Le Saint Graal/17

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Plon (4p. 55-58).


XVII


Alors il tendit ses mains vers le ciel et remercia Dieu. Et quand il eut prié, il comprit le vrai sens de ce qu’il avait vu le matin : et que l’oiseau blanc signifiait Notre Seigneur, et ses petits les hommes, qui furent comme morts jusqu’à ce que le Fils de Dieu fût monté sur l’arbre, c’est-à-dire sur la Croix, et eût été blessé au côté droit par la lance, couvrant de Son sang Ses créatures et leur rendant la vie.

Comme il chevauchait en roulant ces pensées, il rencontra six valets qui chantaient joyeusement ; ils portaient des écus à leur cou, menaient des chevaux en main et faisaient conduire devant eux une charrette pleine de lances. Bohor leur demanda où ils allaient avec tout ce harnais.

— Sire, nous sommes à Mélian du Lys et nous rendons au tournoi qui aura lieu demain au château de Cybèle. Sachez qu’on y verra les plus hauts hommes de Bretagne !

Bohor songea qu’il pourrait trouver à Cybèle quelques compagnons de la Table ronde ou tel qui lui donnât des nouvelles de son frère, et il suivit les traces des valets. Pourtant, sur l’heure de none, comme il passait devant une maison forte, il décida d’y demander à coucher parce que son cheval était fort las. Justement le vavasseur était devant sa porte, causant avec quelques sergents.

— Beau sire, dit-il à Bohor, s’il vous plaît de vous héberger ici, vous serez demain avant prime à Cybèle : c’est tout proche. Jamais je n’ai vu passer tant de belle chevalerie ni de si riches harnais !

Bohor entra dans la maison où des valets vinrent prendre son cheval et le désarmèrent sous l’orme de la cour ; puis, après qu’il eut été lavé et baigné par des pucelles, et qu’on lui eut mis un riche manteau d’écarlate sur les épaules, il fut conduit dans la salle où l’on servit le souper. Et certes rien n’y manqua de ce qui convient à corps d’homme : toutes les chairs les plus fines, oisons, chapons rôtis, poules, cygnes, paons, perdrix, faisans, hérons, butors ; toutes les sortes de venaison, cerfs, daims, sangliers, chevreuils, lapins ; poisson à foison, esturgeons, saumons, plies, congres, rougets, morues, barbues, mulets, bars, soles, brèmes, maquereaux gras, merlans replets, harengs frais ; toutes les sauces les mieux épicées, au poivre, à la cameline, au verjus de grain et en beaucoup d’autres guises ; brochets et lamproies en galantine ; anguilles et tourterelles en pâtés ; mille espèces de pâtisseries, tartes renversées, gaufres, oublies, gougères, flans, pommes d’épices, crépines, darioles, beignets, rissoles ; les vins les plus précieux, vin au piment, vin au gingembre, vin aux fleurs, vin rosé, moré, hysopé, claré, vin de Gascogne, de Montpellier, de la Rochelle, de Beaune, de Saint-Poursain, d’Auxerre, d’Orléanais, de Gâtinais, de Léonais, tant de vin qu’il y en eût eu assez pour emplir un vivier et que les garçons et bouviers en laissèrent dans les pots. Mais Bohor se contenta de couper trois tranches de pain, qu’il mangea après les avoir trempées dans un hanap d’argent plein d’eau.

— Beau sire, disait son hôte, ces mets ne vous plaisent-ils point ?

— Si fait, beau sire. Pourtant je ne mangerai aujourd’hui autre chose que ce que vous voyez.

Quand l’heure de dormir fut venue, le vavasseur conduisit Bohor dans une chambre tout illuminée, où il lui avait fait dresser un lit digne d’un roi : couvertures de vair, de petit gris, d’hermine, riches courtepointes, blancs oreillers, coussins, couettes, larges tapis bien ouvrés, rien n’y manquait. Mais Bohor n’accepta pas qu’on fît coucher aucun sergent auprès de lui, dans la chambre, et, quand tout le monde fut sorti, il éteignit les cierges, s’étendit sur le sol, à la dure, mit un coffre sous sa tête, et s’endormit dans la paix de Notre Seigneur après avoir fait ses prières et oraisons.

Et le lendemain, quand l’aube naquit et que le guetteur eut corné, il défit le lit de maniére qu’on ne pût soupçonner qu’il n’y avait point couché ; ensuite il alla dans la chapelle entendre matines et le service du jour, et il se remit en route, après avoir recommandé son hôte à Dieu.