Le Saguenay et le bassin du Lac St-Jean/Chapitre 15

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Léger Brousseau (p. 269--).



CHAPITRE XV




HYPOTHÈSE DU CATACLYSME




Exposition de la théorie de ce cataclysme, auquel remonterait l’existence
de la rivière Saguenay


I


La rivière Saguenay est un gouffre subitement taillé en plein granit, blessure effroyable portée d’un seul coup au sein d’énormes entassements de montagnes, et qui a conservé toute son horreur primitive, qui est restée béante depuis des milliers d’années, comme l’attestent l’étonnante physionomie de son sol, l’image de bouleversements répétés, les épaisseurs profondes d’alluvion, de terre végétale, jetées comme au hasard, en énormes amas, soulevées comme le sein de l’océan dans la tempête, puis s’affaissant dans des ravins de deux à trois cents pieds de profondeur, tout cela à la fois, brusquement, sans cause explicable, si ce n’est par un épouvantable choc dans les entrailles de la terre et par le déchaînement des éléments qui en fut la suite.

Comment se rendre compte de l’existence de cette rivière qui coule, non pas sur le flanc des montagnes, ni dans une vallée, comme font toutes les rivières dont le cours est normal, dont le lit s’est creusé lentement, d’après les lois régulières, mais qui se précipite violemment à travers les montagnes entr’ouvertes, et dont la profondeur atteint parfois jusqu’à près de mille pieds ? D’où viendrait d’autre part cet énorme volume d’eau ? Serait-ce des nombreuses rivières qui coulent dans le Saguenay ou dans le lac Saint-Jean ? Mais aucune de ces rivières n’est navigable autrement qu’en canot, si l’on en excepte les plus grandes d’entre elles, comme la Chamouchouane, la Mistassini et la Péribonca qui, elles-mêmes, n’ont jamais plus de huit à dix pieds d’eau, et encore n’est-ce que sur une très-petite partie de leur embouchure ! Serait-ce le lac Saint-Jean qui apporterait ce contingent prodigieux aux eaux du Saguenay ? Mais le pauvre lac, quoiqu’il reçoive des rivières venues de toutes les directions, n’a nulle part plus de quatre-vingt pieds de profondeur, et, du reste, il ne s’écoule que faiblement dans le Saguenay par les deux issues que nous avons mentionnées bien des fois déjà, la grande et la petite Décharge. En outre, le Saguenay lui-même n’a aucune profondeur jusqu’à une douzaine de lieues de la sortie du lac ; il ne consiste qu’en une succession de rapides et de cascades, jusqu’à l’endroit où la marée se fait sentir. Pourquoi ce peu de profondeur dans cette partie de son cours, et puis tout à coup cet abime de vingt-cinq lieues de long où la sonde n’atteint parfois le fond qu’à mille pieds sous la surface ? Pourquoi, dirons-nous encore, ces rapides et leur arrêt subit à Terre-Rompue ? Pourquoi, de l’autre côté de la presqu’ile de Chicoutimi, trouve-t-on cet étrange lac Kenogami, tout à fait enclavé dans les montagnes, et dont l’épaisseur d’eau égale celle de la rivière elle-même ? Pourquoi, partout où l’on voit des rochers ou des chaînons dans le bassin du lac, ces rochers ou ces chaînons sont-ils presque partout, presque invariablement arrondis, polis à leur surface, comme par un lèchement persistant, continu des vagues ? Pourquoi ces bizarres méandres, ces gorges innombrables creusées en serpentant au milieu des amas d’alluvion et de terre végétale ? Pourquoi ces rocs, ces nombreux cailloux absolument isolés, entièrement détachés du sol, que l’on aperçoit tout à coup en plein champ ou le long de quelque rivière au rivage apparemment paisible, et dont la formation est étrangère à celle de ces rocs ? Pourquoi partout ce bouleversement, cette nature tourmentée, ces escarpements, puis ces effondrements, ces soulèvements et ces gouffres, cet orage terrible des éléments qui semble avoir été arrêté dans son cours et pétrifié sur place ? Pourquoi ce phénomène, en tant d’endroits répété, qui proteste contre l’œuvre patiente de la nature, contre son action régulière et naturelle ? Ah ! assez de questions, assez d’interrogations dressées devant le vaste problème que nous avons sous les yeux ; sachons y plonger nos regards sans plus longtemps le redouter, sans une confiance trop grande dans la perspicacité de l’esprit qui distingue les causes dans les effets et se les explique, mais aussi sans aucune crainte puérile, avec la détermination de découvrir les secrets de la nature, et de les révéler en les démontrant victorieusement, dès que nous croirons suffisamment les tenir.

* * *

Ce que nous voyons aujourd’hui du lac Saint-Jean, cette petite mer intérieure de douze lieues de long sur neuf de large, presque ronde, qui ressemble, avec ses rivières, à un vaste crabe étendant ses pattes dans toutes les directions, n’est rien qu’une miniature de ce qu’il était jadis. Ah ! jadis nous voulons dire il y a des milliers et des milliers d’années, c’était pour le Lac les beaux jours ! Alors, il était grand, profond, superbe, et les tempêtes devaient le faire mugir avec fracas sur la ceinture de montagnes qui lui servaient de rivage et lui faisaient un cadre de quatre-vingt-dix lieues de circonférence. Alors, il avait aussi lui ses abîmes, il couvrait


Cascade de Chicoutimi.

des chaînons élevés ; ses eaux renfermaient l’épais tribut

d’alluvion lentement apporté par les âges, et uniformément déposé sur son lit que rien ne troublait dans les profondeurs où il était étendu. Les rivières qui accourent à lui de tous côtés, celles du nord beaucoup plus considérables que celles du sud, parce qu’elles partent de plus loin, et qui aujourd’hui tombent dans le Lac après une succession de rapides et de chutes, n’étaient comparativement alors que de petits cours d’eau arrivant tranquillement de la hauteur des terres et plongeant avec modestie dans le vaste corps du Lac, comme des tributaires dociles, depuis longtemps rompus au joug et satisfaits. Soudain la terre s’entr’ouvrit avec fracas, depuis l’endroit où est l’embouchure de la rivière Saguenay jusqu’aux rivages actuels du lac Saint-Jean ; les montagnes se fendirent sous l’action de quelque terrible force intérieure, et toute cette mer de 90 lieues de tour se précipita dans la fissure béante. Les montagnes qu’elle tenait ensevelies sous ses eaux découvrirent leur tête baignée de vagues éperdues… et alors, de ces sommets subitement éclos dans l’espace les torrents jaillirent. Ils s’élancèrent affolés, au milieu des précipices ou sur les cimes les plus altières, ne sachant ni où ni comment se frayer un passage, courant dans les ravins, puis tout à coup bondissant sur quelque gigantesque écueil, allant comme une force aveugle, lançant devant eux d’énormes masses d’argile, de sable, de détritus végétaux qui s’attachèrent aux flancs des monts et qui remplirent les gorges béantes. Ils voulurent combler l’abime étrange, mystérieux, profond, qui s’était entr’ouvert soudainement devant eux ; ils y jetèrent les matières en décomposition que les siècles avaient amassées dans leur sein. Quand ils rencontrèrent des obstacles invincibles, ils rebroussèrent chemin, se cherchant un lit plus facile, pendant qu’au loin les vallées émues et frémissantes retentissaient des échos de leur course furieuse.

Longtemps, pendant des siècles, ils s’épuisèrent sur des chaînons compactes qui leur barraient le passage ; ils les inondèrent de leurs flots irrités, enlevant leurs crêtes qu’ils jetaient ensuite en éclats cent pas plus loin, ou bien les aplanissant, les arrondissant sous le roulis de leurs vagues, les léchant jusqu’à ce qu’elles fussent dépouillées du dernier arbrisseau, de la dernière tige arrêtée dans leurs crevasses ou attachée à leurs flancs ; puis, chargés de tous ces débris, ils allèrent les précipiter dans les vastes anfractuosités des montagnes, dans toutes les profondeurs restées à découvert, semant ainsi partout au hasard les trésors de leur maternité féconde.

Quand le Lac se vit, lui, de grande mer intérieure qu’il était naguère, qu’il était il y avait à peine quelques heures, couvrant d’orgueilleuses cimes, plongeant dans d’insondables abîmes, réduit à n’être plus pour ainsi dire qu’un étang en présence de ces énormes rivières qui, la veille encore, venaient lui demander humblement un asile dans son sein, et qui, maintenant, se précipitaient sur lui comme pour l’accabler de sa déchéance, il essaya une dernière colère de géant, il ramassa ce qu’il lui restait de vagues, se souleva sur son lit mouvant, tremblant encore de tant de chocs formidables, et il voulut s’élancer à son tour à l’encontre de ces torrents improvisés qui ne savaient même pas leur course ni dans quel lit ils pourraient courir le lendemain.

Mais, impuissant, vaincu d’avance, ayant à lutter non seulement contre les torrents déchaînés qui tombaient en avalanches de sommets en sommets, remplissant l’espace du tonnerre de mille chutes escaladées et franchies presque à la fois, mais encore contre les chaînes de rochers qui, maintenant libres, se dressaient en maint endroit devant lui, contre les immenses barrières de sable qui s’entassaient les unes sur les autres à l’embouchure des grands cours d’eau sans cesse occupés de grossir et de multiplier les obstacles, il retomba…, comme un fauve épuisé, sur le lit d’argile où il allait désormais s’ensevelir dans le morne repos des siècles. Longtemps il sommeilla sur cette tombe mouvante que lui firent les vagues de sable et d’alluvion tous les ans renouvelées, jusqu’au jour où des races d’hommes inconnus, hôtes errants des grands bois, vinrent sillonner son dos sur de frêles esquifs et le parcoururent en tous sens, à la poursuite silencieuse du gibier et des animaux à chaude fourrure dont pullulaient alors les forêts avoisinantes… Ah ! qu’on nous pardonne cette indigne esquisse de ce qu’aucune plume humaine ne saurait décrire. Nous avons parcouru les rivages, les coteaux et les vallées formés lentement par les âges, à la suite de ce hoquet formidable du globe qui rejeta subitement à sa surface tant de matières entassées dans son sein ; nous avons vu le grand cataclysme écrit d’une main frémissante, en caractères qu’aucun œil humain ne saurait méconnaître ; nous l’avons vu comme un grand livre ouvert d’où l’évidence jaillit avec impétuosité, et notre esprit, agité de puissantes émotions, s’est laissé emporter à vouloir peindre cette heure terrible où la nature entière sembla s’abimer dans le chaos. Qu’on nous pardonne cette audace puérile qui a cependant une excuse ; c’est que nous aimons tant notre sujet que nous ne mesurons pas nos tentatives aux forces qu’il exige ni à la grandeur qu’il renferme, et que nous faisons de notre mieux, content de voir notre faiblesse même servir à le rehausser encore et à le faire valoir davantage.


II


Le lac Saint-Jean s’étendait jadis à l’est jusqu’aux montagnes qui bordent la rivière Sainte-Marguerite et qui sont les plus hautes de toute la région du Saguenay. Au nord il baignait une autre chaîne de montagnes, relativement basses, qui se trouve à environ quarante milles au delà du rivage actuel. Il en était de même à l’ouest ; mais néanmoins, l’ancien rivage du sud était beaucoup moins éloigné que les autres, parce que la chaîne de montagnes de ce côté est bien plus rapprochée des bords du lac moderne que celle du nord, et elle est en outre plus élevée, double raison pour que l’ancien lac s’étendît moins loin vers le sud. La crevasse qui a ouvert les montagnes du Saguenay s’est faite à partir de Tadoussac, où la profondeur de la rivière atteint mille pieds, et s’est continuée avec quelques variations jusqu’à la baie Ha ! Ha ! où elle s’est bifurquée et est devenue une double crevasse dans laquelle plonge aujourd’hui le Saguenay, d’un côté, et le lac Kenogami de l’autre.

Quel changement soudain dans la géographie physique de ce pays ! Alors, la rivière Sainte-Marguerite, qui débouche dans le Saguenay et descend de l’ouest, partait au contraire du lac et se jetait dans le Saint-Laurent. C’est elle qui apportait à Tadoussac et qui y déposait les épais amas de sable qui s’y trouvent. Violemment ramenée en arrière, elle laissa là ses dépôts et prit un autre cours, celui qu’elle a continué de suivre jusqu’à nos jours. La baie Ha ! Ha !, ou Grande-Baie, n’existait pas avant le cataclysme, parce que le lac couvrait alors toute cette région et se terminait au sud et au sud-est par deux larges baies dont on pourrait indiquer à peu près l’emplacement sur la carte, et qui sont aujourd’hui des plateaux couverts d’épaisse alluvion : on pourrait déterminer approximativement l’existence et l’étendue primitives de ces baies par la nature et la configuration du sol.

* * *

À l’heure du cataclysme, toute l’eau, qui baignait cette région maintenant à sec, forma, en s’engouffrant dans la crevasse de mille pieds de profondeur, tout à coup entr’ouverte, un énorme torrent d’environ vingt milles de largeur sur une profondeur de cinq cents pieds, lequel entraîna avec lui une énorme quantité d’alluvion et d’argile qu’il déposa au hasard partout où il ne trouva pas d’obstacles. C’est ainsi qu’il remplit tout l’espace compris entre la baie Ha ! Ha ! et le lac Kenogami, parce qu’il n’y avait là que de la terre ; cependant il y est resté çà et là quelques petits lacs. Cela explique comment la baie Ha ! Ha ! se trouve soudainement interrompue ; la crevasse en cet endroit a été bouchée par les éboulis, et les matières qui étaient apportées pêle-mêle ont été plus tard nivelées par les grands courants qui venaient de la partie supérieure.

Tout le monde sait que le nom de Ha ! Ha ! donné à cette baie vient de la surprise du voyageur à la vue de ce détour subit du Saguenay se terminant en un bassin profond, par endroits, de huit à neuf cents pieds, et qui n’a aucune issue. Et pourquoi pas d’issue ? C’est que la Grande-Baie n’est pas du tout un bras du Saguenay qui s’en détourne brusquement ; c’est, comme nous l’avons dit, le commencement d’une autre crevasse qui s’est faite depuis le cap à l’Ouest jusqu’au lac Saint-Jean. Cette crevasse, remplie par les torrents dans l’espace compris entre le fond de la baie et le lac Kenogami, est restée libre depuis le fond de la baie jusqu’à la rivière, parce que ses flancs étaient protégés par de hautes montagnes, et surtout par le cap à l’Ouest, énorme rocher qui a divisé les eaux.

Maintenant, regardons cet espace qui s’étend de la Grande-Baie jusqu’à Chicoutimi, sur une largeur variant entre douze et quinze milles. Il est d’une extrême fertilité et la cime des rochers qui l’intersectent en divers endroits y est polie comme l’ivoire. On le comprend bien, les torrents les ont léchés pendant un temps qui se compte par centaines de siècles, tout en déposant d’énormes quantités d’alluvion. Cette alluvion, entassée en désordre, creusée par de petits cours d’eau qui s’échappaient des torrents et qui s’enfonçaient jusqu’à des profondeurs de deux à trois cents pieds pour se frayer un passage, forme le sol le plus onduleux qui se puisse concevoir, et voilà pourquoi il y a tant de côtes abruptes et rapides dans cette partie du Saguenay. Que disons-nous ?… dans cette partie ! Il en est de même partout entre la Grande-Baie ou Chicoutimi et le lac Saint-Jean parce que partout la raison en est la même, partout le sol n’est qu’un amas d’alluvion, de sable et d’argile apporté par les torrents, et dont l’épaisseur seulement varie suivant des circonstances locales.

Il faut voir par exemple le cours de la Belle-Rivière, entre le lac Kenogami et la paroisse de Saint-Gédéon, sur le bord du Lac, pour se former quelque idée du travail fait par les eaux lors du grand cataclysme. Rien de plus sinueux ni de plus difficile à suivre que le cours de cette rivière serpentant parmi les mamelons de terre alluviale qui se dressent de tous côtés, à des hauteurs diverses. La Belle-Rivière ne savait pas où aller. Prise à l’improviste au milieu des monceaux de terre balayés et jetés au hasard par les torrents, elle se débattit au milieu d’eux, creusa un jour un lit, le changea le lendemain, revint sur elle-même, aperçut une issue, s’y enfonça, puis fut arrêtée net par quelque amoncellement de rochers,… alors elle essaya de passer dessus ; impossible. Elle dut encore rebrousser chemin, recommencer, faire de nouveaux détours et, enfin, elle finit par se caser tant bien que mal, comme un serpent exténué qui n’a pas la force de redresser ses membres après une course furieuse.

* * *

Mais plus d’un lecteur a dû se demander plusieurs fois déjà, en apprenant que la rivière Saguenay n’a pas toujours existé : « Par où donc se déchargeait autrefois le lac Saint-Jean ? » car il fallait bien une issue vers le fleuve Saint-Laurent à cette grande nappe d’eau de 90 lieues de tour qui s’étendait à l’intérieur du pays ; sans cela elle n’eût fait que grandir tous les jours et aurait fini par noyer complètement tout le nord de l’Amérique. Ah ! voilà la grande question. C’est ici qu’il faut élargir son cadre, car nous avons à fouiller à travers plusieurs mille ans d’histoire géologique, de transformations, de dépôts tantôt amenés, tantôt écartés, tantôt transportés d’endroits en endroits différents ; nous nous trouvons en face d’un pays qui, à la suite d’une catastrophe sans exemple, a dû subir de profondes modifications pour trouver une assiette nouvelle.

Eh bien ! parcourons des yeux ce vaste espace et demandons-lui ses secrets.


III


Croit-on que le Saint-Laurent a toujours été ce qu’il est aujourd’hui, qu’il a toujours eu les mêmes dimensions, la même profondeur, les mêmes rivages ? Ce n’est pas notre avis ; nous croyons au contraire qu’il était autrefois beaucoup plus considérable qu’il ne l’est maintenant, du moins dans certaines parties de son cours ; nous croyons que la marée du fleuve montait plus haut qu’elle ne le fait de nos jours et qu’elle dépassait le lac Saint-Pierre, lui-même plus considérable autrefois qu’il ne l’est de mémoire d’homme. Hasardons sans crainte une hypothèse que les faits ne tarderont pas à justifier, espérons-le, si nous pouvons attirer l’attention du monde savant sur la partie du pays qui nous occupe, et si nous pouvons en déterminer l’étude géologique sérieuse au moyen d’explorations spéciales.

Disons que le lac Saint-Jean, qui se décharge aujourd’hui à l’est par le Saguenay, se déchargeait jadis à l’ouest par la rivière Croche, laquelle communiquait avec le Saint-Maurice qui, à son tour, tombait dans le fleuve Saint-Laurent. Le lecteur aura remarqué sans doute, en passant devant Trois-Rivières, ces hautes et longues dunes de sable qui se trouvent à l’embouchure du Saint-Maurice et se continuent jusqu’à une certaine distance en aval du fleuve. D’où viennent-elles ? Qu’est ce qui les a apportées-là ? Qu’est-ce qui les y a entassées ? Qu’est-ce qui les y retient aujourd’hui, de mobiles, de mouvantes qu’elles étaient jadis ? Autant de questions qui, chacune, ont une portée propre, et que nous ne mettons pas au hasard l’une à la suite de l’autre. Eh bien ! Ne craignons pas de le dire en attendant les constatations de la science, parce que les faits concourent à le démontrer, le lac Saint-Jean se déchargeait autrefois vers le Saint-Maurice ; c’est là la cause des dunes qui se trouvent à l’embouchure de cette rivière. C’est là que s’amoncelait le sable que le Saint-Maurice apportait du Lac, grâce à la rivière Croche. Ce même sable remontait le Saint-Maurice avec la marée du Saint-Laurent et redescendait avec le baissant. Mais comme il en descendait beaucoup plus qu’il n’en montait, il arrivait que le sable se rendait ainsi jusqu’à Batiscan, ce qu’on peut voir par la formation du sol entre ce dernier endroit et Trois-Rivières, sol qui formait l’ancien lit du Saint-Laurent, et que ses eaux recouvraient. Si le Saguenay ne s’était pas ouvert, le Lac aurait continué de pousser ses sables vers le grand fleuve ; mais son action ayant été subitement contrariée par le cataclysme, la partie de ses eaux qu’il envoyait à l’ouest ayant été ramenée en arrière pour remplir la crevasse brusquement formée, et le Saint-Laurent s’étant retiré peu à peu de ses anciennes rives, les sables du Saint-Maurice sont restés à découvert.

Qu’on examine encore la vallée de la Chamouchouane, petit plateau formé par le retrait des eaux du Lac, puisqu’autrefois le Lac s’étendait jusqu’à vingt milles et plus peut-être au delà de l’embouchure actuelle de cette rivière. Eh bien ! Qu’on suive ce plateau et l’on arrivera à peu près à l’endroit où devait être jadis l’ancienne embouchure, et l’on verra que le terrain y est absolument semblable à celui qui se trouve le long du lac Saint-Pierre, terrain fermé, lui aussi, de dunes de sable. Le long du rivage de la Chamouchouane, on voit les couches d’argile déposées d’année en année par épaisseurs d’un quart, de deux, de trois quarts de pouce, très nettes, très distinctes, quoique souvent interrompues. Au printemps, lorsque les grandes eaux, déferlant des rivières avec les tempêtes, arrivaient dans l’ancien Lac, l’alluvion qu’elles apportaient tournoyait, se mêlait et restait ainsi en suspens jusqu’à ce que le calme se fût rétabli. Alors, l’alluvion baissait lentement et se déposait au fond du Lac, et cela chaque année successivement, de sorte que si, aujourd’hui, le Lac se vidait complètement, on pourrait calculer combien de temps il a existé, au moyen de ces couches d’argile, dont un certain nombre, régulièrement alignées, comme nous venons de le dire, le long des bords de la Chamouchouane, forment un rivage variant entre dix et vingt pieds de hauteur. Au-dessus de ces couches d’argile est venu s’étendre petit à petit un épais dépôt de sable entraîné par la rivière, depuis son ancienne embouchure jusque sur les rives actuelles, et il s’y est tellement accumulé qu’il a fini par former un véritable petit coteau ondulant au-dessus de sa base d’argile et se couvrant en maint endroit d’une riche végétation.




Un mouvement curieux à suivre, c’est celui du sable, disons plutôt la marche du sable dans les rivières qui aboutissent au lac Saint-Jean et dans le lac lui-même. Ces rivières sont généralement basses. Aux grandes eaux du printemps, elles charroient dans le Lac le sable de leurs battures qui coule comme de l’eau, et voilà pourquoi le Lac s’emplit graduellement chaque année. Ce sable vient des hauteurs. S’il y avait du courant dans les rivières, elles charrieraient le sable bien avant dans le Lac au lieu d’en laisser la plus grande partie dans le voisinage de leurs embouchures qui, à cause de cela, se rétrécissent de plus en plus. À l’est du Lac, les rivières Grandmont, Belle-Rivière et Kuskpeganiche nous présentent à cet égard un spectacle curieux. Elles changent de chenal tous les ans, parce que les hautes eaux du printemps, inondant le chenal où elles coulent et le vent y poussant le sable, il leur faut se frayer un passage à côté, et quelquefois assez loin de lui.

Du sable, toujours du sable. Les battures du Lac grossissent et s’étendent tous les ans au point qu’il n’y a plus que deux à trois pieds d’eau au-dessus d’elles, et même moins de deux pieds, comme entre la Mistassini et la Péribonca où l’eau n’a, sur une étendue de douze milles environ, qu’une profondeur moyenne de dix-neuf pouces. C’est là que le canot hale le sable, suivant l’expression pittoresque des canotiers : et voilà pourquoi la Mistassini, dont le nom indien veut dire « grosse roche », a été justement appelée en outre « rivière de sable. » Ce sont ses rives sablonneuses et les bancs qui, de son embouchure, s’étendent au loin dans le lac, qui lui ont valu cette dernière appellation.

Ainsi en a-t-il été de la Péribonca qui se déchargeait naguère aux environs de la rivière au Cochon, comme l’attestent les bancs de sable qui y sont déposés. Elle était alors beaucoup plus large, mais moins profonde qu’aujourd’hui. Dans les basses eaux, les grands vents d’ouest et de sud-ouest formaient des dunes qui la rétrécissaient ; la rivière fut obligée de laisser son cours et de suivre les flancs de la dune qui venait de lui fermer le passage. À mesure que le lac baissait, à la suite du cataclysme, il se formait une nouvelle dune, ou, si l’on veut, un nouveau rivage qui se trouvait exhaussé par les vents ; en sorte qu’il y a dans la péninsule de la Péribonca bon nombre de dunes parallèles qui se suivent et longent le Lac dans une direction sud-est, en partant de la rivière. Entre la rivière au Cochon et la Grande-Décharge se trouve la dune la plus élevée du bassin, pour la bonne raison que cette dune a été formée par le sable que charroyait la Péribonca, depuis l’origine du « grand » Lac. Les rochers entre la rivière au Cochon et la rivière à la Pipe ont retenu le sable et l’alluvion de l’ancien dépôt, et les ont empêchés d’être mangés par le Lac ; au contraire, l’alluvion de la Chamouchouane et de la Mistassini est librement chassée dans le Lac, parce qu’elle ne rencontre pas de rochers qui fassent obstacle à son cours.


IV


La crevasse qui s’est ouverte tout à coup dans les montagnes, en donnant naissance à la rivière Saguenay, n’a pas été, on le pense bien, un coup de ciseau délicat. Œuvre de violence, elle renferme tous les désordres ; elle est pleine d’abimes inattendus, de chocs, de résistances et de spasmes produits dans les entrailles de ce sol brusquement assaillies ; sa profondeur varie infiniment, suivant une foule de circonstances locales ou fugitives, et sa marche a été des plus irrégulières. Cependant, on peut constater et marquer jusqu’à un certain point des degrés dans la violence du cataclysme ; son intensité n’a pas été toujours égale, elle a même diminué assez graduellement, si l’on veut bien ne tenir compte que de l’ensemble de sa marche, et non de quelques écarts profonds qui la troublent et qui dérouteraient toutes les hypothèses. Ainsi l’on peut dire en thèse générale que la crevasse n’a pas cessé de diminuer de profondeur et d’ampleur, depuis l’embouchure du Saguenay, son point de départ, jusqu’au lac Saint-Jean où elle est « arrivée » pour ainsi dire épuisée, à bout d’efforts ; et, pour corroborer cette assertion, on pourrait indiquer comme une preuve très plausible le rivage de la Pointe-aux-Trembles, à un endroit appelé le « Rocher Percé. » Là se trouve une série de rochers calcaires dont la disposition est absolument anormale. Au lieu d’être disposés horizontalement, suivant les règles de la formation géologique, ces rochers vont en s’inclinant dans le Lac ; ils penchent, ils cantent, comme on dit en langage vulgaire. Pourquoi ? C’est que la secousse n’était plus assez forte pour déterminer l’ouverture des rochers à cette distance du point initial, surtout lorsque la crevasse, en se bifurquant à la Grande-Baie et en se continuant intégralement jusqu’au Lac, au nord de la presqu’île de Chicoutimi, pouvait avoir perdu de son impulsion et de son allure du côté du sud où se trouve la Pointe-aux-Trembles. La secousse a seulement soulevé les rochers, ébranlé la croûte supérieure ; des fragments de ces rochers brisés sont restés au sommet, où on les retrouve en grand nombre et de toutes dimensions ; d’autres se sont affaissés et se sont penchés, et une très grande partie d’entre eux, enfin, est tombée dans le Lac.




Quelques milles plus loin, au milieu de cette même formation calcaire, on voit le curieux cours de la rivière Ouiatchouane qui s’y est frayé un chemin, grâce aux fissures de la pierre. Elle s’était d’abord fait un lit au-dessus de cette pierre, ce que prouvent les roches transportées par elle. Tout en faisant son lit, elle a rencontré une ouverture sous la surface du rocher ; elle s’y est jetée et a mangé sans cesse la pierre dont on peut lire les couches successives, et cette fois parfaitement horizontales, parce que, cette fois, rien n’en a troublé la formation.

* * *

Un mille plus haut, en suivant la rivière, on arrive à la fameuse chute Ouiatchouane, qui a 236 pieds de hauteur, et que l’on voit toujours, comme si on l’avait exactement en face de soi, à quelque endroit qu’on se trouve au nord du Lac. Avant le cataclysme, il n’y avait pas de chute Ouiatchouane ; le Lac couvrait tout le plateau d’où elle descend et s’étendait même au delà ; la rivière, bien moins longue qu’aujourd’hui, coulait dans une gorge et venait se perdre tranquillement dans le sein du grand récepteur. Tout à coup les eaux du Lac se retirent violemment et d’effroyables profondeurs apparaissent à la lumière d’un jour d’épouvante ; la rivière, ne trouvant plus le lac pour la recevoir et terminer sa course, continue d’aller devant elle à la poursuite de cette mer qui lui échappe et où il faut cependant qu’elle finisse par se jeter. Son cours, de modeste et de tranquille qu’il était, devient rapide, il devient impétueux : inquiète, effrayée de tout ce qui l’entoure, la Ouiatchouane s’élance aveuglément pour trouver un refuge ; elle, si paisible, devient éperdue, échevelée ; elle bondit, jaillit, frappe les rochers stupéfaits,


INDIENS DE LA POINTE BLEUE.

plonge dans les ravines, en sort par des bonds furieux,

tourne brusquement, saute des obstacles encore à peine formés et mouvants, et elle arrive enfin au plateau qui domine le bassin où ce qui reste du Lac est étendu. Elle veut se faire un lit sur ce plateau et elle le creuse ; elle lui fait une entaille de vingt-cinq à trente pieds de profondeur, et, le lit creusé, inopinément elle se trouve sur la crête d’un roc jusque là caché par l’épaisse couche d’alluvion qu’elle vient de fendre de ses eaux. Ce roc s’élève droit, à pic, et il a 236 pieds de hauteur ! Retourner en arrière est impossible. Alors la Ouiatchouane, comme le guerrier qui se précipite dans la mêlée ténébreuse, mesure le gouffre qui l’attend et s’élance… Ce fut son dernier bond ; quelques pas plus loin, elle retrouva le Lac qui reçut ses ondes fatiguées et qui n’a pas cessé depuis lors de lui donner asile.

Si seulement la Ouiatchouane avait dévié quelque peu de sa course, elle aurait évité de faire cette chute énorme en évitant le rocher. D’ordinaire les rivières suivent les vallées, les gorges, ou courent à la base des montagnes ; mais pour que la Ouiatchouane ait sauté ainsi par dessus un rocher de 236 pieds de hauteur qui lui barrait le chemin, au lieu de le contourner et de se frayer tranquillement un lit en le longeant, il faut qu’elle ait été prise à l’improviste, qu’elle n’ait pas eu le temps de creuser son cours et qu’elle ait été emportée par une force irrésistible, aussi subite que violente ; il faut qu’elle ait été précipitée au lieu d’être laissée à elle-même, et que, n’ayant pas eu le choix de son lit ni le pouvoir de le creuser lentement à son gré, suivant une pente naturelle, elle se soit jetée éperdument, soudainement, en bas d’un rocher de 236 pieds de hauteur, ce qui est d’une audace à déconcerter tous les géologues.

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À cette dernière illustration nous bornons ce que nous avons à dire sur l’hypothèse d’un cataclysme survenu dans la région du Saguenay. Il ne nous appartient pas de faire une démonstration scientifique ; nous avons simplement voulu donner l’éveil aux géologues et attirer l’attention du monde savant sur la justesse d’une théorie qu’il nous a paru indispensable d’exposer, parce qu’elle présuppose l’existence d’un fait qui a été soupçonné il y a longtemps déjà, mais qui n’a jamais été ni étudié ni discuté, avant la publication des remarquables écrits de M. Horace Dumais sur ce sujet, écrits qui ont paru dans le « Naturaliste Canadien » de 1895 et de 1896. Bon nombre de personnes en effet sont d’opinion que la rivière Saguenay est l’œuvre d’un cataclysme survenu dans les temps préhistoriques, mais personne n’avait encore, avant Dumais, formulé cette opinion ni exposé une théorie pour l’étayer. Sentant qu’il y avait là une question non-seulement capitale, mais encore fondamentale, qu’il fallait aborder absolument pour donner une base aux études ultérieures qui seront faites sur la région qui nous occupe, nous avons parcouru les lieux mêmes qui virent la déroute du lac géant, nous avons interrogé le sol qui, pendant des siècles, était resté enseveli sous ses ondes et qui, maintenant, apparaissait dans la lumière du jour comme une manifestation éclatante et irréfutable de sa condition antérieure ; nous avons observé et nous sommes revenu convaincu de l’exactitude de la théorie que nous avons essayé d’exposer, et désireux également d’en convaincre tous ceux qui auraient la patience de nous suivre dans nos déductions.