Le Salaire et le Travail des Femmes/03

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Le Salaire et le Travail des Femmes
Revue des Deux Mondes2e période, tome 30 (p. 151-182).
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ÉTUDES MORALES

LE SALAIRE
ET
LE TRAVAIL DES FEMMES

III.
LES FEMMES DANS LA PETITE INDUSTRIE.

La grande industrie comprend toutes les branches du travail humain qui emploient de nombreux ouvriers agglomérés, et qui ont pour agent principal une machine à vapeur ou une machine hydraulique. Depuis cinquante ans, elle a presque renouvelé la face du monde économique, il semble qu’un génie bienfaisant ne cesse de jeter à profusion au milieu de la foule des ballots de soie, de coton et de laine; mais on ne songe point à l’action que cette industrie exerce sur les mœurs en appelant sans cesse les femmes dans les manufactures. A mesure que ces grands centres se multiplient, le travail à domicile devient de plus en plus rare, de plus en plus improductif. Plus les femmes ont de facilité à se placer dans les manufactures, plus elles ont de peine à trouver de l’occupation chez elles. La même cause qui les enrichit d’un côté les ruine de l’autre. Elles ne peuvent plus filer, puisque la mull-jenny fait en un jour la besogne de cinq cents fileuses ; bientôt la machine à coudre aura réduit des deux tiers le nombre des couseuses. Les femmes mariées, qui emploient utilement la meilleure partie de leur temps aux soins domestiques, qui d’ailleurs dans un ordre social bien organisé doivent vivre surtout du salaire de leurs maris, tirent encore quelque mince bénéfice d’un travail industriel exécuté à domicile : ce produit, quel qu’il soit, ajouté à la masse, accroît, dans une faible proportion, le bien-être commun ; mais une femme isolée ne gagne pas assez pour vivre, tout le monde en convient et tout le monde le déplore, depuis les chefs des plus grandes maisons de commerce jusqu’aux petites entrepreneuses qui travaillent elles-mêmes avec leurs ouvrières. Quand une femme n’a ni père, ni frère, ni mari pour la soutenir, à moins d’un talent exceptionnel et de circonstances bien rares, il faut qu’elle se résigne à entrer dans une manufacture. Si elle compte sur son aiguille, ou bien elle mourra de faim, ou bien elle descendra dans la rue, suivant une expression consacrée, et qui fait frémir. Ainsi la grande industrie donne de bons salaires aux femmes, mais les arrache à leur famille et à leurs devoirs ; la petite industrie, qui leur rend la liberté, ne leur assure pas de pain. Quelques données essentielles recueillies sur le travail des femmes à domicile vont nous en donner la preuve irréfragable. Comme nous avons montré que la famille ne saurait subsister sans la présence continuelle de la femme[1], nous allons montrer à présent que la femme ne saurait vivre en dehors de la famille. Nos études nous transporteront d’abord sur divers points de la France, et viendront ensuite se concentrer sur Paris, qui est le foyer principal du travail des femmes dans la petite industrie.

Il y a des métiers qu’on retrouve partout parce qu’ils sont partout d’une nécessité immédiate ; d’autres se sont transformés en industries locales sans qu’on puisse toujours en connaître la raison. Ainsi la dentelle se fait en Normandie et en Auvergne, les gants dans l’Isère, la broderie et les chapeaux de paille en Lorraine, la taille des pierres fines dans le Jura. Paris dirige de loin toute cette production, tandis qu’il fait exécuter directement les beaux travaux d’aiguille dans ses propres ateliers par plus de 100,000 ouvrières. Au milieu d’industries si diverses et si dispersées, il est nécessaire d’établir un certain ordre ; on peut les partager en deux catégories, suivant qu’elles ont ou qu’elles n’ont pas l’aiguille pour principal instrument. L’aiguille est jusqu’ici l’outil féminin par excellence ; plus de la moitié des femmes qui vivent de leur travail sont armées du dé et de l’aiguille, c’est donc là le gros bataillon. Nous le réserverons pour la fin et nous ferons d’abord la revue des troupes légères en commençant par les industries qui se rapportent à l’habillement et à la toilette, car c’est toujours là qu’en reviennent les femmes, et elles sont comme égarées dans les travaux d’une autre nature.

Les travaux que nous allons énumérer ne se font pas tous à domicile, et la petite industrie a ses ateliers comme la grande; mais ces ateliers diffèrent par des caractères essentiels des immenses ruches laborieuses qui se groupent autour des usines. Ce qui donne une physionomie toute spéciale aux ateliers de femmes dans les filatures et les tissages mécaniques, c’est d’abord le grand nombre des ouvrières qu’ils emploient, ensuite le prix élevé des machines et du combustible. Une telle agglomération ne permet guère au patron de se mettre en rapport avec ses ouvrières ; le service doit être régulier, la discipline inflexible. Quels que soient l’état de santé ou la disposition morale, il faut obéir au même règlement et faire le même travail aux mêmes heures. Le patron ne pourrait pas, quand il le voudrait, se montrer indulgent, car il a son fourneau qui lui dévore de la houille, ses machines qui représentent l’intérêt d’un gros capital. Tout chômage, général ou partiel, n’est pas seulement pour lui un manque de gain, c’est une perte réelle; il est donc obligé par une loi impérieuse d’utiliser tout le temps et toutes les forces de ses ouvrières. Les ateliers où la vapeur n’a pas pénétré sont dans des conditions beaucoup plus douces. La plupart sont formés par la réunion de sept ou huit femmes causant ensemble pendant que leurs doigts agiles poussent l’aiguille sans relâche. Elles n’ont pas ou elles ont rarement des contre-maîtres, des hommes occupés avec elles dans le même atelier ou travaillant dans un atelier voisin pour la même fabrique; elles ne se sentent pas emportées violemment en dehors de leurs relations, de leurs habitudes et de leurs occupations naturelles. En un mot, les ateliers de la petite industrie sont comme un intermédiaire entre le régime des manufactures et la vie de famille.

Il n’y a pas lieu de distinguer les professions qui s’exercent en atelier et celles qui occupent les femmes à domicile, parce qu’on travaille des deux façons dans presque tous les corps d’état. L’entrepreneuse a un petit atelier auprès d’elle pour les ouvrages difficiles qui doivent être faits sous sa surveillance immédiate; elle donne le reste à emporter. Quelquefois même cette organisation n’a rien de fixe; l’atelier se forme pour un travail pressé et important; il se dissout, ce travail fini, sauf à se recomposer dans les mêmes conditions. Cette double forme, du travail en atelier et du travail à la maison, se rencontre jusque dans les manufactures. On se ferait par exemple une idée très fausse de l’industrie des fils et tissus, si l’on croyait qu’elle a complètement abandonné le travail à la main. L’ancien métier est encore debout autour des usines. On le trouve partout, dans les caves, dans les cabanes. La manufacture élève ses hautes cheminées au milieu de cette population industrieuse, comme autrefois le château féodal dominait les humbles maisons de paysans. Il semble naturel de commencer notre étude par cette petite industrie qui subsiste en quelque sorte dans la grande.


I.

Quand on vient de visiter une de ces vastes usines où cinq cents métiers roulant à la fois donnent le spectacle émouvant de la fécondité et de la puissance de la grande industrie, il est curieux de traverser une rue, de descendre une vingtaine de marches et de se trouver tout à coup dans l’atelier d’un tisserand à bras. La cave, éclairée par un soupirail, est assez fraîche pour que le fil ne casse pas et assez tempérée pour ne pas le charger d’humidité; le métier la remplit souvent tout entière, le tisserand est obligé de se glisser entre les leviers pour rattacher les fils rompus. Ces grands et lourds montans à peine dégrossis, ces lisses qui se meuvent avec un bruit criard, ces cordes qui grincent dans les poulies, tous ces engins d’une simplicité primitive contrastent avec l’élégant petit métier de fer que la vapeur fait mouvoir avec une si prestigieuse rapidité. La plupart des tisserands à bras sont seuls dans leur cave et travaillent pour ainsi dire en cellule; quelquefois il y a deux métiers dans la même chambre, rarement plus. Le nombre de ces métiers à la main va toujours en diminuant en Alsace, en Normandie, dans le département du Nord; on en compte seulement 4,000, contre 20,000 métiers mécaniques dans le Haut-Rhin. A Saint-Quentin, la proportion est inverse; le rayon industriel de la place, qui s’étend jusqu’à Cambrai et Péronne, et même jusqu’à Vervins d’un autre côté, n’occupe pas moins de 70,000 ouvriers, hommes, femmes et enfans, et de 40,000 métiers à bras, dont 20,000 pour les articles de Saint-Quentin, et 20,000 pour les mélanges de soie, laine et coton. Le fin n’est jusqu’ici tissé automatiquement que dans les finesses moyennes; les gros articles et la batiste extra-fine sont encore obtenus par le travail à la main. Malgré les belles usines de Reims et de Roubaix, ce travail entre aussi pour une grande part dans la fabrication des étoffes de laine rases, non foulées. Quant à la laine cardée, dont les fils ont peu de régularité et de solidité, c’est à peine si l’industrie française commence à la confier aux machines. A Sedan, sur 4,000 métiers, on ne compte pas plus de 20 métiers mécaniques, et dans ce nombre 10 appartiennent à M. David Bacot. Enfin on sait que Lyon et tout le midi se sont jusqu’ici assez bien défendus contre l’invasion des machines, et que les étoffes de soie sont presque exclusivement fabriquées à la main. Partout où la vapeur et les forces hydrauliques l’ont laissé subsister, le tissage à bras est une source de bien-être pour les populations. Il a le double avantage d’être exercé hors des villes et dans le domicile même de l’ouvrier. En général, les paysans sont à leur aise dans le voisinage des grands centres manufacturiers. Quand l’industrie subit un chômage, ils retournent aux champs; si le labourage donne un temps de repos, ils l’utilisent avec le métier. Tout le monde dans la famille trouve à s’occuper; le père est tisserand, les enfans dévident, la mère prépare l’ouvrage. Quelquefois, quand le battant n’est pas trop lourd, elle s’assied elle-même sur le banc, fait mouvoir les leviers, lance la navette. Sans doute le tissage à la main est plus pénible et moins lucratif que le tissage mécanique : beaucoup de tisserands à bras regardent comme un avancement dans leur profession d’être appelés à la manufacture, et les femmes, qui conduisent si facilement un métier mécanique et tissent la soie à la main sans trop de fatigue, ne peuvent qu’à grand’peine manœuvrer un métier à tisser la laine ou le coton; mais aussi il y a pour elles une grande différence entre un mince pécule gagné dans leur propre maison et un gros salaire conquis en quelque sorte aux dépens de leur cœur, et qui leur impose l’obligation de déserter leur ménage et d’abandonner leurs enfans. On aura beau embellir et adoucir les manufactures, elles ne seront jamais pour les femmes qu’un lieu d’exil.

Dans l’ouest, où l’on cultive le fin et le chanvre, on les prépare, on les file, on les tisse uniquement à la main. La toile de Bretagne a été longtemps en faveur sur le marché; aujourd’hui encore on lui attribue plus de solidité qu’aux toiles de Flandre. La Bretagne est une obstinée; elle file son fin au rouet et à la quenouille, elle le tisse à la main, elle le blanchit à la rosée. Le coton et les manufactures lui font une concurrence désastreuse; mais elle aime mieux se ruiner que se modifier. Une belle quenouille, avec son assortiment de fins fuseaux et d’élégans pesons, est encore le cadeau qu’un paysan breton fait à sa fiancée. Ce ne sera bientôt plus pour les ménages aisés qu’un emblème, un souvenir. Le métier de fileuse, quand on n’a pas d’autre ressource, ne donne pas même un morceau de pain, et les mendiantes ont toujours la quenouille au côté dans les paroisses bretonnes.

La quenouille nous conduit à l’aiguille à tricoter, qui fait encore partie du menu bagage d’une femme, et qui ne tardera pas à disparaître devant l’invasion du tricot à la mécanique. Les métiers, dans la fabrique de la bonneterie, sont de deux sortes : l’ancien métier, le métier à diminution, qui fait directement et sans couture un bas, un bonnet, une camisole, et le métier circulaire, récemment introduit, qui produit avec une rapidité prodigieuse des pièces de tricot continu dans lesquelles on taille un vêtement comme dans de l’étoffe. Une femme travaillant au métier circulaire gagne rarement plus de 1 fr. 50 c. dans sa journée ; la couture du tricot rapporte tout au plus 5 centimes par heure. Chaque centre industriel a sa spécialité ; la bonneterie de soie et de fil d’Ecosse se fait dans le Gard, celle de coton à Troyes et au Vigan, celle de laine dans cette partie de la Somme appelée le Santerre, la bonneterie drapée vient d’Orléans et des environs d’Oleron. Paris embrasse languissamment tous les genres. Il a eu longtemps le monopole de la bonneterie, il est même entré le premier dans la voie de la bonneterie mécanique ; mais la province n’a pas tardé à lui faire une concurrence redoutable par l’abaissement du prix de main-d’œuvre. Depuis l’invention du métier circulaire, la bonneterie parisienne subsiste encore, en souvenir de sa prospérité passée ; mais elle ne vit plus. On trouve çà et là quelque métier à faire des bas relégué dans une loge de concierge ; c’est un héritage de famille, les enfans continuent l’industrie de leur père avec les outils de leur père. Cette fidélité serait respectable, si elle ne tenait le plus souvent à une sorte de paresse d’esprit. Le métier à tricoter, si bienfaisant pour les femmes de la campagne, ne peut faire vivre une ouvrière parisienne.

Il en est de même d’une industrie plus complètement, plus essentiellement féminine, celle des dentelles, dont les produits sont hors de prix, et dont la main d’œuvre est très faiblement rétribuée. A Paris, où la vie est si chère, on n’a jamais fait de dentelle que par exception, car les dentelles d’or et d’argent de fabrication parisienne doivent être rangées plutôt dans la passementerie. Pour le même motif, Valenciennes a presque complètement cessé de produire la dentelle qui porte son nom. C’est un travail difficile, qui demande un très long apprentissage et qui absorbe complètement l’ouvrière ; il est si mal rétribué que la population industrieuse du nord de la France trouve partout à s’occuper plus avantageusement. Comme il faut plusieurs mois, quelquefois même une année, pour faire un coupon de trois mètres, et que les dentellières ne peuvent attendre leur salaire pendant si longtemps, il est d’usage de les payer à mesure qu’elles ont achevé sur leur métier une bande (environ 25 centimètres); il en résulte une charge et un danger pour le patron, qui a fourni le fil et qui paie en outre les salaires à l’avance. Aussi n’y a-t-il plus en ce moment à Valenciennes que trois ouvrières. L’une, qui fait la vraie valenciennes, gagne des journées de 1 franc 30 centimes ; les deux autres, qui font la valenciennes telle qu’on l’imite en Belgique, gagnent un peu plus, 1 franc 50 centimes par journée de douze heures. Arras fabrique une assez grande quantité de dentelles communes; les dentellières d’Arras, exclusivement occupées de leur métier, sont en général pauvres et ignorantes.

Le point d’Alençon s’obtient dans des conditions tout autres. Tandis qu’à Valenciennes la même ouvrière fait le réseau et la fleur, les ouvrières qui font le point d’Alençon se divisent en plusieurs catégories. On distingue les traceuses, les réseleuses, qui font le réseau ou filet, les remplisseuses, qui font les mats, les foncières, qui font les mats plus grossiers, les modeuses, qui font les jours, les brodeuses, qui font le petit cordonnet destiné à entourer et soutenir les dessins. Un apprentissage de trois mois suffit à ces diverses ouvrières, et pourvu qu’elles ne s’alourdissent pas la main par des travaux fatigans, elles peuvent vaquer à tous les soins du ménage; la dentelle se prend, se quitte et se reprend comme un tricot ou une broderie. Elles gagnent toutes en moyenne 1 franc par jour, environ 10 centimes par heure. Le nombre de celles qui peuvent gagner 12 et même 14 centimes est très restreint. Une dentellière n’a pour tout attirail que son carreau, ses fuseaux et ses épingles. Tantôt les jeunes filles travaillent isolément, tantôt elles se réunissent pour causer tout en agitant leurs fuseaux. Le soir elles forment de petits ateliers pour économiser les frais d’éclairage. C’est un joli travail, qui donne des instincts d’élégance à celles qui s’en occupent, et qui contribue à l’aisance de la famille, à la propreté, à l’agrément de la maison. Les raccrocheuses et les repriseuses de dentelles forment une branche intéressante de la grande famille des ouvrières à l’aiguille. La dentelle est une des rares victoires du travail à la main sur le travail à la mécanique; on a eu beau s’évertuer, la machine n’a pu encore produire que du tulle. On sait quels furent les efforts de Colbert pour l’emporter sur Venise dans la fabrication des dentelles. Il eut recours, selon le système du temps, à l’établissement d’un privilège. On lui résista; il fut sur le point de faire marcher un régiment contre les dentellières d’Alençon. Aujourd’hui nos ouvrières ont peine à se soutenir contre la concurrence belge. Les dessins viennent de Paris, qui a le monopole du goût; mais la main d’œuvre se fait aussi bien et à plus bas prix au-delà de nos frontières.

Il faut, à propos de ces gracieuses merveilles qui parent les femmes mieux que les joyaux, mentionner les ouvrières qui préparent les plumes, plumes d’autruche, de marabout, de héron, d’oiseau de paradis, et celles qui font des fleurs avec du papier, du taffetas ou de la percale. Il y a quelque chose de gai et de jeune dans ce seul nom de fleuristes, et rien n’est plus charmant que les produits qui sortent de leurs mains. Ces fleurs en papier ou en batiste luttent de fraîcheur et d’éclat avec celles de nos parterres. C’est l’industrie parisienne par excellence. C’est à Paris que les jolies femmes des deux mondes achètent les fleurs qu’elles mêlent à leurs cheveux. L’Italie a eu d’abord le premier rang pour les fleurs artificielles comme pour les étoffes de soie, les dentelles et les miroirs; Lyon a succédé à l’Italie; aujourd’hui la flore parisienne est sans rivale. Près de six mille ouvrières vivent à Paris de cette fabrication. Les plus habiles sont de véritables artistes, qui étudient avec amour les fleurs naturelles, et les reproduisent avec plus de fidélité que les meilleurs peintres. Les salaires s’élèvent à 3 francs et ne tombent pas au-dessous de 2 francs pour une journée de onze heures. Une fleuriste peut vivre dans de telles conditions, quand il ne lui prend pas fantaisie d’essayer elle-même les guirlandes qu’elle a tressées et d’aller les montrer au bal.

On comprend que Paris soit le pays des fleuristes; mais par quelle bizarre anomalie la taille des pierres précieuses s’est-elle établie à Septmoncel, sur le sommet d’une montagne du Jura? Le diamant se taille à Amsterdam à l’aide de puissantes machines et dans de vastes ateliers, comme il convient au plus riche joyau de la terre; le reste de nos pierreries, rubis, saphirs, émeraudes, aigues-marines, améthistes, opales, tous ces hochets du luxe et de la folie sont taillés et polis au fond d’un désert par une population de montagnards intègre et indigente[2]. Ces rudes enfans du Jura restent fidèles à l’industrie et aux mœurs de leurs pères, et toutes ces richesses qui passent par leurs mains ne leur font pas trouver leur chaumière plus froide et leur pain plus dur. Ils ont fait depuis peu quelques conquêtes dans les industries collatérales : les femmes fabriquent les pierres fausses avec une habileté sans pareille; elles percent des rubis pour pivots de montres; elles commencent même à faire des mosaïques avec des pierres envoyées de Florence. L’établi est placé dans la cabane, auprès de la fenêtre; le père, la mère, les enfans, travaillent à l’envi, quand les soins du ménage, le bois à fendre dans la montagne, ou quelque maigre coin de terre à ensemencer, ne les détournent pas de leur travail industriel. Les femmes qui taillent des rubis gagnent souvent d’assez bonnes journées; néanmoins les salaires supérieurs à 1 franc 50 c. sont tout à fait exceptionnels. La moyenne est de 75 centimes.

Une industrie assez importante, qui se rapporte aussi à la toilette des femmes, c’est la fabrication des chapeaux de paille. Nancy est un des grands centres de ce commerce. La plupart des chapeaux d’hommes connus sous le nom de chapeaux de paille sont en écorce de latanier. Le fabricant de Nancy reçoit l’écorce, l’apprête, la déchire en longues lanières avec un peigne métallique, et l’envoie dans la Moselle et le Bas-Rhin, où on la tresse en chapeaux. Les campagnes de la Meurthe fournissent aussi quelques ouvrières. Le chapeau est payé à l’ouvrière 50 centimes ; il faut travailler tout le jour et être très habile pour parvenir à en tisser deux. Les chapeaux de Panama et les chapeaux en tresses cousues de belle qualité se font en France, les premiers avec des feuilles qu’on fait venir de Panama, et les seconds avec des tresses achetées à Florence et frappées à l’entrée d’un droit exorbitant. Ce sont ces droits et dans quelques cas très rares la belle qualité de la matière première qui expliquent en partie les prix excessifs de certains chapeaux, car le prix de la main-d’œuvre est toujours insignifiant. On a vu longtemps exposé en vente chez un chapelier de Paris un panama coté deux mille francs, qui avait été vendu 60 fr. par le fabricant de Nancy. Ce chapeau avait peut-être rapporté 3 fr. à l’ouvrière qui l’avait tressé.

On doit encore rattacher la passementerie aux industries diverses qui ont le vêtement pour objet. Les femmes en chamarrent leurs robes, et l’armée, qui a sa coquetterie comme les femmes, occupe tout un monde à lui faire des épaulettes, des ceinturons et des dragonnes. La passementerie donne aux ouvrières d’élite des salaires de 3 fr., diminués de près d’un tiers par une morte saison de quatre mois. A. Paris, les ouvrières ordinaires ne gagnent pas plus de 1 fr. 75 cent. ; celles qui travaillent pour l’exportation doivent se contenter de 1 fr. 25 ou même 1 fr. La fabrication au petit métier de passementeries entremêlées de jais et la fabrication des boutons sont tombées si bas que les Parisiennes ne peuvent plus s’en charger, et les abandonnent depuis longtemps aux ouvrières d’Auvergne.

Les femmes ne sont pas uniquement employées dans l’industrie du vêtement et dans les industries accessoires, telles que la fabrication des plumes et la joaillerie. D’abord elles prennent une grande place dans les diverses professions qui ont l’alimentation pour objet ; les femmes occupées à ce genre de travaux sont presque toutes servantes à gages, et ne rentrent pas dans la catégorie des ouvrières[3]. Beaucoup de demoiselles de boutique occupent aussi une position intermédiaire entre la condition d’ouvrières et la qualité que leur assigne leur titre officiel. Elles se partagent entre la surveillance du comptoir et les menus travaux faits sous la direction de leur maîtresse. Ainsi dans la confiserie elles préparent les fruits et les sirops, pèsent le sucre, habillent les bonbons. Ce n’est pas tout que de faire des bonbons exquis; il faut savoir les orner pour la vente, les cacher sous de séduisantes enveloppes, les couvrir de paillettes et de faveurs, et c’est ce que font avec un art infini les doigts de fées des Parisiennes. La bimbeloterie a mille métiers analogues à celui-là; on les prendrait pour amusemens, mais ils sont mal rétribués et subissent des mortes saisons prolongées. L’extrême division du travail, nécessaire à la rapidité de la production, engendre quelquefois une monotonie désespérante; il y a des femmes dont toute la besogne consiste à coller du papier de couleur sur des myriades de petits meubles en miniature.

Le cartonnage et le pastillage ont de nombreuses spécialités, depuis le cornet de dragées jusqu’au carton de chapeau et au carton de cabinet. La papeterie et la librairie occupent aussi un personnel féminin très considérable, plieuses, assembleuses, brocheuses, couseuses. Les salaires varient, comme partout, de 1 fr. à 2 fr. 50, et ne tombent guère en moyenne au-dessous de 2 fr. Le métier de trieuse dans une papeterie consiste à voir si le papier a des défauts, à enlever les boutons avec des grattoirs, à le compter par mains en assortissant les nuances. On emploie les femmes au travail de la casse dans les imprimeries. Elles composent très bien; il ne faut pour cela que de l’exactitude et de l’adresse. C’est toutefois un métier assez dur, parce qu’il oblige à se tenir debout et qu’il fatigue la vue.

Ces dernières professions s’exercent dans de grands ateliers. Il en est de même des tailleuses de cristaux, dont la santé est souvent altérée par l’obligation de se tenir penchées sur la roue et d’avoir les mains dans l’eau toute la journée. Dans les manufactures de tabacs, les femmes enlèvent les côtes des feuilles, roulent les cigares et préparent les cigarettes.

On trouve des femmes jusque dans les ateliers de marbriers. Il y en a chez les doreurs sur bois, les monteurs en bronze, les vernisseurs sur bronze, les potiers d’étain, les estampeurs, les fabricans de tôles vernies, les joailliers, les bijoutiers, les batteurs d’or, etc. La plupart des femmes employées dans ces diverses professions sont brunisseuses, polisseuses, reperceuses. Ce sont des métiers peu fatigans et d’un bon produit; une ouvrière habile peut faire des journées de 4 francs et plus. Cela dépend de la rapidité avec laquelle elle travaille: beaucoup de femmes n’arrivent pas à gagner plus de 1 franc; alors elles se découragent et cherchent une autre profession. Les reperceuses achèvent le découpage des ornemens en cuivre, en bronze ou en métaux plus précieux. La mode, qui est à la fois l’idole des femmes et leur ennemi implacable, les poursuit jusque dans ce métier; on fait aujourd’hui beaucoup moins d’ornemens en bronze et en cuivre qu’au commencement du siècle. Les hommes réussissent moins bien que les femmes à faire du reperçage. Les menus ouvrages qui demandent de l’assiduité, de l’agilité de main, de la précision, semblent faits exprès pour elles. En Suisse et dans plusieurs parties de l’Allemagne, elles excellent à préparer des organes pour l’horlogerie, des verres de montres, des verres de lunettes. Ne vaudrait-il pas mieux pour nos Françaises porter leur habileté de ce côté que de s’obstiner à faire des chapeaux de paille et de la dentelle dans des conditions désastreuses? La population française est très routinière en dépit de ses prétentions et de sa réputation. Il est clair que, puisque le métier de reperceuse est bon, l’horlogerie serait une précieuse ressource. En 1847, sur 2,000 ouvriers recensés à Paris dans l’industrie des horlogers et des fabricans de fournitures pour l’horlogerie, il n’y avait que 155 femmes. Elles ne peuvent guère par elles-mêmes s’ouvrir une voie nouvelle; leur condition et leurs aptitudes ne leur permettent pas l’initiative. Ce serait aux chambres de commerce à se charger de leurs intérêts, aux patrons à les appeler; ils y trouveraient leur profit.

N’est-il pas évident encore que les femmes sont éminemment propres à réussir dans tous les arts du dessin? On avait voulu à Lyon, il y a quelques années, leur ouvrir la carrière de dessinateurs pour étoffes. Ce sont les femmes qui portent les belles étoffes, les broderies; elles sont les meilleurs juges de l’effet produit : il paraissait naturel de les charger d’en diriger l’ornementation. C’était une idée commercialement juste, mais fausse au point de vue psychologique. Les femmes ont peu d’imagination, ou du moins elles n’ont que cette sorte d’imagination qui rappelle et représente vivement les objets que l’on a perçus. Elles ne créent pas, mais elles reproduisent à merveille; ce sont des copistes du premier ordre. Aucune ne fera jamais une vraie comédie, et il n’y a pas de comédien qui les égale. L’industrie tire-t-elle un parti suffisant de ce talent particulier des femmes pour tout ce qui est imitation ? Elles trouvent de l’emploi, comme ouvrières, dans l’imagerie, où elles ne sont guère que coloristes ; elles en trouvent, comme ouvrières et comme artistes, dans l’ornementation des porcelaines et dans celle des éventails. On pourrait avec bien peu d’efforts donner un plus grand développement à leur travail dans ces deux industries. Pourquoi n’abordent-elles pas la gravure sur bois, aujourd’hui si répandue? Le petit nombre d’entre elles qui se sont vouées à cette profession atteignent aisément des salaires de 5 fr, par jour. On a ouvert l’année dernière un cours de gravure sur bois à l’école spéciale de dessin; les résultats de cet enseignement si nouveau sont déjà excellens. L’introduction d’un cours semblable dans l’école de dessin pour les filles serait un véritable bienfait.

Le défaut absolu d’éducation et d’apprentissage réduit un grand nombre de filles et de femmes à des professions qui ne leur rapportent que des salaires tout à fait insignifians. Nous citerons la vannerie, la sparterie, les fabricantes de paillassons, de plumeaux, de balais, les rempailleuses de chaises. Les pauvres femmes qui font des couronnes d’immortelles et des couronnes de raclures de corne de bœuf pour les cimetières gagnent à peine assez pour se procurer un morceau de pain. En général, il n’y a que le talent qui soit payé. La force, pour les hommes, est aussi une valeur, quoique de plus en plus dépréciée par la concurrence des machines. Le travail, sans talent et sans force, ne trouve à s’employer avec quelque profit que dans les manufactures.

Les professions dont nous avons parlé jusqu’ici s’exercent pour la plupart dans des localités déterminées. Le voisinage d’une fabrique, la position particulière d’une place de commerce, quelquefois le caprice de la mode ou l’influence d’une ancienne renommée donnent lieu au développement de ces industries. Voici deux professions qu’on retrouve partout et qui sont partout également nécessaires, le blanchissage et la couture. Le blanchissage a gardé quelque chose des anciennes corporations. Chaque année, le jeudi de la mi-carême, les blanchisseuses élisent une reine, royauté aussi onéreuse qu’éphémère. Ce jour-là, des centaines de fiacres amènent à Paris toutes les repasseuses de la banlieue, costumées en marquises et en pierrettes. Une légion de porteurs d’eau légèrement avinés et chamarrés de rubans multicolores leur fait cortège, et le soir les bateaux-lavoirs de la Seine se transforment en salles de bal. On reprend modestement le battoir et le fer à repasser dès le vendredi matin. Les blanchisseuses se divisent en deux corps d’état, les savonneuses et les repasseuses. Les savonneuses ont plus de mal, mais les repasseuses sont plus habiles, et elles ont à subir un long apprentissage; il faut au moins deux ans pour faire une bonne repasseuse[4]. Une particularité de cette profession, c’est que les ouvrières ne s’attachent pas à une maîtresse. Elles ont dans Paris un certain nombre de places où elles se rendent chaque matin, et où les maîtresses repasseuses viennent les embaucher pour la journée. En somme, il n’y a pas de grandes inégalités entre les ouvrières dans l’état de blanchisseuse : deux corps d’état seulement, et une différence de 25 centimes dans les salaires entre les ouvrières ordinaires et les ouvrières hors ligne. Il en est tout autrement pour les couturières, qui forment notre corps de réserve, et dont nous allons nous occuper. Là, le nombre des spécialités distinctes est considérable, et chaque spécialité occupe un important personnel. C’est à Paris, chef-lieu de la couture, que nous placerons notre centre d’opérations, sans nous interdire quelques excursions dans les provinces.

L’enquête de 1851 comptait à Paris, pour toutes les professions réunies, 204,925 ouvriers et 112,891 ouvrières; elle donnait les chiffres de 1847. La nouvelle enquête, dont les résultats ne paraîtront pas avant trois ans, signalera sans doute des différences notables, dues aux nouvelles lois douanières et à l’extension des limites de Paris; mais les rapports généraux entre les industries ne seront pas sensiblement modifiés, et le rapport publié en 1851 conserve sur ce point toute sa valeur. Sur 112,000 ouvrières, il y en avait au moins 60,000, c’est-à-dire plus de la moitié, qui s’adonnaient aux diverses sortes de couture. On comprendra à quel point ce nombre reste au-dessous du chiffre réel des ouvrières à l’aiguille, si l’on songe qu’on n’avait recensé que les ouvrières proprement dites, les salariées, et qu’il y a, principalement dans la couture, un grand nombre de petites entrepreneuses travaillant seules ou n’employant une ouvrière que par exception dans les momens de travail pressé. Par exemple, dans la profession de repriseuse, on n’avait compté que 98 ouvrières et 16 apprenties, en tout 114 personnes, et l’on avait laissé de côté 217 entrepreneuses travaillant seules, en réalité de véritables ouvrières[5]. Les commissaires de l’enquête donnaient une moyenne des salaires pour chaque industrie, et voici comment on opérait pour la déterminer : on faisait une masse de tous les salaires payés en un an par les chefs de l’industrie; puis on divisait la masse par le nombre des journées de travail. Le chiffre ainsi obtenu représente le salaire quotidien du plus grand nombre des ouvrières; c’est donc une indication très précieuse[6]. La moyenne générale du salaire des ouvrières parisiennes en 1847 était 1 fr. 63 c.[7]. Pour les ouvrières à l’aiguille travaillant chez elles, la moyenne était de 1 fr. 42 c; elle était de 2 fr. pour les ouvrières travaillant en magasin.

On a beaucoup discuté l’enquête de 1851; elle n’en reste pas moins une statistique très complète et très judicieuse. Nous croyons volontiers que les commissaires s’en étaient rapportés trop exclusivement aux chefs d’industrie, intéressés à exagérer le chiffre de leurs affaires et le taux des salaires. Par conséquent les moyennes indiquées par eux sont plutôt au-dessus qu’au-dessous de la vérité. Nous les rappelons néanmoins, comme un document intéressant pour l’histoire d’un passé qui est encore si près de nous. Ceux qui prendront la peine de comparer les chiffres de l’enquête à ceux que nous avons recueillis, et dont nous allons indiquer les plus importans, reconnaîtront que les salaires ont subi une double modification en sens inverse. Le salaire des ouvrières en magasin s’est relevé. Au contraire les femmes qui travaillent à domicile voient leurs profits diminuer tous les jours.

Voici comment cette différence s’explique. Le plus grand nombre des ouvrières à domicile travaillent pour la confection, et le plus grand nombre des ouvrières en magasin travaillent sur mesure. Les premières ont en général moins de talent que les secondes. Une bonne ouvrière parisienne est jusqu’à un certain point une artiste; il est naturel qu’elle soit recherchée et bien payée. Elle refuse de l’ouvrage, et les autres en demandent. On le voit, c’est ici encore le résultat général précédemment indiqué : le talent est payé, le temps et même la fatigue ne le sont plus. Cette ligne de démarcation subsiste aujourd’hui comme en 1847 et en 1851, et c’est ce qui ressortira pleinement des détails que nous allons donner.

Les femmes qui cousent pour les tailleurs sont payées à la pièce et ne font guère que des gilets ou des pantalons. Une bonne ouvrière travaillant pour un tailleur sur mesure peut gagner des journées de 4 et 5 francs, tandis que les ouvrières à la grosse, occupées par les confectionneurs, ne sont pas sûres de gagner 1 franc par jour[8]. Il en est de même de la confection pour dames. Les grandes maisons confient leurs étoffes à des entrepreneuses qui dirigent le travail des ouvrières et exécutent elles-mêmes tout ce qui exige du discernement et du goût. Les ouvrières ne font que coudre; elles gagnent 2 fr. et 2 fr. 50 cent. pour une journée sur laquelle elles ont une heure de repos. La confection en gros se fait dans des conditions toutes différentes. Une maison commande par exemple trois douzaines de paletots à une entrepreneuse. Ces paletots sont payés à la pièce, 2 francs; l’entrepreneuse prélève 50 centimes; l’ouvrière couseuse dépense pour 15 centimes de fil ; il ne lui reste donc que 1 franc 35 centimes de bénéfice. En travaillant de sept heures du matin à huit heures du soir, en ne prenant que strictement le temps de manger, une ouvrière habile peut faire trois paletots en deux jours et arriver ainsi à gagner des journées de 2 francs.

Il y a beaucoup d’articles variés dans la lingerie, depuis les tabliers de valets de chambre et les draps de lit jusqu’aux bonnets de haute nouveauté. Une ouvrière de talent qui coupe elle-même et finit un bonnet de luxe peut gagner 5 ou 6 francs par jour; ce sont en général de petites entrepreneuses qui se chargent elles-mêmes de ce travail. Parmi les ouvrières proprement dites, les meilleures, en très petit nombre, gagnent 3 francs; presque toutes gagnent de 2 fr. à 2 fr. 50 cent. pour des journées de treize heures. L’ouvrage le plus facile descend bien au-dessous de ce chiffre; par exemple, on ne paie que 80 cent. pour une douzaine de corps de fichus, et il faut être très active ouvrière pour en coudre deux douzaines en treize heures. Les tapissiers emploient un grand nombre de couturières. L’enquête de 1851 en comptait 2,000; avec l’accroissement de la population et les progrès insensés du luxe, il est hors de doute que cette industrie doit occuper un personnel plus nombreux. On donne aujourd’hui à une ouvrière tapissière 1 franc 75 centimes par jour, prix invariable, et 2 francs, si elle est doubleuse, parce que le travail de doublage se fait debout. En défalquant la morte saison, cette industrie, qui est comptée parmi les meilleures, suffit à peine pour nourrir les femmes qui s’y livrent.

Tout ce qui dans le monde civilisé a des prétentions à l’élégance suit les modes de Paris. Les dames de New-York commandent leurs robes à nos couturières, leurs parures de bal à nos fleuristes, leurs diamans à nos lapidaires. Quand le sultan Mahmoud voulut se rendre populaire dans la plus charmante partie de son empire, il permit aux dames turques de s’habiller à la française; son fils fait meubler ses appartemens par nos tapissiers. On peut avoir de l’habileté ailleurs; c’est ici seulement que l’on a du goût. Puisque l’aiguille n’est pas notre unique supériorité, nous pouvons bien avouer que notre aiguille n’a pas de rivale. Paris est le principal centre de la fabrication pour les modes, les robes et les habits; il faut y ajouter les corsets, article très délicat et très important. Il n’est que l’entrepôt de la ganterie et de la broderie, qu’il fait confectionner au dehors d’après ses caprices et ses modèles. Il n’y a guère que la cordonnerie qui lui échappe. Il permet au reste du monde de se chausser à sa guise.

Il y a trois parties dans le travail de la ganterie[9] : couper le gant, le coudre, le finir, c’est-à-dire l’ourler, le broder, faire la boutonnière et mettre le bouton. Ce sont des hommes qui coupent le gant. Depuis fort peu de temps, on emploie en fabrique à Grenoble quatre ou cinq cents femmes, qui placent le gant sur le calibre ou main de fer, le fendent à l’aide d’un balancier, et le préparent pour le donner à la couture. Ce n’est pas un travail pénible. Les ouvrières sont à leurs pièces et reçoivent 20 centimes par douzaine Elles peuvent ainsi gagner de 45 à 70 francs par mois, selon leur habileté et le temps qu’elles donnent au travail. Les couseuses sont moins favorisées. Le prix payé à l’entrepreneuse de couture pour une douzaine de paires de gants de femme à un bouton est de 4 fr. 50 cent. (25 cent. de plus pour deux boutons). L’entrepreneuse prélève 50 cent.; la soie, pour une valeur de 50 cent., est à la charge de l’ouvrière : reste donc 3 fr. 60 cent. pour une douzaine de paires de gants, ou 30 cent. pour une paire.

Si l’on demande maintenant combien une bonne ouvrière peut faire de paires de gants en un jour, elle en peut faire quatre en travaillant douze heures sans interruption; presque toutes les ouvrières n’en font que deux et demi. Cette différence s’explique par la nécessité de vaquer aux soins du ménage. Le travail de la ganterie demande une propreté extrême; non-seulement les gants tachés sont laissés pour compte à l’ouvrière, mais elle est obligée de payer le prix de la peau. Quatre paires par jour représenteraient un salaire de 1 franc 20 centimes, sur lequel il faudrait encore faire une légère déduction pour l’éclairage. Deux paires et demie ne représentent que 75 centimes par jour. Dans l’Aveyron et la Haute-Marne, même dans l’Isère, le prix de la douzaine descend quelquefois à 3 fr. et à 2 fr. 75 cent. Qu’est-ce qu’un pareil salaire?

Les ouvrières piqueuses gagnent un peu plus. Le fabricant paie 9 francs pour une douzaine, soit 8 fr. 50 cent. à cause de la fourniture de la soie. Il faut six ou sept heures pour faire une paire de gants piqués; si l’ouvrière en fait une paire et demie, elle gagne pour la journée 82 cent. 1/2, soit 6 fr. 30 cent. par semaine, 303 fr. par an. Ce salaire diminue un peu quand l’ouvrage ne s’obtient que par l’intermédiaire d’une entrepreneuse. Pour gagner 216 francs par an comme couseuse, ou 303 francs comme piqueuse, il faut qu’une femme travaille régulièrement, qu’elle n’ait ni enfans ni longs travaux de ménage, qu’elle ne soit pas malade, et que l’ouvrage ne lui manque jamais. A Paris, l’ouvrage se prend chez le fabricant lui-même, et les ouvrières travaillent mieux. On paie la douzaine à une bonne couseuse 6 francs 50 cent., soit 6 francs, déduction faite de la soie. Les meilleures piqueuses obtiennent des prix de 14 et 15 francs par douzaine. Il est vrai que les longues courses pour aller chercher l’ouvrage, pour le rapporter, consomment une partie du bénéfice. Dans toutes les branches de l’industrie, les. ouvrières qui travaillent directement pour la clientèle perdent une partie de leur temps, une partie du pain nécessaire à leur famille, dans les antichambres de leurs clientes.

Le commerce de la broderie, qui occupe un personnel très nombreux, gagnerait beaucoup à être mieux dirigé. Nous possédons les meilleurs dessins, mais on ne songe pas même à les déposer : la propriété n’en est pas garantie, et la contrefaçon s’empare immédiatement de nos plus beaux modèles. Nancy tire ses dessins de Paris, et donne la mousseline toute tracée aux entrepreneurs de broderie proprement dite et aux entrepreneurs de trous. Ceux-ci font travailler à la campagne et vivent ordinairement dans les villages. La broderie est ensuite rapportée à Nancy pour les finissions, qui se font soit dans l’atelier du fabricant, soit par des entrepreneuses spéciales. Les ouvrières de finission forment trois spécialités différentes, suivant qu’elles font le feston, le sable ou les jours. La perfection de la broderie tient à l’élégance du dessin, à la perfection de la main-d’œuvre et à la finesse du coton employé. A l’exposition universelle de 1855, une maison de Nancy avait envoyé plusieurs cols faits sur le même dessin, dont le moins cher coûtait 3 francs 50 centimes et le plus cher 50 francs. Malheureusement les étrangers brodent aussi bien que nous, et à meilleur marché. Nous ne tirons aucun avantage de la supériorité de nos dessinateurs à cause de la facilité des contrefaçons. La plupart de nos broderies sont faites avec du coton trop gros. En Suisse, le patron fournit le coton; c’est le contraire chez nous : il en résulte que l’ouvrière française achète du coton plus gros que l’échantillon, parce qu’il prend plus de place et finit l’ouvrage plus vite. Nos brodeuses, qui ne connaissent pas même le fabricant et n’ont de rapport qu’avec un entrepreneur qu’elles regardent comme un ennemi, travaillent sans amour-propre. Au contraire, le jour où l’on rapporte l’ouvrage est une fête à Saint-Gall. Dès le matin, on voit arriver de tous côtés les jeunes ouvrières endimanchées. Après l’office, elles se réunissent dans une grande salle, autour d’une longue table où on leur sert à chacune une topette de vin blanc. Elles se mettent à chanter un chœur à l’unisson, pendant que le fabricant parcourt la table, examine l’ouvrage rapporté et le paie. S’il le refuse et qu’il y ait doute, les contestations sont jugées par un syndicat qui siège dans la chambre voisine. L’acceptation du travail terminée, le fabricant jette sur la table une masse de broderie : chaque ouvrière choisit ce qui lui convient, et le maître inscrit le choix sur son livret, avec le prix convenu et l’indication du jour où la pièce doit être rapportée. Toutes ces femmes sont très laborieuses, opiniâtres même dans le travail. Elles se contentent, à cause de leur extrême frugalité, d’un salaire très minime. Les fabricans ont d’ailleurs moins de frais à supporter, parce qu’ils demandent leurs modèles à la contrefaçon. Ils cousent légèrement les pièces de broderie entre elles pour payer le blanchissage au mètre, tandis que chez nous on blanchit chaque objet séparément, et ils obtiennent ainsi une économie de 50 pour 100; aussi livrent-ils leurs produits à un bon marché que nous ne pouvons atteindre. En Saxe, la main-d’œuvre est à si bas prix qu’on se demande comment les ouvrières peuvent vivre. Cette redoutable concurrence explique l’état de malaise de nos brodeuses. Un très petit nombre d’entre elles qui brodent des armoiries peuvent gagner des journées de 3 et même de 4 francs. Il y en a deux en ce moment à Nancy. Les ouvrières les plus habiles de la campagne gagnent 1 fr. 75 cent., 2 fr. ; les autres se contentent d’un salaire de 75 cent. La broderie tout à fait commune n’atteint pas 5 cent. par heure de travail. L’ouvrage fin, de son côté, présente un inconvénient terrible : il menace la vue. En outre, comme la mode règne en souveraine très fantasque sur la broderie, il arrive fréquemment qu’un caprice est abandonné avant l’achèvement des commandes ; le fabricant devient alors d’une grande exigence, afin de diminuer sa perte : il profite du moindre prétexte pour laisser l’ouvrage au compte de l’entrepreneur, et ces malfaçons finissent par retomber sur une pauvre ouvrière qui manque peut-être de linge et de pain.


II.

La situation du travail à l’aiguille, si triste qu’elle soit aujourd’hui, ne peut aller qu’en empirant. Les ouvrières ont à redouter trois concurrences : celle des prisons, celle des couvens, celle enfin d’un nombre plus grand qu’on ne croit de femmes jouissant d’une certaine aisance, et qui pourtant sont charmées de pouvoir tirer profit de leur travail. Ajoutons que la substitution du système de la confection aux anciennes habitudes du commerce et l’introduction de la machine à coudre menacent le travail de la couture d’une révolution complète.

Il y a quelques années, pour protéger le travail libre, on pensa un moment à supprimer le travail des prisons. Il fallait donc supprimer les prisons elles-mêmes, car il serait à la fois trop dangereux et trop cruel de renfermer des hommes et des femmes pour les livrer à l’oisiveté, ou pour leur imposer un travail absolument improductif[10]. Quand il fut question de rapporter le décret par lequel le gouvernement provisoire avait aboli le travail dans les prisons, on n’eut aucune peine à démontrer que les prisons ne pouvaient se passer du travail des prisonniers, pas plus que ceux-ci ne pouvaient se passer de travail. On voulut aller plus loin, et on prétendit que ce travail ne faisait au travail libre qu’une concurrence insignifiante ; c’était là une erreur, ou tout au moins une exagération. Le travail des prisonniers, disait-on, ne fait à l’industrie privée ni une concurrence de prix ni une concurrence de quantité. Il ne lui fait pas une concurrence de prix, car le tarif est arrêté par le préfet sur la proposition de la chambre de commerce, et il est toujours conforme aux prix courans de l’industrie privée. Il ne lui fait pas une concurrence de quantité, car, à peu d’exceptions près, les ouvriers qui travaillent en prison travailleraient de même s’ils étaient libres.

La concurrence de prix existe malgré le tarif. En effet, il faut se souvenir que toutes les dépenses des maisons centrales, les seules où le travail ait une importance sérieuse, sont faites par un entrepreneur général qui reçoit en échange : 1° une somme fixée par le cahier des charges et qui est l’objet même de l’adjudication; 2° le droit d’exploiter à son profit, soit par lui-même, soit par des sous-traitans, la force des prisonniers. Or cette force lui est vendue au prix du tarif; mais comme on exerce dans les prisons cinquante-quatre industries diverses, et qu’il n’y a pas d’homme qui soit à la fois entrepreneur de cinquante-quatre industries, il sous-loue les bras des prisonniers à des fabricans dont il tire ce qu’il peut. Le tarif n’a rien à voir à ces marchés passés entre l’adjudicataire général et les sous-traitans, et pourtant c’est le prix payé par eux qui constitue le véritable prix de la main-d’œuvre dans les prisons, tandis que le tarif n’est qu’une sorte de monnaie de compte entre l’état et l’entrepreneur général. L’objection tirée de l’existence du tarif est donc sans valeur[11]. L’état fournit gratuitement le logement des prisonniers et les ateliers où ils travaillent. Il tombe sous le sens qu’il doit en résulter une diminution notable dans le prix réel de la main-d’œuvre.

Quant à la concurrence de quantité, ce qui prouve péremptoirement qu’elle existe, c’est qu’il n’y a pas moins de 3,000 détenus considérés comme apprentis dans les maisons centrales. Si l’on prend tous les ans 3,000 laboureurs pour en faire des tailleurs et des cordonniers, c’est un triste service rendu à l’agriculture, qui manque de bras, à la population des villes, où foisonnent les élémens de désordre, au travail de la couture, si encombré et si mal rétribué. Ajoutons ici, pour mémoire, que nous n’avons tenu compte que des maisons centrales, et que nous avons entièrement laissé de côté le travail exécuté dans les prisons de la Seine et dans les maisons d’arrêt, de justice et de correction de tous les autres départemens. D’après un rapport du directeur de l’administration des prisons, 7,158 détenus, dont 1,886 femmes, ont été appliqués au travail dans les prisons départementales pendant l’année 1858.

C’est surtout dans les momens de crise industrielle que l’influence du travail des prisons se fait sentir. L’entrepreneur subit dans de plus fortes proportions l’inconvénient attaché aux grandes usines, qui sont obligées de travailler à perte pour ne pas laisser absolument improductif le capital représenté par leurs machines. Non-seulement il est tenu par le cahier des charges d’avoir toujours du travail prêt et de la matière première en magasin pour un mois, mais il paie une indemnité de chômage pour tout prisonnier à qui il ne fournit pas de travail. Il est donc tout simple que, lorsque les affaires se ralentissent au point de lui faire craindre une interruption complète, il offre ses ateliers à des prix excessivement réduits et accapare tout ce qui reste de travail disponible. Un jour viendra où l’on accomplira dans les maisons centrales une réforme analogue à celle qui a été si heureusement faite dans les bagnes. Au lieu d’enfermer les prisonniers contre les lois de l’hygiène et de la morale, on les fera vivre au grand air; au lieu de transformer les laboureurs en ouvriers industriels, ce qui est un véritable contre-sens, on tentera l’épreuve opposée; enfin, au lieu de nuire à l’industrie en faisant exécuter par les prisonniers, à prix réduit, le travail des ouvriers libres, on augmentera la richesse nationale en leur faisant défricher nos terres Incultes. En attendant ces mesures réparatrices, le travail des prisons est une des causes de la misère qui pèse sur les industries de la couture.

Il en est de même du travail des couvens, des établissemens de bienfaisance connus sous le nom d’ouvroirs, et du contingent apporté au commerce par un grand nombre de femmes qui ne sont pas ouvrières de profession.

Assurément les religieuses et les femmes du monde sont parfaitement libres de travailler et de vendre le produit de leur travail, on ne songe point à leur contester ce droit; loin de là, c’est un malheur public qu’il y ait chez nous un si grand nombre de femmes inoccupées. Cette oisiveté est une source de dépravation morale et intellectuelle. Le travail doit être respecté partout au nom de la liberté, et il doit être partout favorisé au nom de l’humanité. Il y a plus, les religieuses qui fondent des ouvroirs rendent aux filles qu’elles instruisent, aux femmes qu’elles occupent, à la société tout entière un important service. Il existe, en grand nombre, des filles sans parens, ou, ce qui est pire encore, des filles abandonnées par leurs parens : il est bon, il est salutaire que des associations pieuses se donnent la mission de les recueillir, de les instruire, de leur apprendre un état, de les surveiller. Il y a des femmes trop misérables pour inspirer de la confiance aux patrons : c’est une bonne œuvre de solliciter pour elles de l’ouvrage, de les aider à l’exécuter, de leur faire même les avances nécessaires. Enfin, si quelque femme de mauvaise vie revient à de meilleurs sentimens, si une condamnée qui a subi sa peine s’efforce de vivre désormais de son travail, et que le monde, qui a des indulgences aveugles et des sévérités impitoyables, refuse de l’ouvrage à ces mains inoccupées, n’est-il pas beau et consolant de voir d’honnêtes et courageuses femmes couvrir ces coupables et ces repentantes de leur pitié et de leur vertu, se placer entre elles et le monde qui les repousse, et leur procurer les moyens de se réhabiliter? Il ne s’agit donc pas ici de condamner les ouvroirs, mais seulement de les compter. La concurrence est très loyale : elle est fondée sur le principe de l’association, sur le principe même de la liberté; mais, tout en étant loyale, elle est écrasante.

Prenons pour exemple la fabrication des chemises en gros : à l’heure qu’il est, sur cent douzaines de chemises qui entrent dans le commerce parisien, les couvens en ont cousu quatre-vingt-cinq douzaines. Les jeunes filles et les femmes des ouvroirs ne sont pas seules à travailler : les religieuses elles-mêmes, qui, pour une assez forte part, ne seraient pas ouvrières si elles étaient dans le monde, et qui d’ailleurs ont leur vie assurée par les revenus du couvent, travaillent pour le commerce. La règle leur impose une vie dure, à laquelle une augmentation de revenu ne change rien : ainsi elles donnent ce qu’elles gagnent. Travaillant sans nécessité, soit pour obéir à une prescription formelle de leur règle, soit pour mieux accomplir le devoir de l’aumône, ou simplement pour échapper à l’oisiveté, elles peuvent abaisser autant qu’elles le veulent le taux de leur salaire; cela dépend uniquement de leur volonté. L’ouvrière libre doit vivre de son salaire : quand on dispute avec elle sur le prix de la main-d’œuvre, c’est en réalité sa vie qu’on marchande; à chaque centime qu’elle abandonne, c’est une nouvelle privation qu’elle s’impose; il y a toujours un dernier rabais qu’elle ne peut accorder. On estime que la main-d’œuvre des couvens, quoique très supérieure à celle des ouvrières libres, est payée 25 pour 100 de moins. En ce moment, les chemises de gros sont payées aux couvens de 25 à 60 centimes la pièce ; une bonne ouvrière ne peut faire dans sa journée plus de deux chemises à 60 centimes, elle n’en peut faire plus de trois à 25 centimes. C’est cet ouvrage rapportant 75 centimes par journées de douze heures que les ouvrières sont menacées de perdre; encore est-ce trop de dire 75 centimes, puisqu’il faut en déduire le prix du fil, des aiguilles, et de l’éclairage en hiver.

Ce qui est vrai des couvens est vrai aussi de la concurrence des femmes mariées qui utilisent leurs momens de loisir pour se procurer un petit revenu. Une marchande en attendant les chalands dans son comptoir, une mère en conduisant ses enfans à la promenade, ont à la main un ouvrage de couture ou de tapisserie ; si faible qu’en soit le rapport, c’est un soulagement, une douceur dans la maison. À mesure que la femme s’élève un peu dans l’échelle sociale, il lui est moins facile de trouver un débouché pour ses menus ouvrages ; elle a une certaine fierté qui la gêne, elle se contente des premières offres, et ne cherche point ailleurs un prix plus élevé. Quelquefois il ne s’agit même pas de contribuer aux dépenses du ménage ; le travail du père ou du mari est suffisant, on ne compte sur le revenu de la broderie que pour se donner un plaisir ou faciliter une dépense de toilette. Plus les besoins sont insignifians, plus le salaire qu’on accepte est modique. On ne sent pas le prix de son temps, on le donne pour rien, et on est bien loin de se douter qu’on donne en même temps celui des autres. Il est difficile de dire jusqu’où s’étend cette fabrication interlope, depuis la ménagère qui travaille deux ou trois heures par jour, et qu’on pourrait à la rigueur compter parmi les ouvrières véritables, jusqu’à la jeune fille qui brode par plaisir et qui vend sa broderie par caprice. Beaucoup de pères de famille ignorent que leur salon est un atelier, et que les jolies bagatelles qui se brodent sous leurs yeux sont achetées d’avance ou même commandées par une maison de la rue Saint-Denis. Presque toute la broderie qui se fait à Paris sur mousseline ou sur étoffes vient de cette source ; il en est de même des ouvrages en filets, bourses, sacs et réseaux, de la tapisserie pour meubles, des pantoufles, de la passementerie. Plus d’une aussi, parmi ces ouvrières élégantes, se cache pour travailler, et se cache encore plus pour vendre le produit de son travail. Toutes les misères ne vont pas en haillons, et quand une femme qui a vécu dans l’aisance est réduite par le besoin à un travail manuel, il est bien rare qu’elle ne paie pas la rançon de la toilette qu’elle porte et des habitudes qu’elle a conservées.

Ce qui procure encore quelques commandes aux ouvrières malgré la concurrence des prisons, des couvens et du monde, c’est qu’il y a dans l’industrie des époques de travail pressé où il faut produire beaucoup en très peu de temps, sauf à languir ensuite pendant plusieurs mois. Le retour d’une saison ou d’une fête, une mode qui prend faveur, des chaleurs ou des froids prématurés obligent les maisons de commerce à faire des commandes à bref délai ; alors il ne faut pas songer aux couvens qui travaillent à leurs heures, lentement, méthodiquement, et ne connaissent pas les veillées et le travail de nuit. Autrefois, c’est-à-dire hier, l’usage était de choisir soi-même l’étoffe et la coupe de son habit, le dessin de sa broderie ; l’entrepreneuse, qui recevait les ordres du public, avait besoin d’avoir ses ouvrières sous la main et les guidait dans leur travail. Ces ouvrages ne pouvaient se faire au loin, dans un couvent ou dans une prison ; c’était le lot de l’ouvrière parisienne. Les maisons de confection menacent de tout changer. À force d’acheter de grandes quantités de marchandises et de faire exécuter les objets par centaines, les confectionneurs réalisent de telles économies qu’ils vendent à un bon marché inouï. Le public se déshabitue de l’ancien système, qui faisait payer très cher et attendre longtemps. Le caprice le plus exigeant trouve à se satisfaire dans l’immense variété d’objets que les magasins exposent en vente. L’entrepreneur spécule en grand ; il écoule sur la province ce dont Paris ne veut plus, sur l’étranger ce que dédaigne la province. Comme il n’est plus asservi à ses cliens, il est du même coup affranchi de ses ouvriers. Il peut faire ses commandes au loin, les répandre par toute la France ; en un mot, il est maître du marché de la main-d’œuvre. La couture elle-même, qui fut si longtemps le travail sédentaire par excellence, risque bien de se transformer comme le rouet et la quenouille. On affiche dans Paris des manufactures de vêtemens ; on commence à coudre à la vapeur.

Il y a fort peu de temps que les machines à coudre sont connues en France : elles sont pourtant d’origine française, ou du moins c’est un Français nommé Thimonnier qui conçut le premier l’idée de construire un appareil pour coudre au point de chaînette. En 1834, Walter Hunt ajouta à l’aiguille mobile de Thimonnier une navette mue par le même mécanisme, et qui, faisant passer un fil dans chaque boucle formée par l’aiguille, rendit la couture indécousable. Enfin l’Américain Singer, en combinant ces deux idées, construisit les premières machines à coudre réellement pratiques. Les Américains les adoptèrent rapidement. Elles eurent en France, à l’exposition universelle de 1855, un vif succès de curiosité. Telle qu’on l’a perfectionnée, la machine à coudre n’est nullement encombrante ; on peut la mettre devant soi sur une petite table. L’œil n’aperçoit guère à l’extérieur qu’une plate-forme sur laquelle se met l’étoffe, deux bobines et une petite roue. L’étoffe est placée entre une aiguille verticale et une navette horizontale. Quand on tourne la roue, l’aiguille descend et perce l’étoffe ; comme elle est enfilée près de la pointe, le fil forme au-dessous de l’étoffe une petite boucle ; la navette s’avance alors horizontalement dans cette boucle, l’allonge sous l’étoffe et la tient couchée. L’aiguille verticale, continuant son mouvement, rentre dans l’étoffe, qui a reculé de la longueur d’un point, et introduit une seconde boucle à l’extrémité de la première. La première boucle étant. ainsi maintenue par la seconde, la navette soit de la première, entre dans la seconde, l’allonge, la couche et la maintient jusqu’à ce que l’aiguille introduise la troisième, et ainsi de suite. Quelquefois la navette tient elle-même près de sa pointe un fil qu’elle introduit successivement dans toutes les boucles, les serrant ainsi et les attachant l’une à l’autre ; alors la couture est à deux fils et devient vraiment indécousable. On règle à volonté la longueur des points en tournant la vis des bobines. L’étoffe est entraînée par le mouvement automatique ; si l’on ne coud pas en ligne droite, de la main gauche l’ouvrière dirige l’étoffe dans le sens qu’elle veut donner à la couture, et de la main droite elle tourne la roue. On peut aussi, au moyen d’une courroie et d’un levier, remplacer l’action de la main parcelle du pied ; quelquefois même on a recours à la vapeur. Ces machines sont employées en France à coudre les étoffes et le cuir, à border les chapeaux et à exécuter diverses sortes de broderies. La couture est aussi fine que l’on veut ; elle est très solide et très régulière.

Une machine à coudre fait à peu près l’ouvrage de six femmes ; mais quand l’objet, par exemple une chemise, est un peu compliqué, on est obligé d’employer trois ouvrières : l’une fait aller la mécanique, les deux autres appiècent la chemise, c’est-à-dire en assemblent et en faufilent les diverses parties. L’économie de temps ou d’argent, car c’est tout un, se trouve ainsi réduite à la moitié : trois femmes avec une machine font dans une journée la besogne de six femmes. Il est clair que c’est l’enfance de l’art, et qu’on atteindra une vitesse beaucoup plus grande. L’achat de la machine est assez dispendieux. Les bons fabricans vendent 500 fr. Les machines les plus simples, et jusqu’à 900 fr. Les machines à coudre le cuir. Tous ces prix seront réduits de moitié à l’expiration des brevets. On arrivera aussi à établir assez solidement les appareils pour supprimer en grande partie les frais d’entretien. Avec de bons instrumens et des ouvrières exercées, il est possible d’obtenir d’une seule machine dix-huit chemises par jour, ce qui abaisse la façon d’une chemise à 20 centimes. Il faut quatre heures à une ouvrière pour faire à la main une chemise pareille.

Après d’assez longues hésitations, l’habitude de coudre à la mécanique tend à se généraliser. Tant que les machines coûteront cher à cause des brevets, il sera difficile aux ouvrières isolées d’en faire l’acquisition ; au contraire, les prisons, les couvens, les régimens, quelques ateliers particuliers, en seront promptement pourvus. Il y en a déjà un assez grand nombre à la prison de Saint-Lazare à Paris ; presque toutes les maisons centrales, presque tous les régimens en ont acheté. Sans doute les régimens ne travaillent point pour le public, et en ce sens ils ne font pas concurrence aux ouvrières ; mais il n’y a dans les compagnies hors rang, chargées de l’habillement de la troupe, que des tailleurs et des cordonniers : on confectionne au dehors tous les autres effets, c’est-à-dire les chemises, les guêtres, les caleçons, les havresacs, la passementerie. Même pour l’habillement proprement dit, le maître tailleur ne fait guère coudre par ses hommes que les tuniques ; il donne les pantalons à coudre à des entrepreneurs civils. Si l’introduction des machines ne coïncide pas avec une diminution de l’effectif des compagnies hors rang, les soldats de ces compagnies feront eux-mêmes une partie des confections données aujourd’hui au dehors, et il y aura encore là une perte notable pour l’industrie privée.

En somme, les ouvrières à l’aiguille forment plus de la moitié du nombre total des ouvrières. Parmi elles, il y a lieu de distinguer les ouvrières d’un talent exceptionnel, qui travaillent pour la commande, et les ouvrières d’un talent ordinaire, qui travaillent pour la confection. Le nombre des premières va en décroissant. La moyenne de leurs salaires a plutôt augmenté que diminué depuis 1847 ; en la fixant à 2 fr. par jour, comme à cette époque, on reste vraisemblablement au-dessous de la vérité. Les secondes, incomparablement plus nombreuses, n’ont point participé à l’élévation continue des salaires. La concurrence, le commerce en gros et les machines ont maintenu le bas prix des objets confectionnés et de la main-d’œuvre. Le chiffre de 1 fr. 42 c, indiqué par l’enquête de 1851 et qui a été justement taxé d’exagération, ne peut pas s’être amélioré ; il est certain au contraire qu’il est en ce moment au-dessous de 1 fr. 25 c. pour une journée de douze heures. Les causes qui ont amené cette dépréciation continuant d’agir, on ne saurait prévoir à quel taux le mouvement de baisse s’arrêtera. Ces chiffres de 2 fr. pour la première catégorie d’ouvrières et de 1 fr. 25 c. pour la seconde sont les chiffres de Paris. Il n’est pas possible d’indiquer une moyenne pour toute la France : dans plusieurs départemens, les salaires sont inférieurs à ceux de Paris de plus de moitié ; encore, dans cette évaluation approximative des salaires, n’avons-nous pas fait entrer en ligne de compte les chômages périodiques connus sous le nom de mortes saisons.


II.

Quelle peut être dans ces conditions de travail, avec un pareil taux des salaires, la position d’une femme obligée de vivre à Paris du travail de ses mains ? Nous ne parlons pas de celles qui vivent au sein de leur famille : si le mari, laborieux et rangé, apporte fidèlement chaque samedi le salaire de la semaine, si la mère de son côté, et si les enfans, à mesure qu’ils avancent en âge, ajoutent à la masse un petit pécule, la nourriture sera abondante, quoique grossière, le logement proprement tenu ; les enfans ne souffriront ni du froid ni de l’abandon, ils fréquenteront l’école gratuite, et l’on aura encore, toutes dépenses faites, quelques deniers pour l’épargne. C’est là certainement une rude existence : douze heures d’un travail pénible tous les jours, sans autre repos que celui du dimanche, pour n’acquérir que le nécessaire ! Il faut une certaine force d’âme pour se contenter de si peu. On est heureux dans cette condition avec un cœur bien placé et de tendres affections autour de soi. La pensée qu’on remplit vaillamment son devoir, qu’on est le guide et le protecteur de quelques êtres chéris, la certitude de pouvoir compter sur le respect de tous au dehors, et dans l’intérieur sur des amitiés dévouées et fidèles, consolent un honnête homme de ses privations. Une femme se passe encore plus aisément de ce que la fortune peut donner, pourvu qu’elle se sache abritée, protégée, aimée, car c’est là le bonheur pour elle. La famille est à la fois ce qu’il y a de plus sacré au monde et de plus doux ; le vice et la misère ne prévaudront pas contre elle. C’est bien notre faute si nous cherchons au loin, sans parvenir à les trouver, des remèdes contre nos misères sociales ; il n’y a qu’un seul remède, et nous l’avons sous la main sans tant de métaphysique, si nous savions nous en servir : c’est le retour à la vie de famille.

L’ouvrière dont nous voulons étudier le budget est toute seule sur le pavé de Paris ; elle n’a ni mari pour la protéger, ni père, ni frère pour la recueillir. Supposons qu’elle appartienne à la catégorie des ouvrières d’élite, et qu’elle gagne au moins 2 fr. par jour. Il faut songer d’abord qu’il s’agit ici de 2 francs par jour de travail. Pour savoir à combien s’élèvent ses recettes annuelles, on doit défalquer les jours fériés, quatre grandes fêtes et cinquante-deux dimanches, ce qui réduit l’année à trois cent dix jours ouvrables. Il est de toute nécessité de retrancher aussi la morte saison. Elle varie sans doute selon les industries. Les brodeuses sur soie, velours et drap, gagnent des journées de 3 à 4 francs, mais elles ont un chômage de six mois. En général, la morte saison est de trois mois au moins pour toutes les industries. Trois mois représentent soixante-seize jours de travail. L’année est donc réduite à deux cent trente-quatre jours, et le budget annuel à 468 francs.

Les ouvrières ne restent pas absolument inactives pendant le chômage. Néanmoins il est toujours assez difficile d’obtenir du travail étranger, parce que les chômages viennent à la fois dans presque tous les corps d’état. En outre les ouvrières n’aiment pas à déchoir. On croirait volontiers que, la morte saison venue, l’ouvrière qui travaille pour les tailleurs sur mesure va se résigner à demander de l’occupation aux magasins de confection, où il n’y a pas de chômage ; mais non, le point d’honneur s’y oppose. Ce point d’honneur se retrouve dans toutes les spécialités, surtout à Paris, et il a son bon côté : il faut, pour devenir habile, qu’on soit fier de sa profession et de son talent. Elevons, pour tout concilier, le budget moyen de recettes à 500 francs, et ne retranchons rien pour les maladies, quoiqu’il soit impossible qu’une femme travaille sans interruption tous les jours ouvrables de l’année, rien non plus pour les crises industrielles, les malfaçons, refus d’ouvrage, etc. Quiconque pèsera attentivement toutes les causes de perte que nous omettons jugera que cette somme de 500 francs est au-dessus de la vérité. Voilà donc une femme qui jouira de 500 francs de revenu à Paris tant qu’elle se portera bien et qu’elle n’aura pas la vue détruite. Comment va-t-elle organiser ses dépenses ?

D’abord il faut se loger. On sait ce que sont devenus les logemens à Paris. Depuis plusieurs années, on perce de magnifiques boulevards à travers les rues les plus pauvres ; les maisons élevées en bordure ressemblent à des palais ; la riche bourgeoisie peut à peine les habiter, le nombre des logemens d’ouvriers va en diminuant. Il faut parler de 100 à 120 fr. sur la rive gauche, de 150 fr. sur la rive droite, pour avoir un cabinet mansardé à quelque sixième étage ; une chambre coûte 20, 30 ou 40 francs de plus. L’ancienne banlieue, maintenant annexée, offre encore quelques loyers moins chers ; mais en s’éloignant de l’atelier où elles travaillent, ou de l’entrepreneuse qui leur donne de l’ouvrage à emporter, les ouvrières se condamnent à une perte de temps importante, à une augmentation de dépense sur la chaussure. Nous mettrons donc 100 fr. pour le logement. Quelques-unes d’entre elles, ne pouvant supporter cette dépense, se mettent deux dans la même chambre ; mais ce n’est plus avoir de chez soi, et un pareil logement devient aussitôt insalubre. Les vêtemens, la chaussure, le linge, enfin une garde-robe plus que modeste, représentent par année, d’après les plus minutieux calculs, une dépense d’environ 115 fr. Le blanchissage est assez dispendieux pour une femme. En ne le portant qu’à 3 fr. par mois, nous supposons que l’ouvrière fera elle-même ses savonnages, et qu’elle profitera des lavoirs publics pour la lessive. Enfin il lui faut de la lumière pendant une grande partie de l’année, si ses journées sont de dix heures (elles sont le plus souvent de douze et de treize heures) ; il lui faut un peu de feu, ou tout au moins de la braise dans une chaufferette : comment se servira-t-elle de ses doigts, si le froid les engourdit ? Elle s’éclairera avec une mèche trempée dans l’huile (10 centimes d’huile durent trois heures). Ceci est une économie funeste, car le travail à l’aiguille trop prolongé brûle les yeux ; mais qu’y faire ? Comptons 100 fr. pour le loyer, 115 fr. pour le vêtement, 36 fr. pour le blanchissage et 36 fr. pour le chauffage et l’éclairage, cela fait 287 fr. Il lui reste 216 fr. pour sa nourriture ou 59 centimes par jour, un peu moins de douze sous. C’est suffisant pour ne pas mourir de faim. Cependant personne au monde ne peut nier qu’au moindre accident qui viendra déranger l’équilibre de ce frêle budget, cette honnête et laborieuse femme va tomber dans la misère. Qu’elle reste une semaine sans avoir de l’ouvrage, qu’elle soit malade, qu’elle ait à payer un médecin, des médicamens, c’en est fait ; il faut qu’elle s’endette. Et comment paiera-t-elle ? Sur quel article fera-t-elle des économies ? Où est le superflu qu’elle se retranchera ?

Eh bien ! nous avons supposé un salaire de 2 francs ; mais combien de femmes atteignent ce salaire ? Ce n’est pas la chemisière, car pour gagner 2 fr. il lui faudrait coudre huit chemises par jour, ni la gantière, car pour gagner 1 fr. 80 c. il lui faudrait coudre six paires de gants par jour, ni la giletière pour confection, car pour gagner 1 fr. 70 c. il lui faudrait faire six gilets droits-ou six pantalons en un jour. Ce n’est ni la brodeuse, ni la dentellière, ni la frangeuse. Ce n’est pas la piqueuse de bottines, car la paire de bottines n’est payée que 1 franc, sur lequel il faut retrancher 15 centimes pour fil et cordonnet. En un mot, voici les faits dans leur inexorable évidence : une ouvrière qui gagne un salaire de 2 francs, logée dans un taudis, misérablement vêtue, a 59 centimes par jour pour sa nourriture, pourvu qu’elle ait le bonheur de se bien porter pendant les trois cent soixante-cinq jours de l’année. L’immense majorité des ouvrières reçoivent 50 centimes et même 75 centimes de moins. Comment vivent-elles ?

On ne peut guère deviner une pareille vie, si on n’a jamais essayé de pénétrer dans leur intérieur. Pour arriver à leur mansarde, il faut traverser une allée fétide et monter péniblement, dans l’obscurité, six étages. Leur étroite fenêtre ouvre sur les toits. Les lattes mal jointes qui supportent les ardoises laissent pénétrer la pluie en hiver et la chaleur en été. Point de cheminée, ni de poêle, ni de meuble : à peine un lit ou plutôt un grabat, et quelque méchant tabouret de paille. Le propriétaire, fort mal payé par des locataires qui manquent de pain, ne peut pas faire de réparations ; c’est tout au plus si la pauvre fille est défendue contre ses voisins par une cloison vermoulue. Les commissaires de l’enquête de 1851 parlent d’une femme ensevelie plutôt que logée « dans un trou de cinq pieds de profondeur sur trois de largeur, » et d’une autre « qui avait été obligée, pour respirer, de casser le carreau de son unique lucarne. » Ils ont visité des greniers entièrement nus, sans une chaise, sans un bois de lit, sans un vase d’argile, sans même la botte de paille qu’on accordait autrefois au prisonnier dans son cachot. La plupart des horreurs qu’ils décrivent ont disparu. Nous avons tous vu à travers les démolitions ces ruches effondrées, étalant aux regards des passans leurs chambres étroites et malsaines, leurs mansardes homicides, leurs escaliers couverts d’une malpropreté séculaire. Ces rues, où personne n’osait pénétrer, à l’exception des malheureux qui n’avaient pas d’autre refuge, ont paru au soleil et à la lumière pour la première fois avec leurs ruisseaux infects et leur physionomie de sépulcres. Les hôtes sont partis, emportant dans un mince paquet toutes leurs richesses. Où sont-ils allés ? Avait-on construit quelque demeure plus saine, plus humaine pour les recevoir ? Presque tous ont émigré vers les extrémités de Paris, au risque de faire une ou deux lieues pour aller chercher et rapporter l’ouvrage : rude entreprise pour une malheureuse qui ne gagne que 10 centimes par heure, et qui ne mange qu’un peu de pain et de lait ! Faute des ressources nécessaires pour se faire un mobilier, quelques femmes sont réduites à loger en garni au milieu du rebut de la société. « Il y a de ces garnis, disait le procès-verbal de l’enquête, où les hommes et les femmes vivent ensemble dans la même chambrée. »

La plupart de ces malheureuses femmes ont un amant ; personne n’en rougit, la misère sert d’excuse à celles qui ont encore besoin de s’excuser. On a beau travailler tout le jour dans un grenier, on est jeune, on est Parisienne, on sait ce qui se passe à deux pas de soi. Quand la jeune fille, après avoir attendu la nuit pour ne pas perdre une heure de lumière et ne pas être vue dans ses haillons, va rapporter son ouvrage en tremblant qu’on ne lui fasse une retenue ou qu’on ne remette le paiement à un autre jour, dès le premier pas qu’elle fait dans la rue tout le luxe du monde lui entre à la fois dans les yeux. Les vitrines ruissellent de diamans, les plus coquettes parures appellent ses regards. Elle voit passer dans leurs équipages et dans leurs splendides toilettes les héroïnes du vice. Les théâtres, les bals publics, les concerts lui envoient des flots de musique par leurs portes béantes. Si elle n’a ni famille ni religion, qui la retiendra ? Qui donc lui apprendra, entre la misère et le luxe, à toujours préférer la misère ? Elle n’a pas même besoin de chercher ni d’attendre une occasion. Non, elle a la fortune sous la main ; elle se sait maîtresse d’opter, à chaque minute, entre l’excès du plaisir et l’excès de la souffrance. Tous les hommes ne sont-ils pas des acheteurs ? Est-ce qu’elle en doute ? Tous les bals de barrières ne s’ouvrent-ils pas gratuitement pour les femmes ? Est-ce pour rien que la débauche élégante a son quartier à elle dans la capitale, qu’on cite dans le monde entier nos jardins publics, nos bals d’été et nos bals d’hiver, qu’on a fait tout un théâtre et toute une littérature pour décrire les mœurs de nos courtisanes, et pour exalter ce qui leur reste de vertu ? Quand les filles d’atelier voient ces triomphes du vice, est-il possible que leur âme reste pure, qu’elles ne fassent pas dans le secret de leur cœur ces mêmes comparaisons qui poussent les hommes à la haine et à la révolte, et qui les précipitent, elles, dans la débauche ?

Les plus honnêtes et les plus heureuses échappent à la pire des corruptions en prenant un amant dans leur classe. Elles trouvent rarement un mari. Un honnête ouvrier qui veut prendre une femme légitime va la chercher dans une famille. Parmi les unions irrégulières qui se forment dans les ateliers, quelques-unes se prolongent indéfiniment, et constituent par leur durée une sorte de mariage sans consécration légale. C’est une triste condition pour une femme, puisqu’elle n’a aucun droit reconnu, et qu’elle dépend uniquement de la bonne volonté de son amant. Si ces pauvres filles isolées, qu’il est si facile de séduire parce qu’elles sont reconnaissantes à la première affection qui s’offre, tombent sur un mauvais sujet, elles ne tardent pas à être abandonnées. L’ouvrier qui n’aime plus sa maîtresse, qui la voit malade, sur le point d’accoucher, et qui craint d’avoir à la nourrir, elle et son enfant, s’enfuit lâchement, cherche d’autres amours. Que deviendra cette malheureuse, qui vivait à peine quand elle n’avait à penser qu’à elle seule ? Où ira-t-elle avec son honneur perdu, sa santé détruite ? Elle formera de nouveaux liens, marchera vers un nouvel abandon. Trop souvent elle tombe plus bas encore. Parmi les filles qui se livrent aux derniers désordres, on en cite qui ne recourent à la prostitution que pour pouvoir élever leurs enfans. Parent-Duchatelet en a vu une qui lutta si longtemps que, lorsqu’elle vint se faire inscrire, elle n’avait pas mangé depuis trois jours.

En dehors des manufactures, une femme isolée ne trouve donc pas le moyen de vivre. Ainsi l’évidence nous presse de toutes parts. Tout périssait dans la famille, si la femme la quittait, et voilà maintenant que l’abri tutélaire du toit domestique est plus nécessaire à la femme elle-même qu’à ceux qui dépendent de son affection et de ses soins. Ce n’est pas seulement son bonheur qui est impossible hors de la famille, c’est sa sécurité, c’est sa vie. Le premier besoin de la société est de faire renaître la vie de famille, le premier devoir du moraliste est d’en chercher les moyens. La vraie bienfaisance est celle qui a une action directe sur les mœurs, qui, pour sauver les misérables, commence par en faire des hommes, et qui, sachant ce que peut et ce que vaut la volonté individuelle, suscite dans l’âme! même de ceux qui souffrent la force qui doit les émanciper et les guérir.

Il y a pourtant quelques exceptions au tableau que nous venons de tracer, mais si rares qu’on peut à peine les compter. Nous ne les mentionnons en finissant que pour rendre hommage à des vertus qui s’ignorent, et qui sont dignes de toutes les admirations et de tous les respects. Il est beau d’être honnête, même quand cela ne coûte rien ; il est beau de porter courageusement le malheur, même quand on ne peut pas changer la destinée; mais rester pauvre quand on n’a qu’à vouloir pour cesser de l’être, vaincre à la fois la misère et le plaisir, n’est-ce pas le plus beau des triomphes? Pendant que tant de gens font litière de leur conscience, on trouve encore dans les ateliers parisiens quelques pauvres filles, fidèles aux leçons d’une mère et aux souvenirs de la famille absente, qui travaillent et souffrent tout le jour sans même donner un regret à ces plaisirs faciles, à cette abondance, à ce luxe, dont elles ne sont séparées que par le sentiment du devoir. Il faut les avoir vues dans leur isolement, dans leur dénûment et dans leur sainte innocence pour savoir ce que c’est que la véritable grandeur. Ceux qui vous ont visités n’oublieront jamais les leçons que vous leur avez données, chaumières de Septmoncel, où le pain manque sur la huche, où les rubis et les émeraudes roulent sur la table; ateliers de Lyon, où le satin broché étale sur le métier ses fleurs éblouissantes, tandis que la famille souffre avec résignation le supplice de la faim; tristes, froides, humides mansardes parisiennes, où de belles et languissantes filles poussent l’aiguille du matin au soir, et meurent à la peine plutôt que de faillir !


JULES SIMON.

  1. Voyez la Revue du 1er août 1860.
  2. Voyez, sur les lapidaires de Septmoncel, la Revue du 15 mai 1859.
  3. On pourrait croire que les domestiques, vivant auprès des familles aisées et dans un commerce nécessaire avec elles, ont des mœurs régulières ; il n’en est rien. De secrètes et continuelles comparaisons développent chez elles l’amour du plaisir et de la parure. MM. Trébuchet et Poirat-Duval, employés supérieurs de la préfecture de police, ont publié en 1857, dans la troisième édition du livre de Parent-Duchatelet, des recherches sur le nombre de sujets fournis à la prostitution de Paris par les diverses professions. Dans ce tableau, qui comprend 41 catégories, les femmes sans profession occupent le premier rang, les domestiques le second. La moyenne est pour elles de 81,69 sur 1,000 ; elle n’est que de 52,42 pour les ouvrières qui fournissent après elles la moyenne la plus élevée (les giletières) ; elle tombe rapidement au-dessous de 10 pour tous les autres corps d’états.
  4. Les savonneuses gagnent 2 fr. 50 c, rarement 2 fr. 75 c, pour une journée de quatorze heures, sur laquelle on leur accorde une heure et demie de repos. La maîtresse leur doit en outre un verre d’eau-de-vie tous les matins. Les repasseuses de linge fin ou linge tuyauté gagnent en moyenne 2 fr. 75 c. et les repasseuses de linge plat 2 fr. 50 cent.
  5. L’enquête indique le maximum et le minimum des salaires pour toutes les professions. Le maximum était de 5 fr. pour les modistes et les brodeuses, de 4 fr. 50 c. pour les couturières au service des tailleurs, de 4 fr. pour les couturières proprement dites, les ouvrières en corsets (article important : on vend chaque année 1,200,000 corsets à Paris) et les lingères. Les repriseuses, les couturières pour cordonniers et les couturières pour tapissiers atteignaient le maximum de 3 fr. 50 c. Le minimum tombait à 75 cent. par jour pour la friperie, la tapisserie, les gants de peau, à 50 cent. pour les giletières, les fabricantes de casquettes, à 40 cent. dans la cordonnerie et les gants de tissu, à 15 cent. dans la lingerie. Ces indications ont peu d’importance. Les gros salaires sont quelquefois touchés par un nombre d’ouvrières excessivement restreint; ainsi, pour la peinture sur porcelaine, l’enquête indique pour maximum un salaire de 20 fr.. par jour, qui n’était payé qu’à une seule artiste. Quant au salaire minimum, il est ordinairement touché par des infirmes ou par des ouvrières à la pièce qui n’ont que très peu de temps à donner par jour au travail industriel. C’est ainsi que l’on trouve mentionné, pour les ouvrières en lingerie, un minimum de 15 centimes.
  6. La moyenne la plus élevée est celle des repriseuses, 2 fr. 05 c. Viennent ensuite les modistes, 1 fr. 98 c; les brodeuses, 1 fr, 71 c; les couturières qui confectionnent les vêtemens de femmes, 1 fr. 70 c; les ouvrières des costumiers, 1 fr. 68 c; celles des fabricans de parapluies, 1 fr. 60 c. La moyenne n’est que de 1 fr. 22 c. pour les ouvrières qui travaillent aux équipemens militaires; elle est très faible dans la ganterie, 1 fr. 34 c. pour la ganterie de peau, 1 fr. 06 c. pour la ganterie de tissus.
  7. 950 femmes touchaient un salaire inférieur à 60 centimes, 100,050 recevaient de 60 centimes à 3 francs, et 626 avaient plus de 3 francs.
  8. Les tailleurs sur mesure paient la façon d’un gilet de 4 à 6 francs, les fournitures en soie et charbon à la charge de l’ouvrière s’élèvent à 50 centimes; une bonne ouvrière fait un gilet en un jour. Les confectionneurs pour Paris paient la façon d’un gilet de 1 fr. 50 cent. à 2 fr. 50 cent.; on fait également un gilet en un jour; les fournitures en fil et charbon montent à 25 cent. Les confectionneurs qui destinent leurs marchandises à l’exportation ne paient pour la façon d’un gilet que 1 fr. 25 cent. au maximum et 75 cent. au minimum ; les fournitures en coton et charbon montent à 20 cent. : une ouvrière fait trois gilets droits en deux jours, bénéfice 85 cent. par jour.
  9. La ganterie n’occupe pas moins de 12,000 ouvrières dans le seul département de l’Isère. La fabrique de Grenoble compte environ 1,200 ouvriers coupeurs, faisant en moyenne 450 douzaines par an, soit 540,000 douzaines. Cette production, à raison de 30 f. la douzaine, représente chaque année une valeur de 16,200,000 fr. Par ce seul exemple on peut juger de l’importance de la fabrication et des affaires pour toute la France.
  10. Voyez sur cette question une étude de M. Alexis de Valon dans la Revue du 1er juin 1848.
  11. D’ailleurs il est fait à l’entrepireneur, sur les prix du tarif, un rabais d’un cinquième, et il prélève en outre trois dixièmes à titre d’indemnité sur les quatre cinquièmes restans, ce qui réduit pour lui les prix de 44 pour 100. On dit à cela que l’entrepreneur abaisse ses prétentions sur la somme qui lui est due en argent pour ses fournitures, en raison des bénéfices qu’il fait sur les prix du tarif; mais il n’en est que plus évident que ces prix ne représentent pas la valeur réelle de la main-d’œuvre des prisonniers.