucement Christiane.

— Ta ra ta ta ! et ma médecine, croyais-tu qu’elle me laissait envisager une telle réalité aussi rapidement ? Eh bien ! aujourd’hui, j’estime que ce sentiment essentiel est tout ce qu’il y a de plus savant, de plus passionnant et de plus scientifique. Tu vois, j’avoue ma volte-face. Les microbes ne m’intéressent plus, un squelette m’indiffère… Je ne pense qu’à moi, qui suis pleine de vie…

Christiane, pendant trois jours, subit les confidences de Bertranne, parmi les sentiers que les sapins rendaient odorants. Le ruisseau avec ses saules aux feuilles fines y gazouillait, alors que la voix tour à tour chantante ou incisive de Bertranne racontait ses sensations.

La jeune fille, cependant, ne divulgua pas le nom, n’esquissa pas de portrait physique.

L’aimé restait un mythe.

Christiane ne, questionnait pas. Elle écoutait l’hymne d’adoration sortir des lèvres de son amie, s’étonnant seulement de la place que prenait subitement un étranger dans ce cœur.

Un peu de dédain, qu’elle ne laissait pas paraître, passait en elle à l’égard de Bertranne.

Elle jugeait l’amour tellement facultatif qu’elle considérait l’étudiante comme atteinte d’une faiblesse imprévue. Et elle se sentait forte, maîtresse de sa volonté et résolue à mépriser plus que jamais ce « tourment sans frein », ainsi que disait Bertranne.

Le matin du départ, elles effectuèrent une dernière promenade.

— Ce vallon aura entendu le cri de mon cœur, dit Mlle Fodeur. Je rentre à Paris un peu étourdie d’avoir tant parlé, éblouie de tant de soleil… Quel est le sort qui m’attend ?

— J’espère que tu ne garderas pas le silence et que tu sauras faiire comprendre à ce monsieur…

— Comment, c’est toi qui me suggère une telle altitude ?… interrompit Bertranne avec éclat… Tu ne voudrais pas que je défendisse ma cause ? Quand un homme ne vous aime pas, à quoi bon lui dire qu’on est éprise de lui ? Tu prévois ce que serait ce doute toute une existence ? Penser que j’aurais forcé une volonté ! non, je serais incapable de le supporter. S’il ne m’aime pas, je resterai avec mon désespoir… Tu me plaindras, tu me consoleras, toi qui veux devenir une sainte. Comme je t’envie ! Tu vas à travers les heures comme une âme entêtée en te persuadant que tu n’aimeras pas, sous le prétexte simpliste que tu t’y refuses…

— Je t’ai enviée aussi, quand je te voyais si sereine dans l’étude. Jamais je n’aurais cru qu’en si peu de temps tu deviendras une esclave.

— Tu as raison… et l’esclave d’un sentiment, c’est plus pernicieux que d’être asservi à une besogne routinière, parce que l’esprit est annihilé complètement. J’accomplis tous mes gestes automatiquement, ma pensée est rivée à un point d’où elle ne s’échappe pas.

— C’est une hantise, murmura Christiane.

— Et une hantise dans laquelle je me complais, bien que j’essaie de m’en arracher… Quelle lutte ! Mais j’ai parfois un tel éblouissement de félicité que je puis abandonner mon rêve, et il m’empoigne avec tant de violence que mon cerveau est submergé par mon cœur… Comment vais-je reprendre mes études ?

L’angoisse de Bertranne était sincère, mais elle paraissait assez puérile à son amie, qui ne concevait pas qu’un sursaut de volonté ne remît point toutes choses dans l’ordre voulu.

— Tu vois comme ce serait bon. reprit Bertranne, de flâner dans ce printemps, d’attendre tranquillement les beaux soirs, d’être l’égale de cette nature où tout s’épanouit à son heure… Et dire qu’il existe des femmes qui ont cette joie ! Sais-tu que je ne pourrai plus voir une créature humaine sans la jalouser ? Je deviens méchante…

À Paris, les deux amies se perdirent de nouveau de vue. Bertranne reprit ses cours et Christiane organisa tout son programme d’œuvres, de visites de charité et de conférences.

Si elle voyait souvent Mme  Fodeur qui la patronnait, elle ne rencontrait que rarement sa fille, qu’elle laissait toute à son travail. Elle avait de ses nouvelles et savait que l’étudiante pâlissait sur ses livres en vue d’un examen de fin d’année.

Mme  Gendel, de son côté, ne remarquait pas sans étonnement le chemin que suivait sa fille. Elle ne pouvait admettre que l’on préférât les austérités à des satisfactions mondaines. Cette mère coquette ne connaissait pas la jalousie ; les triomphes de sa fille lui eussent fait plaisir, car elle était fière de sa beauté, qui ne nuisait en rien à la sienne. Cependant, elle appréciait cette liberté, cette indépendance qui lui laissaient des jours entiers.

Elle oublia sa fille dans un déluge de pique-nique, de rallyes, de thés, d’où elle revenait superficielle et enthousiaste.

Christiane en eut une recrudescence de sérieux et s’enfonça plus profondément dans le chemin adopté.

Mme  Fodeur l’aidait ardemment. Si Christiane n’avait pas de point de contact avec sa mère, en raison de la différence de leurs caractères, Mme  Fodeur ne pouvait, pour le moment, avoir beaucoup de rapprochement avec Bertranne, prise par ses études.

Elle accaparait donc Christiane, sur qui ses paroles pleines de charité et de dévouement produisaient grand effet.

La jeune fille se sentait heureuse à la manière des purs, quand elle comptait, dans sa journée, un regard reconnaissant, un mot de gratitude d’une de ses obligées.

Il lui fallait ce réconfort parce que Mme  Fodeur ne la gâtait pas sous ce rapport.

Riche et libre de sa fortune, la jeune fille apportait une aide efficace aux œuvres fondées. Elle donnait avec joie, mais elle aimait encore qu’on luit accordât une louange. Mme  Fodeur devinait ce désir, mais ne le favorisait pas. Sévère, dure, elle disait simplement :

— Vous êtes une heureuse parmi les heureuses ! Que de personnes voudraient posséder pour pouvoir se dépouiller… Le don porte en soi sa félicité…

Ces paroles, strictement justes, semblaient sèches à la néophyte.

L’émulation lui eût fait du bien.

Mais ce qui intéressait et surprenait la jeune fille, c’était les réunions où quelque philanthrope prenait la parole.

Celui ou celle qui parlait possédait toujours une voix persuasive qui émouvait les cœurs, qui projetait hors de l’ombre de l’âme les faiblesses, les régressions, les résistances et les reculs.

Après tant d’éloquence et d’encouragements au bien, les personnes présentes pantelaient sous l’émotion. Leur imagination voyait au delà, du cercle humain. Dans l'exaltation de la charité à exercer, elles prononçaient des phrases admirables de désintéressement.

Ces scènes frappaient profondément Christiane. Elle enviait ces êtres dont la foi était assez ardente pour les pousser sur la route héroïque.

On écoutait beaucoup Mme  Fodeur. Son aspect dominateur, son air froid en imposaient. De plus, elle avait de l’expérience et une divination sur la qualité des misères et des premiers secours.

Christiane aimait à la questionner. Elle en vint à la considérer comme une personne rare qui incarnait le dévouement, le désintéressement et une sorte de pouvoir fascinateur.

Peut-être la craignait-elle un peu.

Dévouée au chevet des malades, infatigable dans ses visites aux pauvres, frugale en sa nourriture, de mise sévère, elle allait dans la vie comme une ombre. Elle suscitait l'admiration.

Seule, Mme  Fodeur savait quelles peines lui donnaient ces apparences et quel, levain de besoins fermentait en elle. Son mérite consistait à les refouler à l’aide d’une discipline sans cesse stimulée.

Pour sa jeune compagne, elle exagérait sa sévérité envers soi, afin de lui donner un exemple encore plus digne.

Malgré sa tâche nouvelle, Christiane ne pouvait cependant se dérober complètement à ses devoirs mondains.

Il y avait de vieux amis de son père qu’elle ne voulait pas abandonner, et ; en particulier, le ménage Lavique, couple sans enfants.

La femme, simple, bonne, aimant recevoir et entourer sa vieillesse de gaîté ; le mari, affable et plein de bon sens. Une atmosphère sereine régnait chez eux. Leurs idées larges les rendaient indulgents, et ils étaient très aimés. Ils connaissaient bien des secrets, mais leur discrétion était proverbiale.

M.  Lavique était gai. La taquinerie passait pour être son point faible, mais Victor Hugo ayant écrit qu’elle était la méchanceté des bons, on pouvait en déduire que M.  Lavique était très bon.

Mme  Lavique essayait de tempérer cette manie qui la choquait parfois.

Ils aimaient particulièrement Christiane et la trouvaient semblable à son père, qui avait toutes leurs préférences, Ils l'avaient beaucoup plaint d’être uni à une femme qui ne partageait pas ses goûts, mais ils plaignaient davantage sa fille.

Mme  Lavique remarquait cependant, depuis quelque temps, plus de sérénité dans l’attitude de sa jeune amie et se demandait ce, qui avait pu lui survenir.

L’idée d’un mariage lui était venue, mais les jours coulant sans confidences, elle pensa s’être trompée.

Si elle n’avait écouté que son penchant ; elle eût essayé, depuis longtemps, de la marier, mais c’était un serment entre elle et son mari de ne jamais intervenir dans un tel événement. S’étant épousés par inclination, sans le secours d’intermédiaires, ils estimaient que leur manière était la bonne. Ils craignaient que dans un rapprochement concerté les candidats ne fussent victimes d’une pression inconsciente. Cela pouvait être exact.

Or, il arriva que dans cette maison où l’on ne voulait unir personne, Christiane rencontra, un jeune homme qui la surprit.

Était-ce le milieu plein d’affabilité correcte ou le tableau séduisant de Philémon et Baucis qui poussait à l’amour, ou était-ce tout simplement « l’heure », comme le disait Bertranne, mais un monde nouveau s’offrit à la jeune fille, et se posa brusquement au premier plan.

En un instant, toute sa vite passée se réduisit en un bouillonnement inconsistant d’où émergea une perspective inconnue.

Quand Mme  Lavique lui dit :

— Oh ! mon Dieu ma petite Christiane, j’ai failli omettre de te présenter notre jeune ami : Robert Bartale.

Elle crut que la vieille dame se trompait, tellement il lui semblait que Robert Bartale lui était familier de tout temps. Elle l’ignorait cependant quelques minutes auparavant, mais son imagination le lui avait révélé, comme elle ne croyait pas qu’il pût exister.

Il était grand, mince et Souple. Ses cheveux châtains pouvaient plaire également aux blondes et aux brunes. Sa moustache à l’américaine découvrait le dessin de sa bouche fine.

Il se montrait vite souriant, mais ce sourire savait si bien varier ses expressions, qu’il enchantait les tendres, les sévères et les ironiques.

Malgré cette diversité de séduction, Robert Bartale conservait un aspect sincère, déférent et bon.

Il était riche et se contentait d’être un chartiste distingué, pour son plaisir seul.

Il revenait d’un séjour en Italie et son esprit était rempli des visions du paysage. Ses trente ans accusaient l’enthousiasme d’un poète, au geste mesuré, à la parole chaude, mais un enthousiasme de bon ton, sans éclat, vibrant sans emballement.

Au dîner, où il était convié chez les Lavique, en même temps que Christiane et quelques autres personnes, il fut près de la jeune fille par hasard, les places à table n’étant désignées que pour les quatre convives placés aux côtés des maîtres de la maison.

La conversation s’anima bientôt entre eux et Mlle  Gendel, entraînée, constata que les minutes fuyaient rapidement.

Le jeune homme subissait le charme de Christiane. Sa beauté l’éblouissait et sa franchise l’étonnait. Les femmes, en général, ont conscience des armes qu’elles possèdent et en usent avec adresse.

Christiane, modeste, ne se supposant pas des qualités extraordinaires, n’en jouait pas. Puis, la façon d’être de sa mère la rendait timide. Elle s’effrayait qu’on la crût un esprit d’oiseau, sans réflexion profonde.

Il fallait un grand prestige pour qu’elle oubliât cette blessure toujours ouverte.

Robert la découvrait autre que ses auditrices ordinaires. Jusqu’ici, son cœur n’avait pas été fortement ému et il prodigua à sa voisine tout ce qui s’y renfermait.

Leurs réflexions sur certaines questions se révélaient semblables, leurs goûts artistiques identiques. Les pays qu’ils préféraient étaient tes mêmes et, comme livre de chevet, ils lisaient le même auteur.

« Quelle existence heureuse nous pourrions avoir », pensait Robert.

« Quel charme se serait d’avoir un tel compagnon », songeait Christiane.

De son côté, Mme Lavique rêvait du joli couple qu’ils feraient. Elle jetait des regards ravis vers son mari, qui, comprenant ce qu’elle voulait insinuer, se frottait les mains joyeusement, comme si une source de malice à exploiter s’ouvrait devant lui. Où était leur serment de neutralité ?

Christiane se rappelait par éclairs les confidences de Bertranne, Elle les vivait et une sympathie plus forte, provoquée par les mêmes sensations, l’unissait à son amie.

Pendant qu’elle écoutait Robert, elle se remémorait les paroles proférées aux Chaumes et qui la surprenaient maintenant : J’aime… plains-moi…

Christiane se demandait pourquoi de la pitié, alors qu’un tel émerveillement la possédait. Il lui semblait que ses facultés de réflexion s’effaçaient pour ne laisser la place qu’au sentiment d’admiration devant cette découverte.

— Alors, Mademoiselle, vous ne connaissez pas l’Italie ?

— Non, Monsieur, Mon père m’en parlait, mais j’étais si petite que ses récits n’ont pas laissé d’empreinte profonde. Quant à ma mère, elle déteste voyager…

— Je suis sûr que vous y goûteriez un grand charme, guidée par une personne l’ayant parcourue, selon les points de vue échangés tout à l’heure.

Il regarda la jeune fille. Elle leva sur lui ses beaux yeux et il put y deviner une parfaite harmonie entre la pensée qu’ils dévoilaient et la sienne.

Christiane se disait qu’un pareil voyage avec Robert Bartale serait un paradis anticipé, et Robert se demandait comment il avait pu vivre, voyager et sentir, sans l’aide de cette jeune fille.

— Vous venez souvent chez nos amis Lavique, Mademoiselle ?

— Le plus souvent qu’il m’est possible…

— Moi, je les perds de mon horizon de temps- à autre ; et c'est pourquoi je ne vous y avais jamais rencontrée… Nous nous sommes connus au cours d’un voyage, que nous avons d’ailleurs terminé de conserve… J’en ai effectué d’autres depuis et je ne suis rentré à Paris que depuis peu de temps. Reviendrez-vous les voir bientôt ?

À cette question directe qui changeait brusquement le rêve en une réalité, où il fallait agir, Christiane éprouva un bouleversement.

Ses résolutions se profilèrent devant son esprit et son orgueil filial souffrit de ne pas posséder la mère qu’elle eût tant désirée !

Une tristesse s’appesantit sur elle et voila son regard.

Robert le remarqua.

Il la contemplait, étonné, qu’elle ne répondît pas spontanément à l’intérêt qu’il manifestait à son sujet, déçu aussi qu’elle ne montrât pas l’empressement qu’il apportait lui-même.

Elle devina ce qui se passait en lui et, dans un effort qui lui coûta beaucoup, elle déclara :

— Je ne sais pas du tout quand je reviendrai chez nos amis… mes jours sont très chargés…

Il eut un geste de surprise et ses traits se couvrirent d’ombre. La première déception lui venait de la femme aimée.

Soudain, il trouvait Christiane fermée, presque hostile, et il se demandait pourquoi.

Obéissant au dépit, il pensait : Toutes les mêmes… jamais une âme de femme ne sera à l’unisson de celle d’un homme. Voici une jeune fille qui me plaît, j’avais l’air de ne pas lui être indifférent, elle s’abandonnait à ce sentiment et, tout à coup, elle se replie, et feint d’ignorer ce que mon cœur ne lui cache pas… Et je ne saurai rien… parce que je sens un entêtement derrière ce joli front…

Malgré ce monologue intérieur, Robert Bartale ne perdait pas son sourire et continuait de s’intéresser à la vie de Christiane. Il n’insista pas pour la revoir, puisqu’elle ne paraissait pas le souhaiter.

Il s’imagina qu’elle voulait d’abord se renseigner sur sa personne avant d’aller plus avant.

Cette idée était plausible et elle l’amusa. Il comptait sur Mme  Lavique pour revoir Christiane.

Rassuré, ayant établi son plan, il redevint plus aimable que jamais en songeant : « Mademoiselle, je ferai tout pour que vous deveniez ma femme… Je ne veux pas laisser échapper mon bonheur. »

Après ce serment mental, il contempla la jeune fille comme s’il eût voulu lui insuffler sa propre volonté, et elle, sans affectation, détourna son regard…

L’amour s’imposait et la lutte naissait avec lui. Maintenant Robert ne s’attardait plus au recul qu’on lui opposait ; il ne le craignait pas, jouissant d’avance du triomphe qu’il remporterait.

— Mademoiselle, je suis forcé de quitter nos amis, j’ai encore, ce soir, une réunion où j’ai promis de me rendre. J’espère avoir l’honneur de vous rencontrer bientôt.

Cette phrase un peu brusque, laissa Christiane en désarroi. Elle ne s’attendait pas à ce que M.  Bartale partît si vite.

Dépitée à son tour, elle songeait que les apparences d’un homme sont trompeuses, et que celui-ci, à qui elle croyait plaire, ne goûtait guère le charme de sa présence, puisqu’il s’en allait avant elle.

Elle répondit d’une, voix un peu sourde :

— Vous êtes très mondain…

— Mais non, j’ai des amis tout simplement qui désirent me revoir entre deux voyages. Il faut bien se rappeler à leur souvenir. Je déteste délaisser qui que ce soit Les vieux amis font partie de moi-même.

Christine apprenait ainsi qu’il était fidèle.

— Vous me voyez désolé d’abréger l’heure présente, mademoiselle. Ce regret n'est tempéré que par l’espoir de vous retrouver quelque jour.

Le regard était aigu et la parole ferme.

Robert disparut.

À vrai dire, il se sauvait. Envahi soudain par une joie inattendue, il avait besoin d’être seul pour réfléchir. Et, tout en te faisant, il se rappelait la moindre parole de Christiane et le plus fugitif de ses gestes.

Il était orphelin et jusqu’alors, il avait résisté à toutes les tentatives matrimoniales, mais de caractère affectueux, il ambitionnait un intérieur qu’une femme embellirait.

Pendant qu’il donnait de l’essor à son agitation, à ses projets d’avenir, Christiane, tout étourdie, retomba petit à petit dans une réalité qu’elle jugeait affreuse.

Comment introduire Robert Bartale chez sa mère, dans ce milieu plein de fantaisie, blâmé par tout esprit sérieux ? Il lui avait parlé de ses parents à lui, si unis, si calmes, dans leur vie bien réglée ; dans leurs distractions élevées.

Pourrait-elle le convaincre qu’elle était d’une autre essence et qu’elle ne se plaisait à aucune des soirées bruyantes que sa mère multipliait ? Pourrait-elle le persuader qu’elle stigmatisait la conduite des jeunes femmes et des jeunes filles ultra-modernes qui exagéraient leur décolleté, leurs cocktails, le nombre de leurs cigarettes et leur argot ?

Le scrupule de Christiane s’égarait. Une honte la fit vaciller. Jamais, elle n’accepterait qu’un homme connût par elle toute cette légèreté.

Elle était trop fière pour supporter qu’on pût l’assimiler aux habitués qui fréquentaient le salon de Madame Gendel.

Ah ! que penserait M.  Bartale en entendant sa mère interpeller joyeusement la bande de jeunes gens qu’elle traitait comme des frères ?

Non, tout cela était impossible.

Puis, Christiane avait annoncé qu’elle ne se marierait pas. Quelle attitude lui donnerait sa rétraction ? Du moment qu’elle tenait à passer pour une personne sérieuse, il fallait persister dans le maintien d’une parole qu’elle avait donnée de son plein gré.

Bien des femmes ne se mariaient pas. Bien des femmes ensevelissaient un rêve au fond de leur cœur, et elles vivaient cependant, inutiles peut-être quant à la race future, mais à l’abri de toute surprise.

Christiane n’envisagea que soi. Elle ne se souvint pas que Bertranne traitait d’égoïsme le sentiment qui consiste à repousser un homme qui vous veut pour femme et qui ne vous est pas indifférent.

Non, elle obéit à une conception fausse de l’orgueil et à une méfiance de soi.

Radicalement, elle raya de sa vie M.  Bartale. Son existence remplie de bonnes œuvres passa devant ses yeux. Elle aimait les déshérités qu’elle visitait. Elle s’attachait à eux et ne pouvait les décevoir.

Elle pensa à Madame Fodeur… Aujourd’hui en toute connaissance de cause, elle renonçait au bonheur. Une souffrance tordit son cœur.

Elle aimait.