Le Saint Graal/18

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Plon (4p. 58-62).

XVIII


Comme il débuchait dans la prairie de Cybèle, il aperçut une chapelle et s’y rendit tout aussitôt : car jamais il ne passa auprès d’une des maisons de Dieu sans y entrer, par révérence. Et, en approchant, il aperçut Lionel tout désarmé, assis devant la porte : aussitôt il sauta de son cheval et courut à lui joyeusement.

— Doux ami, depuis quand êtes-vous là ?

Lionel reconnut bien son frère ; pourtant il ne bougea point.

— Ce ne fut pas votre faute, dit-il en lui lançant un regard irrité, si je n’ai pas été occis, hier, par les deux chevaliers qui m’avaient pris en trahison ! Vous préférâtes secourir la demoiselle et me laisser en péril de mort : jamais un frère ne fit à son frère une telle déloyauté ! C’est pourquoi sachez que vous n’avez à attendre de moi que la mort.

À entendre Lionel parler ainsi, Bohor fut si dolent qu’il ne put que se jeter à genoux et le prier à mains jointes de pardonner. Mais l’autre courait déjà prendre ses armes et bientôt revint sur son destrier.

— Cœur failli, dit-il, je vous traiterai comme on doit faire un félon, car vous êtes bien le plus déloyal chevalier qui jamais soit né d’un prud’homme ! Montez sur votre cheval, sinon je vous occirai à pied comme vous voilà, et la honte en sera pour moi, mais le dommage pour vous !

Bohor ne savait que décider, car il ne voulait pas combattre son aîné à qui il devait révérence, ni blesser son frère. À nouveau, il s’agenouilla devant les pieds du cheval, en pleurant et criant merci. Mais le furieux poussa son destrier, qui abattit Bohor et le foula de telle sorte qu’il pensa bien mourir sans confession. Et quand Lionel vit son frère pâmé, il sauta à terre et il allait lui couper la tête, lorsqu’un vieux prêtre sortit de la chapelle et courut se jeter entre eux.

— Pour Dieu, franc chevalier, s’écria-t-il, aie pitié de toi et de ton frère ! Si tu l’occis, tu feras un trop grand et mortel péché !

— Sire prêtre, dit Lionel, ôtez-vous de là, ou bien je vous tuerai et il ne sera point quitte pour autant.

— J’aime mieux que tu m’ôtes la vie qu’à lui : ce ne sera pas si grand dommage.

Il n’avait pas achevé que Lionel, fou de colère, tirait son épée et lui défonçait la tête ; après quoi il se mettait en devoir de délacer le heaume de Bohor pour lui trancher le cou, lorsque Dieu voulut qu’un des compagnons de la Table ronde, qui avait nom Calogrenant, vînt à passer par là. Et voyant que Lionel se préparait à tuer son frère, il sauta à terre, le saisit par le bras et le tira si rudement en arrière qu’il le fit tomber.

— Cœur sans frein, êtes-vous hors de sens ? Voulez-vous occire votre frère germain ?

— Et vous, le voulez-vous secourir ? Si vous vous entremettez, je m’en prendrai à vous !

Ce disant, Lionel se relevait et retournait à Bohor.

— Ne soyez point si hardi que d’approcher de lui ! s’écria Calogrenant.

Déjà le furieux lui courait sus, l’écu levé, l’épée au poing. Mais Calogrenant était bon chevalier et de grande force, en sorte que la bataille dura assez longtemps pour que Bohor revînt à lui. Ah ! quel deuil il eut quand il rouvrit les yeux ! Si Calogrenant tuait Lionel, il sentait qu’il ne connaîtrait plus jamais la joie ; si Lionel tuait Calogrenant, qui combattait pour lui, il serait honni à jamais ; et comment les séparer, quand il était lui-même en si mauvais point ? À ce moment, Lionel commençait de prendre le dessus, et l’autre, son écu dépecé, son heaume décerclé, blessé en dix endroits, n’attendait plus que la mort, lorsqu’il aperçut que Bohor regardait la bataille, assis sur son séant.

— À l’aide, Bohor ! cria-t-il. Jetez-moi hors de ce péril où je me suis aventuré pour vous, qui êtes plus preux que je ne suis !

À grand’peine Bohor se remit debout, se signa et rajusta son heaume, gémissant de pitié à voir le cadavre du prêtre qu’il venait de découvrir. Mais Lionel à cet instant, d’un dernier coup d’épée, jetait mort Calogrenant, et aussitôt courant à son frère qui encore une fois le priait humblement de pardonner, il lui assena un tel revers sur le heaume qu’il lui fit plier les genoux. En pleurant, Bohor tira alors son épée, et il allait frapper pour se défendre, lorsqu’un brandon de feu tomba du ciel entre les deux frères, fulgurant comme la foudre et si flamboyant que leurs écus en furent brûlés et qu’ils churent tous deux sur le sol, où ils demeurèrent pâmés durant un aussi long temps qu’il en faut pour faire une lieue à pied.

Quand il reprit son haleine, Bohor reconnut que Lionel n’avait point de mal et remercia Dieu. Puis il s’approcha de son frère, qui était encore tout étourdi :

— Vous avez mal agi, lui dit-il, en tuant ce prêtre et ce chevalier qui était notre compagnon à la Table ronde et le cousin germain de monseigneur Yvain, fils du roi Urien. En nom Dieu, veillez que leurs corps soient mis en terre et qu’on leur rende les honneurs qui leur sont dus.

— Et vous, murmura Lionel, ne resterez-vous ici jusqu’à ce qu’ils soient ensevelis ?

— Non. Je vais au rivage de la mer, où je sais que quelqu’un m’attend.

Là-dessus, Bohor enfourcha son destrier et s’en fut. Et il chevaucha tant qu’il arriva au bord de la mer. Et là il vit une nef, la plus haute et la plus riche qui ait jamais été, sur laquelle Perceval le Gallois lui faisait signe de monter. Il y entra après s’être recommandé à Jésus-Christ ; mais, à son grand regret, il n’eut pas le loisir d’y faire passer son cheval : à peine y eut-il mis le pied, le vent frappa les voiles et la nef cingla vers la haute mer, légère comme l’émerillon volant sur sa proie. Mais le conte laisse maintenant cette nef et retourne à Galaad, le bon chevalier.