Le Salon de 1843/01

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LE SALON.

I. — Le Jury.

En 1841 et 1842, le nombre des objets d’art exposés au Louvre dépassait deux mille ; cette année, il ne va guère au-delà de quinze cents ; c’est une diminution d’un quart. On attribue ce subit abaissement du chiffre à un redoublement de sévérité de la part du jury ; qui a procédé cette fois par des exécutions en masse. Il a voulu, dit-on, faire de la terreur pour écarter à l’avenir la cohue des prétendans qui devient chaque année plus compacte, et apporter ainsi quelque obstacle à ce débordement inoui de peinture. Telle serait, suivant quelques personnes, la cause de ce grand auto-da-fé. Si ce bruit a quelque fondement, il révélerait dans le jury une singulière méprise sur la nature et l’étendue de ses attributions. Il aurait évidemment outrepassé ses pouvoirs en se chargeant ainsi, sans mission, de la haute direction administrative de l’art. Son entreprise, si elle était réfléchie, ne serait rien moins qu’un coup d’état, et un coup d’état sans portée et sans effet. L’exubérance actuelle de la production a sa source dans des causes trop générales pour être arrêtée par des sentinelles placées à la porte du Louvre. Ce serait donc là une de ces mesures illusoires enfantées par le génie prohibitif, c’est-à-dire par la plus mauvaise économie politique. Mais nous ne pouvons croire que le jury ait porté si loin ses prévisions ; de si grandes vues sont trop étrangères à ses modestes fonctions pour qu’on l’en soupçonne gratuitement. Ce bruit n’a sans doute d’autre fondement que le besoin d’expliquer d’une manière un peu raisonnable la rigueur inusitée avec laquelle il a sévi cette année ; et si ses verdicts ont eu tant de retentissement, c’est moins à cause du nombre des condamnations qu’à cause du rang et de la position des condamnés. Les plaintes des blessés, qui d’ordinaire s’exhalaient obscurément et à vide, ont ému l’opinion publique ; elles ont, à ce qu’on assure, éveillé la sollicitude royale. On parle même d’une démonstration collective projetée par les artistes, et formulée dans une supplique adressée directement au roi. Cette supplique, déjà rédigée et couverte de nombreuses et notables signatures, sera, tout porte à le croire, sincère, équitable, modérée, respectueuse, digne, en un mot, et de ceux qui la font, et de ceux à l’occasion de qui elle est faite, et de l’autorité souveraine à qui elle est adressée.

La critique ne saurait rester indifférente et neutre dans ce mouvement.

Il est si facile de déclamer, et on a tant usé de la déclamation à l’égard du jury, qu’on s’est habitué, et qu’il s’est surtout habitué lui-même, à ne voir dans les plaintes dont il est l’objet que des lieux-communs d’opposition, que tout pouvoir grand ou petit, doit se résigner à supporter philosophiquement. Rassuré par cet axiome de haute politique pratique, le jury poursuit tranquillement le cours de ses opérations et, si parfois il arrache quelques cris aux patiens, il n’a pas de peine à se les expliquer par la susceptibilité tout exceptionnelle des vanités auxquelles il a affaire. De leur côté, les artistes rejetés ne songent guère à chercher le motif de leur exclusion dans la cause la plus naturelle, la mauvaise qualité de leur œuvre ; ils préfèrent supposer quelque machination secrète d’un ennemi imaginaire, quelque mystère d’iniquité bien noir. Ils se donnent tous, et chacun individuellement, pour des victimes innocentes, et le public, qui ne s’attendrit pas aisément sur les malheurs de ce genre, les laisse crier. Dans certaines occasions, les battus ont voulu résister. Ils ont, entre autres moyens, essayé des expositions particulières des œuvres refusées, genre de protestation qu’ils avaient l’amour-propre de croire irréfutable et décisif ; mais ces exhibitions, auxquelles, à tort ou à raison, les hommes de quelque valeur ne voulaient point coopérer ont toujours été si pitoyables, qu’on aurait pu les croire faites moins dans l’intérêt des exposans que dans celui du jury. C’est ainsi que les artistes ont un peu contribué eux-mêmes, par le ridicule de leurs récriminations et par des démarches inconsidérées, à faire penser à beaucoup de gens que leurs plaintes n’ont aucun fondement légitime, au jury lui-même qu’il exerce son droit d’une manière irréprochable, enfin au public en général que cette institution est fondamentalement bonne et utile, et ne peut être attaquée que pour des motifs intéressés et par conséquent suspects.

Telle n’est pas notre opinion. Nous croyons au contraire que ce tribunal, tel qu’il est constitué, ne peut que faillir à la tâche qui lui est assignée. Nous faisons bon marché des motifs plus ou moins odieux qu’on met d’ordinaire en avant pour expliquer les scandales, les passe-droits, les abus de toute sorte contre lesquels on réclame. Ces motifs peuvent et même doivent exister quelquefois, car les membres du jury sont des hommes, et on peut, sans leur faire tort, leur supposer des préjugés, des passions, des faiblesses ; mais ce sont là de simples accidens qui ne sauraient seuls, quelque part qu’on leur veuille faire, rendre compte de ce qui se passe. Nous repoussons cette explication, d’abord parce qu’elle est injuste, et ensuite parce qu’elle empêche de chercher et de trouver la véritable. Pour nous, la cause de ces mauvais résultats est principalement dans les difficultés intrinsèques de la chose à faire, difficultés telles qu’aucune forme ou composition du jury ne pourra jamais y suffire complètement. Nous avons plus d’une fois exposé les raisons de notre manière de voir sur la mission du jury. Ses derniers exploits ne sont pas, certes, de nature à la modifier.

L’histoire du jury d’admission est peu connue. Il serait cependant intéressant de suivre cette institution depuis son origine jusqu’à son état actuel, pour se faire une idée juste de sa nature et de son but. Elle date de la république, et apparaît en même temps que les premières expositions véritablement publiques des objets d’art. Avant la révolution, il y avait aussi des exhibitions. Cet usage remonte au siècle de Louis XIV. La première eut lieu en 1688, dans la cour du Palais-Royal ; la seconde en 1699, au Louvre. Depuis, elles se renouvelèrent à des époques indéterminées et plus ou moins fréquemment ; elles affectèrent dans certains intervalles une forme périodique, annuelle ou bisannuelle. Pendant tout le cours du XVIIe et du XVIIIe siècle, le droit d’exposer au salon était le privilége exclusif des membres de l’Académie de Peinture et de Sculpture, fondée par le grand roi. Le nombre des exposans était donc nécessairement assez restreint, quoique cette compagnie fût beaucoup plus nombreuse que les trois sections de l’Académie des Beaux-Arts, qui la représentent aujourd’hui. Toutes les statues, tous les tableaux cités dans les salons de Diderot, étaient des œuvres d’académiciens. Il ne pouvait être question, à cette époque, d’un comité d’admission. Cet état de choses subsista jusqu’à la révolution, qui abolit le privilége des académiciens et l’Académie elle-même. On songeait peu à l’art à cette époque. Cependant, en 1793, la convention décréta, sous l’inspiration de David, l’ouverture d’une exposition générale au Louvre des œuvres des artistes français. Cette exposition, qu’on appela un concours, fut, suivant toute apparence, entièrement libre. Dans celles, extrêmement rares du reste, qui eurent lieu sous le directoire et sous le consulat, l’inconvénient de l’encombrement ou le besoin d’écarter les mauvais ouvrages, toujours trop abondans, introduisit l’usage d’un examen préalable, qui échut, suivant les temps et les circonstances, à des autorités différentes. Sous l’empire, où tout se faisait administrativement, c’étaient les conservateurs et administrateurs du Louvre qui étaient chargés de ce soin. La restauration innova. Les affaires de l’art passèrent de l’administration à la cour. L’examen des ouvrages présentés fut confié à une commission ou conseil particulier, nommé ad hoc. Cette commission était renouvelée à chaque exposition, c’est-à-dire tous les deux ans. Elle se composait d’une réunion d’artistes, de gentilshommes amateurs, de fonctionnaires de cour ou autres, nominativement désignés par le roi, et présidés d’ordinaire par un grand seigneur. Souvent des membres de l’institut y étaient appelés, non en vertu d’un droit quelconque, mais par le choix libre du prince. Sous toutes ces formes, et particulièrement la dernière, ce jury souleva des réclamations plus ou moins vives qui ne furent que peu ou point écoutées. Après 1830, le système de la restauration fut réformé. Cette intervention de la maison du roi dans une affaire dont la connaissance semblait devoir exclusivement appartenir à des hommes du métier, n’était pas en harmonie avec les idées et les sentimens réveillés par la révolution politique qui venait de s’accomplir. Un des premiers soins de la royauté nouvelle fut de faire disparaître cette anomalie. Les artistes demandaient avant tout un tribunal compétent ; ils croyaient avoir tout gagné si l’on en expulsait les gens de cour. Ce premier point de la réforme était facile, mais l’établissement d’un nouveau système l’était moins. Dans ce temps-là, il fallait que tout se fît vite. Pour sortir promptement d’embarras, au lieu de créer un pouvoir tout neuf, on en prit un tout fait. L’Académie des Beaux-Arts semblait mise là tout exprès pour remplir les intentions royales et pour satisfaire les exigences de l’opinion. Ce corps illustre offrait toutes les garanties désirables ; tous ses membres étaient des artistes plus ou moins célèbres, des maîtres consommés dans leur art ; à l’autorité de la science et du talent ils joignaient celle de l’âge, des honneurs légitimement acquis, d’une position élevée et indépendante. Que pouvait-on demander de plus ? L’idée seule de confier à des hommes spéciaux, appartenant à un corps constitué, nombreux, permanent, recruté par l’élection, une mission attribuée jusqu’alors à des commissaires de compétence plus ou moins suspecte, isolément et arbitrairement désignés, était un progrès. Pour mieux marquer le sens de cette nouvelle institution, on l’appela, quoique assez improprement un jury. L’intention était libérale ; la mesure fut accueillie avec satisfaction.

On sait ce qui est advenu depuis. Ce jury, qu’on pouvait considérer comme un jury modèle, a donné lieu aux mêmes accusations que les précédens. Il est tombé, dit-on, dans les mêmes fautes, il a commis les mêmes erreurs. La liste de ses bévues, qu’on donne volontiers pour des méfaits, a grossi d’année en année, et, à l’heure où nous écrivons, il a à se défendre contre une attaque régulière des artistes, et contre un adversaire plus dangereux encore, l’opinion publique, qui, jusqu’ici indifférente, a fini par prendre parti.

Il importe avant tout de bien constater que cette opposition n’est pas dénuée de fondement. En mettant de côté les exagérations, les violences des amours-propres blessés, des médiocrités désappointées, des intérêts froissés, en faisant abstraction des griefs personnels, réels ou supposés, énoncés contre tels ou tels hommes, en élaguant toute la partie anecdotique et la chronique scandaleuse du jury, il reste encore assez de quoi légitimer les plaintes, et faire mettre en question l’utilité, la convenance, la justice de ce tribunal.

Les faits sont connus. Il est constant que chaque année on reçoit au Louvre deux mille morceaux, et qu’on en rejette deux mille autres, sans qu’on puisse justifier, dans le détail, ce partage autrement que par la nécessité supposée de proportionner la quantité des toiles ou des marbres admis à la mesure de telles ou telles salles du Louvre. Il est constant que chaque année les neuf dixièmes des ouvrages acceptés ne valent pas mieux que les neuf dixièmes des ouvrages refusés. Il est constant que, chaque année, des artistes d’un talent reconnu, accepté, classé, et quelquefois du premier ordre, sont laissés à la porte, tandis qu’on l’ouvre aux médiocrités les plus authentiques, à des débutans à peine sortis des bancs, à des écoliers qui n’auraient pas dû les quitter. La dernière campagne du jury n’offre à cet égard rien de nouveau, si ce n’est le degré du scandale. Il a eu cette fois la main malheureuse. Jamais ses admissions n’ont mieux réfuté ses exclusions, et jamais il n’a été aussi bien prouvé que sa manière d’opérer ressemble à une loterie. Quel autre nom donner en effet à un scrutin qui laisse passer trois paysages de M. Bidauld, et appose son veto sur ceux de MM. Corot, Huet, Isabey, Français, Menn, Loubon, Grésy, Legentile et Flers ? À qui persuadera-t-on que c’est par suite d’un examen réfléchi qu’on met au rebut la Messaline de M. Louis Boulanger, et qu’on installe honorablement l’Agrippine de M. Geslin ? Quelqu’un pourrait-il nous dire quelles sont les raisons qui ont fait décider que le Bailli conduit à la mort, de M. Bremond, que les toiles de MM. Couture, Dauzats, Baron, Eugène Devéria, ne méritaient pas de figurer à côté, par exemple, de ce Savoyard effrayant de M. Hornung, de cette bouffonne Barque à Caron de M. Bard, et de l’incroyable Napoléon de M. Mauzaisse ? Est-il certain que le portrait refusé de M. Hyppolite Flandrin eût déparé cette aimable collection de têtes dont l’exécution et le type se valent si bien ? Le talent de M. Antonin Moine est-il donc descendu si bas, qu’il n’ait pu être admis raisonnablement à concourir avec celui de M. Protat ou de M. Simonis ? Et M. Barye, qu’il suffit de nommer, est-ce sur des considérations d’art quelconques que ses animaux ont été moins bien traités que ceux de ses élèves ou de ses copistes ? Enfin n’est-ce pas à une pure fatalité qu’il faut attribuer l’ostracisme dont est frappé, depuis dix ans, M. Préault ? Ces faits n’ont pas besoin de commentaires. Ces énormes contradictions choquent le sens commun. On ne parviendra jamais à faire comprendre que ces hommes et bien d’autres, dont le nom nous échappe, ou qui cachent leur blessure, tous déjà et depuis long-temps connus par des succès, tous ou presque tous honorés de récompenses royales pour leurs œuvres, dont plusieurs ont été décorés des mains du prince, auxquels le roi et le gouvernement confient l’ornement des monumens publics, que ces hommes, à titres et à noms si honorables, soient tous les ans soumis, à la porte du Louvre, à un examen en forme, comme s’il s’agissait d’un concours d’école ; qu’ils puissent être discutés comme des élèves, recevoir des leçons et des punitions, être acceptés aujourd’hui, refusés demain, repris une troisième fois pour être ensuite repoussés de nouveau à la quatrième, le tout sans appel, à huis-clos, par un tribunal secret, par des juges dont on ignore le nombre, et dont les décisions ne sont soumises à aucune sorte de règle déterminée, ni même, malheureusement, déterminable. Mais, s’il est difficile de faire intelligiblement comprendre au bon sens public qu’un pareil état de choses est nécessaire, bon et légitime, il le sera avant peu bien davantage de le lui faire tolérer.

Une réforme est devenue nécessaire. Tout le monde la veut, et les membres du jury eux-mêmes, interrogés un à un, conviennent qu’il y a quelque chose à faire. La situation où le cours des choses les a placés leur est aussi lourde qu’aux artistes. Il y a long-temps que bon nombre d’entre eux refusent, par des motifs divers, d’en supporter le poids. Sur les trente-quatre membres composant les quatre sections de l’Académie des Beaux-Arts qui fournissent les jurés, la moitié environ manque à l’appel, soit par absence, soit par maladie, soit par récusation volontaire. Plusieurs des manquans ne sont pas fâchés, dit-on, qu’on prenne leur absence pour une protestation tacite. Ce rôle passif d’opposition est facile ; il est à la portée de tous les courages et de toutes les peurs. Pilate a fait école[1]. Quoi qu’il en soit de la valeur morale de cette politique, elle est assurément très mauvaise dans ses résultats, car elle met entre les mains de quelques-uns des décisions dont la délicatesse et l’importance réclamaient les lumières et la bonne volonté de tous. Cette abstention d’un certain nombre de membres, dont les noms sont particulièrement marquans, frappe même indirectement de suspicion et de discrédit les actes des autres. Elle est en outre en désaccord évident avec les intentions royales. Il convient à ce propos de relever une méprise assez généralement adoptée relativement au jury. On se figure, très à tort, que ce jury est formé par l’Académie des Beaux-Arts, agissant en son nom et comme corps, en d’autres termes, que l’Académie se constitue temporairement en jury, comme la chambre des pairs, par exemple, en certaines occasions, en cour de justice. C’est une erreur. Le jury est, à la vérité, exclusivement composé d’académiciens, mais il n’est pas pour cela l’Académie. Cette réunion toute fortuite n’est autre chose qu’une commission d’hommes spéciaux convoqués nominativement et individuellement chaque année, non par le bureau de l’Académie, mais par le roi. Aucun académicien n’en fait partie de droit, à titre d’académicien, mais seulement en vertu d’une délégation spéciale du souverain. Celui qui ne serait pas personnellement appelé s’en trouverait par cela même exclu. Il est vrai que le roi, par les motifs déjà indiqués, a circonscrit volontairement ses choix aux membres de cette classe de l’institut, mais il est toujours libre d’augmenter ou de restreindre le nombre de ces commissaires, de désigner tels ou tels de préférence à tels ou tels autres, tant au dedans qu’au dehors de cette compagnie.

Le jury n’est donc ni l’Académie, ni une commission académique. Il ne peut se constituer que par une invitation directe de la liste civile renouvelée tous les ans. L’Académie, comme corps, reste toujours complètement étrangère et à sa formation, et à sa convocation, et à ses opérations, et à la responsabilité de ses actes. Ceci bien entendu, on s’explique plus difficilement encore la conduite de ceux qui, par un motif ou par un autre, refusent de participer aux travaux du jury. Si la coopération à ces actes n’était que l’exercice d’un droit facultatif attaché à leur titre, on concevrait mieux leur abstention ; mais, si au lieu d’être un droit, leur adjonction au jury n’est au contraire qu’une mission de confiance, conférée nominativement à chacun par le prince, il leur est, ce semble, moins permis de se récuser. Ce n’est plus là renoncer à un droit, c’est ne pas remplir un mandat tacitement accepté. C’est montrer assez peu d’empressement pour le service du roi, qui est en outre ici celui de l’art et de la chose publique. Chargés de recevoir au nom du roi les artistes dans cette grande fête qu’il donne tous les ans à l’art dans sa splendide demeure, et de reconnaître les arrivans, il ne faut pas que, par leur négligence, les invités se voient éconduits, et que des intrus se glissent parmi la bonne compagnie qu’on attend. Le jury, d’ailleurs ainsi amoindri, n’a plus ni les lumières, ni la plénitude d’action, ni l’autorité que la sollicitude royale espérait y trouver. L’institution est fondamentalement faussée et n’existe plus que de nom.

Ce refus de concours de plusieurs des membres désignés est d’autant plus fâcheux qu’il multiplie et complique les difficultés matérielles de la tâche imposée au jury, difficultés telles qu’elles pourraient seules, à défaut de toute autre circonstance, expliquer les erreurs, les contradictions, les abus de toute sorte dont on l’accuse. Quand on sait comment il procède, on ne peut plus s’étonner que d’une chose, c’est que les résultats ne soient pas pires. Le terme de rigueur pour l’envoi des ouvrages au Louvre est fixé au 19 février. L’ouverture du salon a lieu le 15 mars. Il n’y a donc que vingt-trois jours (le mois de février n’en ayant que 28) disponibles pour les opérations du choix et du classement. Mais ces vingt-trois jours, déjà si insuffisans, se trouvent en fait réduits ordinairement à quinze au plus. C’est dans ce court intervalle d’une quinzaine que le jury a à examiner, à juger quatre mille morceaux ! Cette année, le chiffre a même, dit-on, été au-delà. Les séances durent six heures au plus ; les quinze donneraient par conséquent quatre-vingt-dix heures. En divisant le nombre des ouvrages présentés par celui des temps employés à leur examen, on trouve que la commission a à expédier environ deux cent soixante-dix morceaux par séance, ou quarante-cinq par heure, c’est-à-dire qu’elle n’aurait guère qu’une minute et demie à consacrer à chacun. Maintenant, si l’on tient compte du temps perdu à recueillir les voix, à discuter, et aux autres petits incidens des délibérations, on peut à peine lui laisser, en comptant au plus juste, la minute entière. Si de plus on ajoute à ce défaut de temps l’inattention, la fatigue, l’ennui, toutes choses faciles à supposer, les résultats obtenus par cette méthode de procéder cessent d’être un mystère. On comprend immédiatement la possibilité ou plutôt la nécessité de l’erreur. Les ouvrages passent devant le jury au pas de course, comme les soldats devant le général dans une revue d’apparat. Dans ce défilé continu, ce serait merveille qu’il n’y eût pas de quiproquos. Il n’y a pas de vue assez fine, de jugement assez sûr, de perspicacité assez rapide pour répondre de la justesse d’impressions si fugitives. Le jugement ne peut être dans beaucoup et trop de cas qu’un à peu près tellement chanceux, que l’ensemble de l’opération semblerait n’avoir d’autre but que de donner une apparence d’organisation au hasard.

On voit que les conditions matérielles des délibérations du jury suffiraient seules de reste pour expliquer leurs singuliers résultats. On doit insister d’autant plus sur l’influence de ces circonstances, qu’elles dispensent, d’une part de recourir à des suppositions qui ne sont pas susceptibles de preuve, et que, d’autre part, on peut concevoir l’espérance de les modifier par quelques réformes, comme nous le verrons, assez faciles.

Mais cette cause n’est pas malheureusement la seule. Il y en a d’autres qui compromettent plus directement encore la responsabilité du jury, parce qu’elles ressortent de sa composition même et des idées qu’il paraît s’être faites sur la nature et l’étendue de ses attributions. Quant à sa composition, on ne pourrait guère à priori y trouver à reprendre. Elle offre tout ce qui peut garantir dans un tribunal l’observation des convenances et de la justice ; on s’attend naturellement à trouver ici tout ce qu’on peut demander : les lumières, la compétence, l’indépendance, la considération, l’expérience, la maturité. Assurément, quand il s’agit de peinture et de sculpture, on ne saurait, ce semble, mieux s’adresser qu’à l’Académie royale des Beaux-Arts, de même que, s’il s’agit de procédés industriels, on renvoie les parties à l’Académie des Sciences. Lorsqu’en conséquence, après 1830, on s’arrêta à l’idée de former le jury avec les trente-quatre membres des sections de peinture, sculpture, architecture et gravure de l’Institut, on dut se croire dans le bon chemin et avoir supprimé tout motif raisonnable de plainte, et même tout prétexte de déclamation. La pratique a cependant démenti ces prévisions. Les artistes, qu’on crut satisfaire en leur accordant un jury d’hommes spéciaux, en sont venus à regretter le régime des hommes de cour ; ils se plaignaient jadis d’avoir affaire à des gens incompétens, négligens, frivoles, peu soucieux du bien de l’art et des artistes ; ils se plaignent maintenant d’être livrés à des rivaux, à des adversaires systématiques, à des oppresseurs, à des tyrans ; il leur est arrivé comme aux grenouilles de la fable : ils s’indignaient d’être négligés, abandonnés ; aujourd’hui ils crient qu’on les mange.

Qu’y a-t-il de vrai dans ces cris de détresse, et comment ce jury modèle a-t-il pu, sinon mériter entièrement ces accusations, du moins les rendre possibles, et même, jusqu’à un certain point, excusables ? Il est facile d’en trouver la raison. D’abord, nous l’avons vu, ce jury, normalement composé de trente-quatre membres, est, en fait, réduit à près de moitié. On conçoit dès-lors que les garanties d’indépendance, de lumières, d’impartialité, de libéralité, qui, toutes choses égales d’ailleurs, sont plus assurées dans les grandes assemblées que dans les petites, ont été un peu affaiblies, et réciproquement on prévoit facilement que, si des passions, des intérêts, des préjugés de profession, de goût ou d’école, ont à faire jour, ce sera plutôt dans un petit cercle d’individus que dans un grand. Le jury, en se concentrant ainsi, contre l’esprit et la lettre de son institution, dans un trop petit nombre de têtes, a pu très bien contracter à la longue les idées, les habitudes et les tendances plus ou moins circonscrites et exclusives qui caractérisent, à divers degrés, l’esprit de parti, l’esprit de corps, l’esprit d’école, l’esprit de coterie. Ce résultat paraîtra bien moins improbable encore, si l’on réfléchit que ce jury, déjà peu nombreux, ne renouvelle que très partiellement son personnel. Ce sont toujours en effet à peu près les mêmes membres qui y figurent, par la raison fort simple que les retardataires, les démissionnaires, les protestans, en un mot les absens, sont toujours les mêmes aussi. Quoi d’extraordinaire donc que des hommes liés par une communauté de vues, par des habitudes d’esprit analogues, nourris des mêmes études, élevés à la même école, autrefois camarades d’atelier, aujourd’hui collègues d’académie, soient portés, en échange de la responsabilité qu’ils assument, à user du pouvoir discrétionnaire qu’on leur abandonne un peu trop dans le sens de leurs sympathies ou antipathies d’école et de goût, et pas assez dans l’intérêt général de l’art et des artistes ? C’est assurément du contraire qu’il faudrait s’étonner. Le jury, tel qu’il est constitué, n’est pas l’Académie sans doute, mais il est composé d’académiciens, et d’une catégorie particulière d’académiciens. Or, l’esprit académique est connu. On sait qu’il est passablement intolérant, très peu amoureux de nouveautés, défiant à l’excès à l’endroit des talens naissans, et plein de sympathie pour les talens morts, fort enclin à prendre la routine pour de l’expérience et les préjugés pour des principes. L’esprit académique est, en matière d’art et de science, ce qu’est l’esprit conservateur en politique. Il a aussi un bon côté ; mais c’est surtout par l’autre qu’il se révèle dans le jury.

C’est par la prépondérance de cet esprit, dont le zèle va parfois jusqu’au courage, qu’on s’est rendu compte des mésaventures fameuses de tant d’artistes éminens, de tant d’œuvres qui semblaient n’avoir besoin d’autre passeport que le nom de leur auteur. On se souvient de la Cléopâtre de M. Gigoux, du Christ de M. Préault ; on cite cette année la Messaline de M. Louis Boulanger. C’est ainsi qu’on explique comment il a pu arriver que des toiles signées Decamps, Delacroix, Riesener, aient été déclarées indignes par des artistes, par des hommes du métier, par des peintres.

Ces préoccupations d’école, si naturelles et jusqu’à un certain point si excusables, ont pu devenir particulièrement incommodes aux artistes depuis ces derniers dix ans. Personne n’ignore, quelque jugement qu’on porte d’ailleurs sur la valeur de ces tentatives, que l’art a essayé de nos jours d’entrer dans des voies nouvelles ou qu’il croit nouvelles. On a rompu décidément avec le goût et les traditions qui régnaient encore il y a quelque vingt-cinq ans. Il s’est établi dès-lors, comme il arrive toujours, deux camps, fort peu disposés à s’entendre et à se rien céder, car les intérêts d’esprit et de goût ne transigent pas plus que tous les autres. Chacun se croyant dans le vrai et dans le droit, on résiste des deux côtés avec d’autant plus d’opiniâtreté et de confiance, qu’on a la conscience en repos sur la légitimité de sa cause. Dans cette révolution du goût, il est arrivé que les nouvelles idées, fort répandues dans la masse des artistes, et surtout parmi les jeunes gens, sont restées sans adhérens et sans représentans dans l’Académie, et par suite dans le jury, ce qui fait naturellement craindre qu’elles n’y soient l’objet d’une défiance et d’une répugnance plus ou moins exclusives. Et cette supposition n’est certes ni gratuite ni blessante ; il est tout simple qu’on n’approuve pas ce qu’on n’aime pas. En matière d’art surtout, chose en définitive toute de sentiment, les sympathies ou les répulsions des goûts individuels se formulent avec une étonnante facilité en théorie, principalement chez les hommes du métier. On peut être aisément éclectique et tolérant en peinture et admirer concurremment Rubens et le Poussin, Ingres et Delacroix, quand on n’en fait pas ; mais, lorsqu’on en fait, c’est bien différent. On n’aime, on ne sent, on ne comprend bien, dans ce cas, que ce qui ressemble à ce qu’on fait ou qu’on croit faire soi-même, et plus l’individualité de l’artiste est forte, moins il est disposé à sympathiser avec les individualités d’un autre type. Il n’y aurait donc rien d’improbable que le jury se fût laissé aller, à son insu, et par l’impulsion secrète, mais irrésistible, de consciencieuses convictions, à une intolérance qui, quoique désintéressée dans son principe, n’en a pas moins, en fait, les conséquences et les caractères extérieurs d’un déni de justice. Si en outre on réfléchit que les sévérités du jury portent habituellement et à peu près exclusivement sur des sectateurs du nouveau goût, ces conjectures acquerront toute la notoriété dont les faits de cette nature sont susceptibles.

Ceci nous conduit à une autre remarque. Il se pourrait, et on l’a même dit positivement, que le jury, ainsi prédisposé à n’accepter pour bon que ce qui l’est d’une certaine manière, eût, dans l’exercice prolongé et non contrôlé de ses fonctions, érigé ses goûts en axiomes et ses habitudes en système ; qu’il en fût venu à croire qu’il avait comme dépositaire privilégié du goût et des bons principes, la mission de surveiller, redresser, diriger, gouverner l’art, et le droit de se servir, dans ce but, des admissions comme moyens d’encouragement et de récompense, des rejets comme moyens de censure et de correction. Une pareille prétention ne soutiendrait pas un instant l’examen. Les attributions du jury actuel, comme des précédens, sont plus modestes ; elles consistent ou doivent, du moins selon nous, consister uniquement en ceci : décider si le morceau de peinture ou de sculpture qui lui est présenté est le fruit d’un travail consciencieux, l’œuvre d’une main suffisamment exercée dans la technique de l’art, le résultat d’études sérieuses, en un mot si l’ouvrage porte dans son exécution la marque que l’auteur est arrivé à ce degré de science pratique qu’on doit exiger de quiconque aspire au titre d’artiste, parce que ce degré d’instruction est accessible à tous à l’aide du travail dont personne n’est dispensé. Le jury n’a rien de plus à demander aux productions soumises à son appréciation. S’il prétendait juger en outre de leur valeur absolue ou relative sous le rapport du style, de la composition, du goût, de l’exécution, de la couleur, du caractère, enfin de toutes les conditions internes qui différencient la manière de chaque artiste, et formuler ses jugemens en votes de rejet ou d’admission, il entreprendrait plus qu’il ne peut et qu’il ne doit. En effet, d’une part, une année entière ne suffirait pas à un examen de ce genre, et d’autre part on empiéterait sur le droit du public qui est, en définitive, le véritable juge du mérite des œuvres, puisque c’est pour lui qu’on expose et que c’est son suffrage qui dispense la gloire. Toutes ces idées de direction, de surveillance de l’art, de haute police esthétique, sont tellement en dehors des fonctions d’un comité d’examen et de toute possibilité, que nous hésiterions à les attribuer au jury, si l’ensemble de ses décisions et le caractère très significatif de quelques-unes ne donnaient une certaine consistance à cette imputation. Nous croyons cependant que, si ces pensées singulières ont pu traverser quelques têtes, la majorité y est toujours restée étrangère, et que, dans tous les cas, leur influence n’a eu aucun effet général bien marqué.

Nous avons exposé avec sincérité les faits qui plaident contre l’organisation actuelle du jury, et les causes qui les expliquent. Nous croyons ces faits indéniables, et, quant aux causes, nous n’avons tenu compte que de celles qui sont susceptibles de preuves, et par conséquent de discussion. Maintenant s’élève l’inévitable question qu’on fait à toute critique : que faut-il faire ? Nous allons y répondre avec la même franchise à l’égard du jury et à l’égard des artistes.

Lorsqu’une institution fonctionne mal, il n’y a qu’une chose à faire, c’est de la changer ou de la réformer ; c’est ce qu’indique le plus vulgaire bon sens. Mais pour qu’une réforme ait des chances de succès, il importe de bien s’assurer d’avance si le but de l’institution, qu’on suppose viciée, ne serait pas par hasard intrinsèquement irréalisable, c’est-à-dire entouré de difficultés telles qu’elles équivalent dans la pratique à des impossibilités. Dans ce cas, en effet, on s’exposerait inévitablement à l’un de ces deux résultats : à échanger un mal contre un autre, ou à empirer la situation. Or, nous le disons à regret, tel nous paraît être à très peu près le cas dans la question du jury. Selon nous, la tâche imposée à cette commission, est virtuellement inexécutable. Il suffit, pour le prouver, d’énoncer le problème qu’on lui donne à résoudre. Voilà, lui dit-on, quatre mille morceaux de peinture et de sculpture ; vous allez en faire deux parts, s’il se peut égales ; dans l’une de ces moitiés, vous mettrez les meilleurs, dans l’autre les pires ; puis, quand vous aurez fait ce départ, vous placerez les premiers dans la galerie du Louvre, et vous renverrez les seconds à leurs auteurs. Quand on pense que cette opération porte sur des objets d’art, c’est-à-dire sur tout ce qu’il y a au monde de plus rebelle à des déterminations précises, on ne peut assez admirer la confiance de ceux qui s’imaginent pouvoir l’exécuter avec convenance et justice. Où est, dans cette échelle ascendante et descendante de mérites, de défauts, de qualités, de conditions de toute espèce, si prodigieusement nuancées et variables, la ligne exacte qui sépare infailliblement, nous ne disons pas le bon du mauvais, mais leurs degrés, le plus et le moins ? Remarquez qu’il n’est pas question en ceci d’une justice absolue, mais d’une justice relative ou distributive. Il ne s’agit pas de désigner parmi quelques milliers de tableaux un certain nombre d’œuvres absolument bonnes, c’est-à-dire rigoureusement conformes à ce type d’excellence et de perfection réalisé dans chaque genre par les maîtres de l’art. Ce triage serait relativement assez facile, mais la récolte serait bien maigre ; le salon se trouverait réduit tous les ans à cinq ou six morceaux, et même il pourrait arriver qu’il n’y eût pas de salon. Ce dont il s’agit, c’est de faire entre les ouvrages un partage tel que le meilleur des exclus soit pourtant moins bon que le plus mauvais des reçus, ou, ce qui revient au même, que le moins bon des admis soit pourtant supérieur au meilleur des rejetés. Or, la raison indique que ce but ne peut pas être atteint, et l’expérience prouve par des faits sans nombre qu’il ne l’est jamais. Quand nous disons que c’est là la question, c’est dans la supposition, bien entendu, qu’on veut être juste, et, comme cette supposition doit être admise à priori, il s’ensuit que le problème est évidemment insoluble. L’objection est générale ; elle s’adresse à tout jury, quel qu’il soit, et, sans nous arrêter à la développer, nous la tiendrons pour valable tant qu’elle ne sera pas réfutée.

La conclusion naturelle de ce raisonnement serait qu’il faut supprimer le jury. Supprimer le jury, c’est se résoudre à tout recevoir. Cette solution, nous l’avons émise plus d’une fois, mais elle est peu goûtée. On n’y fait, il est vrai, que des objections théoriques qui ne valent pas une expérience. On craint deux choses, l’encombrement et la déconsidération de l’art par la prédominance des mauvais ouvrages. La première difficulté n’est pas sérieuse. Le Louvre est grand ; en 1824, on y reçut trois mille morceaux ; ses salles en contiendraient facilement le double. La seconde est plus grave. Tout accepter, c’est ôter quelque chose au prestige d’une exposition où ne figurent que des œuvres de choix ; l’admission est déjà par elle-même une distinction, un privilége. L’irruption de la foule dans ce sanctuaire le transformerait en un bazar, en un magasin ; le but de l’exposition, qui est comme une représentation au bénéfice de l’art, serait manqué. Cette objection serait très forte et peut-être invincible, s’il n’y avait un moyen assez simple de tout recevoir sans ôter à l’exposition son caractère et son effet. Il ne faut pour cela que donner une extension systématique à un usage déjà existant, le classement des ouvrages dans le Louvre. Tout le monde sait qu’il y a dans le local actuellement destiné à l’exposition des places réservées ; le salon carré, par exemple, est proprement la salle d’honneur. Les morceaux qui y sont installés sont, par ce fait seul, désignés comme des œuvres d’élite, et cette distinction exprime tacitement, de la part des ordonnateurs, des préférences qui sont des jugemens. Après le salon, et presque sur la même ligne, vient la première travée de la galerie, et ainsi du reste. L’admission pure et simple n’est donc pas la seule marque de la distinction ; elle n’est que la première ; il y en a une seconde, souvent plus significative encore, la place. Eh bien ! pourquoi n’essaierait-on pas de généraliser cette pratique, de la réduire en méthode et de l’appliquer en grand à tous les ouvrages présentés ? Pourquoi n’établirait-on pas deux catégories de salles correspondant aux deux catégories de talens et de mérites qu’il s’agit de classer. La disposition du Louvre est tout-à-fait favorable à une distribution de ce genre. La grande galerie et ses annexes immédiats seraient de droit considérés comme les salles d’honneur ; d’autres, telles que celles du musée Charles X, du musée espagnol, seraient censées le sepulchrutum des œuvres d’un rang inférieur. Cette séparation équivaudrait par l’effet moral à l’exclusion. Le jury conserverait ses fonctions, qui aquerraient un nouveau degré d’importance et de gravité. Ses décisions n’étant plus secrètes, mais exposées, avec les ouvrages, au grand jour de la publicité, et sujettes à être cassées par le tribunal suprême de l’opinion, il mettrait plus de rigueur dans ses opérations. Il remplirait toujours sa tâche de juge, mais on saurait du moins ce qu’il fait, et il ôterait, en publiant les motifs de ses sentences, tout prétexte à des accusations qu’on peut toujours croire fondées, tant qu’elles ne sont pas démontrées fausses. De leur côté, les artistes séparés seraient moins prompts à crier vengeance et à faire appel à la justice publique, en face même de leur œuvre. Nous croyons même que ce genre d’exclusion tacite leur serait beaucoup plus sensible qu’un rejet absolu, qui leur laisse toujours la ressource de se dire persécutés et opprimés, lors même qu’on ne leur a fait que ce qu’ils méritent. Quant à ceux qui seraient injustement traités, l’opinion leur ferait une réparation, d’autant plus flatteuse qu’elle serait exceptionnelle.

Cette courte indication suffit au but que nous proposons ici, qui n’est pas de tracer un plan d’organisation nouvelle de l’exposition, mais seulement d’en formuler le principe. Par ce système, on n’innove pas, à proprement parler, on ne change rien dans la constitution actuelle. On ne fait qu’étendre l’usage du classement, et lui donner une direction systématique. Le principe du choix et de l’épuration subsiste avec toutes ses conséquences, mais on le concilie avec le respect de la justice, qui doit passer avant toute autre considération.

Tel serait, selon nous, le seul moyen de mettre un terme à la situation équivoque et fâcheuse des artistes et du jury, le seul qui puisse assurer l’exercice de tous les droits, de toutes les prétentions raisonnables, et faire rentrer hommes et choses dans la vérité.

Cependant nous reconnaissons que l’opinion, par des motifs trop longs à développer, ne serait guère favorable à un essai de ce genre, et comme, d’ailleurs, il est sans exemple qu’une idée quelconque, suggérée par un individu isolé et livrée à la publicité, ait jamais été réalisée ni même prise en considération, nous n’insisterons pas davantage sur ce projet. Nous allons, en conséquence, nous placer sur le terrain où la question se trouve maintenant circonscrite, et examiner jusqu’à quel point et par quels moyens on pourrait, en acceptant comme nécessaires les élémens de la situation présente, en atténuer à quelque degré les inconvéniens et les abus. Nous prendrons exclusivement pour base les faits précédemment exposés.

Parmi les modifications à introduire dans l’organisation actuelle, nous n’en voyons que quatre possibles. Elles porteraient sur les points suivans :

1o La composition du jury ;

2o Les conditions matérielles de ses délibérations ;

3o Une définition et circonscription plus précise de la nature et du but de sa mission ;

4o Les conditions auxquelles on pourrait soumettre les exposans.

Quant à la composition du jury, il faut repousser directement toute idée de substitution d’un jury à un autre ; celui qui existe serait difficilement remplacé. Quelques esprits irréfléchis ont pu rêver un jury électif, pris dans la masse des artistes, ou telle autre combinaison de ce genre. Il est fort heureux qu’on ne veuille pas les écouter, et qu’ils ne puissent pas parvenir à s’entendre. On peut affirmer hardiment qu’il serait impossible de trouver ailleurs qu’à l’Académie des Beaux-Arts une réunion de trente-quatre artistes dont le nom, les précédens, les services, la gloire, le talent et la science pussent surpasser celle-ci en considération, et offrir plus de garanties pour les lumières et l’indépendance. On pourrait faire un jury qui n’aurait pas les mêmes préjugés, les mêmes préoccupations systématiques, les mêmes passions et les mêmes faiblesses, mais il en aurait d’une autre espèce, et certainement non moins incommodes ; il manquerait surtout d’une chose très précieuse et qui ne s’improvise pas, la force d’opinion, l’autorité. C’est là ce qu’il importe de conserver à tout prix. Le personnel actuel devrait donc, dans toute hypothèse, être maintenu comme base fondamentale de tout jury. Il ne peut être question de le changer, mais seulement d’en modifier l’esprit et les habitudes, qui ont pris une tendance trop exclusive. Pour cela, il n’est d’autre moyen que l’introduction de quelques élémens étrangers, c’est-à-dire les adjonctions ; on ne peut, en effet, y faire pénétrer, en juste proportion, un esprit nouveau que par des hommes nouveaux. Mais ces hommes nouveaux, où les prendre ? Ici commencent les difficultés. Il ne serait pas impossible pourtant de constituer, en dehors de l’Académie, une catégorie d’artistes établie sur des conditions déterminées d’âge, de titres acquis, de notabilité fondée sur des faits matériellement appréciables, tels que récompenses publiques, participation aux travaux des monumens nationaux, la décoration, etc. C’est dans ce personnel nouveau qu’on pourrait, tous les ans, tirer, par la voie du sort, un certain nombre de noms entre lesquels le roi prendrait ceux qu’il jugerait à propos de choisir comme membres du jury. Nous laissons de côté tout détail d’exécution ; nous savons et nous avouons que ce mode de procéder a des difficultés ; tous ceux qu’on proposera en auront, et, ce qui est plus regrettable, aucun n’aura de grandes probabilités de réussite. Que deviendraient ces nouveaux élémens en présence des anciens, et comment s’accorderaient-ils ? Toutes ces questions dépassent la portée de nos prévisions. Tout ce que nous pourrons dire, c’est d’une part que, si on veut changer l’esprit du jury, comme cela paraît urgent, il faut en modifier le personnel, n’importe par quels moyens, dont il faut laisser la recherche à la sagesse de qui de droit, et d’autre part, que, si on veut faire entièrement du neuf, on gâtera tout infailliblement.

On voit que ce premier point de réforme nous inspire bien peu de confiance. Il est pourtant considéré comme le plus important ; c’est celui sur lequel portent tous les projets, tous les vœux. Nous doutons que ces vœux soient exaucés, et que ces projets se réalisent. Quoi qu’il arrive, on n’aura pas grand sujet de se féliciter ou de se plaindre, car la principale cause de l’abus n’étant pas dans la composition du jury, mais dans l’essence même de la tâche qui lui est imposée, tout changement qui ne porterait que sur cette composition serait à peu près indifférent, et n’aurait que des résultats à peine appréciables.

On pourrait attendre davantage d’un second moyen, l’établissement d’une meilleure forme dans les délibérations et l’examen des ouvrages. Et d’abord il est évident de soi que quinze jours ou quatre-vingt-dix heures sont un espace de temps beaucoup trop court pour l’examen de quatre mille peintures ou sculptures. Nous croyons fermement que les deux tiers des quiproquos, qu’on prend pour des injustices ou des bévues, ne sont que des accidens inévitables dans cette manière expéditive de procéder. De là ces étonnantes disparates qui permettent de supposer qu’on suit dans ces décisions la méthode de l’honnête juge Bridoye, lequel, au dire de Rabelais, tirait aux dés le sort des plaideurs, pour ne pas charger sa conscience d’un mauvais arrêt. Mais les conséquences matérielles et morales de ces coups du sort étant très graves, il serait bon de corriger les caprices du hasard. Il ne faut, pour cela, que beaucoup d’attention et du temps. Un mois de plus ne serait pas de trop pour ce triage. Il donnerait trois minutes pour chaque décision au lieu d’une ; c’est bien le moins qu’on puisse exiger.

Ne serait-il pas utile aussi de soumettre le premier jugement à une sorte de révision. Ce jury est le seul tribunal de France qui juge sans appel. On sait pourtant qu’en fait d’art le même ouvrage ne se voit pas deux fois avec les mêmes yeux. Il faut y revenir souvent pour bien se rendre compte de ce qu’on voit. Pourquoi donc n’apporterait-on pas dans une inspection si délicate la dose de circonspection qu’on oublie rarement d’accorder à l’examen d’une pièce de monnaie tant soit peu suspecte ?

Enfin il serait à propos que les commissaires, régulièrement convoqués, voulussent bien se rendre au jury. L’introduction des jetons de présence y a déjà fait sentir son influence efficace. Le jeton est en effet un topique admirable ; il est le régulateur souverain de la ponctualité académique. Supprimez le jeton, et il n’y a plus d’académies en France. Une admonition venue d’en haut ajouterait à son effet.

À ces trois conditions : le temps, la révision et la coopération de tous les membres, ce jury, si chargé d’anathèmes, améliorerait notablement sa condition et celle des parties amenées à sa barre. On ne pourrait plus dire du moins qu’il n’évite le reproche d’injustice ou d’ignorance qu’en se réfugiant dans le hasard.

Nous avons déjà touché au troisième point, la détermination du véritable but de l’examen du jury. Il doit se restreindre à l’appréciation du degré d’instruction technique révélé par l’œuvre qu’il a sous les yeux. Les questions de style, de manière, de goût, doivent être écartées. Il ne saurait en tenir compte sans se jeter dans un dédale de difficultés sans issue. Ainsi bornée au strict nécessaire, sa besogne serait moins rude et sa marche plus aisée. Cette distinction est un peu subtile, mais les hommes de l’art en apprécieront la valeur. Du reste, il sera plus facile de leur faire comprendre ce principe que de le leur faire appliquer.

Quant aux conditions à imposer aux artistes, elles se réduisent à une seule, l’obligation de n’envoyer qu’un nombre déterminé de morceaux. Ce nombre pourrait varier, par exemple, de un à trois, suivant les genres. La convenance de cette mesure, qui simplifierait l’examen et désencombrerait le salon, n’est contestée par personne. Voilà ce que l’étude de la question du jury nous permet de désirer, de craindre, de prévoir. La solution est entre les mains de la sagesse royale.

Les artistes doivent attendre avec confiance le résultat de leur démarche auprès de la seule autorité qui ait le droit et le pouvoir de décider. Ils seraient bien mal conseillés s’ils mêlaient à cet acte parfaitement convenable et digne des démonstrations intempestives. On parle cependant d’un projet d’exposition particulière des ouvrages refusés. Dieu veuille que cette idée reste en projet ! Ces sortes de protestations n’ont jamais réussi, et ne réussiront jamais. Qu’attendent-ils d’une exposition de cette nature ? S’imagineraient-ils, par hasard, pouvoir faire concurrence au salon ? La prétention serait folle, et, qui pis est, ridicule. Se flatteraient-ils de faire honte à leurs juges et d’en tirer vengeance par la démonstration publique de leur injustice ? C’est là sans doute ce que veulent les amours-propres blessés ; mais qu’ils se gardent de toute illusion à cet égard. Il se pourrait très bien que, dans cette épreuve, l’injustice du jury, qu’ils disent si grande, parût en définitive au public fort petite. Les ouvrages refusés, pris en masse, composeraient assurément une galerie peu agréable, et les meilleurs ne sont pas positivement des chefs-d’œuvre. Exhiber toute cette défroque est le plus dangereux des partis. Les mauvais ouvrages admis condamnent les juges ; mais les refusés condamnent les plaignans. Les artistes refusés doivent, s’ils sont sages, s’assurer le bénéfice de l’incognito, qui leur permet d’élever la voix, de crier aussi haut qu’ils veulent sans crainte d’être contredits. Sans doute, plusieurs d’entre eux pourraient s’exposer sans inconvénient et même avec avantage à l’épreuve ; mais ce n’est pas là le cas du plus grand nombre. Or, que ferait-on de ceux-ci ? Il est impossible qu’on songe à montrer tout ; il faudra nécessairement qu’on choisisse pour donner quelque apparence à ce salon improvisé ; et voilà qu’on tombe immédiatement dans les exclusions, dans les catégories, dans les jurys. Décimés déjà par le comité du Louvre, les artiste se résoudront-il à se décimer encore entre eux ? De quel air les victimes de cette seconde épuration recevront-elles cette nouvelle sentence d’interdit ? Refusés deux fois par le jury officiel d’abord, puis par leurs compagnons d’infortune, il ne leur restera d’autre ressource que de se recevoir eux-mêmes ; et nous aurons alors on ne sait combien de salons au petit pied, en lutte ouverte d’anathèmes, de protestations et d’exclusions !

Tout cela est insensé, et, nous l’espérons, ne se réalisera pas. Il faut que les artistes se persuadent bien que, s’il n’y a pas, comme on le dit, de salon sans jury, il est bien plus sûr encore qu’il n’y a pas de salon sans Louvre. Le Louvre, c’est la royauté ; c’est aussi la nation : c’est le panthéon du pays dans le domaine de l’art. C’est là et non ailleurs que se trouvent la consécration du temps, la grandeur et l’éclat des souvenirs, l’autorité des traditions, la splendeur monumentale, le prestige d’une solennité publique, en un mot tout ce qui attire, entraîne, éblouit et impose. Dans les conditions où l’art est placé à notre époque moderne, le salon est le seul foyer de vie et d’action publique qui lui reste. L’art n’est plus un besoin, mais un noble plaisir de l’esprit ; il n’est plus un des organes essentiels de la société, il est devenu un simple spectacle. Pour que ce spectacle soit grand, beau et moral, il faut le soutenir à la hauteur d’une institution nationale et royale ; or cette institution est le salon, et son théâtre est le Louvre. Hors du Louvre, il n’y aurait plus de salon ; il n’y aurait que des boutiques de tableaux. L’art aujourd’hui ne pourrait se soustraire au patronage royal et à la haute main de l’état que par un acte de suicide. S’il se sépare de ces centres d’impulsion et d’autorité, et essaie de se pousser et se produire par d’autres voies que la grande voie publique, il tombera inévitablement dans les ressources mesquines et sans dignité du mercantilisme, et dans la dégradation qui en est la suite. Il entrerait dans le système anglais. Là où ce système règne, les exhibitions livrées aux inspirations des intérêts individuels ne sont que des étalages ; l’émulation a perdu son beau nom, et s’appelle la concurrence ; la gloire, ce rare et brillant joyau, a été échangée contre le succès ; l’art est devenu un métier, et les artistes (sauf quelques exceptions) des ouvriers en objets de luxe et de curiosité.

Au lieu donc de s’isoler, de se morceler, de bouder au jury et au salon, les artistes doivent se grouper autour du Louvre comme autour du palladium de l’art. Ils ont le droit d’y entrer, puisqu’on les y invite et que la fête est donnée pour eux. Si on les repousse, ils sont autorisés à se plaindre, mais non à se retirer sur le mont Aventin. Ils ont fait une supplique au chef de l’état. C’est bien. Qu’ils en attendent l’effet avec respect et confiance, sans en altérer le sens et en affaiblir l’efficacité par des actes inconsidérés de protestation et de scission dont le moindre inconvénient serait le ridicule.

II. — Peinture historique.

Nous n’avons pu arriver à l’entrée du salon sans traverser la question du jury. Les artistes auraient préféré peut-être que nous nous occupions un peu moins de leurs affaires et un peu plus de leurs ouvrages ; mais ils n’auront rien perdu pour attendre. Nous allons immédiatement les satisfaire en commençant, comme il convient, par les peintures sacrées. Ab Jove principium.

Tableaux de piété. — Commencer par les peintures religieuses, c’est se conformer à la hiérarchie des genres et non à celle des talens. En suivant la dernière, on rencontrerait d’autres œuvres et d’autres noms. Nous aurions fait marcher en tête M. Gabriel Gleyre, nom presque nouveau et avant peu ancien, avec sa nacelle chargée de jeunes filles, gracieuse et poétique création qu’on dirait détachée de quelque mur antique ; M. Meissonnier, ce Français dépaysé qui vit en société familière avec Terburg et Metzu ; M. Robert-Fleury, qui veut mettre le genre dans l’histoire ou l’histoire dans le genre, et qui est assez heureux pour ne faire ni l’un ni l’autre ; M. Glaize, qui a su donner à son tableau des Baigneuses un air de maître, et ne nous trompe pas tout-à-fait par cette apparence ; M. Ad. Leleux, avec ses Chanteurs espagnols ; M. Léon Cogniet, avec son Tintoret ; M. Papety avec son Rêve de bonheur, MM. Horace Vernet, Granet, Charlet, et plusieurs autres encore. La régularité de la méthode nous ôte ce plaisir. Elle nous ramène devant des toiles plus tristes, comme, par exemple, celles de M. Schopin.

La peinture de cet artiste, si popularisée par l’aqua-tinte, la lithographie et le pointillé, est difficile à définir, et ne vaut pas peut-être la peine qu’on se donnerait pour cela. Disons seulement qu’elle est très goûtée et mérite de l’être par ceux qui ne savent pas qu’il peut y avoir un naturel, une vérité, une élégance, une grace, un goût, non-seulement étrangers à l’art, mais qui même l’excluent. C’est à la fois tout ce qu’il y a de plus joli, et par cela même de moins beau. Ceci s’applique principalement aux petites compositions de cet artiste, telles que son Moïse sauvé du Nil, sujet précédemment traité par Nicolas Poussin, quoique d’une manière moins agréable.

M. Schopin en veut absolument, à ce qu’il paraît, à Poussin, car il l’a défié encore une fois dans un sujet bien autrement sérieux. Il a refait le Jugement de Salomon ; mais, peu content probablement du style de son émule, il a essayé d’y substituer le sien, qui est en effet tout ce qu’on peut concevoir de plus différent. Au lieu de ces draperies qui sentent trop la statue et le mannequin, et peu conformes d’ailleurs à la vérité historique, il a revêtu ses personnages de ces beaux habits orientaux qu’on trouve chez les costumiers de théâtre. Il a jugé aussi que les poses des personnages de Poussin étaient trop académiques ; il s’est rapproché en conséquence de la nature. Le jeune roi a les deux poings fermés, serrés, presque crispés, ce qui indique sans doute la tension de son cerveau de juge. Nous avons vu quelque part la bonne mère qui enroule ses deux bras autour de son enfant ; c’est, sauf erreur, un souvenir de M. Delaroche, qui lui-même s’était souvenu du Guide. La mauvaise mère, debout, le poing sur la hanche, la mine effrontée, a l’air d’apostropher le tribunal en termes qui ne se trouvent que dans le dictionnaire de Vadé. Telle est la Bible selon la traduction de M. Schopin. Nous ne lui conseillons pas d’aller faire juger son tableau à Rome.

Une transition brusque nous conduit au Jérémie de M. Henri Lehmann. Nous persistons à croire que cet artiste sort un peu de la sphère, sinon de la portée de son talent, en abordant les sujets de haut style. Il est plus maître de lui et plus sûr du résultat dans les compositions qui ne réclament que de la grace, des motifs ingénieux et le charme d’une exécution habile, comme il le prouva jadis par sa charmante Ondine, et l’an passé par ses Femmes au bord de l’eau. Il ne se soutint pas au même degré relatif de perfection dans sa Flagellation du précédent salon, et son Jérémie mérite la même remarque. On demande beaucoup à qui entreprend beaucoup. Sa composition, de trois figures seulement, est un peu maigre. La toile est vide, on dirait quelle attend quelques acteurs. Son prophète, enchaîné sur un roc, est censé dicter à Baruch son disciple, couché à ses pieds, une sinistre prophétie qui lui est soufflée à l’oreille par l’esprit divin, sous la forme d’un ange ; mais son geste et sa pantomime n’indiquent rien de cela. Pourquoi ce poing fermé, ces lèvres contractées et ces contorsions maniaques ? on le dirait saisi par le malin esprit, tandis que c’est un charmant adolescent qui lui parle. Quant à l’ange, son action, quoique un peu violente, est mieux justifiée par son rôle ; il menace, il maudit, il est l’ange exterminateur. Il nous semble que M. Lehmann a fait de l’exagération en croyant ne faire que de la force. Son dessin veut être grand, mais il est plein de petites recherches qui en ôtent le nerf. L’exécution est très étudiée, délicate et habile ; elle manque seulement de ressort et de physionomie. La couleur n’est ni fausse ni choquante, elle est nulle. Je ne sais si ce que je viens de dire est un éloge de cette peinture ; je le voudrais pourtant, car elle est en somme très estimable, et ne laisse à désirer que des qualités qu’on ne peut plus, à ma connaissance, demander aux peintres de notre temps.

La Madone de Mme Calamata serait bien meilleure si elle ne ressemblait pas tant à des choses meilleures encore. C’est là une peinture qui, par le goût de la composition, le style, les singularités, la couleur, révèle une imitation très voisine de la servilité. On pouvait par exemple éviter aux deux côtés de la scène ces deux moitiés de profils si maladroitement, quoique si curieusement, attachés à deux têtes de face. Il y a des exemples de cela dans les œuvres du maître qui a fourni les élémens de ce tableau, mais on pouvait se dispenser de cet emprunt. On préférerait surtout retrouver la fermeté et la pureté de son dessin, qui fait défaut sur trop de points, particulièrement dans les jambes, les bras, et les genoux du bambino, qui sont évidemment cassés. La figure de la Vierge est la meilleure ; elle est du type raphaélesque remanié par Ingres. Le sentiment en est doux, élégant et élevé. Le ton général est harmonieux ou peut-être simplement uniforme. Cette peinture a plusieurs degrés de mérite : de loin on dirait un tableau italien ; d’un peu plus près elle devient un tableau de M. Ingres ; de très près enfin c’est un tableau de Mme Calamata. Mais ce qui lui reste dans cette dernière transformation est encore suffisant pour qu’on ne se souvienne plus exclusivement des deux autres.

Avec le Saint Hubert de M. Cottrau, nous passons à l’antipode du morceau précédent ; nous entrons dans le domaine de la couleur et du clair-obscur. La composition est insignifiante. Saint Hubert à genoux devant un grand cerf dix-cors dont la tête est surmontée d’une croix lumineuse, n’a rien de bien intéressant ; il est d’ailleurs un peu éclipsé par la croupe de son cheval, qui se présente au spectateur de la manière la plus propre à être caressée. Il y a aussi une meute de chiens de toutes races fort bien caractérisés, ce qui est un mérite. Il y a le griffon, le basset, le chien d’arrêt, le chien courant, le lévrier. Nous recommandons cette toile aux chasseurs. Il faudrait un bien grand talent d’exécution pour faire passer tout cela pour de l’art. M. Cottrau n’en manque pas ; il se plaît, parce qu’il s’y entend, aux jeux de lumière, aux effets contrastans, mais il ne réussit qu’à demi, et il faut réussir tout-à-fait ; or, cela ne lui est pas arrivé cette fois, que nous sachions.

M. Bézard a composé une scène dont Raphaël se serait heureusement tiré. Un bel ange protége une ame innocente et l’arrache des griffes du diable. Il est des peintures sur lesquelles on ne trouve absolument rien à dire ; on ne peut parvenir à découvrir ce qu’il a ni ce qui y manque. L’auteur de celle-ci ne peut donc nous en vouloir de notre silence, et nous souhaitons même qu’il l’interprète favorablement.

Nous devrions peut-être observer la même réserve à l’égard de deux grands ouvrages signés de MM. Varnier et Jourdy. Le premier a représenté les douleurs du saint homme Job, qui, ruiné, couvert d’ulcères et couché sur un fumier, a l’agrément d’être querellé par sa femme, et catéchisé par trois de ses intimes amis, qui lui prouvent très bien que c’est lui qui a tort. Tout cela est dans le livre de Job et dans le livret du Salon, mais non sur la toile de M. Varnier ; nous n’y voyons que de grands corps d’un dessin lourd et fort équivoque, des expressions insignifiantes, des tons mous, froids et terreux. C’est une mésaventure de plus à ajouter à celles du saint homme. Quant à M. Jourdy, son Jésus au milieu des Docteurs a du moins les apparences d’une composition. On y sent une étude consciencieuse ; on y découvre des souvenirs des bonnes choses et la bonne volonté de les égaler. Mais comment faire adopter quelques intentions heureuses avec une exécution si froide, si sèche et si terne ? En vérité, on ne sait plus aujourd’hui ce qu’est devenue la peinture. Que de bons tableaux nous aurions, si l’on n’eût oublié de les peindre ?

Si l’on ajoutait au grand martyre de M. Raverat la prestesse de main, la fantaisie souvent piquante, le faire facile, hardi, des Coypel, des Detroy, et autres peintres à fracas de l’autre siècle, il se ferait pardonner d’avoir adopté dans l’ordonnance de son sujet le goût de composition théâtrale de ces maîtres. Cependant on doit reconnaître ici un certain sentiment de la composition pittoresque, qui n’est pas du tout la composition, au sens littéraire, et dont le secret est à peu près perdu, avec bien d’autres.

Dans son Évanouissement de la Vierge, M. Pilliard est tombé dans quelques défauts de convenance historique et de composition que nous ne relèverons pas. Des expressions justes, des draperies étudiées et rendues avec goût, un dessin correct, quoique un peu indécis, une exécution habile, quoique trop méthodique, recommandent son ouvrage, qui ne doit pas cependant être loué jusqu’à l’admiration, et moins encore jusqu’à l’enthousiasme. La petite Sainte Famille de M. Cazes, provenant de la même école, est une production enfantine, qui serait naïve si elle n’était sans signification aucune.

Parmi une cinquantaine d’autres grandes toiles destinées aux églises du royaume, il nous serait difficile d’en trouver plus de trois ou quatre dignes d’être mentionnées. Nous placerons dans cette exception : le Christ en croix, de M. Simon Guérin, remarquable par la justesse et l’énergie de la pantomime des saintes femmes, et par une certaine vigueur d’exécution qui parfois dégénère en dureté ; le Christ mort ou Pietà, de M. Coutel ; la figure de la Vierge est d’un beau jet et d’un beau sentiment comme expression et comme ajustement ; l’Ensevelissement du Christ, de M. Perignon, dont la composition offre des parties très satisfaisantes ; le Saint Joseph, de M. Cornu, peinture sage et savante ; le Christ et les apôtres Jacques et Jude, de M. Lestang-Parade ; le Sauveur et Marthe, de M. Forcy, et l’Ecce Homo, de M. F. Boissard. Nous ne louons pas tout dans ces œuvres d’artistes, dont plusieurs en sont à leurs premières armes, mais nous préférons n’y voir que ce qui est louable.

Cette liste des peintures religieuses est bien courte, et elle aurait pu, sans inconvénient, être réduite. Les autres genres nous fourniront une plus grasse récolte.


L. Peisse.
  1. Cette interprétation n’est heureusement plus admissible pour quelques-uns. On assure que la supplique des artistes a reçu l’adhésion et la signature de plus d’un membre du jury. On cite déjà MM. Ingres et Delaroche.