Le Saguenay et le bassin du Lac St-Jean/Chapitre 16

La bibliothèque libre.
Léger Brousseau (p. 293-375).



CHAPITRE XVI




À TRAVERS LES LAURENTIDES




Le chemin de fer du Lac Saint-Jean — Coup d’œil rétrospectif
Le Grand Nord — Perspectives.



I


Il y a cinquante ans

Vers la fin de 1844, un écrivain, qui porte un nom estimé dans la littérature française, grand chasseur devant Dieu et assez véridique devant les hommes pour un chasseur, venait de parcourir tout le continent du Nord-Amérique, à la poursuite des fauves nombreux, plus ou moins féroces, plus ou moins originaires du sol, ou descendants dégénérés des terribles fauves d’Asie et d’Afrique. Ces hôtes barbares des forêts sont le cuguar, le jaguar, le pouma, le chat sauvage et la panthère, sans compter le "grizzly bear" (ours gris) qui, lui, n’a pas d’ascendant connu dans les vieux continents, qui est l’habitant immémorial des montagnes Rocheuses, animal monstrueux, d’une force et d’une férocité effrayantes, la plus redoutable bête qu’un chasseur puisse rencontrer.

Le Nemrod lettré, que nous signalons au lecteur, s’était promené du Nord au Sud, la carabine et le bowie-knife à la main, sur ces vastes territoires alors à peu près inhabités, et qui sont devenus de nos jours des États de la grande République Américaine. Et maintenant, fatigué d’aventures, il arrivait à Québec, dans les premiers jours de 1844, sur l’invitation d’un capitaine d’artillerie anglais qui lui avait promis, dans une chasse à l’orignal, un sport rempli d’émotions et de périls, comme les seuls vrais chasseurs les aiment.

Cette dernière campagne terminée, notre écrivain avait voulu l’ajouter à un récit fort intéressant, fort instructif, qu’il venait d’écrire de toutes ses courses, et voici comment il s’exprimait à cette occasion :

« Le Canada est le pays des grandes chasses ; les steppes incultes qui s’étendent au nord de Québec et de Montréal sont peuplées de Peaux-Rouges à moitié civilisés, vivant du produit de leurs chasses et de leurs pêches ; aussi, pour un Européen amateur de sport, cette contrée est-elle la plus belle entre toutes, malgré sa rudesse et son aspect sauvage qui empêcheront à tout jamais la civilisation d’y pénétrer et la colonisation d’y faire des établissements durables

« Le capitaine avait, à l’avance, pris avec quelques Indiens de l’établissement de Saint-Anne un arrangement grâce auquel quatre des plus habiles chasseurs de leur tribu devaient nous joindre à quarante milles de Québec, à un rendez-vous désigné par eux, sur l’extrême limite des provinces habitées. Jack, le guide de notre caravane, nous attendait de son côté à Lorette avec ses autres compagnons…

« Le chemin qui conduisait à Lorette était large et bien tenu. Nous arrivâmes au rendez-vous après un trajet qui dura une heure.

« Nous parvînmes, à la tombée de la nuit, à un misérable hameau qui s’élevait sur les bords d’un petit lac, à une dizaine de milles de l’endroit où nous devions chasser les élans. La cabane de planches qui s’enorgueillissait du titre pompeux « d’hôtel du Roi Georges », était un misérable abri. Cette habitation fantastique se composait d’un immense hangar divisé en deux compartiments, l’un destiné au "bar-room", le compartiment indispensable du débitant de liqueurs américain, et l’autre servant de chambre à coucher à la famille du land-lord, qui, à vrai dire, était et devait être dans ce désert la seule consolation du tavernier, un Anglais fort bien élevé, qui, d’après ce que j’avais appris, avait été jadis dans une heureuse position. La seule distraction de cet exilé était de recevoir de temps à autre un numéro dépareillé du Journal de Québec, où il trouvait des nouvelles de son pays natal. Une particularité digne de remarque, c’est que cet honnête tavernier éprouvait un orgueil sans pareil à nous montrer, à travers les vitres gelées de l’unique croisée de son parloir, quelques centaines d’arpents de terre défrichés sur lesquels s’élevaient onze ou douze cabanes informes, auxquelles il donnait le nom de village Royal. « Douze ans avant cette époque, nous disait-il, ma colonie n’existait pas ! »


II


AUJOURD’HUI


Eh bien ! Nous voilà maintenant en 1895, cinquante ans après ce récit d’une chasse à l’orignal dans les steppes incultes et sauvages qui s’étendent au nord de Québec, dans la direction de la rivière Sainte-Anne. La cabane enfumée, qui s’appelait l’hôtel du roi George, se trouvait à quelques milles seulement de Saint-Rayrmond, qui n’est qu’à douze lieues de la capitale, et l’on allait alors faire la chasse à l’élan dans ces parages, à peu près comme on irait aujourd’hui faire la chasse à l’ours blanc dans les steppes septentrionales de la mer de Hudson !




Que s’est-il passé dans l’intervalle de ces cinquante années qui nous séparent d’une époque devenue déjà presque légendaire, tant le contraste avec nos jours est étonnant, tant semblent lointains les souvenirs de l’enfance de beaucoup d’entre nous ! Des paroisses, à peine alors embryonnaires, ont reçu comme une impulsion subite, depuis le jour où ont été posés les premiers rails d’acier sur ce sol si voisin et pourtant jusque là encore si éloigné de nous. Déjà même leur population réunie s’élève à plus de trente mille âmes, malgré la désertion de bien des foyers, alors que ravageait, avec une fureur impossible à combattre, ce fléau de dépopulation qui a jeté tant de familles canadiennes dans les manufactures des États-Unis. Jusqu’à vingt-cinq lieues dans l’intérieur, le long des rivières Jacques-Cartier, Sainte-Anne et Batiscan, sans compter leurs petits affluents, nombre de cantons nouveaux, qui, hier encore, avaient à peine un nom, s’étendent sous le regard dans tous les sens, et les fumées de vingt villages naissants s’élèvent dans le ciel éblouissant de l’hiver, qu’obscurcissaient naguère des forêts impénétrables et qu’attristaient les zones incultes, marquées du seul passage de l’élan, du caribou et de l’Indien s’élançant à leur poursuite.

En maint endroit a cédé, sous les coups redoublés du colon, l’épaisse muraille hérissée et flottante des forêts ; les solitudes farouches et ténébreuses ont reculé petit à petit à l’aspect de l’homme armé de la terrible hache du défricheur ; et ces mêmes bois, ces vallées, ces gorges profondes, qui ceinturent les monts comme des écharpes d’abîmes, retentissent aujourd’hui du roulement continu des trains dont l’écho, vingt fois répété, court de massif en massif comme un tonnerre cadencé. Là où la voix de l’homme s’était jusque là à peine fait entendre, éclate tout à coup, dans le silence des campagnes, le mugissement prolongé de la locomotive : le désert a disparu presque en entier ; des établissements sous toutes les formes, scieries, stations de pêche, clubs, semis de colonies ont pris naissance ; les « chantiers[1] » et les huttes de défricheurs se sont convertis en demeures permanentes et, avant un quart de siècle, dans ce vaste territoire intérieur, où l’on comptera alors autant de paroisses que d’habitations aujourd’hui, la nationalité franco-canadienne, resserrée et comprimée de toutes parts, se sera assuré un nouveau domaine pour s’y développer et s’y fortifier, comme elle en a la mission sur ce continent américain que fait pencher tout d’un côté l’énorme poids de l’émigration saxonne et germanique.

Sur le côté opposé la nationalité franco-canadienne, se développant lentement mais en sûreté, essayant graduellement ses forces, se retrempant sans cesse à des sources pour longtemps encore abondantes et vigoureuses, balancera un jour par un contrepoids nécessaire, par une variété indispensable à l’harmonie des éléments du nouveau monde, le débordement des races anglo-saxonnes qui a produit déjà presque tous ses fruits, donné presque tout ce qu’il pouvait donner.

* * *

À nous, à notre tour maintenant de donner pleinement notre mesure. Nous n’avons jusqu’à présent que touché du doigt notre énorme patrimoine national ; nous n’avons guère encore que l’instinct de notre force et du rôle qui nous attend. Nous ne voyons pas devant nous les étapes à parcourir ni le terme à atteindre. Une pensée nette et précise, un but défini n’éclairent pas encore nos tentatives d’expansion. Mais dans cette marche confuse vers un avenir incertain, nous sentons qu’un dieu nous pousse, que nous n’allons pas à l’aventure et que ceux qui nous suivront verront plus clair autour d’eux et devant eux.




Notre pays n’est encore qu’une ébauche ; c’est à peine si nous en pouvons dès maintenant détacher ça et là quelques formes rudimentaires ; mais nous n’avons pas besoin de connaître l’étendue de la place que nous occuperons un jour, pas plus que le navigateur ne connaît l’étendue et l’avenir des terres qu’il est appelé à découvrir. Il suffit qu’il ait la foi et la volonté. À nous aussi la foi dans la destinée et la volonté suffisent ; inspirons-les aux générations qui viendront après nous ; nous leur lèguerons un pays déjà remarquablement ouvert et agrandi, que nous aurons reçu de nos pères misérablement défriché, ignoré sur la carte du monde et ne laissant rien soupçonner de ses incalculables richesses. Maintenant, que nos descendants remplissent une tâche indiquée et facilitée par nous. Ils ne sauront peut-être jamais quels efforts pénibles il nous en a coûté pour simplement jalonner notre route. Qu’importe ! La moisson sera pour eux, et ils auront encore à semer largement, et ils auront encore à parcourir un champ d’activité illimité, car bien des générations passeront avant que chaque acre de l’immense domaine que nous leur aurons transmis ait été arraché au désert, aux savanes, aux landes sauvages et aux steppes incultes.


III


IGNORANCE — PRÉJUGÉS — DÉFIANCES


Qui ne se rappelle l’explosion d’incrédulité et de plaisanteries qui accueillit, il n’y a guère plus de vingt ans, la première mention d’une voie ferrée au nord de Québec, dans la direction de cette contrée encore fabuleuse qu’on appelait mystérieusement la vallée du lac Saint-Jean ? Comment ! s’écriait-on, vous voulez faire un chemin de fer à travers les Laurentides, vers une région qu’on ne connaît même pas et qui, du reste, est inabordable ! Un chemin de fer de ce côté ! Mais pour qui, pour quoi ? On n’en a pas seulement un sur la rive nord entre Québec et Montréal ! Sur la rive sud même, qui est beaucoup plus accessible cependant et plus peuplée que la rive opposée, les trains circulent si difficilement l’hiver qu’on n’ose pas s’y aventurer à la moindre menace de tempête de neige, et vous voulez construire un chemin de fer en plein septentrion, dans un pays où les caribous, ses hôtes mêmes, ses familiers, ont peine à courir, où les orignaux, les trois quarts du temps empêtrés dans la neige, ne peuvent pas faire cent pas sans perdre haleine, où les pêcheurs à la truite, pourtant les plus hardis des hommes, n’osent pas se risquer à une distance moins que respectueuse du dernier village connu, oh ! oh ! voilà qui ne séduira personne, et nous avons assez de frimas à combattre seulement pour atteindre les centres les plus populeux du pays, sans vouloir en plus percer forêts et montagnes pour arriver au pays des banquises !


CE QU’ÉTAIENT JADIS LES RAPPORTS D’ARPENTEURS


Sans doute, et tout cela était très juste, communément parlant, très bien raisonné pour l’époque. À part les initiés de la science et les pionniers du progrès, à qui rien n’est impossible, que savait-on alors, que pouvait-on savoir de l’immense espace intermédiaire qui s’étend de Saint-Raymond au lac Saint-Jean ? Où aurait-on puisé la plus légère notion physique et géographique sur cette contrée ? Quel document public, quelle étude, quelle exploration, quel rapport connu eût pu en donner une idée simplement générale ? Qui s’occupait alors de la géographie de la province et quel compte en faisait-on, en dehors des rapports d’arpenteurs, destinés uniquement à diriger des essais de colonisation isolés ou des exploitations particulières des bois de commerce ? Il n’y avait, sur l’intérieur du pays compris entre les dernières paroisses du nord de Québec et le bassin du lac Saint-Jean, d’autre document public que le rapport d’une exploration ordonnée par l’Assemblée Législative en 1828 et faite simultanément par trois arpenteurs, partis de trois points différents pour aboutir au même endroit sur le Lac, rapport tellement dépourvu de toute notion scientifique ou agricole quelconque, que nous n’avons pu en extraire que quelques pages d’une utilité relative, et, cela, sur une vingtaine de colonnes de l’énorme volume des Appendices de la Chambre ! On s’y perd dans un détail complaisamment édifié des incidents les plus futiles ; on y découvre non sans étonnement combien était maigre le bagage scientifique des praticiens de ce temps et jusqu’à quel point ils ne voyaient, dans une « exploration » de ce genre, que l’occasion de faire des récits personnels pour défrayer les longues soirées d’hiver, aux foyers de leurs paroisses.

Chacun des rapports des trois arpenteurs ne contient en effet qu’une narration de voyage banale ; tous trois sont à peu près identiques, sans autre différence que celle des lieux. Dans cette marche monotone on ne distingue aucun point de repère, on ne voit aucun jalon posé, aucun fait géographique ou géologique mis en relief. Chacun des trois arpenteurs ne semble préoccupé que de la manière dont il passera la journée, et cette journée, arrivée à son terme, se trouve la même à peu près dans les trois récits.

Aujourd’hui, ces messieurs campent à tel endroit ; ils allument du feu, fument leur pipe, jasent avec leurs guides, se couchent, dorment et se réveillent le lendemain, à 5 ou 6 heures, (ils ont soin de le dire au juste afin que nul n’en ignore). Si une corneille vient croasser près d’eux, ils le notent. Celui-ci remarque que le vent souffle du côté est ; le lendemain, il soufflera ouest, vite dans le rapport. Si le parti mange du jambon ou de la truite, ça y est ; et dans quel français, grands dieux ! On croirait lire un compte-rendu ou un fait divers dilué dans un de nos journaux d’aujourd’hui ! Peut-on dire plus ? Celui-là vous apprendra que le pilote de son canot, un indien qui s’appelle Karibabnifigounfaurich, a donné à tel endroit un fier coup d’aviron ; le troisième, qu’il a découvert sur sa route des sapins, des épinettes et des bouleaux ; ou bien il se contente de vous raconter que le vent étant ouest, ou nord-ouest, ou quart de nord-ouest, il s’est promené autour de sa tente et a remarqué un amoncellement de cailloux étranges, à la décharge d’un lac dans une rivière quelconque… Et voilà. Voilà tout ce que l’on possédait pour se faire une idée d’un fragment immense de notre propre pays, fragment que nous avions sous les yeux, déployé derrière l’ondulation montagneuse qui coupe l’horizon, et ne s’arrêtant que sur les rives de la petite mer intérieure qui allait bientôt attirer tant de regards et illustrer tant de pages, écrites dans le style enflammé des propagateurs de colonisation.


IV


Aucune barrière naturelle ne nous séparait de ce fragment de territoire, assez vaste en lui-même pour faire un État moyen d’Europe, si ce n’est la modeste et facile chaîne des Laurentides, chaîne incapable d’opposer la moindre résistance aux plus discrètes tentatives de pénétration, et dont les brèches et les passes, largement ouvertes, comme des routes ménagées d’avance à la marée toujours montante des migrations futures, s’offrent d’elles-mêmes aux allées et venues d’une circulation illimitée.

Mais les temps n’étaient pas encore arrivés de porter les yeux jusque-là. Dans un pays comme le nôtre, qui était encore alors à l’enfance de toutes choses, les préoccupations d’avenir ne prenaient pas grand’place dans la pensée même des hommes les plus éclairés, et il n’y avait que le besoin immédiat qui pût déterminer un effort sérieux et suivi dans une direction ou dans une autre.


ORIGNAUX, CARIBOUS, CASTORS.


Il était convenu (encore un peu même on était convaincu) que tout le pays s’étendant entre St-Raymond et le bassin du lac Saint-Jean était non seulement inhabité, mais encore inhabitable, réservé uniquement aux chasseurs du fier orignal, quadrupède géant des forêts, qui porte lui-même une forêt sur sa tête, dont l’encolure est celle du lion, la force et la rapidité égales, les jambes comme des flèches rasant le sol et le sabot aussi dur, aussi meurtrier qu’un boulet de canon ; aux chasseurs du noble caribou, ce dandy des montagnes, svelte, élégant, gracieux, qui court dans les clairières des bois, le long des lacs et des précipices avec le souci de l’art et la correction du gymnaste, qui ne se laisse jamais prendre qu’avec des précautions infinies et une astuce raffinée, qui, lorsqu’il est blessé, se défend avec fureur, et dont l’ouïe est si


SIX MILLES CORDES DE BOIS EMPILÉES LE LONG DE LA VOIE FERRÉE DES BASSES-LAURENTIDES.

délicate que les coureurs de bois sont obligés, pour arriver

jusqu’à lui, d’ôter leurs raquettes et de se traîner presque à plat ventre sur la neige en se dissimulant comme une « motion de non-confiance » ; aux chasseurs du castor enfin, le plus précieux des quadrupèdes, modèle vivant de l’industrie et de la sagacité, qui enseignerait aux hommes à construire des barrages et des écluses, si l’homme n’était pas un être si parfait en lui-même et d’une science si consommée, sans rien apprendre, animal enfin, précieux par dessus tous, pour les trappeurs indiens dans leurs longues courses d’hiver à travers les forêts, lorsqu’ils sont menacés d’inanition.


PAYS DE CHASSE, MAIS NON DE COLONISATION


Toute cette région était bien en effet le domaine des fauves majestueux, des moyens et petits animaux à fourrures, dont la dépouille nous permet d’affronter l’inexorable hiver ; c’était bien un incomparable et un inestimable pays de chasse qui ferait éternellement la fortune d’une de nos industries nationales, mais quels établissements irait-on fonder dans cette contrée d’une physionomie si farouche, d’une charpente si osseuse et si rocailleuse qu’elle excluait toute idée, non seulement de colonisation, mais encore de campement tant soit peu prolongé ? On savait bien qu’il y avait quelques postes échelonnés le long d’un chemin imaginaire conduisant jusqu’au lac Saint-Jean. On avait bien entendu un jour annoncer à son de trompe que, désormais, les habitants des paroisses du Lac allaient avoir une communication régulière, dans toutes les saisons, avec la capitale, mais on ne croyait guère à ce chemin, qui avait donné lieu à toute sorte d’histoires fabuleuses, ni aux postes, que l’on regardait comme des essais de leurre public. Ou se rappelait trop bien l’aventure cruelle d’un pauvre colon de Saint-Jérôme du Lac, qui s’était risqué dans ce prétendu chemin, l’hiver, avec des bestiaux qu’il voulait conduire au marché. Le malheureux avait perdu ses bêtes et failli périr lui-même, et n’avait pu atteindre Beauport qu’au bout d’une dizaine de jours, exténué, aux trois quarts gelé, presque mourant.

Du reste, dans le cas actuel, tout le monde avait raison d’être incrédule. Le chemin de colonisation de Québec au lac Saint-Jean eût-il été ouvert, qu’il n’en fût pas moins resté impraticable, faute d’habitations sur son parcours et, par suite, d’hommes pour le tenir en état. Et quant à ce « tout le monde », incrédule avec tant de raison, on vint chuchoter un beau jour qu’on allait peut-être construire un chemin de fer là où l’on n’avait pas même pu ouvrir une route pour les charrettes et les bestiaux, jugez un peu des exclamations et des vociférations qui retentirent ! On ne voulut rien entendre ; et comme nos estimables nationaux sont toujours prêts, dans n’importe quelle entreprise, à supposer à ses auteurs toute espèce de motifs, excepté ceux d’intérêt public, on supposa qu’il n’y avait là qu’une spéculation de capitalistes voulant exploiter, aux dépens de ce cher public, les bois qui s’étendaient au delà des paroisses établies, sur le versant opposé des Laurentides.


V


FORMATION DE LA COMPAGNIE DU CHEMIN DE FER


Il faut ici que le lecteur se reporte quelque peu en arrière s’il veut savoir combien furent difficiles les commencements, combien pénibles les étapes successives d’une entreprise que nous considérons comme la plus féconde de toutes celles qui aient été conçues pour la province de Québec, depuis un demi-siècle, et comme portant en elle d’incalculables résultats. La construction du chemin de fer du Lac Saint-Jean est une époque dans notre existence coloniale ; elle a été le point de départ d’un déploiement dont on peut suivre jour par jour le progrès ; elle a été l’idée-mère de projets grandioses dont quelques-uns sont dès maintenant en pleine voie d’exécution, et l’on peut dire d’elle qu’avec ses développements futurs elle a, pour la province de Québec, province aussi vaste qu’un grand État du vieux monde, une importance au moins aussi grande que celle du chemin de fer du Pacifique pour le Dominion tout entier.

* * *

Il y a déjà quarante ans passés, en 1854, quelques personnes jetaient les bases d’une compagnie ayant pour objet de construire une voie ferrée allant de la capitale à la rivière Sainte-Anne, et devant être prolongée ensuite jusqu’au lac Saint-Jean. Mais cette compagnie ne réussit guère qu’à faire faire quelques explorations. En 1868, la question fut ramenée sur le tapis, et en 1869, la « Compagnie du chemin de fer de Québec et Gosford » recevait de l’Assemblée Législative l’autorisation de construire une ligne de Québec au township Gosford, distance de vingt-six milles, en suivant la direction nécessaire pour atteindre le lac Saint-Jean, dans un avenir quelconque. Elle recevait en outre, de la même Assemblée Législative, une subvention de 1750 dollars par mille ; la ville de Québec, de son côté, prenait pour dix mille dollars de "stock", et des souscriptions privées étaient ouvertes !


LE CHEMIN À « LISSES » DE BOIS


Ce n’était pas là une tentative dérisoire, comme on serait porté à le croire de nos jours où de pareils chiffres feraient sourire. On voulait naïvement essayer, on voulait voir quelle figure feraient des capitaux canadiens dans une entreprise de chemin de fer ; surtout, on voulait commencer par quelque chose, n’importe quoi, pour tirer la capitale de son isolement, des barrières qui l’étreignent dans tous les sens, et pour la doter d’un arrière-pays productif dans la direction du nord, puisque de ce côté-là seulement elle pouvait essayer de se déployer.

Mais on reconnut bientôt l’impossibilité de construire un chemin de fer avec d’aussi maigres ressources. Alors on eut l’idée d’en faire un avec des « lisses de bois », et, effectivement, on posa des rails en bois de Québec à Gosford, et, pendant près d’une année, des trains circulèrent sur cette ligne d’un genre inédit. Les résultats furent surprenants, étonnèrent jusqu’aux directeurs de la Compagnie eux-mêmes.

En quelques semaines trois grandes scieries s’élevaient sur des rivières traversées par la ligne, et de grandes quantités de bois de chauffage et de construction étaient transportées à la ville.

Mais la saison des pluies glaciales et des tempêtes de neige survenant, on se buta immédiatement contre une autre impossibilité, celle de faire rouler des trains sur des « lisses » de bois couvertes de verglas. Néanmoins on ne se laissa pas décourager et, pendant plusieurs années, tous les printemps, on recommença l’exploitation de la ligne, qui ne fut abandonnée définitivement qu’en 1874.

* * *

Le 27 novembre de cette même année, M. Edmond Giroux, conseiller de ville, proposait de demander à l’Assemblée Législative l’autorisation d’émettre des débentures au capital de la « Compagnie de Gosford et du Lac Saint-Jean ».

Le montant de ces débentures devait être de quatre cent cinquante mille dollars, représentant une subvention de $2500 par mille et payables successivement par sommes de $90,000, au fur et à mesure que la Compagnie aurait construit trente-six milles de chemin. La distance entre Québec et le lac Saint-Jean étant évaluée à 180 milles, la ligne se trouvait divisée en cinq sections égales et la Compagnie devait recevoir 90,000 dollars, chaque fois qu’une section nouvelle serait complétée.

La proposition de M. Giroux fut adoptée avec empressement et, dès l’hiver qui suivit, M. Horace Dumais, arpenteur-géomètre d’une grande autorité, était chargé par le gouvernement provincial de faire une exploration minutieuse de tout le pays compris entre le lac Saint-Jean et le lac Édouard, la rivière Batiscan et le Saint-Maurice. Ses travaux terminés, M. Dumais se prononçait énergiquement en faveur de la construction du chemin de fer projeté, dans une lettre qu’il adressait au commissaire des Terres Publiques, et la Compagnie, reprenant un nouvel essor, décidait d’adopter le tracé indiqué par M. Dumais ; elle se constituait, cette fois définitivement, sous le nom qu’elle porte aujourd’hui, avec un capital de cinq millions de dollars ; les travaux, longtemps interrompus, recommençaient par la construction d’un pont monumental sur la rivière Jacques-Cartier et l’entreprise tout entière prenait une physionomie et une allure inconnues jusque-là.


VI


Nous étions parvenus alors à l’année 1878. Rien ne semblait devoir désormais troubler l’action de la Compagnie, mais de nouveaux nuages s’étaient formés subitement à l’horizon et, grossissant toujours, allaient fondre sur l’entreprise en paralysant encore une fois ses mouvements à peine rendus à leur liberté et à leur vigueur.

Une compagnie rivale s’était formée et avait obtenu de l’Assemblée Législative un acte l’incorporant sous le nom de « Compagnie du chemin de fer du Saint-Laurent, des Basses Laurentides et du Saguenay ». Elle avait pour objet principal l’exploitation des forêts entre les vallées du Saint-Maurice, de la Batiscan et du lac Saint-Jean, et voulait construire une ligne qui, partant du lac, aboutirait à un point quelconque entre Batiscan et Trois-Rivières.


CONCURRENCE INATTENDUE


Cette compagnie se présentait sous des dehors alléchants, comme il convient de le faire lorsqu’on parle au nom de la colonisation. Elle offrait des avantages incontestables, entre autres une grande économie dans le coût de l’entreprise, puisqu’elle proposait d’utiliser tout le parcours navigable du Saint-Maurice, entre les Piles et La Tuque. Elle tenta de tous les moyens imaginables pour engager la compagnie de Québec et du Lac Saint-Jean à abandonner ses projets, et, n’y pouvant réussir, elle présentait au gouvernement, pendant la session de 1879, une pétition en apparence parfaitement motivée, dans laquelle elle alléguait « que la construction du chemin de fer projeté par elle était destiné à relier les établissements de la vallée du lac Saint-Jean aux anciennes paroisses du Saint-Laurent, par la seule voie reconnue comme possible, celle qu’offrent les vallées de la Batiscan et de la Ouiatchouane : que ce dernier serait de nature à développer rapidement la colonisation dans cette partie du pays, tandis que, sans l’établissement d’une voie ferrée dans ces cantons, la colonisation serait toujours très lente et rencontrerait des obstacles insurmontables, et elle concluait enfin à ce que le gouvernement lui accordât une subvention de vingt mille acres de terre par mille de chemin à construire. Le prix des terres vierges de cette région étant de vingt centins l’acre, la subvention demandée équivalait par conséquent à un subside de quatre mille dollars par mille, montant accordé en moyenne par le gouvernement aux entreprises de chemin de fer de la rive sud du Saint-Laurent.




Malgré l’activité déployée par la compagnie nouvelle, il ne fut pas donné suite à la pétition qu’elle venait de présenter. Tous les moyens de persuasion mis en œuvre par elle le furent en pure perte. Les directeurs de la Compagnie de Québec et du Lac Saint-Jean, bien différents en cela du trésor provincial, ne purent être entamés.

Quelques-uns d’entre eux même sacrifièrent à leur patriotique entreprise tout ce qu’ils possédaient, et si les travaux purent être continués à cette époque, ce fut à force d’économie, de détermination et, particulièrement, grâce à la présence, au milieu des directeurs, d’un millionnaire qui a avancé tous les fonds nécessaires pendant un bon nombre d’années.

* * *

Mise en éveil par le danger dont la menaçait une rivale improvisée, la Compagnie poussa vigoureusement ses travaux dans la direction de Saint-Raymond, afin de pouvoir compléter au moins la première section de sa ligne ; elle dépensait en travaux plus de trois cent mille dollars, donnait de l’ouvrage à cinq cents hommes, à part les artisans spéciaux de la construction, faisait l’acquisition d’un matériel roulant considérable et pouvait enfin livrer au public le premier tronçon de sa ligne le 1er  décembre 1880.


RIVALITÉ IMPUISSANTE


Cependant la compagnie des Basses-Laurentides et du Saguenay était revenue à la charge. La session de 1880 était à peine commencée qu’elle renouvelait ses tentatives avec plus d’âpreté que jamais et dressait des batteries formidables, afin de faire échouer devant la Chambre une demande de subsides faite par la Compagnie du Lac Saint-Jean. Ses porte-paroles dans la Législature prétendirent que la Compagnie du Lac Saint-Jean avait perdu sa charte, vu qu’elle n’avait pas fait exécuter les travaux dans le temps prescrit et qu’elle avait pris sur elle de donner à sa ligne une direction différente de celle qui avait été originairement arrêtée et consentie par le gouvernement.


DÉFENSEURS DE LA COMPAGNIE DANS L’ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE


La situation était délicate. Il s’agissait pour la Compagnie du Lac Saint-Jean de faire régulariser le fait accompli et modifier sa charte de façon à ce qu’elle pût continuer à suivre le nouveau tracé jusqu’au parachèvement de la ligne. M. Élysée Beaudet, le représentant du Saguenay et l’un des directeurs de la Compagnie, se leva alors en Chambre et présenta un projet de loi visant particulièrement à faire reconnaître qu’une extension des pouvoirs de la Compagnie était devenue aussi nécessaire qu’une modification à sa charte, qu’elle devait être autorisée à adopter le tracé qu’elle trouverait être le plus avantageux pour le public, et que le délai pour compléter sa ligne jusqu’au lac Saint-Jean devait être prolongé jusqu’au 31 décembre 1885, l’obligation pour elle de conduire ses trains jusqu’à l’extrémité de l’île du lac Édouard, le 31 décembre 1882, étant stipulée formellement par la Chambre.

L’honorable M. David Ross et M. Shehyn, député de Québec-Est, se firent les avocats chaleureux du projet de loi de M. Beaudet :

Le meilleur moyen, dit le premier, de rapatrier les Canadiens émigrés aux États-Unis et d’empêcher les autres de nous quitter est d’ouvrir des cantons nouveaux et d’accorder aux colons tous les avantages possibles.

Je considère la construction du chemin de fer du Lac Saint-Jean comme une entreprise nationale et je trouve singulier, pour ne pas dire plus, que le député de Rouville fasse une pareille opposition à un projet qui mérite à tous égards l’encouragement du gouvernement, des municipalités et du public. Je puis prouver que la charte de la Compagnie n’est pas périmée. Le député de Rouville n’a aucune compétence pour juger des plans de la Compagnie ; il a fait un chemin de fer sur le papier et qui n’ira probablement jamais plus loin que le papier. Nous avons changé, il est vrai, quelque peu le tracé primitif de notre ligne, mais je demande si nous n’avions pas le droit de faire certains amendements à notre charte, dès lors que ces amendements ne tendaient qu’au succès de l’entreprise. On dit que nous voulons faire concurrence au chemin de fer du Nord, un chemin que nous avons cherché, par tous les moyens possibles, à faire construire, depuis plus de vingt-cinq ans ! Allons donc ! cette supposition est des plus ridicules et je n’y attache aucune importance.

Comment, s’écria à son tour M. Shehyn, peut-on accuser de n’être pas sérieuse et de n’avoir en vue que la spéculation une compagnie dont les directeurs ont des intérêts dans toutes les grandes entreprises commerciales et industrielles, et qui auraient horreur de prêter leur nom à tout sujet de nature à tromper le public ?… La question est de savoir si la charte de la Compagnie est ou n’est pas périmée. Je ne discuterai pas le point de vue légal, il n’est pas de ma compétence : mais je présenterai des faits qui sont décisifs. D’après sa quatrième charte, la Compagnie devait commencer ses travaux entre Gosford et Saint-Raymond avant le mois de mai 1878. S’est-elle conformée à cette obligation ? D’un côté, nous avons le député de Rouville qui se prononce négativement, sans avoir aucune compétence en la matière ; de l’autre, nous avons deux ingénieurs, l’un, ingénieur-en-chef de la ligne, l’autre, nommé par le gouvernement, qui affirment positivement tous deux, dans des rapports en date du 29 avril, avoir examiné les travaux qui se poursuivaient alors à Gosford, et qui en font le détail technique. Qui devons nous croire, du député de Rouville ou des ingénieurs qui se prononcent après un examen personnel scrupuleux ? La Chambre jugera.

La Compagnie, forte de l’opinion de ses ingénieurs, tous deux d’avis que la route de Jacques-Cartier à Saint-Raymond par Gosford est difficile, qu’elle offre des pentes de 300 pieds au mille, et qu’elle oblige à faire un long détour, a décidé de l’abandonner et de suivre une ligne droite. À quoi réussira le député de Rouville si son opposition au projet de loi triomphe ? Uniquement à forcer la Compagnie à dépenser plus d’argent sans raison, puisque personne autre que lui ne s’oppose à la modification de la ligne, et l’on peut être sûr que la Compagnie ne reculera pas devant cette dépense, déterminée qu’elle est à construire le chemin quand même ; il ne resterait plus alors au député de Rouville qu’à faire décider par les tribunaux si la charte de la Compagnie est valide ou non. En supposant même que la charte soit périmée, pense-t-on que la Chambre voulût en dépouiller la Compagnie pour une considération légale puérile ? Non, elle ne peut commettre une pareille injustice envers une compagnie qui a donné toutes les garanties désirables et qui a déjà fait de grandes dépenses à la poursuite de son objet. Quiconque a quelque expérience des chemins de fer sait que lorsqu’une ligne est une fois commencée, souvent on en modifie le tracé afin d’avoir un accès plus facile aux terres les plus propres à la colonisation, et aussi afin d’éviter de trop grandes difficultés de parcours.

* * *

À la suite de ces considérations si claires et si convaincantes, présentées par les avocats de la Compagnie du Lac Saint-Jean, les députés de l’Assemblée Législative n’hésitèrent pas à adopter le projet de loi de M. Beaudet et à accorder à la Compagnie toutes ses demandes. Dès lors, le triomphe de cette dernière semblait assuré et définitif, et deux de ses directeurs partaient, peu de temps après, pour l’Europe où ils allaient essayer de contracter un emprunt qui permît à la Compagnie de finir ses travaux et de livrer sa ligne complète au public, dans le cours de l’année 1885.

Mais il s’en fallait de beaucoup que la Compagnie pût trouver les moyens d’atteindre si tôt son objet. En 1885, c’est à peine si elle touchait à la rivière Batiscan, au bout de la deuxième section de la ligne ; à la fin de 1886, elle se rendait jusqu’à l’île du lac Édouard, au delà de la troisième section ; douze mois plus tard, elle arrivait au lac Bouchette, à cent soixante milles de son point de départ, et en 1888 enfin, ses trains de construction parvenaient en vue de Chambord, nom récent donné à la Pointe-aux-Trembles, paroisse riveraine du lac Saint-Jean.


VII


La Compagnie semblait maintenant toucher presque au terme de sa longue et difficile entreprise. Mais quelle somme effroyable de labeur il avait fallu accomplir pour arriver jusque là ! Aujourd’hui l’on s’étonnerait qu’une compagnie mît un temps si long et eût tant de difficulté à construire une ligne de cent quatre-vingt milles seulement. Mais qu’on se reporte aux jours où cette entreprise fut commencée. À cette époque-là on en était encore aux premiers rudiments de la construction des voies ferrées ; tout était à créer à la fois et l’on manquait des moyens les plus élémentaires, les capitaux ne s’étaient pas encore exercés à la construction de chemins de fer purement provinciaux, et l’on avait à vaincre des obstacles bien autrement formidables que la chaîne des Laurentides ; c’étaient les montagnes de préjugés et de défiances qu’il fallait franchir ou du moins contenir, avant seulement de pouvoir se mettre en marche. Que de notions absurdes, indignes, ne se plaisait-on pas à répandre ! Que d’accusations pour flétrir le projet et ses auteurs ! Que de démarches pour le faire avorter ! Quoi ! l’histoire des origines et du développement du chemin de fer dont nous suivons les étapes serait une odyssée, je dirais presque douloureuse, s’il était permis d’appliquer une pareille épithète à une matière de ce genre, et si je ne craignais d’attirer des larmes sur le sort de capitalistes, chose qui ne s’est jamais vue !

Les insinuations malveillantes débordaient donc de tous côtés comme des éjaculations fétides ; elles provenaient surtout, on le conçoit aisément, des endroits et des gens à qui le chemin de fer allait être le plus profitable. On ne pouvait admettre qu’un sentiment patriotique, une vision claire de l’avenir, en dehors d’un intérêt parfaitement légitime, eussent inspiré avant tout les directeurs de la Compagnie dans leur admirable entreprise, et l’on était d’autant plus défiant que l’on se croyait davantage indiqué pour être un objet d’exploitation.


COMMENT L’ENTREPRISE FUT CONDUITE


Généralement, dans ce pays-ci, quand on construit un petit embranchement de dix à douze milles de longueur, il se fait un tapage infernal. Toute la députation est assaillie à la fois et l’on met le couteau sur la gorge à chacun des ministres. Les directeurs de la Compagnie du Lac Saint-Jean procédaient, eux, comme entourés d’une sorte de mystère. On eût dit des conspirateurs. Ils ne donnaient signe de vie que de loin en loin, quand la ligne avait franchi une étape nouvelle, et ces étapes n’étaient jamais moins de vingt-cinq à trente milles. Ils connaissaient l’espèce humaine ; ils savaient qu’il faut souvent encore bien plus se dissimuler pour faire le bien que pour faire le mal. Les hommes ne pardonnent pas en effet qu’on leur fasse du bien dont ils ont commencé par médire, et, comme on l’a vu, la médisance et les fausses imputations avaient été distribuées à torrents par ce bon public que l’on dotait d’un chemin de fer malgré lui et presque à son insu.




On peut dire que la construction du chemin de fer de Québec au lac Saint-Jean a été une merveille de persévérance, de ténacité et de prévision. Les promoteurs de l’entreprise avaient vu clairement au fond des choses et devant eux, et pendant que tout le monde, ou à peu près, les accusait de vouloir uniquement atteindre, pour les exploiter, les riches forêts qui enveloppent chaque versant des Laurentides, eux, tranquillement, sourds aux commérages, avançaient toujours en tournant les montagnes, traversaient bientôt la chaîne entière, cette chaîne tumultueuse dont on peut contempler de la capitale l’énorme marée de monts et de caps s’échafauder et s’exhausser indéfiniment vers l’horizon lointain. Bientôt même, et pour ainsi dire silencieusement, ils avaient laissé loin, bien loin derrière eux, les derniers contreforts de la chaîne, et toujours comme en se glissant, ils avaient atteint le lac Édouard, plus d’à moitié chemin entre Québec et le lac fameux qui, jusqu’alors, n’avait été qu’une légende. Un an plus tard, la « légende » elle-même était atteinte, et les rives silencieuses, les rives encore si sauvages, si désertes du lac Saint-Jean entendaient le cri triomphant de la locomotive.

Et maintenant, cette locomotive avec les wagons qu’elle traîne à sa suite, comme des captifs enchaînés les uns aux autres, fait retentir ses bruyants appels jusqu’au port de Chicoutimi, à soixante milles à l’est du lac Saint-Jean, en attendant qu’elle les fasse entendre du côté ouest, jusqu’à la rivière Mistassini, et plus tard à la Péribonca, embrassant ainsi, dans un vaste circuit, toute la région du nord qui s’étend jusqu’à cent cinquante milles en arrière des Laurentides.


VILLAGE DE SAINT-TITE, SUR LE CHEMIN DE FER DES BASSES-LAURENTIDES.


VIII


Il y a neuf ans exactement, alors que les travaux de construction avaient à peine atteint la rivière Batiscan, à 85 milles de Québec, alors que personne, à part quelques rares initiés, ne voulait encore rendre justice à la Compagnie ni croire à la sincérité de ses motifs, je fis, dans une grande salle publique de la ville, à quelques mois d’intervalle, deux conférences, la première pour détruire les préjugés existants et montrer au public que la ligne se poursuivait toujours, encore bien plus rapidement qu’on ne l’eût pensé, la seconde, lorsque la ligne, après une nouvelle saison d’ouvrage seulement, avait déjà franchi tout l’espace compris entre la Batiscan et le lac Édouard, et donnait désormais des preuves non équivoques de ce qui allait suivre, d’autant plus que les travaux se poursuivaient avec une ardeur ininterrompue.

Ce fut comme une révélation. Dès lors les langues commencèrent enfin à rentrer et les yeux à s’ouvrir. On se demanda si, réellement, la Compagnie était sérieuse et il y eut des gens qui lui en voulurent d’être sérieuse, parce que cela démolissait leurs prédications et leur donnait un démenti cruel.

* * *


Mais, désormais, le champ était ouvert largement devant soi et tous les yeux se tournèrent de ce côté. Des clubs de chasse et de pêche se formèrent aussitôt à l’envi les uns des autres, des terres se défrichèrent, des exploitations nouvelles s’établirent, des endroits absolument inconnus devinrent familiers à tous les esprits, en même temps que s’y groupaient des centres naissants, enfin tout un monde allait surgir du sein de ce vaste espace désert qui allait enfin, d’inhabitable qu’il était encore quelques mois auparavant, devenir habité et fréquenté par un flot toujours grossissant de population et de voyageurs.

Sans doute, et nous sommes loin de vouloir contester ce fait, l’étendue de pays qui se déploie entre les Laurentides et le bassin du lac Saint-Jean n’est, au point de vue agricole, qu’une assez maigre et peu séduisante conquête. Mais quelle admirable région forestière et lacustre ! Quelles richesses industrielles sont encore enfouïes dans ce sol que lacère en vain le soc de la charrue ! On a estimé qu’il y avait là, encore debout, pour cinquante millions de dollars de bois de toutes les espèces indigènes ; et quant aux lacs, lorsqu’un jour ils seront convenablement exploités, nos gouvernements, qui ont commencé seulement d’hier à en tirer un modeste prix de location, y trouveront des revenus suffisants pour faire face à bien des petits déficits habilement dissimulés et à de nombreuses nécessités de patronage.


IX


CONTRÉE LACUSTRE


Des lacs, des lacs ! Il y en a partout, à profusion, sur toute la surface de l’Amérique Septentrionale, des rives du Nouveau-Brunswick à celles de la Colombie Anglaise, et particulièrement dans le nord de notre province. On en compte jusqu’à vingt-cinq en arrière des paroisses de Saint-Raymond et de Saint-Gabriel, dans un petit espace de cent milles carrés à peine. Lorsqu’à la suite de la période glacière, qui couvrit jadis la plus grande partie du globe et qui dura plusieurs milliers de siècles, le continent nord-américain émergea petit à petit de son linceul de glace, il se montra avec de terribles blessures, les côtes enfoncées, le dos troué en maints endroits, son épaisse croûte entamée et lacérée dans les parties les plus vulnérables. C’est dans ces blessures restées béantes que la glace s’arrêta, s’engouffra, se fondit et forma les lacs qui ont pris, dans la suite des temps, avec l’apparition des Canadiens sur le sol qu’ils habitent, les noms divers et infiniment nombreux que l’on voit sur les cartes. Ce sont eux pour la plupart que nous sillonnons encore aujourd’hui, comme le faisaient nos pères, dans de frêles canots d’écorce, en chantonnant des refrains canadiens, sans nous douter que cinquante mille siècles nous contemplent !

Les lacs forment les étapes successives de ce pays si sauvage et si magnifique. Et voyez par quel étrange effet d’une destinée sans doute préconçue, presque tous ces lacs se trouvent sur le parcours même de la ligne, je parle des principaux d’entre eux, de ceux qui ont un nom, car le nombre des lacs minuscules, éparpillés çà et là à une distance plus ou moins grande de la voie ferrée, est presque incalculable.

* * *

Voici d’abord le lac Saint-Joseph, le premier sur la liste, à 24 milles de Québec. Cet endroit était absolument désert avant le passage du chemin de fer, et, aujourd’hui, l’on y voit tout un village groupé autour d’une scierie importante et présentant le plus riant aspect, avec ses maisonnettes et ses villas pittoresquement distribuées, suivant les complaisances d’un terrain rempli d’aimables accidents. Ajoutons un service régulier de bateaux-à-vapeur, expressément pour les touristes, et de ravissantes habitations, dissimulées dans les bosquets touffus qui bordent la rive et qui donnent, durant la belle saison, l’ombrage, la fraîcheur et le repos aux élégantes citadines fatiguées d’éblouir.




Le Lac Saint-Joseph est aujourd’hui l’un des endroits les plus connus et les mieux fréquentés de toutes les stations de villégiature. Il est de plus en plus populaire et augmente rapidement tous les ans.




C’était jadis une entreprise assez sérieuse à envisager que d’aller pêcher la truite au lac Saint-Joseph, et l’on en parlait comme d’une expédition lointaine qui pouvait permettre une foule de récits à moitié fabuleux, mais toujours piquants, comme savent en faire les grands « sportsmen ». Aujourd’hui, il n’y a plus moyen d’avoir l’air de venir de la mer de Hudson quand on ne vient que du lac Saint-Joseph. Il faut continuer son chemin et se rattraper sur d’autres lacs. Heureusement qu’il y en a de quoi fournir à des légendes de pêcheurs pendant au moins encore un quart de siècle !

Voici le petit lac Batiscan, le lac Pauvre, le Bon Lac, le lac Long, le lac Belle Vue, le lac des Îles, le lac Vert, le lac Vermillon, le lac Clair, le lac au Lard, le lac du Centre, encore un lac Long, le lac Belle Truite, le lac aux Rognons, le lac des Tasses, et enfin le grand et superbe lac Édouard, qui a 18 milles de longueur et se trouve à peu près à mi-chemin sur le parcours de la ligne.

Je voudrais bien connaître l’origine des noms de tous ces lacs, afin de régaler mes lecteurs d’un plat d’érudition sauvage ; mais cela est impossible. Ces noms ont été donnés par le premier venu, tantôt par un simple chasseur ou par un pêcheur encore plus simple, tantôt par un arpenteur fatigué qui étire ses muscles sur le bord de l’un d’eux, et qui l’appelle par conséquent lac Long, ou bien, qui s’est endormi en rond de chat, et qui l’appellera lac Rond (il y a à peu près une vingtaine de lacs Long et de lacs Rond dans toute la province, mais je crois tout de même qu’il y a plus de lacs Rond.)

Pendant longtemps j’avais cru que le nom d’Édouard, donné au grand lac que nous venons de mentionner, avait été comme une sorte d’hommage fait au prince de Galles, et quoique cette opinion fût assez accréditée, je n’étais pas bien sûr du fait, et mon imagination est si facile à troubler que j’en éprouvais une perturbation véritable dans mon for intérieur. Enfin, en parcourant le rapport insipide de l’exploration de 1878, je trouvai ce même nom d’Édouard donné au lac, et, de plus, son origine, attribuée à un simple chasseur indien de Batiscan, qui avait l’insigne honneur de s’appeler Édouard, lui aussi, tout comme le prince de Galles. Dès lors, je fus heureux. Savoir que le lac Édouard tire son nom d’un chasseur indien de Batiscan, quel bonheur ! Ô beauté des découvertes ! Ô volupté de l’érudition !

* * *


Ce qu’il y a de singulier dans ces lacs, c’est que chacun d’eux a son poisson propre, qui se distingue de celui des autres lacs par une nuance de la couleur du ventre. Ainsi dans l’un, la truite a le ventre blanc ; dans l’autre, elle a le ventre rouge ; dans un troisième, la truite sera toute verte ; dans un quatrième, il n’y aura que du poisson blanc ; ailleurs ce sera du bar, du touradi… ; tout cela a été arrangé à dessein pour les différents goûts des gens et suivant les couleurs qu’ils préfèrent. La Compagnie du chemin de fer n’y est pour rien : espérons que les pêcheurs sauront respecter cette distribution de la nature et ne s’amuseront pas à jeter une confusion inutile parmi les poissons des lacs, peut-être plus soucieux que les hommes de garder leurs couleurs.


X


J’ai dit que les lacs qui bordent le parcours de la ligne regorgent de poisson. Ces lacs fournissent en effet chaque semaine des milliers de livres de truite, dont une bonne partie vient sur nos marchés. On devrait en régulariser des expéditions vers les grands centres des États-Unis, là où la truite est un poisson de luxe et vaut cinq fois le prix que nous en donnons. En attendant, un assez bon nombre de familles de journaliers de la ville vont camper sur les bords de ces lacs, pendant l’hiver, et y trouvent, dans la pêche seule, une subsistance suffisante.

Mais, d’un autre côté, il se fait là un véritable ravage et une dépopulation des lacs auxquels il faut que le gouvernement mette un frein, en les affermant tous, sans miséricorde, et en élevant d’année en année le prix de location, ce qui lui donnerait avant longtemps un revenu digne de figurer dans le budjet ; il pourrait en consacrer une partie à augmenter le salaire des fonctionnaires irréprochables, une autre à payer les frais d’imprimeur des écrivains canadiens qui font connaître les régions nouvelles de leur pays, une dernière enfin à solder les frais de voyage des ministres, dont la nécessité de mieux en mieux établie donne assurément droit à une allocation spéciale.


XI


LA RIVIÈRE-À-PIERRE


Un soir de fin d’octobre 1887, je descendais à la « Rivière-à-Pierre », station de la ligne située à près de soixante milles de Québec.

La « Rivière-à-Pierre » n’existait absolument que de nom à cette époque. C’était une rivière baptisée par un Pierre quelconque et coulant dans la forêt, voilà tout. On voyait çà et là, tristement, misérablement, percer à travers l’épais feuillage des bois quelques cabanes de défricheurs, faites de troncs d’arbres empilés les uns sur les autres et recouvertes d’un toit bas, écrasé, s’élevant très légèrement en pointe et troué au plafond, afin de donner passage au tuyau de poële intérieur, lequel ne ressemble en rien aux fournaises à vapeur de nos maisons de ville.

Aussitôt arrivé, je me rendais chez un colon du nom de St. Onge, le premier qui ait construit à la « Rivière-à-Pierre » ce qu’on appelle un « chantier », un log-house, sorte de hutte en troncs d’arbres bruts, de six à huit pouces de diamètre, dans les intervalles desquels on met des bourrelets de paille, pour se garantir de la pluie, du vent ou du froid.




Quand St. Onge arriva dans la région de la Rivière-à-Pierre, il n’y avait absolument qu’une seule hutte dans tout le pays, et cette hutte était la propriété d’un nommé Perrault, qui hébergeait chez lui trente à quarante travailleurs des chantiers de bois, probablement empilés les uns sur les autres comme les troncs d’arbres eux-mêmes. Il n’y avait encore ni chemin de voiture ni chemin de piéton à l’endroit où nous sommes, et les chevaux n’allaient pas plus loin qu’à la rivière Noire, six milles en deça de la rivière à Pierre, et les bœufs, faute de pouvoir se diriger, se perdaient dans les bois. Le log-house de Perrault n’avait pas même de plancher ; il avait été dressé sur la terre brute et couvert grossièrement de larges feuilles d’écorce. C’était dans cette hutte, déjà habitée par 30 à 40 hommes de chantier, que monsieur et madame St. Onge s’étaient rendus à pied, à travers le bois, et qu’ils avaient passé tout l’hiver de 1884. Quand, le matin, madame St. Onge se réveillait, ses cheveux étaient littéralement pris dans une masse de frimas et il lui était impossible de les démêler, avant que le feu du poêle eût attiédi le froid de ce misérable intérieur. Pour gagner sa pension, elle lavait les effets de tous les hôtes de la hutte, et souvent, raconte-t-elle, « j’ai cru que j’allais mourir sur place ; le docteur était convaincu que je ne verrais pas la fin de l’hiver ; comment j’ai pu résister, c’est pour moi un miracle ; je n’en suis pas morte, mais j’ai pris là des rhumatismes dont je ne guérirai jamais. »

Telle est, vingt fois sur trente, la vie des défricheurs qui s’aventurent les premiers dans la forêt.

* * *

Pendant ce temps, St. Onge construisait seul, à deux milles plus loin, sur le bord même de la rivière à Pierre, le log-house qu’il habitait en 1887, mais, depuis lors, considérablement agrandi et amélioré. Quand il s’y rendit au printemps avec sa femme, ils n’avaient à eux deux pour toute fortune qu’un dollar, et personne, pas une âme auprès d’eux pour les aider, les secourir, leur prêter le moindre appui. Mais le chemin de fer se construisait toujours, malgré les prédictions des incrédules, et la foule des travailleurs était arrivée à la Rivière-à-Pierre.

C’est alors que St-Onge eut l’idée et trouva les moyens de commencer un petit commerce de provisions, de tabac et de tous les objets de première nécessité pour ce noyau d’hommes isolés de toute communication extérieure. Il prit des pensionnaires, commença un défrichement autour de son habitation, sema du grain, des légumes et même du foin qui rendirent au delà de ses espérances et, développant son commerce avec ses nouvelles ressources, il s’était procuré de la viande fraîche, régulièrement, d’un lieu voisin qui ne tarda pas à devenir une paroisse, connue sous le nom de Notre-Dame-des-Anges, et que devait bientôt traverser le chemin de fer des Basses-Laurentides.

Dans l’intervalle, de nouvelles huttes, dressées ça et là aux environs, si grossièrement et si chétivement façonnées qu’on se sentait pris de pitié à leur aspect, allaient néanmoins abriter quelques colons et les travailleurs qui avaient avec eux leurs femmes et leurs enfants, pendant que d’autres cabanes s’échelonnaient à divers intervalles le long de deux routes ouvertes dans le bois pour communiquer avec les cantons voisins.




La Compagnie du chemin de fer avait construit des usines, ébauché les piles d’un pont sur la rivière-à-Pierre, et le sifflet de la locomotive, le roulement saccadé des trains de construction, la gymnastique retentissante des machines sans cesse en mouvement et les battements répétés des lourds marteaux sur l’enclume allaient réveiller les profonds échos endormis jusque là dans la noire et muette solitude.


PREMIÈRE HABITATION ET PREMIER MARIAGE DE COLON


Tous les dimanches, un missionnaire se rendait sur les lieux et disait la messe dans un « camp », le long de la route. Il se retirait chez St-Onge, où a été dite la première messe à la Rivière-à-Pierre et où a été célébré le premier mariage par le Père Meilleur ; celui-ci voulut de plus assister à la noce et contempla ses braves colons se désarticuler dans des « gigs » et des « reels » qui durèrent toute la journée, aux grincements d’un violon construit d’après les mêmes règles que les cabanes des alentours.


MAISON DE PENSION DANS LA FORÊT


Mais la maison de St. Onge ne pouvait plus suffire à loger les employés du chemin de fer, les nombreux travailleurs et les voyageurs même qui commençaient à populariser la ligne. Il s’établit donc en face de la sienne une autre maison, mais celle-ci beaucoup plus spacieuse, comprenant de grandes pièces, deux ou trois chambrettes privées pour les dames de passage, et un véritable dortoir, contenant une demi-douzaine de lits, sur lesquels on ne pouvait s’allonger sans pendre de toutes ses jambes en dehors, ni se retourner sans dégringoler de son long sur le plancher, dont les madriers laissaient entre eux des intervalles d’un demi-pouce, par lesquels on pouvait voir ou être vu à discrétion. Une cloison, absolument semblable au plancher, séparait le dortoir des autres parties de la maison, en sorte que les gens quelque peu gênés préféraient s’étendre tant bien que mal dans la grande pièce du bas, qui était tout ce que l’on veut, un vestibule, une cuisine, ou enfin une salle d’attente ou de réunion pour les passants et les journaliers, et dont on aurait pu au besoin faire une salle de conférences.

Depuis plusieurs années maintenant cette ébauche d’auberge forestière a été détruite par le feu et, en face, s’est élevée une très jolie et très coquette petite station, la première qui ait été construite sur la ligne et qui a servi de type à toutes celles qui l’ont été par la suite.


PROMENADE MATINALE


Le lendemain, je m’éveillai à l’heure où la nature, encore engourdie, s’entrouvre avec effort aux premiers rayons du soleil d’automne. Une légère dentelle blanche, comme un voile de gaze qu’aucun souffle n’agite, couvrait le sol durci.

Je sortis, je marchai d’abord quelque temps au hasard, puis j’entrai dans l’usine pour voir travailler les machines qui réparent le matériel roulant : je fis semblant d’y comprendre quelque chose, puis, sortant de nouveau, je me dirigeai successivement vers plusieurs log-houses où je fis parler les colons, et surtout leurs tendres épouses qui, jusqu’au fond des bois, ont la langue plus déliée que le sexe qu’on appelle laid, par pure antithèse.

Partout j’entendis les mêmes plaintes contre le gouvernement. Cela est de rigueur, du reste. Tous les colons, de tous les temps, se plaignent de l’administration publique. Les gouvernements sont faits pour être critiqués quand même et pour mécontenter tout le monde. Si tout le monde était content, il n’y aurait pas de gouvernements.

* * *

Après avoir fait beaucoup parler, je repris ma marche, j’errai dans toutes les directions, je pénétrai partout où je vis une ouverture devant moi, jusqu’à ce qu’enfin fatigué, rêveur, l’âme obsédée par les sombres images que faisait flotter autour de moi le demi-jour confus de la forêt, je m’assis sur un tronc d’arbre renversé, couvert d’une mousse parasite qui l’étreignait comme un suaire. L’air s’amollissait et quelques bouffées tièdes, comme des souffles d’esprits invisibles, couraient au travers des sentiers jonchés de débris.

Déjà, depuis un assez long temps, j’étais là, assis, livré au courant des pensées et des souvenirs, songeant à l’avenir des peuples, aux Chevaliers du Travail, à la destruction de Sodome, au bonheur d’être factionnaire de nuit par une tempête de neige, aux comptes supplémentaires, vulgairement appelés extras, des entrepreneurs publics, lorsque mon attention fut soudainement éveillée par un bruit mystérieux, persistant, acharné, semblable à l’attaque furieuse et continue d’une souris sur une mince feuille de bois qui la séparerait d’un bon morceau de fromage. J’écoutai et je reconnus la saperde, ver à bois qui loge au cœur des plus gros arbres, les ronge jour et nuit, finit par les percer de part en part, et je me mis à faire des réflexions extrêmement profondes sur le travail invisible de ce petit être solitaire, accomplissant sans relâche son unique fonction, emprisonné toute sa vie dans un tronc épais et dur qui lui cède néanmoins, et cherchant à parvenir à la lumière, comme tout ce qui vit, comme tout ce qui respire : je songeai à la toute-puissance de la persévérance, à la vertu magique contenue dans un travail à peine appréciable, à peine perceptible, mais dirigé incessamment vers le même but. Partout, dans la nature, Dieu a placé les infiniment petits au sein de l’infiniment grand, les uns pour détruire, les autres pour édifier. Il y a des infiniment petits qui dévorent les forêts ; d’autres, comme les thermites, qui font leur pâture des plus orgueilleuses constructions navales ; d’autres, comme les polypes et les zoophites, qui élèvent, depuis des millions d’années, au plus profond des mers, à 25 ou 30,000 pieds au-dessous de leur surface, des montagnes gigantesques qui, plus tard, dressent leur tête dans les cieux, quand les océans bouleversés se déplacent ; et je ne sais trop comment, par quelle filiation inconsciente d’idées, ma pensée se reporta au travail si méritoire, si consciencieux, mais si incroyablement entêté, si effroyablement prolongé, pendant des milliers de siècles, que l’abbé J. K. Laflamme fait accomplir aux eaux du lac St-Jean pour se frayer un passage jusqu’au fleuve St-Laurent, à travers deux mille pieds de granit et sur une longueur de trente lieues, quand elles n’avaient qu’à suivre la pente si naturelle, si facile, qui les aurait amenées au même fleuve, par la vallée du St-Maurice.


XII


À TRAVERS LES LAURENTIDES


Les sons d’une cloche retentirent dans le voisinage ; c’était le signal du dîner pour les employés de la Compagnie. Je me rendis chez St-Onge ; je dinai, puis je causai longuement, puis je pris des notes, puis je lus, en attendant le train qui devait me conduire au bout de la ligne, cinquante milles plus loin, « au bout du fer », comme on dit sur les lieux.

* * *

Il était environ quatre heures et quart quand je montai dans le seul et unique wagon que l’on attache aux trains de construction, pour l’usage des ingénieurs du chemin, des arpenteurs, des entrepreneurs de sections, de leurs femmes et de quelques rares voyageurs. C’était l’heure où, à cette époque de l’année, les premières voiles du crépuscule, encore indécises, descendent sur la terre, l’une après l’autre, toujours de plus en plus épaisses, comme pour l’endormir doucement et graduellement. Un ciel sans couleur et sans chaleur jetait sur la terre dénudée des torrents de mélancolie et l’inondait de reflets ternes et mats, comme l’atmosphère d’un astre mourant. Seuls, dans les bois dépouillés, les sapins et les épinettes dressaient leurs silhouettes raides et droites, comme des flèches que le sol eût lancées vers la nue ; seuls ils donnaient à la forêt ce qui lui restait d’ombre, et cette ombre était silencieuse et noire comme la nuit sur les tombeaux. Les précipices, d’où parfois, quand les orages s’y engouffrent, s’élèvent comme des soupirs arrachés aux entrailles de la terre, étaient étouffés sous l’épais entassement des feuilles mortes, que le vent d’automne leur avait jetées par tourbillons ; les lacs, arrondis et creusés au pied des montagnes, semblaient comme de grands réservoirs, pleins des larmes de la nature agonisante ; les petites rivières, çà et là, tiraient péniblement leurs eaux déjà pesantes et engourdies : partout le silence, une atmosphère regorgeant de tristesse, une sorte de saisissement de la nature entière, dans lequel toute vie s’était arrêtée soudain, et le crépuscule épaissi donnant à tous les objets d’alentour des formes de spectres et de fantômes, qui fuyaient épouvantés devant le souffle brûlant et les jets de feux de la locomotive.




Nous allons, nous avalons l’espace, aussi vite qu’on peut le faire dans un train de construction, là où le ballastage n’est pas encore assez ferme pour permettre à la locomotive de se lancer dans la plénitude de sa force, comme le discours d’un député convaincu. Il s’agit d’arriver pour le souper de six heures, au bout de l’île du lac Édouard, à la première traversée de la Batiscan, endroit décoré aujourd’hui du nom de station Beaudet, où s’élève un log-house aristocratique, le Windsor, quartier général et pension des entrepreneurs, des ingénieurs et des arpenteurs.


VESTIGES DE L’ANCIEN CHEMIN


Nous entrons sur le majestueux domaine du « Club des Laurentides » qui a une superficie de cinquante milles, arrosés par on ne sait combien de lacs, dont une trentaine, jusqu’à présent, ont été découverts. Le premier de ces lacs, que l’on trouve sur sa route en se rendant au château des clubistes, est le lac Travers, le long duquel passait autrefois le chemin célèbre, connu seulement des chasseurs et des missionnaires, qui menait de Québec au lac Saint-Jean. On suivait les lacs les uns après les autres, en faisant des « portages » entre chacun d’eux, jusqu’à ce qu’on fût arrivé à l’embouchure de la Métabetchouane, où les Jésuites avaient établi une ferme magnifique, et où la Compagnie de la Baie de Hudson érigea plus tard un poste et des magasins, pour faire la traite des pelleteries.


LA RIVIÈRE MIGUICK


Sur la route, nous traversons la rivière Miguick, où était installée la boulangerie générale qui fournissait le pain à tous les employés et travailleurs de la ligne. Nous voyons çà et là des tentes abandonnées, dont les voiles noircies par la fumée, déchirées, loqueteuses, claquent au vent. Elles ont été laissées telles quelles par les travailleurs, qui sont allés en planter d’autres, 20, 25, 30 milles plus loin, toujours en suivant le chemin de fer au fur et à mesure qu’il se construit.


LE "JΠBEEF" DES LAURENTIDES. "HILL SIDE COTTAGE"


Nous passons à la course devant le lac Comfort, sorte de trou qui n’a pas plus de deux arpents de long sur un de large, mais qui a 85 pieds de profondeur, véritable baignoire pour les hommes antédiluviens. À droite, sur une hauteur, apparaît ce qui fut le "Hill Side Cottage", une hutte cachée dans un site ravissant, où le vieux Jerry, le "Jœ Beef" des Laurentides, hébergeait une vingtaine d’hommes et servait aux voyageurs, en quête de notes, un café fait aussi primitivement qu’on peut le rêver, mais bien supérieur aux tisanes infectes qu’on nous sert sous ce nom, dans les hôtels et les restaurants de la ville. Mais hélas ! le vieux Jerry n’était plus là. Il avait suffi de quelques semaines d’abandon pour donner au "Hill Side Cottage", naguère un bruyant rendez-vous, mais maintenant isolé de toutes parts, ouvert de tous côtés, béant, sinistre et lugubre, l’aspect repoussant d’une vieille ruine dédaignée. Nous passons de même la "North Pole House", ainsi dénommée du séjour qu’y firent en 1885-86 une vingtaine d’Italiens, engagés par aventure sur la ligne, et qui passèrent l’hiver à geler, à 80 centins par jour. La "North Pole House", construction multiple, renfermait ce qu’on appelle un "campe" pour les hommes, un "office" pour le règlement des comptes, et un "store", c’est-à-dire un magasin de provisions. Il y avait de cela à peine un an, en 1887, et déjà tout avait disparu, campe, office, store, Italiens, punaises, et l’œil n’y contemplait plus guère que la noire image de la désolation répandue sur les troncs d’arbres moisissants. Encore un an et l’on ne devait même plus retrouver l’emplacement où s’élevait si utilement et si commodément la "North Pole House" !… …T’as qu’à voir !… s’écrierait un canadien stupéfait du néant des choses humaines.


XIII


Nous voilà maintenant engouffrés dans les derniers contreforts des Laurentides, sur le versant septentrional de la chaîne. Partout, à droite, à gauche, devant, derrière nous, des gorges profondes, des ravins, des précipices, d’énormes entassements de granit, des massifs qu’on ne voyait pas l’instant d’auparavant et qui surgissent tout à coup devant le regard, comme s’ils nous attendaient pour fondre sur nous, grondant et mugissant à chaque appel du sifflet de la locomotive, comme si les échos, subitement éveillés dans leurs antres formidables, se menaçaient et se choquaient à la fois.

Dans ce désordre inexprimable et magnifique de la nature, le chemin de fer accomplit toute sorte d’évolutions, comme les contorsions d’un géant, et la belle rivière Batiscan, qu’on vient d’apercevoir, rayant dans sa course le pied des massifs, semblable à une couleuvre effrayée, précipite ses eaux qui, profondément pénétrées des sombres reflets des bois, semblent d’un noir lustré. Elle court, se retourne, échappe, glisse, s’enfuit, revient, agitant, frémissante, sa robe moirée, couverte d’étincelles de jais, et, après cent méandres, haletante ou rassurée, elle s’étale dans toute la force et l’ampleur de son cours.


LE « WINDSOR » DES LAURENTIDES. — GRAND BAL FORESTIER


Voici le Windsor, bâti sur un escarpement qui domine la rivière et escorté, comme d’autant de satellites, d’une douzaine de huttes qui ont déjà un petit air de civilisation, et qui, juchées çà et là, un peu au hasard, sur les nombreux reliefs du terrain, forment, aux abords de la Batiscan, un groupement des plus pittoresques et des plus ingénieux. Le Windsor restera célèbre dans les annales du chemin de fer du Lac Saint-Jean. C’était une hutte comme toutes les autres, mais beaucoup plus spacieuse et bien mieux faite, bourrelée et capitonnée dans les intervalles des troncs d’arbres, ayant des divisions à l’intérieur, un rez-de-chaussée où se trouvait une grande salle à manger, plusieurs chambres privées et un premier étage qui, converti en dortoir, pouvait loger commodément une trentaine d’hommes. C’est là que fut donné, dans l’automne de 1886, un grand bal, auquel assistèrent une soixantaine de gentlemen, de dames et de demoiselles de la ville, venus dans un convoi spécial.

Ce fut un spectacle inouï, invraisemblable, que celui de ce bal donné en plein cœur de la forêt, précédé d’un souper auquel prirent part au moins deux cents convives, dans un encadrement de verdure, en présence de mets exquis et de desserts savoureux, le tout emporté de la ville, avec les élégants et les élégantes du convoi. Les vins et les discours débordèrent, mais sans amener la moindre inondation dans les cerveaux ni le moindre écart dans l’allure générale. Aussitôt le souper des invités et des principaux employés terminé, vinrent réveillonner à leur tour cent cinquante à deux cents travailleurs, de tous grades, qui firent table rase des mets encore fumants et vidèrent jusqu’à la dernière bouteille, sans ressentir d’autre ivresse que celle de la joie et du plaisir de la fête.

Le bal dura jusqu’au petit jour, et, à un signal donné, le Windsor se vida comme par magie ; deux convois partirent simultanément, l’un ramenant à la ville les invités, l’autre ramenant les employés et les travailleurs à l’extrémité de la ligne, vingt et un milles plus loin, où l’un des entrepreneurs de section, M. Aldough, ayant sous ses ordres environ 400 hommes, tenait alors son quartier général provisoire.

* * *

Il était un peu plus de cinq heures du matin quand nous laissâmes le Windsor pour continuer notre route. Mais il convient, avant d’aller plus loin, de donner au lecteur quelque notion topographique des lieux qu’il parcourt avec nous, pour lui épargner de se poser à chaque instant des points d’interrogation et d’avancer toujours, en ouvrant inutilement des yeux démesurés.




La rivière Batiscan, que le chemin de fer traverse pour la première fois, en face du Windsor, prend sa source sous le 47° 46′ de latitude, à la ligne de faîte qui sépare les eaux courant vers le lac Saint-Jean, de celles qui tombent dans notre grand fleuve.

Après une course de quelques milles, la Batiscan entre dans le lac Édouard, en ressort quatre à cinq milles plus bas et descend tout le long de l’île du lac Édouard, jusqu’à ce qu’elle reçoive les eaux de la rivière Jeannotte, qui a longé la rive opposée de l’île, à partir de la décharge du lac. C’est donc, à proprement parler, le cours de ces deux rivières qui forme l’île du lac Édouard, en y ajoutant cette partie du lac qui s’étend depuis la sortie de la Batiscan jusqu’à la décharge du lac dans la rivière Jeannotte. L’île, comme nous venons de le voir, a une longueur de vingt-six milles ; sa largeur extrême est de huit milles. Quant au lac, il a quinze milles de longueur sur une largeur maxima de deux milles et demi.

Au milieu du lac se trouve l’île Belisle, d’une longueur de deux milles environ, ainsi que d’autres petits îlots ; mais si le lac lui-même contient des îles, en revanche l’île du lac renferme à son tour d’autres lacs, tels que le lac Rognon, le lac Long, le lac du Centre… tous renommés pour l’abondance et la taille de leurs truites.

La station Beaudet, que nous venons de laisser, est à une distance de 86 milles de Québec et se trouve juste en face du lac du Centre, dans l’île du lac Édouard. Le site qu’elle occupe est un des plus pittoresques et des plus séduisants qu’il y ait dans notre pays, pourtant si fécond en beautés naturelles ; j’ose prédire qu’avant longtemps, il y aura là invasion de touristes, de pêcheurs et de familles désireuses de passer un mois ou deux au sein de la véritable nature, loin des exigences, de l’ennui bruyant, des plaisirs forcés et de toute cette gêne soi-disant sans façon, qui ont rendu nos stations d’eau à peu près insupportables. Mais on n’y verra pas de chasseurs. Chose étrange ! Dans cette région, qui s’étend jusqu’au lac Bouchette, quinze milles en deça du lac Saint-Jean, il y a en quantité des fauves, des caribous, des martes, des visons… ; mais on n’y voit jamais un seul gibier à plumes, on n’y trouve ni une fleur ni un fruit sauvages ; en revanche, les corbeaux, les pique-bois, les moineaux et les "meat-birds" y sont nombreux, surtout ceux-ci, espèce d’oiseaux gros comme des grives, engeance gloutonne, qui se tient toujours dans le voisinage des chantiers pour dévorer les rebuts de viande qu’on y jette.


XIV


Nous allons parcourir assez prestement, à travers l’île, les dix à douze milles qui nous séparent de l’extrémité inférieure du lac Édouard, puis nous côtoierons le lac lui-même jusqu’au bout de la ligne, tout en le perdant souvent de vue, mais en y revenant aussitôt, tant les courbes, nombreuses et brusques, le dérobent et le laissent apercevoir tour à tour par échappées, et multiplient en quelques instants les aspects indéfiniment variés du paysage. Nous allons traverser encore trois fois la Batiscan : elle est sortie toute petite du lac, comme un ruisseau timide, fuyant à travers les arbrisseaux nains, les gros cailloux, les troncs d’arbres renversés et les débris de la forêt, qui forment des barrières sur son passage, mais bientôt elle s’est élargie, a pris son essor et a formé des baies charmantes, que le chemin de fer contourne comme en les caressant.

Après une course de neuf milles, à partir de la station Beaudet, nous arrivons à la station du club Stadacona, fondé par Livernois, le plus artiste des photographes. Le club Stadacona a loué du gouvernement, sur l’île du lac Édouard, un domaine d’environ quarante milles en superficie, semé de lacs qui se suivent comme un collier détaché et se déchargent, par la rivière aux Rognons, dans la rivière Jeannette ; celle-ci porte les baux accumulées de ces divers lacs à la rivière Batiscan. La voie ferrée passe au cœur même de ce groupe lacustre, en sorte qu’on pourrait pêcher, chemin faisant, si le train ralentissait convenablement sa marche. Le nombre des membres du club est limité strictement à douze ; ils paient au trésor public cent dollars par année, mais il n’y a pas de limite à leur contribution annuelle personnelle. Plus fortunés que les douze apôtres, ils ont déjà versé d’assez fortes sommes pour l’amélioration et l’embellissement de leur domaine.

* * *

Le long de la voie, nous apercevons encore quelques « campes » abandonnés, dont les lambeaux de voiles, retenus aux montants enfumés, s’agitent avec fracas dans l’air que nous refoulons ; on voit qu’ils ont été laissés, comme ils ont été dressés, à la hâte, l’ouvrage se faisant si vite que les travailleurs n’ont guère eu que le temps de monter à la course des abris provisoires ; on aperçoit ces derniers par groupes, ici ballastant la voie, là extrayant des carrières la pierre des ponts et des ponceaux, une pierre magnifique, le véritable granit laurentien, aux grains serrés, scintillants, durs et fermes, capable de résister au choc de tous les tremblements de terre dont nous étions alors menacés, d’après les prophéties de Vennor.

* * *

Voici le log-house du père Buchanan, une des maisons de pension échelonnées sur la ligne. On y prend un bon repas pour vingt centins ; le prix est le même pour tout le monde, car l’ordinaire ne peut être que le même pour tous ; du reste, ce prix est invariable, dans toutes les pensions qui s’établissent, au fur et à mesure que les hommes séjournent quelque peu dans un endroit. Le père Buchanan a une belle grande fille, une blonde anglo-saxonne, aux membres d’athlète, qui vous débite en trois coups de hache une énorme bûche, et, l’instant d’après, vous servira gracieusement, avec sa main redoutable, une assiettée de soupe ou un rosbif taillé comme dans un billot. Ici, le sol est superbe pour la culture des grains et des légumes ; on le voit bien aux couches jaunes, argileuses, pâteuses, que la pelle tranche et qu’elle rejette symétriquement de côté, pour former les terrassements ; mais cette région est aussi parfois tant soit peu marécageuse, comme il arrive partout où l’on approche de l’arête de séparation des eaux ; les savanes néanmoins ont peu de profondeur et un égouttement bien entendu en aurait facilement raison.



Mais qu’on me permette de remarquer combien on peut tirer d’enseignements, même d’un tout petit voyage, quand on observe bien. Une foule de choses différentes se présentent à la fois dans un cadre étroit. Tout est intéressant dans un pays neuf ; on y voit les hommes dans leur nature même, aux prises avec tout ce qui les entoure. Le moindre petit fait y prend un intérêt qui nous touche de près, et c’est ainsi que nous apprenons à connaître, par le détail intime, comment se sont formées les sociétés qui, plus tard, vivent en pleine civilisation. L’histoire du monde n’est pas autre chose, et c’est depuis qu’on a commencé l’étude de cette vie intime qu’a été apporté, dans les recherches historiques, un élément nouveau, absolument indispensable pour connaître l’origine, la formation et les développements successifs des sociétés, élément bien autrement considérable et important que le récit fastueux des grands événements, des actions éclatantes, des batailles, des conquêtes et des règnes de princes la moitié du temps ineptes, réfractaires à tout progrès et incapables de faire quoi que ce soit, pas même des log-houses !

* * *

Parfois on traverse des espaces ravagés par le feu. Quel spectacle grandiose et mystérieux, en apparence, que le feu dans les bois ! Vous le voyez s’allumer subitement, à droite, à gauche, devant vous, sur vingt points à la fois, poussé par une force inconnue, dévorant sans merci les arbres les plus robustes, tandis que les broussailles rampantes lui échappent. L’air est plein d’une poussière ardente, coupée de longues flammèches qui, en s’envolant dans toutes les directions, vont porter l’incendie dans des endroits jusqu’alors épargnés, pendant que d’autres, tout voisins du fléau, restent intacts. Là où le feu a pour ainsi dire sauté par-dessus le dôme de la forêt, pour aller au loin distribuer ses colères, apparaissent de grands arbres, secs et dénudés, solennels, impassibles comme des rangées de squelettes, sans une branche jusqu’à la mi-hauteur du tronc, et laissant tomber de leur moitié supérieure leurs feuilles mortes, une à une, lentement, par intervalles, comme les pleurs silencieux qu’on verse dans l’abandon.


XV


Au point où nous sommes parvenus de notre course, nous avons atteint le lac Édouard et descendu le versant septentrional de la chaîne des Laurentides. Nous n’irons pas plus loin pour le moment ; arrêtons ici nos regards et contemplons l’étendue illimitée qui se déroule devant nous, qui tressaille encore de son enfantement d’hier à la vie active de la colonisation, à la lumière d’une civilisation naissante.




Maîtresse désormais de la position, après être enfin parvenue, en 1888, à poser ses derniers rails sur les bords du lac Saint-Jean, la Compagnie du chemin de fer, comme il arrive toujours après les difficultés vaincues, trouvait que son œuvre était loin d’être complétée et, déjà, se dessinaient, dans l’esprit de ses directeurs, les conceptions qui devaient aboutir aux travaux gigantesques que nous voyons s’accomplir aujourd’hui, et qui ne sont pas encore le dernier mot de cette œuvre étonnante.

Pour avoir une idée nette des nouveaux projets, remarquables par leur grandeur et leur hardiesse, que nourrissait la Compagnie, il faut avoir une notion pour le moins générale de la vaste région du Saint-Maurice, qui allait désormais entrer comme un facteur important dans les préoccupations de la Compagnie et qui n’attendait, aussi elle, que son éclosion à la vie pour révéler ce qu’elle tenait en réserve et ce qu’elle peut donner à l’avenir.




Le Saint-Maurice, un des plus beaux cours d’eau du Canada, débouche à Trois-Rivières, après avoir parcouru trois cent soixante milles de pays, à partir des lacs où il prend sa source, entre le 48e et le 49e degré de latitude nord, à seize milles seulement des sources de la Gatineau et à cinquante milles de celles de l’Outaouais.

La descente du Saint Maurice, de ses sources au fleuve Saint-Laurent, est marquée par un certain nombre de rapides et de chutes, entre autres celle de La Tuque, qui se trouve à cent milles de son embouchure. Des affluents assez considérables apportent leurs eaux à cette rivière et arrosent des étendues de terrain très variables, au point de vue agricole.

Les terrains situés dans l’intérieur, c’est-à-dire entre les cantons qui bordent le Saint Maurice et ceux qu’arrose la rivière Batiscan, offrent cette particularité remarquable que la chaîne des Laurentides s’y est en quelque sorte comme affaissée : les plus hautes élévations n’y atteignent pas six cents pieds au-dessus du lac Saint Jean ; la descente vers le fleuve est à peu près insensible et la magnifique vallée de la Bostonnais s’y épanouit largement, librement sous le regard.




Voici, d’un autre côté, la vallée de la rivière Croche, encaissée entre deux chaînes de modeste hauteur et qui n’a pas plus d’un demi-mille à deux milles de largeur, sur environ quatre-vingt-dix milles de long. L’étendue de cette vallée est par conséquent très restreinte, ne dépassant guère une soixantaine de milles en superficie, mais elle est d’une fertilité proverbiale, formée en maints endroits par des pointes d’alluvion qui produisent en abondance le foin et tous les grains que l’on récolte dans la vallée du Saint-Laurent. « C’est à peine si l’on pourrait trouver dans toute la province un sol plus fertile et plus productif que celui de cette vallée », dit un ancien rapport du commissaire des Terres Publiques.

* * *
LA TUQUE


La Tuque est le grand centre de l’industrie forestière du vaste territoire arrosé par le Saint-Maurice, industrie dont les produits s’étaient élevés jusqu’à deux millions de dollars, dans les années prospères ; mais à partir de 1880 environ, elle avait subi une diminution considérable, et les intérêts manufacturiers et agricoles s’en s’étaient cruellement sentis. Naguère on ne faisait pas moins de six cent mille billots de pin, par année, dans le territoire du Saint-Maurice ; entre les années 1880 et 1892, on en avait fait à peine cent cinquante mille, presque tous d’épinette. La raison de cette décadence était en partie dans le prix excessif du transport des provisions à La Tuque, par terre ou sur des chalands, en partie dans les frais qu’entraînait la descente des billots, depuis ce dernier endroit jusqu’à Trois-Rivières, dépenses qui diminuaient énormément les profits des commerçants de bois.

Si l’on construisait un embranchement du lac Édouard à La Tuque, non seulement le prix des billots, à leur arrivée à Trois-Rivières, serait considérablement réduit, mais encore cet embranchement nécessiterait à La Tuque même, où se trouve un des plus grands pouvoirs hydrauliques de la province, la construction de scieries et autres établissements propres à développer l’industrie forestière.

De La Tuque aux Grandes-Piles le Saint-Maurice est navigable sur un parcours d’environ soixante-dix milles, pour des bateaux à vapeur d’un faible tirant d’eau. Tout le long de la rivière on aperçoit, çà et là, bon nombre de petites colonies, qui étaient restées privées de toute communication extérieure, quoiqu’on leur eût, depuis bien des années déjà, fait la promesse d’un service de bateaux régulier.




La question qui se présentait était donc, en ce qui concernait cette partie du pays, de donner une grande impulsion à la colonisation, de réduire le prix du transport des provisions pour les chantiers et d’apporter au commerce de bois un élan et un développement nouveaux. Pour atteindre cet objet, la Compagnie du Lac Saint-Jean était prête, il y a cinq ans, à établir, sur la rivière Saint-Maurice, un service de bateaux à vapeur qu’elle voulait rattacher à un embranchement de chemin de fer construit depuis le lac Édouard jusqu’à La Tuque.

Après avoir ainsi relié entre elles les vallées du Saguenay et du Saint-Maurice, la Compagnie se proposait de compléter son œuvre en rattachant à ces deux vallées celle de l’Outaouais et en prolongeant sa ligne jusqu’à la baie de James, qui forme l’extension méridionale de la mer de Hudson.




LA ROUTE DU NORD


De sa source à la tête du Témiscamingue, l’Outaouais coule de l’est à l’ouest, et ne s’éloigne qu’à de courts intervalles de la « hauteur des terres ». Il offre donc une route naturelle à la colonisation, qui se trouverait comme transportée, du jour au lendemain, dans cette région favorisée, sans avoir à traverser lentement, pas à pas, étape par étape et d’un canton à l’autre, le vaste pays d’intérieur que l’Outaouais enserre dans son cours semi-circulaire.

La création de cette route, dans la pensée des auteurs du projet, devait avoir les résultats suivants : ouvrir la vallée du Saint-Maurice, tout le nord de la province, compris entre cette vallée et les frontières d’Ontario, une étendue en quelque sorte illimitée, tout le pays de Témiscamingue, les portions colonisables de l’Abbitibi, et, plus tard, la région entre les lacs Abbitibi et la mer de Hudson ; diriger enfin, directement et rapidement, sur le port de Québec, l’immense production forestière de l’Outaouais supérieur.

* * *

Ce dessein, quelque vaste qu’il fût, rentrait dans l’ordre des choses dont l’avenir nous réserve l’accomplissement. Le corollaire nécessaire de l’établissement du Nord-Ouest et du nord des provinces d’Ontario et de Québec, c’est la construction d’une ligne directe entre les centres de l’Ouest et un port de l’Est, situé à peu près sous la même latitude, que ce soit sur le fleuve, ou dans le golfe, en deçà du détroit de Belle-Isle, ou enfin sur la côte du Labrador. Une ligne droite, tirée de Winnipeg à Halifax et passant par la ville de Québec, est plus courte de trois cents milles que la route suivie actuellement par le chemin de fer du Pacifique, outre qu’elle passe entièrement sur le territoire canadien. Voilà pourquoi la construction d’une ligne en droiture, entre les deux villes, s’imposera un jour comme une nécessité nationale. C’est ce que la Compagnie du Lac Saint-Jean avait parfaitement compris, et elle voulait faire de la voie projetée entre La Tuque et l’Abbitibi « l’extension » occidentale de la ligne qu’elle venait de pousser jusqu’au lac Saint-Jean et qu’elle allait bientôt mener à l’extrême est, jusqu’à Chicoutimi, centre principal de toute la région saguenayenne.

Mais des événements inattendus, d’une extrême importance, allaient surgir, qui devaient donner aux plans de la Compagnie une direction toute nouvelle ; un facteur inconnu, dont nul ne peut encore mesurer la force ni l’étendue d’action, apparaissait sur la scène où se déploient les deux immenses provinces d’Ontario et de Québec, en reculait encore les perspectives et en agrandissait encore l’horizon illimité.


XVI


Jusque là, quels que fussent ses projets d’extension future, quelle que fût la hauteur de ses visées, la Compagnie avait dû borner ses opérations à un champ purement local.

Mais l’heure était venue où, qu’on en eût les moyens ou non, il fallait agrandir le champ d’action et se tourner vers l’ouest, puisque l’est seul était incapable de sustenter la ligne. Tout en subissant d’inexorables nécessités, la Compagnie n’avait cessé un instant de prêter l’oreille à tous les vents du dehors et de suivre d’un œil attentif les événements dont elle pût tirer parti, qui pussent la servir, d’une manière ou d’une autre, pour commencer ses opérations dans la direction nouvelle. Les circonstances lui furent immédiatement favorables ; les hommes et les choses se présentèrent à elle comme en un accord muet pour faciliter l’exécution de ses projets, et elle n’eut, pour ainsi dire, qu’à cueillir le fruit de la longue prévoyance et de la diligence aussi active qu’intelligente de l’administrateur de la ligne, monsieur J. G. Scott.

* * *

Des capitalistes américains, qui avaient fait un assez long séjour à Québec, s’étaient intéressé à nos entreprises et avaient réussi à y intéresser également la "Northern Pacific Railway", puissante compagnie américaine qui a fait construire et qui exploite encore actuellement une ligne de chemin de fer qui s’étend depuis Duluth, sur le lac Supérieur, jusqu’au rivage du territoire de Washington, sur l’océan Pacifique.

Grâce au concours de cette compagnie, la construction du chemin de fer des « Basses Laurentides » avait été menée promptement et la compagnie du Lac Saint-Jean s’en était assuré le contrôle. Cette nouvelle ligne traversait une contrée presque absolument vierge, entre la Rivière-à-Pierre et un endroit situé près des Grandes-Piles, sur la rivière Saint-Maurice, à deux milles seulement de la fameuse chute appelée Grand’Mère, où une compagnie américaine a construit, il y a trois ans, un moulin à pulpe qui n’a pas coûté moins d’un million de dollars et qui a créé un très grand centre d’activité, là où la forêt régnait auparavant en maîtresse absolue.

Poursuivant ses desseins, la compagnie du Lac Saint-Jean s’était assuré une vieille charte périmée de l’ancienne compagnie du « Grand Nord », qui n’avait jamais existé que sur le papier, et elle commençait immédiatement la construction d’une ligne, aussi loin que possible dans l’intérieur des terres, entre le Saint-Maurice et Saint-Jérôme. Elle voulait par là ouvrir des domaines nouveaux à la colonisation et atteindre la rivière Outaouais, où elle pourrait donner la main au "Canada Atlantic", compagnie qui venait d’entreprendre une ligne entre Parry Sound, sur la baie Georgienne, (lac Huron) et Hawkesbury, sur l’Outaouais, en face du comté d’Argenteuil, théâtre des vastes opérations et du glorieux apostolat d’un des hommes les plus illustres de notre pays, nous voulons dire le curé Labelle.

* * *

Tous ces événements avaient marché en quelque sorte simultanément. L’antique projet, le rêve si longtemps caressé par la compagnie du Lac Saint-Jean d’ouvrir une ligne, à travers le nord de la province, au moins jusqu’à la rivière Outaouais, allait être enfin réalisé. « L’extension Ouest » allait enfin être construite, en même temps que, par ses laborieux efforts, la compagnie venait justement aussi de mettre la dernière main à « l’extension Est » qui aboutissait à Chicoutimi. Les trois vallées, du lac Saint-Jean, du St-Maurice et de l’Outaouais allaient être reliées directement entre elles par un véritable chemin de fer de colonisation qui ouvrirait un arrière-pays sans limites, assise et rempart de la province, empire futur d’une race d’hommes énergique et généreuse.

Pour donner la main au "Canada Atlantic", sur l’Outaouais, il n’y avait que 110 milles de voie ferrée à construire, en partant du Saint-Maurice et en tenant compte d’une section de vingt milles de longueur qui avait été construite antérieurement entre St-Jérôme, chef-lieu du comté de Terrebonne, et Sainte-Julienne, dans le comté de Montcalm. Il fallait encore, et cela était le plus difficile et le plus coûteux, élever un pont sur le Saint-Maurice, à Grand’Mère, et un autre sur l’Outaouais, à Hawkesbury. Les ingénieurs se mirent aussitôt à l’œuvre pour étudier le pays et déterminer le tracé de la ligne ; dès l’année suivante, on avait ouvert une section nouvelle, de Ste-Julienne à Saint-Lignori, dans le comté de Joliette, et la construction du pont du Saint-Maurice était poussée avec toute l’activité que le permettaient les ressources de la Compagnie, réduites depuis quelques mois aux seules subventions des gouvernements. Aujourd’hui, ce pont, un des plus beaux du continent, construit tout entier en granit laurentien, est terminé et les travaux se poursuivent vigoureusement de l’autre côté du Saint-Maurice, où les entrepreneurs ont à leur emploi une armée de quatre cents hommes abattant la forêt, comblant les précipices, dressant des remblais et nivelant la voie jusqu’à une vingtaine de milles au delà, pendant que l’on travaille également, à l’autre extrémité de la ligne, afin d’effectuer la réunion des deux tronçons, et de compléter ensuite la ligne jusqu’à Hawkesbury.


PARRY SOUND


XVII


Maintenant, qu’est-ce que c’est que cette ligne du "Parry Sound", dont le nom vient de paraître pour la première fois dans le cours de cet écrit ? Il est nécessaire ici, pour l’intelligence du lecteur, de faire un exposé et d’entrer dans certains développements qui paraîtront d’abord étrangers à notre sujet et qui y sont néanmoins intimement liés désormais.

Tout le monde sait ce qu’est le lac Huron, le plus grand, après le lac Supérieur, des cinq lacs immenses qui forment les mers intérieures du continent nord-américain. Il a deux cent soixante-dix milles de longueur et une largeur moyenne de soixante-dix ; celle-ci s’étend parfois jusqu’à cent cinq. Sa superficie est de 23000 milles carrés, y compris la baie Georgienne qui n’est autre chose qu’un énorme bras du lac Huron s’enfonçant profondément dans le nord-ouest de la province d’Ontario. À elle seule, la baie Georgienne a une longueur de cent trente milles sur une largeur moyenne de cinquante ; elle a la même profondeur et la même altitude que le lac proprement dit. Au fond d’une de ces larges échancrures de la baie, sortes de bras de mer qui s’étendent parfois jusqu’à une distance considérable dans les terres et que les Anglais appellent des "Sounds", se trouve un port de premier ordre auquel on a donné le nom de Parry Sound, et qui est situé à peu près en face du passage par où les bateaux propulseurs des lacs et les autres cabotiers débouchent dans le lac Huron, en venant de Chicago et de Duluth.




Parry Sound s’élève sur le littoral de l’immense territoire du Muskoka qui, avec celui du Nipissing, forme une admirable région agricole et forestière au nord de la province d’Ontario. Cette région, à elle seule, comme celle qui entoure notre lac Saint-Jean, suffirait à former une province et ses richesses naturelles sont incalculables.


LE TERRITOIRE DE MUSKOKA


Le district de Muskoka occupe la partie la plus élevée (les highlands) d’Ontario et renferme quantité de lacs, dont bon nombre sont à quatre cents pieds au-dessus du lac Supérieur ; il contient, déduction faite de l’espace occupé par les eaux, six millions au moins de bonne terre arable, pouvant donner la subsistance à une population de cinq cent mille âmes. Il fait aussi partie de l’immense territoire, au nord et au nord-est d’Ontario, que le gouvernement de cette province a choisi pour y faire l’essai de la colonisation gratuite. En un quart de siècle on y a vu s’élever nombre de cités et de hameaux, et des colonies s’y fonder aussi rapidement que dans les États de l’Ouest. Les chemins de fer le traversent dans toute son étendue et des bateaux à vapeur sillonnent les plus grands de ses lacs. Dans toutes les directions les communications se sont établies.

La colonisation du district de Muskoka ne date que de 1868, pas même encore trente ans ! C’est en effet à cette date que fut passée par la législature d’Ontario l’acte intitulé "Free grants and Homestead Act", qui ouvrait gratuitement aux colons toutes les terres non encore concédées du nord de la Province, comprenant, outre le district de Muskoka, ceux d’Algoma et de Nipissing et toute la partie septentrionale des comtés de Renfrew, Frontenac, Addington, Hastings, Peterborough, Victoria et Simcœ, une étendue en quelque sorte illimitée.

Grâce à la libéralité intelligente du gouvernement d’Ontario, la région des "Free grants" qui, en 1868, n’était qu’une immense forêt, coupée de lacs innombrables et de quelques chaînons de montagnes ne dépassant pas une hauteur de mille à douze cents pieds, qui ne renfermait pas encore une seule habitation, qui avait le désavantage d’un climat très froid, l’hiver, puisque le thermomètre y est descendu jusqu’à quarante degrés centigrades, s’est néanmoins transformée au point de renfermer aujourd’hui une population de soixante-dix mille âmes et plus de cent vingt cantons, distribués entre la baie Georgienne et les rivages du haut Outaouais.

* * *
DE PARRY SOUND À QUÉBEC

Entre Parry Sound et Ottawa il y a une immense étendue de forêts de pin, encore intacte, dont on ne peut faire transporter les produits, une fois abattus, par aucune rivière ou cours d’eau quelconque, et qui fournira nécessairement un énorme trafic à la voie ferrée future du Parry Sound. Tout le long de son parcours, en effet, cette ligne contrôlera rigoureusement l’exploitation prodigieuse de madriers et de bois scié que peuvent fournir des scieries telles que celles de Renfrew, d’Arnprior, d’Ottawa et de Hawkesbury.




Parry Sound est situé juste en face du passage d’une partie des eaux du lac Supérieur dans le lac Michigan. En faisant à cet endroit précis le transbordement du grain expédié de Duluth en destination de Liverpool, ce grain, qui prend aujourd’hui le chemin de Buffalo et de New-York, prendrait la voie de Québec, qui est de huit cents milles plus courte.

Tout le trafic apporté par les bateaux des lacs se porte aujourd’hui vers Collingwood et vers Owen Sound, ports situés également sur la baie Georgienne et servant de points d’aboutissement aux compagnies du Grand-Tronc et du Pacifique, respectivement.

Parry Sound est 120 milles plus près de Montréal ou de Québec qu’aucun de ces deux derniers ports.

Sa rade a trente pieds de profondeur ; le canal du sault Sainte-Marie en a un peu plus de vingt ; la rade de Collingwood, point d’attache du Grand-Tronc sur la baie Géorgienne, en a quatorze ; celle d’Owen-Sound, où se rattache la ligne du Pacifique Canadien avec les ports des grands lacs, en a quinze ; enfin, le chenal de la rivière Sainte-Claire, entre le lac Huron et le lac Érié, n’en a que seize ; en sorte que les grands steamers, qui tirent seulement vingt pieds d’eau et qui passent, à la rigueur, par le sault Sainte-Marie, ne peuvent se rendre jusqu’à Buffalo sans diminuer leur jauge d’une quantité considérable de tonneaux.

Lorsque la nouvelle voie ferrée sera construite jusqu’à Parry Sound, les mêmes steamers pourront s’y rendre avec leur chargement entier, ce qui aura pour résultat de réduire de beaucoup les frais de transport, comparativement avec les routes suivies jusqu’à présent, le coût du fret étant d’autant moins élevé que le vaisseau est plus grand. Ajoutons que les bateaux des grands lacs augmentent sensiblement de volume tous les ans et que bon nombre d’entre eux ont déjà atteint les dimensions des steamers océaniques ; ils ont même atteint jusqu’à leur vitesse extrême, qui n’est pas de moins de vingt milles à l’heure.

* * *
COMMERCE DES GRANDS LACS

D’année en année la région propre à la culture des céréales s’étend de plus en plus vers le nord. Le Dakota, le Minnesota, le Nebraska et le Manitoba produisent aujourd’hui d’immenses quantités de blé pour lesquelles le débouché le plus voisin est Duluth, à la tête du lac Supérieur. Entre Duluth et Parry Sound il y a six cent cinquante milles de navigation lacustre, pour des vaisseaux d’un tonnage beaucoup plus considérable que ceux qui vont à Buffalo ou qui passent par le canal Welland.

Le commerce qui se fait sur le lac Supérieur atteint déjà des proportions colossales. On a fait un relevé officiel de près de dix millions de tonnes passant par le sault Sainte-Marie, ce qui équivaut à dix fois tout le tonnage océanique du port de Montréal. Si à ce chiffre énorme nous ajoutons le tonnage qui passe par le lac Michigan, par Chicago et par Milwaukee, et qui est deux fois plus élevé que celui du lac Supérieur, nous verrons que si la nouvelle route de Parry Sound, si courte et si économique comparativement, pouvait faire prendre à une fraction seulement de ce prodigieux trafic une direction nouvelle, elle apporterait à la voie du Saint-Laurent un tel développement commercial que tout le mouvement d’expédition, des deux ports de Québec et de Montréal réunis, ne serait rien en comparaison de ce que l’on verrait alors sur notre grand fleuve[2].

* * *

Ramenons maintenant nos regards sur le théâtre des opérations qui nous intéressent le plus particulièrement, sur celui qui est à proximité de nous, le plus à notre portée, et nous allons voir là encore combien de progrès accomplis et quelles espérances on peut, sans s’exalter, concevoir pour l’avenir de la ligne du Grand-Nord.


THÉORIE DE LA COLONISATION


XVIII


La construction d’une voie ferrée comme celle du Grand Nord n’est pas une de ces entreprises de pur lucre et de compétition commerciale comme il en naît tous les jours dans le cerveau des spéculateurs américains. C’est, sous des apparences très modestes, une conception colossale, dont nul ne peut calculer les résultats, parce que l’établissement de la plus vaste portion de notre territoire et l’avenir de toute une nationalité s’y confondent. — C’est le nord, en somme, qui est le fondement et la charpente osseuse de notre superbe province. De ce côté-là, le domaine bas-canadien est illimité ; il ne s’arrête qu’à la zone farouche où toute végétation devient impossible, et, avant d’y parvenir, il faut franchir plusieurs centaines de milles d’une contrée presque déserte encore, mais dont les deux-tiers au moins peuvent donner à l’homme généreusement en récompense de ses efforts.

* * *

Nous sommes donc ici en présence d’une entreprise qui a bien plutôt un caractère national qu’un caractère de spéculation privée : cela étant admis, on conviendra que cette entreprise doit s’inspirer de certains principes et être conduite d’après une méthode et suivant des considérations d’intérêt général. — Qu’on porte ses regards sur les origines de chacun des établissements successifs de notre province, on verra que la colonisation, suivant une marche naturelle et logique, a toujours commencé le long des rivières. Dès les premiers temps de notre histoire, elle s’effectue d’abord le long des rives du St-Laurent, et alors qu’il n’y avait pas une âme à vingt milles seulement dans l’intérieur, en arrière de Montréal, la ville de Détroit était fondée, sur la rivière de ce nom, à deux cents lieues plus loin. De nos jours, lorsqu’on eut jeté les bases des premières colonies qui s’étendent au nord du fleuve, en arrière des anciennes paroisses, c’est sur les bords de la Rouge et de la Lièvre que les colons se sont portés en premier lieu. Le choix de la route où devra passer une voie ferrée, dans le nord de la province, doit être le fruit d’une conception raisonnée, d’un plan réfléchi, basé sur la nature des choses, sur le cours que devra prendre de son côté la colonisation. Or ce cours semble tout indiqué d’avance. Il est celui que suivent les nombreux affluents qui viennent apporter le tribut de leurs eaux, soit au fleuve St-Laurent, soit à l’Outaouais, soit au St-Maurice. Ces affluents, de dimensions très variables, forment dans leur ensemble l’admirable système auquel notre pays doit d’être l’un des mieux arrosés de la terre. Traversés par une voie ferrée, ils lui apporteront l’aliment et la vie, et l’aideront puissamment, avec le concours d’embranchements divers, à distribuer partout le mouvement et le commerce.

Au moyen du chemin de fer, les nouveaux colons communiquent avec ceux qui sont déjà établis le long des cours d’eau. Ces derniers, suivant une loi constante et facile à suivre dans le développement de la province, abandonnent petit à petit leurs établissements pour faire place à d’autres colons, et s’acheminent vers l’intérieur jusqu’à ce qu’ils soient arrivés, en remontant le cours des rivières, près de la voie ferrée où ils s’arrêtent et fondent de nouveaux foyers. Plus tard, les colons qui habitent à proximité du chemin de fer, poussés par le même besoin en quelque sorte fatal d’émigrer au delà, s’enfoncent encore davantage dans l’intérieur, jusqu’à ce qu’enfin ils soient rendus aux sources mêmes des rivières. Là, on peut le dire, la colonisation, si elle ne prend pas virtuellement fin, subit du moins un temps d’arrêt qui s’étend à plusieurs générations.

* * *
LE CURÉ LABELLE

Telle est la véritable théorie de la colonisation ; et c’est pour l’avoir comprise que le curé Labelle, s’il vivait encore, pourrait voir aujourd’hui, les uns complètement, les autres partiellement réalisés, mais la plupart en pleine phase d’exécution, les grands projets qu’il nourrissait et qui avaient paru d’abord chimériques ou extrêmement prématurés. C’est le curé Labelle qui a été jadis le véritable initiateur d’un grand projet de chemin de fer devant traverser tout le nord de la province, puis l’Outaouais, puis le nord des lacs Huron et Supérieur, et se prolonger par la Saskatchewan jusqu’aux montagnes Rocheuses. « Ce sera dans l’avenir, disait l’illustre apôtre, un autre grand chemin du Pacifique qui, par la rivière Mattawin, principal affluent du St-Maurice, se rattachera au réseau ferré du district de Québec ; on verra ensuite toutes les principales rivières de la province se raccorder à ce Grand-Tronc du nord par des chemins de fer. Je regarde aujourd’hui comme assuré le chemin de la Gatineau, allant de Hull à Maniwaki, celui de St-Jérôme au Nominingue et celui des Basses-Laurentides, avec les embranchements projetés entre le Saint-Maurice et le chemin de fer du lac Saint-Jean. »


LA LIGNE DU GRAND-NORD


Ce projet primitif, beaucoup trop vaste pour l’époque et trop au delà des ressources du pays, a été réduit successivement aux dimensions actuelles, par suite de la fusion du « Grand-Nord » avec « l’Atlantique et Parry Sound ». Mais comme on n’avait pas tardé à comprendre combien ce plan était juste, rationnel et applicable, au moins dans une certaine mesure, on avait commencé à construire le « Grand-Nord » par fractions, par sections, suivant les besoins les plus pressants, en attendant le jour où tous les tronçons se trouveraient réunis, au grand étonnement de ceux qui ne se tiennent pas d’habitude au courant des progrès du pays dans lequel ils vivent. Ce sont ces tronçons divers qu’il s’agit de réunir aujourd’hui en menant une ligne non interrompue à travers tous les intervalles qui les séparent, depuis le Saint-Maurice jusqu’à l’Outaouais. Cette ligne sera tenue en communication constante avec le littoral du Saint-Laurent au moyen de lignes secondaires, et celles-ci devront à leur tour suivre les cours d’eau le long desquels la colonisation se porte toujours de préférence.


TERRITOIRE QU’ELLE TRAVERSE


XIX


L’étendue de terre arable ou exploitable par l’industrie du bois ou des mines, que la nouvelle voie ferrée devra ouvrir à la culture et au commerce, ne saurait être calculée, même approximativement aujourd’hui, faute de connaissances suffisantes sur ces parties lointaines de la province où les marchands de bois seuls avaient eu jusqu’à présent intérêt à pénétrer ; mais nous en savons assez néanmoins, par les rapports de quelques explorateurs et par les progrès de la colonisation, durant la dernière décade, pour pouvoir affirmer que cette étendue renferme plusieurs millions d’acres de terre colonisable et exploitable, et peut nourrir un nombre d’âmes égal à celui qui peuple aujourd’hui la province tout entière. Nous savons que les forêts y sont les plus belles et les plus riches du pays, que les lacs et les rivières y abondent, et avec celles-ci les pouvoirs hydrauliques ; nous savons que les chutes de Sainte-Ursule, sur la rivière Maskinongé, peuvent, à elles seules, actionner une cinquantaine de manufactures ; nous savons que toute cette contrée, une fois les Laurentides franchies, et cela est vite fait, ne contient plus de montagnes et n’offre plus qu’une succession de collines et de plateaux, de vallées et de coteaux arrondis et luxueusement boisés où la culture se fera sans effort, à cause même de la forme et de la nature du terrain qui se compose pour la plus grande partie de marne, mélange d’argile et de pierre calcaire, remarquablement propre à la culture de toutes les céréales, du foin et des légumes également ; nous savons qu’entre la rivière Maskinongé et la rivière Rouge, près de laquelle viendra aboutir le « Grand-Nord », à Grenville, il y a place pour une cinquantaine de paroisses florissantes le long de la voie ferrée, sans compter toutes celles qui se fonderont encore plus au nord où des embranchements divers iront les rejoindre. Nous savons enfin que le climat de la plus grande partie de cette région est des plus modérés et des plus salubres. Les Laurentides la protègent contre la crudité et la violence des vents du nord-est qui, arrivant en tempête du golfe Saint-Laurent, désolent et glacent les vieilles paroisses du littoral ; nous savons tout cela et que faut-il de plus ? Rien. Rien, si ce n’est de nous mettre résolument à l’œuvre et de seconder par tous les moyens possibles les efforts et le travail de la compagnie du « Grand-Nord ».




TRAVAUX SUR LA LIGNE


Or, ce travail s’accomplit avec toute la célérité et la vigueur qu’il est possible d’y mettre. Depuis la « Jonction de Saint-Tite », près des Grandes-Piles, où aboutit le chemin de fer des Basses-Laurentides, jusqu’à Saint-Jérôme, le grand chef-lieu de la région septentrionale en arrière de Montréal, il y a une distance de 92 milles. Là-dessus, 28 milles sont actuellement construits et en pleine activité, de St-Jérôme à St-Liguori, dans le comté de Montcalm, en sorte qu’il ne reste plus que 64 milles à faire pour réunir St-Jérôme au St-Maurice. À cette extrémité-ci de la ligne les travaux ont été poussés vigoureusement ; lorsque la ligne sera construite jusqu’à St-Jérôme, elle s’y raccordera avec le « Pacifique Canadien » qui la mettra en communication directe avec Montréal et tout le continent américain. Restera alors à construire la section de St-Jérôme à Grenville, qui n’a que 35 milles de longueur, plus un pont sur l’Outaouais pour donner la main au "Canada Atlantic" dont la ligne est en pleine activité depuis Hawkesbury jusqu’à Arnprior, sur la voie du Parry Sound.

Entre Arnprior et Parry Sound, le "Canada Atlantic" traverse 150 milles de la partie la plus richement boisée et, jusqu’à présent, la moins exploitée de toute la province d’Ontario.

Entre Hawkesbury et Ottawa, la distance est de 84 milles. Entre Ottawa et Parry Sound, elle est de 240 milles, mais il ne reste plus que 150 milles de voie à construire, et les travaux avancent avec une rapidité telle qu’on espère les voir terminés dès l’automne prochain, en sorte qu’il n’y aura plus environ qu’une centaine de milles de notre « Grand-Nord » à compléter pour que la voie ferrée, la plus importante peut-être et la plus féconde en résultats pour notre province, soit ouverte d’un bout à l’autre, de Québec à la baie Georgienne.

* * *
RÉSULTATS

On verra aussitôt, dès que cette ligne aura entamé les vastes forêts de l’intérieur, on verra les marchands de bois qui ont d’importantes concessions à faire valoir, installer leurs scieries à proximité de la ligne, afin de les faire fonctionner toute l’année durant et d’en finir avec les longs, difficiles et coûteux transports sur les traîneaux, l’hiver, en plein cœur des forêts où les hommes des chantiers sont obligés de se frayer des chemins eux-mêmes. Les minéraux et d’autres produits, capital aujourd’hui immobilisé dans les entrailles du sol, en sortiront pour grossir la richesse nationale, et comme la ligne aura son terminus à Québec, il faudra bien qu’elle contribue à hâter la construction d’un pont sur le Saint-Laurent, en face de la ville, si elle veut écouler directement son fret à Halifax par le chemin de fer « Intercolonial », ou dans les États de la Nouvelle-Angleterre, par le « Québec-Central » et les embranchements qui s’y rattacheront dans un avenir prochain.

Comme l’a fait le « Grand-Tronc » pour tout le sud de la province, depuis le fleuve jusqu’à la ligne frontière, le « Grand-Nord » fera éclore à la vie un immense territoire encore inculte, il peuplera de villages et de villes une étendue déserte et l’on verra surgir, avec la rapidité de créations américaines, des centres de population et de commerce dont on peut voir déjà se dessiner la vague charpente au Témiscamingue, à Maniwaki, au Nominingue, sur la Rouge, sur la Matawin et sur le Saint-Maurice. Mais la considération qui domine toutes les autres, au point de vue du trafic intercolonial, c’est que la ligne du « Parry Sound et Grand-Nord » raccourcit énormément les distances ; elle mettra Québec à 1135 milles seulement de Duluth, c’est-à-dire, à trois cents milles plus près que ne l’est actuellement Duluth de New-York, par la voie de Buffalo, qui est encore aujourd’hui la plus courte pour le trafic des lacs. Enfin, et pour tout dire, par la ligne du « Parry Sound et Grand-Nord », la distance entre les cinq grands lacs de l’Amérique et le premier port de mer de la Grande-Bretagne sera diminuée de 800 milles, et le commerce intercontinental augmenté dans des proportions équivalentes, ce qui pourra le doubler ou le tripler peut-être.



  1. On appelle « chantiers », en Canada, des habitations provisoires de colons, faites en bois brut.
  2. Pris dans son ensemble, le commerce qui se fait sur les cinq grands lacs réunis du continent nord-américain est de deux à trois fois plus grand que celui de tous les ports maritimes des États-Unis, et dépasse de trois millions de tonnes celui des ports de Londres et de Liverpool.