Le Saguenay, lettres au Courrier St. Hyacinthe/01

La bibliothèque libre.
Presses du Courrier de St-Hyacinthe (p. 3-9).


LE SAGUENAY.
Hébertville, 22 août 1880,

Me voilà en plein royaume du Saguenay, et il est bien naturel que ma première lettre soit écrite d’Hébertville, puisque de la fondation de cette paroisse date la colonisation de la belle et grande vallée du lac St. Jean que je me propose de visiter.

J’ai laissé la vieille cité de Champlain vendredi matin, le 20, à bord d’un des vapeurs qui font le trajet régulièrement entre Québec et la baie des Ha ! Ha ! C’est le vapeur « Saguenay » qui était destiné à me transporter « au Saguenay ». Il y avait peu de monde à bord, et on s’aperçoit que le nombre des touristes diminue à mesure que disparaît la saison des bains.

Vous savez que je suis en bonne compagnie. D’abord il y a le trésorier de la province, l’hon. Robertson, qui, en voyage, n’a plus cette gravité qui le domine, lorsqu’en chambre il tient la clef du coffre public. De prime abord on le dirait froid comme un chiffre ; mais examinez son œil intelligent qui vous lance un regard parfois moqueur ; il a toujours le mot pour rire ; c’est fort heureux car il passerait mal son temps en présence de M. Élisée Beaudet, le populaire député des comtés unis de Saguenay et Chicoutimi.

Celui-ci s’en va visiter les électeurs de son comté qui l’ont élu sans le voir. Il prétend que s’ils l’eussent connu, il ne serait pas en chambre. Évidemment il se vante ; il sait mieux que cela. M. Beaudet possède le meilleur caractère du monde. Gai à la manière du canadien, il aime à rire et réussit à merveille à dérider la figure même la plus sérieuse. À voir son caractère enjoué, on ne soupçonnerait guère qu’il a passé sa vie à faire des chiffres et à diriger de grandes opérations commerciales C’est un des marchands de Québec les plus en renom et les plus avantageusement connus comme financier. S’il n’en eut pas été ainsi, notre autre compagnon de voyage, M. James Ross, homme dix fois millionnaire, ne se serait pas associé à lui pour construire le chemin de fer de Québec au lac St. Jean.

M. Messiah qui est le correspondant du grand organe du parti conservateur, dans Ontario, le Mail, est également au nombre des excursionnistes ; il veut voir ce qui en est du lac St. Jean, et sa présence dans cette partie reculée de notre province sera vue avec satisfaction.

M. George Beaudet, fils du député, est aussi du voyage. Plein de vie et d’espérances comme on l’est à 20 ans, ses goûts le portent vers la culture de la terre, et avant de partir pour aller suivre le cours de l’école d’agriculture de Guelph, dans la province d’Ontario, il veut se choisir un lot de terre au Saguenay. C’est une excellente idée que celle-là, et il serait à souhaiter qu’un plus grand nombre de nos jeunes canadiens instruits et intelligents se livrassent à l’agriculture au lieu d’aller encombrer les professions libérales et de végéter dans un bureau d’avocat ou une étude de notaire. Ce jeune monsieur est accompagné de sa mère qui, avec une sollicitude bien naturelle, désire visiter les lieux où son fils se propose de s’établir.

Je n’ai pas à décrire le magnifique, panorama qui se déroule à nos yeux de Québec à la baie des Ha ! Ha ! Aurais-je du reste la plus belle imagination que ma plume serait impuissante à parler des beautés de notre majestueux St Laurent.

Ce n’est pas sans un sentiment d’admiration que mes cinq compagnons et moi avons jeté un dernier regard sur Québec et Lévis qui, de l’Île d’Orléans, semblent deux sœurs étroitement unies, et, la joie peinte sur la figure, comme cela arrive au commencement d’un voyage inauguré sous d’heureux auspices, il nous tardait de mettre pied à terre le lendemain à Saint Alphonse, afin de nous diriger dans l’intérieur du pays.

Dans le trajet nous saluâmes en passant la Baie St. Paul, les Éboulements, la Malbaie, la Rivière-du-Loup, et au soleil couchant nous arrivions à Tadoussac, le premier poste du territoire que nous devons parcourir.

Le mot Tadoussac qui signifie « Mamelon, » appartient à la langue Montagnaise. C’est un des plus anciens établissements du Canada, et dès les premiers temps de la découverte du pays on y faisait le commerce de pelleteries, Ce n’est que depuis quelques années qu’il est le rendez-vous des touristes qui recherchent la fraicheur des eaux et font leurs délices de la pêche. On y remarque plusieurs villas d’un goût charmant et de l’hôtel admirablement situé au fonds de la baie, la vue embrasse un panorama d’un cadre immense.

Tout près se trouve une bien précieuse relique, la petite chapelle bâtie il y a deux siècles par les Jésuites qui ont exercé leur apostolat à Tadoussac de 1640 à 1782, c’est-à-dire l’espace de 142 ans.

Le gouvernement possède depuis cinq ans en cet endroit un établissement pour la reproduction du saumon. L’an passé on y a déposé 1,400,000 œufs fécondés qui ont donné 1,210,000 alevins, Ceux-ci ont été distribués dans différentes rivières. Cet établissement est très intéressant à visiter et ne se trouve qu’à 100 pieds de l’endroit où accoste le bateau à vapeur.

Après une demi-heure d’arrêt, le bateau reprit sa course. La température était douce ; la lune reflétait ses rayons sur les eaux calmes du Saguenay, et les touristes purent respirer à satiété l’air vivifiant des montagnes qui bordent la rivière,

C’est une singulière nature que celle du Saguenay ; elle est d’un grandiose qui étonne. On voit que les eaux ne suivent pas un lit qu’elles se sont creusées lentement ; c’est un gouffre produit par une violente commotion souterraine ; gouffre qui, en certains endroits, atteint une profondeur de mille pieds.

Il y a des centaines de siècles cette étonnante rivière n’existait point, et le lac St. Jean qui était de dimensions beaucoup plus vastes que celles d’aujourd’hui devait se décharger dans le St. Laurent par la rivière-Saint Maurice. Un bouleversement général dans cette partie du monde a soulevé la terre et creusé ce large sillon à travers lequel se sont précipitées avec furie les eaux du grand lac. Il n’y a guère d’autres explications à donner à cet entassement de montagnes que le touriste ne peut se lasser de regarder et qui subjuguent son imagination.

À six heures du matin, samedi, nous étions les hôtes du curé de St. Alphonse, le révérend Hubert Beaudet, frère du député de Chicoutimi. Cet homme aimable et gai nous reçut avec toute la politesse et l’urbanité qui caractérisent le prêtre canadien, et, après avoir pris un excellent déjeuner, à 8½ h. nous mettions pied dans les voitures qui devaient nous transporter au terme de notre intéressante excursion. Il n’y avait pas de temps à perdre, car le trajet est long.

Traînés par de vigoureux chevaux, nous pûmes bientôt, du sommet des élévations qui entourent St. Alphonse, contempler la baie et admirer la belle nappe d’eau miroitant aux chauds rayons du soleil, De ces hauteurs il y a un coup d’œil qui enchante, mais ce ne devait pas être le seul dans notre voyage et nous continuâmes notre route,

La première paroisse que l’on rencontre après avoir laissé St. Alphonse est celle du Grand Brulé. Le révérend M. F. X. Delâge qui en est le curé, nous reçut avec beaucoup de cordialité, C’est un de ces caractères réjouis qui ont constamment le sourire sur les lèvres et le bon mot à dire. L’établissement curial fait honneur au curé et aux paroissiens, et une visite à l’église nous permit de constater que le tout est tenu dans un ordre parfait, L’hon. Robertson crut devoir en complimenter le révérend M. Delâge.

Cette paroisse renferme environ 1600 âmes et sa fondation remonte à 1844. Le sol est bien cultivé ; il y a de beaux champs d’avoine et de blé, et, en dehors du village, nous remarquâmes dans un excellent pâturage un troupeau de bœufs de haute stature destinés à l’engrais.

Nous reprîmes notre voyage par le chemin Kénogami qui est la grande route carrossable du Saguenay. Il longe le lac St. Jean dans toute sa longueur, et s’étend sur un parcours d’environ 75 milles, jusqu’aux dernières limites de la colonisation sur la rivière Ashuamouchouan. Il a coûté au gouvernement la somme de $40,000. Nous atteignîmes bientôt St. Cyriac ou Kaskouia et débarquâmes chez Jean Deschênes pour prendre le dîner. M. Jean Deschênes homme d’une force herculéenne, est connu dans tout le Saguenay ; c’est là où font halte tous ceux qui se rendent au lac St. Jean ou en reviennent. Ne le voudraient-ils point qu’ils sont forcés de s’y arrêter, certains d’être bien traités.

Près de la maison, dans un endroit bas et marécageux, à la demande du révérend M. Kéroack, desservant du lieu, le gouvernement a fait faire un terrassement dont l’exécution fait honneur au conducteur des travaux, M. Jean Deschènes lui-même.

L’église est de pauvre apparence et la paroisse ne renferme que 260 âmes. Néanmoins si on en juge par le nombre d’enfants qu’on remarque aux portes des maisons, la population devra s’accroître rapidement. On m’a parlé d’une famille de 26 enfants et d’une fille de 14 ans pesant déjà 250 livres. Voilà une mère en-herbe qui devra donner de robustes colons au Saguenay.

Après avoir serré la main au charmant M. Kéroack qui me souhaita bon voyage en me disant : estote fortes in bello, je repris avec mes gais compagnons la route d’Hébertville.

Nous longeâmes le lac Kénogami, nom dérivé de Thinogami qui veut dire « lac long. » Sa longueur est de 18 milles, sa largeur de 2 à 3 milles et il se décharge dans le Saguenay par la rivière Chicoutimi. Sur une longueur d’environ 25 milles, les terres sont pauvres et impropres à la culture, on n’y rencontre point d’établissements et le gouvernement est obligé d’entretenir le chemin Kénogami sur un assez long parcours. Il y a même une barrière où il fallut payer cinq centins au gouvernement pour droit de passage.

En vain fîmes-nous appel à la grandeur d’âme du Trésorier de la province ; M. Robertson resta sourd à nos supplications, prétextant qu’il lui fallait cet argent pour payer les intérêts de l’emprunt ou du prêt français, suivant que MM. Fabre et Tardivel jugeront à propos de le nommer.

Au lac Kénogami sguccède à une distance d’un demi mille environ le lac Kénogamishish (petit lac long) mesurant cinq milles de longueur sur une largeur de 20 arpents peut-être. Ces deux lacs quoique fort rapprochés ne communiquent point entre eux, et même le petit est à une hauteur de 35 pieds au-dessus du premier.

En arrière du lac Kénogamishish est le lac Vert dont il n’est séparé que par une étroite langue de terre, et qui tire son nom de la teinte verte de son eau.

Le mot indien est Kashukikéomi ou « lac limpide.» Sa longueur est d’une demi lieue et sa largeur de 700 à 800 pieds.

Sur la rivière des Aulnais qui sert de décharge au « petit lac long,» il y a de bons établissements et la qualité de la terre paraît excellente. Bientôt nous entrons dans la paroisse d’Hébertville et de loin nous apercevons le clocher de l’église qui brille aux derniers rayons du soleil. En arrivant au village nous voyons des demeures annonçant l’aisance, et nous débarquons chez M. Léonidas Lortie, colon de 20 ans, qui déjà a uni sa destinée à celle d’une charmante compagne et où nous recevons la plus cordiale hospitalité. Il fait plaisir, après une journée de fatigue, de se trouver en aussi bonne compagnie et de jouir du repos.