Le Saguenay, lettres au Courrier St. Hyacinthe/02

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Presses du Courrier de St-Hyacinthe (p. 10-16).

SECONDE LETTRE

St. Louis de Metabetchouan,
23 août.

Plus nous avançons, plus nous goûtons les plaisirs du voyage. Il y a longtemps que j’entendais parler du Saguenay et des espérances qu’il faisait concevoir pour la colonisation ; j’avais lu bien des rapports favorables sur cette partie importante de la province de Québec, et il me tardait de juger par moi-même et de visiter ce vaste champ ouvert aux efforts du vigoureux colon canadien. Me voilà en plein comté de Chicoutimi, et de la maison de M. Job Bilodeau où je trace ces lignes, je puis contempler la surface limpide du beau lac St. Jean.

Je vous écrivais hier d’Hébertville : il est bien juste que nous en parlions, car à tout seigneur tout honneur. Il nous avait fallu parcourir les cantons de Bagot, Laterrière, Jonquière, et Kinogami, avant d’arriver à celui de Labarre dans lequel est situé Hébertville.

Le village se trouve au confluent de la rivière des Aulnais et de la Belle-rivière qui descend au lac St. Jean. La paroisse embrasse la moitié des townships Labarre, Mesy, Caron et une partie de Signaï. Elle a une profondeur de 18 rangs qui sont tous habités et sa population dépasse, je crois, 2,600 habitants. Elle a la physionomie d’une ancienne paroisse ; cependant elle compte à peine 30 ans d’existence, et c’est en 1840, que le curé Hébert fit abattre le premier arbre dans le lieu qui devait prendre son nom. Jusqu’à cette époque la colonisation n’avait fait de progrès qu’à Chicoutimi et à la Grande Baie, et une lisière de mauvaise terre séparait ces deux endroits des bords fertiles du lac St. Jean. Il fallut du patriotisme et du courage pour affronter les misères du défrichement dans une contrée aussi éloignée des centres précédemment établis Ce fut l’intrépide curé de Kamouraska qui entreprit la tâche pour la plus grande gloire de Dieu et de la patrie, et alla, suivi de 44 hommes, abattre le premier arbre au lac Wikwi, près du Lac Kénogami, et asseoir sa tente sur l’emplacement actuel du village d’Hébertville

Là comme ailleurs, c’est de notre clergé que sont sortis ces héros de la colonisation qui, au prix de sacrifices sans nombre, de fatigues et de privations de toutes sortes, sont allés planter le signe de la rédemption au centre de la forêt et donner au colon l’exemple du travail et du patriotisme.

Il y a à Hébertville de magnifiques plateaux de terre arable ; et, en 1878 il a été payé au curé 2200 minots de grains pour dîme, et on y a récolté seize mille minots de blé.

La prospérité générale est assez grande pour permettre d’y construire une nouvelle église en pierre de 157 pieds de long par 67 de large, et de 35 de hauteur au-dessus du solage qui mesure 9 pieds. Ce sera un temple digne de cette belle et grande paroisse et qui attestera le profond sentiment religieux de la population.

Hébertville possède une cour de circuit, et un bureau d’enregistrement dont le titulaire est M. Hébert, frère du fondateur de la paroisse. M. l’arpenteur Horace Dumais y possède une splendide résidence, et il nous a fait plaisir de faire la connaissance de MM. Hudon et Chs. Drapeau, deux braves citoyens de l’endroit.

Nous entendîmes hier la grande messe à Hébertville, et, après l’office divin, le député du comté, M. Beaudet, prit la parole pour remercier les électeurs de l’avoir élu unanimement et sans même le connaître. Ce monsieur était à son début sur un husting, et il a fait sur ses auditeurs une impression à laquelle il n’osait s’attendre.

Laissant de côté les questions de parti, il parla chemin de fer en homme pratique, et la franchise de ses déclarations comme sa parole claire et précise lui attirèrent de suite les chaudes sympathies de son auditoire.

À la demande de M. Beaudet, il me fallut dire quelques mots à la foule, mais ce n’était pour moi que le prélude de ce qui devait m’arriver à St. Jérôme et à St. Louis dans cette même journée. Mon gai compagnon de route voulait me faire expier sans doute le plaisir avec lequel j’avais accepté sa gracieuse invitation de l’accompagner dans son voyage.

Il me tardait de contempler les eaux du grand lac que les indiens appelaient Peaguagomi qui signifie « lac plat. » Après dîner nous laissâmes Hébertville pour St. Jérôme, et sur la route nous eûmes à franchir des côtes d’une longueur dont on n’a pas d’idée à Montréal ou à St. Hyacinthe ; mais en revanche je remarquai de beaux champs de blé.

Ces immenses ravins qui ont quelquefois deux à trois cent pieds de profondeur sont le résultat du grand bouleversement intérieur qui, dans les âges passés, creusa le Saguenay pour donner passage aux eaux du lac St. Jean dont la circonférence devait être alors de près de 100 lieues.

À un mille de l’église de St. Jérôme nous avons une vue splendide du lac, et pour celui qui n’a jamais contemplé cette belle nappe d’eau, l’effet en est saisissant. On ne peut s’empêcher de s’extasier sur la beauté du panorama qui s’offre à nos regards et d’être plongé dans l’admiration.

St. Jérôme a pour curé un prêtre qui est loin de ressembler pour la corpulence au fameux apôtre de la colonisation du nord de Montréal. C’est tout l’opposé ; mais dans ce corps frêle repose un cœur patriotique. Intelligent, gai, actif, dévoué, le révérend M. Vallé possède ce qu’il faut pour contribuer au développement spirituel et matériel de la paroisse qu’il dessert.

C’est à la fin des vêpres que nous arrivâmes au presbytère, et M. Beaudet en profita pour adresser la parole à ses électeurs. Il parla surtout du chemin de fer, et à voir avec quel intérêt son discours fut accueilli, on put se faire une idée du contentement que ces braves gens éprouvaient en s’entendant dire qu’avant bien longtemps ils auront une voie de communication par chemin de fer avec la capitale de la province. L’impression créée par la parole franche et sincère de leur représentant fut profonde.

St. Jérôme renferme une population de 1650 âmes, quoiqu’elle ne compte que seize ans d’existence et qu’elle ne possède un curé que depuis 12 ans. La dixième partie est en culture m’a-t-on dit, et le sol dans cet endroit est très fertile. Comme preuve on m’a cité le fait qu’un M. Charles Cauchon ayant semé dans l’espace de deux arpents 2 minots de blé en a récolté 102 minots. C’est sans doute un fait extraordinaire et exceptionnel que de cueillir 51 minots pour un de semence, mais il fait voir la fécondité du sol. St. Jérôme est appelé à devenir une des plus belles paroisses du Saguenay.

À notre regret nous dîmes au revoir à St. Jérôme et nous nous dirigeâmes vers la demeure de M. Flanigan, agent de la compagnie de le baie d’Hudson au poste de Métabetchouan. Deux de nos compagnons de route, MM. Robertsen et Ross, qui y étaient rendus depuis le matin, nous attendaient, et M. et Mde Flanigan nous reçurent avec une exquise politesse et beau<coup d’urbanité,

La demeure de ce monsieur est admirablement bien située sur une élévation à l’embouchure de la rivière Métabetchouan ; on a devant soi le lac St. Jean qui a l’apparence d’une mer ; et c’est à cet endroit où se trouve sa plus grande largeur qui est d’à-peu-près 10 lieues, Dans un rayon de plusieurs milles de gros navires dans les hautes eaux pourraient passer tout près du rivage, et le site a été très bien choisi pour en faire un lieu de trafic et, plus tard, un endroit important.

Il y a deux siècles les pères Jésuites y avaient une mission florissante ; mais la chapelle qui existait il y a quelques années a disparu ; cependant le sol porte encore les traces de leurs défrichements.

On traverse en bac la rivière Métabetchouan qui est très pittoresque en cet endroit, et tout près je vis à l’ancre un petit vapeur appartenant à la puissante maison Price. Ce bateau sert à remorquer les bois jusqu’à la décharge du lac dans le Saguenay et à transporter les provisions destinées aux chantiers.

Nous arrivâmes à St. Louis vers 7 heures du soir, et après avoir fait un troisième discours à la foule accourue pour saluer M. Beaudet, nous crûmes prudent de prendre du repos.

Ce matin, le temps est beau, l’air est pur, et de la croisée de ma chambre, j’aperçois mon ami M…… qui contemple avec admiration la belle vallée du lac St. Jean. Il semble vouloir en prendre possession à lui seul et se constituer le monarque de ces lieux.

Nous pensionnons chez un cultivateur à figure intelligente et honnête, M. Job Bilodeau, que le malheur a éprouvé dans le terrible incendie qui dévasta le Saguenay en 1870. Il est un des plus anciens colons du lieu et sa demeure est construite en face de l’Église paroissiale, sur une terre fertile. Il connaît son lac St. Jean par cœur, car c’est lui qui, en 1851, assista M. l’arpenteur Tremblay et avec lui chaîna le lac. Il donne à celui-ci une longueur de 44 milles et 26 milles de largeur.

À proprement parler c’est à St. Louis que commence la vallée du lac St. Jean, car à cet endroit les montagnes s’éloignent graduellement. La localité est également connue sous le nom de Pointe-aux-Trembles ; cependant sur la carte nouvellement faite sous la surveillance du département des terres, elle porte le nom passablement monarchique de St. Louis de Chambord.

J’ai vu près de chez M. Bilodeau un champ ensemencé de blé depuis 13 années consécutives, et la récolte promet encore un bon rendement ; on me dit que la moyenne est de 13 à 14 minots pour un dans cette paroisse. Si on s’obstine à semer ainsi grain sur grain contre toutes les règles de la prudence, on le regrettera plus tard amèrement.