Le Salon de 1843/02

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LE SALON.

III.
TABLEAUX D’HISTOIRE.[1]

La signification du mot histoire, en peinture, est très large ; elle était originairement plus restreinte et plus conforme à l’étymologie. Aux XIVe, XVe et XVIe siècles, alors que la peinture était à peu près exclusivement appliquée à la décoration des églises, des cloîtres, des cimetières et autres édifices sacrés, les artistes empruntaient presque tous leurs sujets aux récits de la Bible, des légendes des saints ou de la tradition. Ces récits, dans le langage naïf de ces temps, s’appelaient des histoires (istorie). On disait d’un peintre qu’il avait peint des histoires en tel ou tel lieu, manière de s’exprimer qu’on rencontre à chaque page dans Vasari. Plus tard, cette désignation s’étendit aux sujets tirés de l’histoire profane et de l’antique mythologie, à toute représentation de faits ou personnages historiques, réels ou fabuleux. Enfin on appliqua la même dénomination à des sujets tout d’imagination, et auxquels l’histoire ne fournissait absolument rien, tels que des scènes pastorales, des batailles, des allégories, des représentations emblématiques. Dès-lors la première acception du mot se perdit, et il en prit une autre, tirée, non plus de la nature des sujets représentés, mais du mode, du style, du caractère de la représentation. On appela historique toute peinture composée et exécutée dans un mode noble, élevé, grave, destinée à transporter l’imagination dans cette sphère idéale de pensées, de sentimens et d’émotions qui est le domaine de la haute poésie. C’est ainsi que le paysage même, traité dans un certain goût, entra dans le genre historique. L’histoire, en peinture, a donc maintenant à peu près le même champ que l’épopée, la tragédie, la poésie lyrique en littérature. On y a joint dans ces derniers temps le drame et même le mélodrame. Ainsi agrandie, la peinture historique ouvre une carrière sans limites à l’invention de l’artiste moderne. La religion, la philosophie, la poésie, l’histoire, le monde matériel et le monde moral, tout ce qui peut être vu par les yeux, conçu par l’esprit, rêvé par l’imagination, lui est livré. Ce n’est certes pas la matière qui lui manque.

On pourrait croire que cette grande extension du domaine de la peinture historique a dû être favorable au développement de l’art. Ce n’est pas ici le lieu de rechercher ce qu’il faut penser de ces conquêtes. Ces remarques n’ont pour le moment d’autre but que de justifier le rang que nous donnons, dans cette revue, à plusieurs tableaux, qui n’ont absolument rien d’historique dans le sens littéral, par exemple celui de M. C. Gleyre.

Cet ouvrage a produit dans le salon de cette année une sensation qu’on a rarement l’occasion d’y éprouver, celle de l’imprévu. On a pu voir ce qu’on n’avait pas vu depuis bien long-temps, une œuvre de peinture assez forte pour se soutenir seule, par sa vertu propre, sans autre élément de succès que le pur attrait de l’art. Il n’y a ici aucune de ces recettes banales de composition et d’exécution au moyen desquelles beaucoup d’artistes, même parmi les habiles, cherchent à fixer l’attention distraite de la foule, persuadés sans doute qu’il leur suffit, pour être admirés, d’être d’abord regardés. Le plus usé, quoique encore le plus sûr, de ces petits secrets du métier, c’est le choix du sujet et du personnel de la composition. Pour la plupart des exposans, c’est là la grande affaire, et non sans raison, car, le plus ordinairement, l’examen de l’œuvre prouve de reste qu’ils ont fait sagement de mettre de moitié dans leurs chances de réussite les noms, le rang, les habits, les titres et la renommée de leurs héros. La peinture de M. Gleyre n’a pas ce genre d’intérêt dramatique ou historique qui, loin de suppléer à celui de l’art, n’en fait souvent que mieux sentir l’absence ; mais elle peut s’en passer. Le sujet de sa composition n’est rien par lui-même ; il ne se rapporte à aucun lieu, à aucun temps, à aucun nom, et n’éveille aucun souvenir ; aussi lui a-t-il donné le plus insignifiant des titres : le Soir. En effet, ce demi-jour doux et mélancolique répandu sur la scène nous place à cet instant de la journée où les derniers feux du soleil couchant, déjà tombé sous l’horizon, commencent à pâlir et vont faire place au crépuscule ; dans un coin du ciel, la lune montre son croissant argenté ; dans le fond, quelques palmiers mêlés aux lignes sévères de montagnes lointaines élèvent çà et là leurs cimes indécises noyées moitié dans l’ombre. Voilà tout ce qui justifie le titre de cette peinture. Le véritable sujet n’y est pas même indiqué, mais il s’explique suffisamment de lui-même. Sur un beau et large fleuve, qui pourrait bien être le Nil, dont les eaux profondes, limpides et calmes reflètent l’azur du ciel et les reliefs des deux rives, glisse, au gré du courant et d’une légère brise, une barque à structure antique. Sur cette élégante nacelle, onze jeunes filles chantent ensemble au son des harpes. L’air frais du soir soulève en passant leurs tuniques flottantes et leurs belles chevelures, et disperse au loin le bruit des instrumens et des voix. Assis sur le bord de la barque, un Amour nonchalamment appuyé sur une rame effeuille et laisse tomber des fleurs dans l’onde. Sur la rive du fleuve, un homme, dont le front soucieux porte déjà l’empreinte des pensées de la vieillesse, regarde passer en silence la joyeuse embarcation. Une lyre, qui vient de résonner sans doute pour la dernière fois sous ses mains, s’en est échappée, et, désormais muette, gît abandonnée à ses côtés. À son riche vêtement, au cercle d’or qui entoure sa tête, on peut présumer qu’il a bu aussi, lui, à la coupe des joies de la jeunesse et de la vie ; la folle nacelle, avec son charmant équipage et son insouciant pilote, passe et fuit sans le voir, emportant avec elle tout ce qu’il a perdu, et ce qu’elle perdra elle-même en route.

Avec un peu de la philosophie du maître à danser de M. Jourdain, on trouverait une infinité de choses dans cette peinture, car il y en a pour le moins autant que dans un menuet. Nous n’y avons voulu voir, pour plus de sûreté, que ce que tout le monde y voit du premier coup. C’est, au reste, le propre des œuvres d’art d’une certaine élévation d’évoquer une multitude d’idées et de sentimens qui se groupent autour de la donnée première conçue par l’artiste ; elles contiennent toujours bien plus de choses et d’autres choses qu’il n’a voulu et cru y mettre. Elles ressemblent, à un certain degré, par ce côté, aux œuvres de la nature, dont toutes les forces de l’esprit humain ne sauraient embrasser ni épuiser les rapports. Il y a en effet une logique profonde dans le beau qui n’est, comme l’a dit admirablement Platon, que la splendeur du vrai. Or, une idée vraie, quelque circonscrite qu’elle soit en apparence, renferme tout un système de vérités subordonnées qui n’attendent pour éclore que l’incubation de l’intelligence. C’est ainsi que, chez les grands écrivains, ce qui est explicitement écrit et exprimé n’est rien auprès de ce qui est implicitement pensé et de là vient que faire penser est le signe distinctif du génie. Dans les œuvres médiocres, au contraire, tout reste en-deçà de ce qu’a voulu dire l’artiste, et il n’y a jamais rien au-delà. Semblables à un fruit avorté, elles n’ont pas un principe individuel et actif de vie et d’existence, et, comme une phrase dénuée de sens, elles n’éveillent ni idées, ni sympathie.

Quelle que soit la signification qu’a pu prendre dans la pensée des spectateurs la composition de M. Gleyre, qu’elle soit une idylle, une allégorie, une leçon de philosophie, une élégie, une ode anacréontique, peu importe. Il est possible et même probable qu’il y a un peu de tout cela ; seulement on peut présumer, sans faire le moins du monde tort à l’intelligence de l’auteur, qu’il a dû être étonné d’avoir eu, à son insu, tant d’esprit. Ce que nous savons mieux, c’est que, s’il avait fait lui-même la philosophie de son tableau pour le peindre, comme cela est arrivé à tel autre des exposans, son œuvre n’aurait pas probablement valu la peine qu’on en fît une pour l’expliquer. Laissant donc de côté toute cette métaphysique, examinons seulement ce qui paraît aux yeux dans cette peinture, sous le rapport seul de l’art.

Le système de composition et d’exécution du tableau de M. Gleyre est visiblement emprunté au goût antique ; c’est une imitation de la manière des peintres grecs, mais une imitation libre et intelligente, qui ne prend dans ses modèles que ce qu’il y a de plus général et de plus abstrait, leur méthode, ou, comme on dirait mieux en musique, le mode, le ton, la mesure. Aussi, malgré la ressemblance de cette peinture avec celles qui restent des anciens, elle n’a pas la moindre trace de pastiche. Sous un rapport seulement, M. Gleyre s’est tenu peut-être trop près de ses modèles ; sa couleur, presque toujours juste et franche, manque un peu de ressort, et le ton général, bien qu’harmonieux, n’a pas cette vivacité et cette fraîcheur dont l’absence n’est qu’un motif de regret dans des peintures faites il y a deux mille ans, mais de surprise dans une peinture faite d’hier.

À part cette insuffisance, que la situation véritablement exceptionnelle du tableau et le défaut de vernis ont pu exagérer, il n’y a plus qu’à louer dans l’œuvre de M. Gleyre. Comme disposition générale, sa composition est du goût le plus heureux. Ces onze figures de jeunes filles, échelonnées par groupes distincts sur toute l’étendue de la nacelle, ont chacune une action particulière qui marque son rôle dans la scène. Les têtes sont d’un type charmant où la délicatesse et la douceur prédominent, sans exclure chez quelques-unes la sévérité et l’élévation. Sans se répéter précisément, elles ont un air de famille, ou, pour le laisser mieux dire au poète :

Facies non omnibus una,
Nec diversa tamen, qualis decet esse sororum.

L’ingénieuse et sévère élégance des coiffures, toutes traitées dans un grand goût, à la manière antique, le style des draperies toujours pur et noble, sans pédantisme, la grace naïve et la justesse des attitudes et des expressions, la simplicité, correcte du dessin, le choix et l’exécution des accessoires, révèlent dans l’artiste un sentiment élevé, fin et délicat de l’art, un goût sain et sûr, et cet amour pur du beau et de l’idéal, que tous croient sentir, que si peu possèdent véritablement, et dont le souffle a, par une rare fortune, laissé quelque empreinte sur sa toile.

S’il fallait, dans l’intérêt de la vérité et dans celui de l’artiste, tempérer ces éloges, sinon dans leur esprit, du moins dans leur portée, on pourrait dire que les belles qualités de la peinture de M. Gleyre ne s’y montrent pas avec cet accent de décision et de force qui s’impose d’autorité. Elles sont modestes, retenues, presque timides ; elles ne se font voir qu’à demi, comme si elles craignaient d’être regardées de trop près ; et, quoique l’examen n’y fasse en définitive rien trouver de suspect ou d’équivoque, on préférerait leur voir une allure plus franche et plus libre. On pourrait craindre, en effet, que cette réserve ne les empêchât de se produire plus tard avec ce relief d’énergie, de caractère et d’individualité qui distingue les œuvres de maître, s’il n’était pas plus naturel encore de ne voir dans cette apparente timidité que l’hésitation d’un talent élevé et fin qui connaît le but, mais cherche encore la route et ne veut rien hasarder de peur de tout perdre.

Le tableau de M. Gleyre a été si bien accueilli et si loué, que nous avons craint un instant pour lui la grande popularité. Heureusement il n’a eu que la petite, c’est-à-dire celle de la critique. L’autre s’est décidément portée, et avec raison, sur un autre ouvrage, le Tintoret de M. Léon Cogniet.

En général, la vogue et la popularité universelle sont un préjugé assez peu favorable du mérite d’un ouvrage d’art. Ce n’est pas qu’elles s’attachent d’ordinaire à des productions tout-à-fait sans valeur, mais il est encore plus certain qu’elles ne s’attachent jamais aux œuvres véritablement supérieures. Le public ne demande guère dans la peinture que ce qu’il va chercher au théâtre, des émotions. Il n’a pas à satisfaire des facultés esthétiques, dont le développement a besoin de beaucoup de culture. Il ne voit dans un tableau que la chose représentée : l’art lui échappe ; et, pour que la représentation excite sa curiosité et son intérêt, il faut, sous le rapport moral, qu’elle soit empruntée à cette région moyenne d’idées et de sentimens communs à toute l’humanité, ou bien, sous le rapport matériel, qu’elle ait l’attrait d’une imitation suffisamment exacte pour frapper les yeux. La ressource la plus sûre pour le succès populaire d’une peinture est l’élément dramatique, pourvu toutefois que ce dramatique n’offre que des situations morales dont la vie offre des exemples familiers à tous, et n’exprime que des passions et des sentimens peu compliqués. C’est assez dire que ce drame ne doit pas aller jusqu’au haut pathétique des maîtres italiens, par exemple, ni jusqu’à l’idéal tragique. Il convient aussi que l’action représentée tombe en quelque point dans la sphère de la réalité par le nom plus ou moins connu des acteurs ou par la vérité historique du fait, transmise par la tradition, ou du moins certifiée et circonstanciée par le livret. À tous ces titres le Tintoret de M. Léon Cogniet devait attirer les regards et provoquer la sympathie. On raconte que la fille du peintre vénitien Jacobo Robusti étant morte dans la fleur de la jeunesse et de la beauté, son père, voulant garder un souvenir des traits de son enfant bien-aimé, eut la force d’ame de faire son portrait avant qu’on l’ensevelît. Vraie ou fausse, l’anecdote est très célèbre et d’un intérêt touchant. M. Léon Cogniet a rendu cette scène avec convenance et avec talent. La curiosité se porte naturellement sur le visage du père qui doit dire tant de choses, et il faut rendre cette justice à l’artiste, qu’il a rencontré une expression suffisamment conforme à la situation. Il n’a pas été médiocrement servi sous ce rapport par le beau portrait de Tintoret, peint par lui-même, qu’il a pris assez littéralement. L’autre figure, celle de la fille, offrait aussi quelque difficulté : il fallait qu’elle fût morte et qu’elle restât belle. M. Cogniet paraît avoir essayé de l’éluder plutôt que de la vaincre, car la tête de sa Maria n’est ni morte, ni vivante, ni même endormie. On la dirait tout simplement peinte d’après la bosse : elle a le modelé ferme, rond, poli et régulier du marbre ou du plâtre. La manière dont le sujet est éclairé prête au pittoresque. Le foyer de lumière, une lampe sans doute, est placé derrière un rideau et projette d’en haut une lueur vive sur quelques points, la plus grande partie des autres restant dans l’ombre. On peut croire que cet effet un peu fantasmagorique a sa bonne part dans l’impression lugubre de cette scène sépulcrale. Il est possible aussi que M. Cogniet ait voulu faire allusion à une habitude du Tintoret, qui peignait souvent aux flambeaux.

M. Cogniet est un artiste d’un talent facile, souple, varié ; il a de l’intelligence, de la science et du métier, mais il n’est pas sûr que tout cela eût suffi seul pour rassembler la foule devant une de ses toiles. Est-ce l’art qu’on admire dans son Tintoret ? Il est bien évident que non. Ôtez à cette scène d’abord le nom de Tintoret, qui est, on ne sait pourquoi, des plus connus parmi le grand public, et mettez à la place, par exemple, celui de Luca Signorelli de Cortone, duquel on raconte aussi une aventure à peu près semblable, avec cette différence seulement qu’il s’agissait d’un fils et non d’une fille ; ôtez, ce qui vaudra mieux encore, le sens anecdotique et mélodramatique du sujet ; ôtez enfin la fantasmagorie de la lumière, que restera-t-il dans ce tableau ? Tout juste, si l’on nous passe les termes, la dose d’art suffisante pour que la vertu des autres ingrédiens ne manque pas son effet. L’exécution de cette peinture a des qualités sans doute ; elle est assez vigoureuse, elle a du ressort et du corps, mais elle est toute de pratique ; elle sent le procédé, le métier. Tout est peint de la même manière ; il n’y a qu’une touche, qu’un ton pour chaque partie. Le bois est traité comme les chairs, les chairs comme les étoffes ; on pourrait, sans qu’on s’aperçût de la substitution, mettre un morceau de la main du Tintoret sur la palette qu’elle tient, et un morceau de la palette sur le linceul de la jeune fille. Enfin, dans l’ensemble comme dans les détails, on voit les petites ressources du technique plutôt que l’empreinte d’un art franc et puissant.

On peut du reste très bien s’assurer de ce qui serait resté dans le tableau de M. Cogniet, privé de l’élément dramatique, en se transportant devant quelques autres de ses toiles, par exemple devant les deux Enfans assis sur une escarpolette ; ce sont de simples portraits, il est vrai, mais il en a fait une composition, un tableau. Quelqu’un a-t-il regardé cette toile, et s’est-on même informé à qui elle appartenait ? Il y a là aussi cependant la même main, le même talent, la même science, et même, au fond, beaucoup plus d’étude. Avec un peu plus d’art, ce thème, insignifiant par lui-même, aurait pu devenir un charmant ouvrage. Que n’en eût pas tiré Lawrence, par exemple ? Si nous essayions une dernière expérience sur cette tête colossale d’ange, qui essaie d’être grande et n’est que grosse, et qui a l’air de dire aux passans : Quand vous voudrez faire du style et du sublime, voilà comment il faut s’y prendre, serions-nous moins désappointés ?

L’étendue de ces observations est justifiée par la réputation méritée d’un artiste habile, par l’importance réelle et par le succès de l’ouvrage qui en est l’objet. Ce succès n’avait plus besoin d’être constaté mais il avait peut-être besoin d’être expliqué, et nous avons donné cette explication avec d’autant plus de liberté qu’elle n’est pas de nature à lui ôter un seul de ses admirateurs.

M. Robert Fleury a également quelque tendance à la popularité, mais il n’y arrivera jamais complètement. Il ne fait pas avec assez de résolution tout ce qu’il faut pour cela. Il a volontiers aussi recours à l’anecdote, qu’il raconte du reste très bien ; seulement, au lieu de mettre son talent au service du sujet, ce qui est la vraie méthode pour réussir, il préfère mettre le sujet sous la protection de son talent ; il lui importe moins qu’à d’autres, ce nous semble, que le fait soit ceci ou cela, pourvu qu’il y trouve un motif de peinture selon son goût. Son Charles-Quint n’offre, à part le nom et le rang du grand empereur, qu’un incident sans intérêt aucun, car il n’y a pas d’action plus insignifiante au monde que celle d’un homme qui se baisse pour ramasser une brosse de peintre tombée par terre. Cependant, comme les acteurs s’appellent Charles-Quint et Titien, l’évènement acquiert quelque intérêt de curiosité, intérêt du reste si mince, qu’il ne pourrait se maintenir un instant sans le secours de l’art qui le relève et y en ajoute un autre. Il est peu d’artistes dont la manière ait autant d’uniformité, et le talent une marche aussi égale ; il se soutient toujours au même niveau, sans jamais monter, baisser ou dévier. On peut dire de tous ses ouvrages ce qu’on a dit d’un seul ; il y a dans tous les mêmes qualités et au même degré. C’est un talent parvenu depuis long-temps au dernier point de sa force et à la pleine expression de son caractère. Aussi serions-nous très embarrassé de trouver pour son Charles-Quint un mot nouveau d’éloge ou de critique. Cependant, puisqu’il faut nécessairement nous répéter, disons encore une fois que tout ce que peuvent mettre dans une peinture une habileté pratique consommée, un esprit sain, une étude consciencieuse et patiente, aidée de beaucoup d’intelligence et d’adresse, un goût peu élevé, mais très sûr dans ses limites, se trouve dans celle de M. R. Fleury. Tout cela compose un talent extrêmement estimable, mais qui ne mérite que de l’estime. Il est déjà certes fort loin de la médiocrité, sans avoir encore atteint la véritable supériorité. Il manque de liberté, de facilité, d’originalité, de spontanéité. Il n’a aucune physionomie bien décidée, et, sans vous choquer nulle part, il ne vous prend fortement par aucun côté. Le style n’est proprement ni celui de l’histoire, ni celui du genre ; il est trop familier pour l’une, trop tendu pour l’autre ; le dessin est correct, ou plutôt exact, mais sans grandeur ; la couleur a de la solidité, de la finesse, et même, dans les tons locaux, de la force, mais elle est dépourvue de jeu, de vie, d’imagination ; ce n’est pas de la couleur de coloriste. Avec toutes ces restrictions, et quoique l’artiste ait mis un peu trop de solennité dans le récit d’une anecdote d’atelier, et dérangé sans nécessité de si grands personnages pour une bagatelle, son Charles-Quint n’en est pas moins une production distinguée.

Diderot raconte quelque part qu’un jour se promenant au salon, le peintre Chardin s’approcha de lui, le prit par la manche de son habit, et le conduisant devant un tableau, lui dit : « Tenez, monsieur Diderot, voilà un morceau de littérature. » Et Diderot ne prit pas le mot pour un éloge. On pourrait l’appliquer aussi à la composition de M. Papety, et dire : « Voici un morceau de philosophie. » S’il fallait juger de la valeur d’une peinture par les efforts de méditation qu’elle a coûtés à l’artiste, celle-ci serait certainement une œuvre insigne. Elle contient, dit-on, un sens profond, et remue tout un monde d’idées ; il n’est pas une figure, pas un mouvement, pas un détail, quelque petit qu’il paraisse, qui n’ait sa raison et une raison transcendante. On sait que cette grande page est un produit de l’école phalanstérienne. Cette secte est prometteuse ; elle ne parle jamais qu’au futur ; en attendant les bénédictions de toutes sortes qu’elle nous montre en perspective, elle nous donne un morceau d’art. C’est déjà quelque chose, et, sans être trop curieux, on est bien aise de faire connaissance avec l’art fouriériste. Plus circonspect encore que ses maîtres, M. Papety ne nous promet pas positivement le bonheur, il nous le fait voir de loin sous l’apparence d’un Rêve. On ne saurait être plus prudent.

Nous avouons ne rien comprendre à la pensée philosophique de ce tableau. Nous craignons qu’elle ne soit restée tout entière dans la tête de l’auteur, et qu’il n’ait mis sur sa toile que ce que chacun y voit, une réunion d’hommes et de femmes passant agréablement le temps à boire, manger, dormir, faire l’amour, lire, causer, danser, et écouter de la musique, assis ou couchés sur l’herbe, sous de beaux arbres, par une belle journée d’été. Si c’est là le paradis phalanstérien, il n’a rien de très neuf ; ce n’est pas la peine de le rêver, car il se réalise chaque jour dans les bois de Romainville et de Saint-Cloud. On me montre bien dans le fond de la scène un télégraphe agitant ses grands bras, et la fumée d’un bateau à vapeur qui fend les ondes, et l’on m’assure que c’est là qu’il faut chercher le sens philosophique du sujet. Cela signifie, dit-on, que le bonheur nous viendra par une meilleure organisation du travail et du commerce ; et par les conquêtes progressives de l’homme sur la nature. Je le veux bien ; mais, si la vue de ces pastourelles et pastourels se livrant à des attractions passionnelles de toutes sortes me donne un avant-goût assez agréable de la société future, je ne suis pas aussi rassuré sur le compte du pauvre diable qui, pendant que ces gens-là prennent du bon temps, est occupé, dans le donjon du télégraphe, à faire le plus sot et le plus insipide métier du monde, ni sur celui des chauffeurs de ce steamer qui rôtissent en ce moment même leur peau devant la fournaise de la chaudière. Il me semble que le bonheur de ces derniers ne ressemble guère à celui des autres, et qu’en définitive tout se passe là comme chez nous : ici le plaisir, le repos ; là la douleur, le travail. Indépendamment du télégraphe et du bateau à vapeur, il y a comme élémens symboliques de cette composition un lézard vert, un nid d’oiseau rempli d’œufs, et que sais-je encore ! Nous ne chercherons pas à pénétrer ces subtilités.

On pourrait être surpris, quand on connaît un peu les écrits de la secte, que M. Papety ait représenté le bonheur phalanstérien sous la formule d’un far niente napolitain combiné avec l’otium cum dignitate des anciens, si l’on ne savait qu’il a commencé son tableau à Rome, pays où l’idée de la félicité est inséparable de celle de la position horizontale, d’un air frais et de l’ombre, et se réduit à celle d’une sieste perpétuelle. Dans les paradis fouriéristes construits à Paris, les choses se passent différemment ; il y faut plus d’appareil et un immense matériel : des palais bien clos, bien chauffés, des salons magnifiques, des tapis, des bronzes, des dorures, un luxe féerique, des salles à manger ouvertes à tout venant, des tables ployant sous le poids des produits de la terre entière, des cuisines-monstres dont les fourneaux ne s’éteignent jamais, des ruisseaux de vin, et du meilleur, coulant en permanence, des bals étourdissans de gaieté et de folie, des parures de nabab, des vêtemens de prince, des parfums, de la musique, de belles et jeunes femmes partout et à toute heure, des voitures inversables emportées par des hippo-cerfs ; dans ce paradis, on fait l’amour du matin au soir et du soir au matin, on dîne sept fois par jour, sans compter les intermèdes, et, pour ne pas perdre de temps on ne dort plus. Ces Edens ne se ressemblent guère, mais il ne faut pas disputer des goûts.

Toute philosophie, sociale ou autre, à part, examinons l’œuvre de M. Papety en elle-même, sans nous embarrasser davantage de sa signification symbolique. Le sujet est dans les données de la peinture. Il pouvait être traité de diverses manières, selon le goût et le genre de talent de l’artiste, depuis le style de la bambochade jusqu’à celui de la haute histoire. Il serait devenu, entre les mains de Teniers, une kermesse flamande, entre celles de Rubens, une de ses spirituelles et gracieuses conversations entre gens du beau monde, causant, riant et faisant collation dans de rians jardins ; Vatteau en eût tiré une de ses galantes fêtes champêtres ; Poussin l’eût transformé en une scène agreste et bachique dans le goût antique ; M. Winterhalter en a fait son Décameron. L’idée n’étant en elle-même qu’un motif général à l’usage de tout le monde, elle ne prend un sens déterminé et n’acquiert une valeur que par la mise en œuvre. M. Papety, pensionnaire et grand-prix de Rome, élevé à l’école de M. Ingres, familiarisé avec l’antique et Raphaël, a voulu traiter son sujet dans un mode élevé, poétique, idéal, faire une œuvre de style, de dessin, de haute peinture historique. Son ambition était belle, et nous ne le détournerons pas de cette direction qui n’est certes pas commune. Seulement, il est à craindre qu’il ait trop entrepris pour un début. Quinze à vingt figures de grandeur naturelle, des nus, des draperies, de hautes intentions morales, des types héroïques et idéaux, tout cela réclamait une science profonde, une expérience consommée ou des facultés tout exceptionnelles. N’aurait-il pas fait un peu comme ces jeunes jeunes gens qui, à peine sortis du collége, cédant à la démangeaison d’écrire si commune à cet âge, trouvent tout simple de commencer par un poème épique ? La composition de M. Papety ne ressemble pas mal à ces essais qu’on rencontre quelquefois imprimés à la suite des œuvres complètes d’un écrivain, sous le titre de pièces de la jeunesse de l’auteur. On y trouve aussi, sous quelques traits heureux, un fonds vulgaire de pensées, une grande inexpérience des ressources de la langue, un ton déclamatoire, une phraséologie banale empruntée à la mode du jour, des sentimens factices et superficiels pris à la masse commune des idées littéraires, philosophiques ou politiques courantes, des placages mal joints de choses apprises de la veille, mêlées aux souvenirs d’anciennes lectures ; enfin, dans l’ensemble, une confiance qui s’appelle de la hardiesse lorsqu’elle est justifiée par le résultat, mais se réduit, dans le cas contraire, à de la présomption.

La donnée générale de M. Papety était heureuse ; elle offrait à l’artiste, comme nous l’avons dit, des motifs très variés, un thème très riche en développemens de style, d’expressions, de couleur, d’arrangement pittoresque. Voyons ce qu’il a su en tirer. Comme aspect général, cette peinture provoque le regard par la prédominance des tons clairs, mais ces tons sont en général mats et crus, plutôt que vifs et forts ; ils manquent surtout de souplesse et d’harmonie. Sans précisément papilloter, ce tableau n’a pas l’unité d’effet qu’une meilleure entente de la distribution de la lumière lui eût donnée. Aussi l’impression première sur l’œil est celle de la surprise, bien plus que du plaisir. Nous n’insisterons pas sur ces défauts qui sont relativement de peu d’importance. L’ordonnance générale du tableau, c’est-à-dire la disposition des groupes et figures, a une certaine apparence de coordination qui serait assez satisfaisante, si l’on ne s’apercevait bientôt qu’elle n’est que dans les lignes et non dans l’esprit du sujet. Les figures sont groupées matériellement, mais isolées de fait ; la plupart posent pour leur propre compte, et n’ont d’autre liaison avec les autres que le rapport fortuit du voisinage. L’unité morale manque dans la composition comme l’unité matérielle dans la lumière et la couleur. Il n’est pas besoin, pour constituer cette unité, qu’il y ait entre les figures cette relation scénique absolument nécessaire dans la représentation d’une situation ou d’un fait réels, comme cela a toujours lieu au théâtre et le plus souvent en peinture ; il suffit d’une relation moins précise et tout idéale impliquée dans la communauté de sentimens et de pensées des personnages, communauté déterminée elle-même par le but général de leur réunion. Cette espèce d’unité est difficile à distinguer de l’autre, et plus difficile encore à réaliser. Elle se trouve parfaitement exprimée dans quelques-unes des fresques de Raphaël, au Vatican, particulièrement dans l’École d’Athènes et dans le Parnasse, compositions qui sont restées le type de ce genre de haute peinture philosophique morale dont M. Papety, après bien d’autres, a essayé de donner un nouveau specimen.

Si de l’ensemble on passe aux détails, l’insuffisance des moyens, comparés au but, devient plus sensible encore. Le style, le dessin, le goût, le caractère, restent fort au-dessous du sujet, tel que l’artiste l’a conçu. Presque toutes les têtes, celles d’hommes surtout, sont d’une vulgarité de type véritablement remarquable ; celles des femmes, moins banales et plus délicatement comprises, n’ont, comme forme et expression, rien de bien supérieur à ce qu’on appelle beauté, grace et sentiment dans le langage et suivant les idées des salons, ou, ce qui revient au même, des romans. Il y a dans les nus des morceaux très habilement traités et d’un bon modelé mais, sans compter que le dessin est dépourvu d’originalité et de caractère, cette méthode de modeler est devenue si commune dans les peintures de cette école, qu’on ne peut guère faire un mérite à M. Papety de l’avoir apprise. Ce défaut d’élévation et de style des formes est d’autant plus saillant, qu’il contraste avec le caractère des draperies, empruntées pour la plupart à la statuaire antique avec une crudité d’imitation qui rappelle jusqu’à l’aspect fruste et granulé des marbres ou des plâtres dont elles proviennent, et arrangées d’ailleurs avec un goût assez malheureux. Les expressions sont à peu près insignifiantes. Il n’y en a qu’une de bien appréciable, et certes des plus imprévues, sur tous ces visages : c’est celle d’une gravité méditative presque soucieuse. Les enfans même ont une petite mine réfléchie et pensive. On ne saurait s’amuser plus sérieusement. On dirait que ces gens-là se livrent au plaisir uniquement par devoir, pour remplir une prescription, et qu’ils ne sont heureux que pour l’acquit de leur conscience et pour faire honneur au système. Ils ne semblent s’être mis là que pour soutenir une simple thèse de philosophie, et, sauf les interlocuteurs d’un tête-à-tête passablement scabreux, ils ont tous l’air de s’ennuyer en cérémonie.

Il y a des intentions heureuses dans cette grande page, telle que le groupe de la femme qui cache nonchalamment son visage dans son bouquet, pour écouter sans doute avec moins de trouble ce que lui dit un jeune homme penché vers son oreille. La figure de la jeune coquette qui arrange ses cheveux en se mirant est aussi un motif ingénieux. On pourrait en trouver peut-être quelques autres ; nous ne les contesterons pas. On ne peut entreprendre une telle œuvre sans avoir du talent, et le talent, lorsqu’il existe, doit nécessairement se montrer quelque part. Si M. Papety, au lieu de vouloir s’élancer ainsi du premier coup au plus haut sommet de l’idéal historique et philosophique, s’était proposé un but mieux proportionné à ses forces, il eût certainement réussi, et son rêve de bonheur n’aurait pas été pour lui un rêve de gloire. Nous ne blâmons pas la direction qu’il a prise ; nous recevons la philosophie, la morale dans l’art. Nous pensons même qu’à notre époque la haute peinture historique, privée qu’elle est des sujets de représentation et du matériel pittoresque qu’elle possédait jadis dans la religion et dans l’antique mythologie, ne pourra guère trouver d’autres thèmes élevés et sérieux à exploiter que dans des sources du genre de celles où a puisé M. Papety, phalanstériennes ou autres. Mais la philosophie et la littérature ne suffisent pas ; il faut d’abord, et avant tout, qu’un peintre soit peintre ; on ne fait pas de l’art seulement avec des idées, avec des théories, avec des formules. De notre temps, le raisonnement esthétique est très développé chez les artistes, et le métier s’en va. Nous admettrons volontiers des peintres philosophes, mais non des philosophes peintres. Les premiers ont fourni Poussin ; quant aux seconds, ils seront toujours, nous le craignons bien, exposés, comme M. Papety, à ne faire admirer leur esprit qu’aux dépens de leur talent.

Après ces quelques morceaux d’histoire dans lesquels la critique trouve un texte ou prétexte pour s’exercer, qu’a-t-elle à faire avec la masse des productions de la même catégorie ? Sera-t-elle obligée de trouver un mot pour chacune et perdre son temps à discuter la valeur de ce qui n’existe pas ? La critique n’est pas le jury ; elle n’a pas à établir des rangs, à faire de la justice distributive ; il lui est permis de faire comme le public, de s’arrêter à ce qui lui plaît, de fuir ce qui la choque, de prendre, de laisser, enfin de choisir. Nous userons librement de ce droit dans ce qui suit.

Nous avons indiqué déjà précédemment les Baigneuses du jardin d’Armide, de M. Glaize, le même qui nous donna l’an passé une Psyché. La donnée est la même ; ce sont des figures de femmes nues dans un paysage. Armide, voulant attirer dans ses rets Renaud et son compagnon, leur fait voir de loin ces deux jeunes filles dans un appareil qui ne pouvait manquer de piquer la curiosité de ces bons paladins. La description du Tasse les fait belles, mais la poésie, en pareille occasion, ne vaut pas de beaucoup la peinture. Cette beauté est un peu sévère pour la circonstance. Celle des deux qui est debout a un air d’innocence qui conviendrait mieux à une Ève ; il y a peut-être dans les genoux et dans la jambe fléchie une légère faute d’orthographe. Le paysage est traité dans une manière large, tout-à-fait historique, et les accessoires, particulièrement une corbeille de fruits sur le premier plan, sont peints avec un grand talent. L’aspect général de cette toile, que nous voudrions voir plus remarquée, rappelle celles des maîtres, et il y a peu de tableaux au salon qui soient aussi tableaux que celui-ci. Un peu moins d’uniformité dans le ton, un peu plus de finesse dans le modelé, un peu plus de vie dans le coloris, ne nuiraient pas à cette peinture.

Si le Guillaume-le-Conquérant, de M. Debon, n’avait pas été placé hors de la portée de la vision distincte, on aurait pu juger si ce jeune artiste, dont l’an passé le Jésus-Christ avec les pères de l’église faisait espérer et promettait presque un coloriste, a tenu parole. Ce n’est ici, il est vrai, qu’un portrait historique et non une composition. L’artiste a groupé, derrière le duc de Normandie, quelques cavaliers dont les enseignes sont déployées au vent. Les masses du second plan nous ont paru d’un bon sentiment de couleur et d’effet. La figure principale est bien posée, et nous ne trouvons à y reprendre que le ton dissonnant du camail en hermine, qui opprime les tons voisins et fait, en quelque sorte, tache en blanc.

M. Muller a fait, sur le motif du Combat des Centaures et des Lapithes, une variation de son Héliogabale. Même tapage de couleurs, même goût pour le laid, même dévergondage de main, même absence de composition. Il est bien difficile de dire ce qu’il y a dans ce fouillis de corps masculins, chevalins et féminins mis en tas et enchevêtrés les uns dans les autres, et le peu qu’on en reconnaît distinctement ne donne guère de curiosité pour le reste. Il y a pourtant dans tout cela un certain entrain d’exécution, un mouvement de couleur et un sentiment de l’effet pittoresque qui mériteraient d’être employés avec plus de discernement et de goût. Nos coloristes actuels, ou ceux du moins qui se piquent de l’être, ont une tendance singulière au Vanloo. On dirait qu’ils cherchent leurs modèles dans cette école dégénérée des Lemoine, des Raoux, du vieux Fragonard et autres, dont le petit maniérisme réduisit l’art profond et puissant des Titien et des Rubens à un jeu de main facile et brillant, et à une vaine fantasmagorie. Cette tendance n’est pas douteuse, du moins dans le tableau de M. Muller.

Celui de M. Menn, placé vis-à-vis, offre aussi une singulière manière de traiter la mythologie et les âges héroïques grecs. Il nous fait voir les Syrènes attirant Ulysse sur les écueils par la perfide douceur de leurs chants. Si le livret ne l’affirmait on croirait qu’il s’agit d’une scène empruntée à l’Arioste et au monde féerique Cette erreur de lieu et de temps à part, il y a dans cette peinture un goût de poésie fantastique qui ne nous déplaît pas. Tout y est, comme style, composition et couleur, conventionnel au dernier point et d’un caprice scandaleux mais, enfin, il y a dans ce caprice un sentiment non équivoque de l’art, et assez d’esprit pour faire passer le reste. Si, comme il y a toute apparence, l’auteur de ce tableau est aussi celui de quelques-uns des paysages refusés, il aurait mauvaise grace de garder rancune au jury. Il comprendra que des académiciens, dont plusieurs parlent encore quelquefois de monsieur David, ont, en prenant ses Syrènes, fait un acte d’abnégation véritablement héroïque.

Parmi les produits les plus intéressans de notre jeune école coloriste, il convient de ne pas oublier le Trouvère de M. Couture. Ce trouvère, pauvre artiste ambulant assez délabré, est une manière de Gil Blas assis sur un pan de mur, avec une guitare à la main, entouré de quelques petits vauriens de race et de propreté espagnole, et de jeunes filles auxquelles il a l’air de conter des histoires. Tout cela composerait un joli et frais morceau de couleur, si le quart au moins de la peinture promise n’était restée au bout de la brosse de l’artiste. Beaucoup de tableaux réputés finis aujourd’hui auraient paru, en d’autres temps, à peine commencés. M. Couture est cependant très capable, lorsqu’il le veut, d’aller plus loin que l’ébauche, comme le prouve son très beau portrait d’homme (no 291, galerie de bois). Cette insuffisance d’exécution ne nous empêchera pas de le remercier des deux charmantes figures de femmes qu’il a placées au côté gauche de sa composition ; les têtes, d’une expression douce et pensive, et d’un sentiment poétique, sont peintes avec beaucoup de finesse, et c’est vraiment dommage qu’avec de si jolis visages ces belles dames aient de si vilaines mains et des toilettes si négligées.

Nous ne ferons que saluer en passant la belle Grazia, de M. Rodolphe Lehmann, comme une ancienne connaissance ; elle s’appelait, les années précédentes, Chiaruccia, Mariuccia. Mais viendra-t-elle toujours seule ?

Si la manière de M. Muller est un peu la caricature de la couleur, celle de M. V. Robert est la caricature du clair-obscur. Il s’agit d’un Néron chantant pendant l’incendie de Rome, peinture qu’il est difficile de ne pas rencontrer quand on entre dans le premier bras de la galerie et qu’on n’est guère tenté de revoir quand on en sort. Il n’y a rien de pire que la hardiesse malheureuse.

J’en sais un autre qui n’a pas été heureux non plus, quoiqu’il n’ait certainement aucune hardiesse à se reprocher ; c’est l’auteur du Christophe Colomb. Il a cru probablement faire de la couleur, comme s’il suffisait pour cela de rassembler un monceau d’étoffes, de dorures, de mitres, de chasubles et d’accessoires de toute espèce. Avec tout ce riche bagage, il n’a obtenu qu’un tableau d’un ennui mortel.

Si l’on nous demandait des renseignemens sur quelques autres grandes pages historiques telles que le Président de Harlay de M. Vinchon et le Président de Harlay de M. Abel de Pujol, nous dirions que ces deux peintures se ressemblent tant omni ex parte, qu’il serait impossible de distinguer quelle est celle des deux qui est faite par un académicien. On ne fera aucun tort au Chancelier de l’Hôpital, de M. Caminade, de le citer immédiatement après les deux qui précèdent. C’est une peinture du même genre, et dont on peut faire le même éloge ou la même critique. Quant à la grisaille des Danaïdes, de M. Abel de Pujol, elle est remarquable par de belles qualité de dessin et de composition ; elle a surtout le mérite de ces sortes de peintures destinées à produire jusqu’à un certain point l’illusion d’une sculpture de bas-relief. On sait que cet artiste est particulièrement habile dans ce genre de peinture monochrome. Il y aurait aussi du même, d’après le livret, une Chlodsinde que nous avouons n’avoir pas vue, ce qui nous permet d’en faire l’éloge en toute sûreté de conscience. Cette commode ressource nous manque malheureusement pour la Jeanne d’Arc de M. Henri Scheffer. Il est possible, pour parler comme Chardin, que ce soit là un morceau de littérature, mais ce n’est certainement pas de la peinture. M. Henri Scheffer finira par nous faire douter qu’il ait peint un certain jour la Charlotte Corday. M. Decaisne, dans son Plafond destiné à la chambre des pairs, a essayé d’associer le style au pittoresque, le grandiose au théâtral, la pensée à l’apparat, et il y aurait réussi sans doute si la chose eût été possible. Quoi qu’il en soit, son tableau n’est en réalité que ce qu’il doit être pour sa destination, c’est-à-dire ce qu’on appelait autrefois une grande machine, exécutée avec facilité, imagination et talent. L’immense bataille de M. Larivière (la Levée du siége de Malte) est aussi, dans un autre sens, une terrible machine. Ceci est de la peinture fabriquée en grand, par des procédés expéditifs et infaillibles ; on peut s’engager à en livrer tant par mois, tant par semaine. M. Feron opère à peu près de la même manière, s’il faut en juger par ses Funérailles de Kléber. Batailles pour batailles, nous préférerions celles de MM. Beaume (Bataille d’Oporto) et Bellangé (Combat de la Corogne), sœurs jumelles, comme dirait M. Casimir Delavigne, destinées sans doute à se faire pendant à Versailles. Dans ces deux mémorables actions, où le maréchal duc de Dalmatie commandait en chef, les Français sont, comme on le pense bien, vainqueurs sur toute la ligne. Je ne crois pas que nous ayons été battus une seule fois en peinture. M. Léon Cogniet s’est adjoint pour sa Bataille du Mont-Thabor M. Philipoteaux, et pour celle d’Héliopolis M. Karl Girardet. On en vient maintenant, à ce qu’il paraît, à faire un tableau à deux, comme un vaudeville. La part de ces trois mains ne serait pas facile à faire dans ces ouvrages, remarquables du reste par la verve d’exécution et par des effets d’ensemble piquans. Le Convoi, de M. Charlet, vient à point à la suite de ces batailles, il en est le triste et inévitable corollaire ; c’est une scène du genre de celles que Callot a gravées dans ses misères de la guerre. Il y a ici, comme dans tous les Charlet, beaucoup d’esprit, de trait, et de couleur locale ; mais, sous le rapport de l’exécution, cette peinture n’est guère qu’une spirituelle pochade. L’Épisode de la retraite des dix mille, de M. Adrien Guignet (qui n’est pas le portraitiste), est un fragment épique calqué sur la Défaite des Cimbres et des Teutons par Marius, de M. Decamps. On doit s’étonner qu’ayant le talent, l’imagination et l’habileté incontestables déployés dans ce morceau, on ne tente pas de les employer à quelque chose de mieux qu’à des contrefaçons : ce n’est plus là simplement imiter un maître, c’est le singer.

Mais c’est assez parler batailles.

C’est faute d’avoir rencontré jusqu’à présent une meilleure place, et désespérant d’en trouver une préférable ailleurs, que nous mentionnons ici la Thamar de M. Horace Vernet. Il n’y a pas à discuter ce caprice sans conséquence d’un talent sur lequel on ne peut plus dire que des lieux-communs. On s’est un peu scandalisé de la manière dont M. Horace Vernet, qui n’est nullement théologien, entend la Bible. Il paraît en effet s’être servi, pour nous en traduire cette galanterie, du commentaire de Parny. On a été étonné aussi de lui voir affubler à la bédouine les saints personnages de l’histoire sacrée, et d’en parler avec un ton de familiarité dont l’art ne s’était jamais avisé à leur égard. Ce sont là des peccadilles d’un homme d’esprit. Mais M. Horace Vernet est coupable en ceci d’un méfait bien autrement grave ; il a produit M. Schopin. C’est là un crime d’art véritablement irrémissible dont aucune pénitence ne pourra l’absoudre. Cependant il aurait pu en commettre un plus grand encore : c’eût été M. Steuben.

IV.
TABLEAUX DE GENRE. — PAYSAGES. — PORTRAITS. — GRAVURE.

Qui croirait que M. Meissonnier a pu faire de la peinture pendant long-temps sans que personne se doutât et sans qu’il s’aperçût lui-même qu’il était un peintre ? Singulière destinée du talent ! Il débute par l’histoire, oui, l’histoire, et la plus haute histoire. Il cherche le grand, le sublime ; il médite, il étudie, il copie l’antique, Raphaël, le Poussin. Les saints, les héros, les anges, les dieux, posent devant lui. Il réussit mal, il recommence. Obsédé par une idée de perfection qu’il veut réaliser à tout prix, il redouble d’efforts ; mais le but auquel il aspire s’éloigne sans cesse. Alors le jeune artiste commence à douter de lui-même ; il s’étonne de tant aimer l’art et d’y avancer si peu, de se sentir à la fois tant de force et tant de faiblesse. Le hasard, car on appelle ainsi un bruit entendu dans la rue, une idée venue on ne sait d’où qui traverse l’esprit, un mot échappé de la bouche d’un ami ; le hasard donc, sous quelqu’une de ces formes, lui souffla un beau jour la pensée que voici : « Je fais les choses grandes petitement, si j’essayais de faire grandement les petites ! » Il avait trouvé le mot de l’énigme et le secret de son talent. Dès ce moment, M. Meissonnier s’enferma dans le petit monde dont il venait de faire la découverte, et il s’y trouva si à l’aise qu’il n’en sortit plus. Comme il avait changé de pays, il fit de nouvelles connaissances ; il se lia avec ceux qui s’y étaient établis avant lui ; il fréquenta Metzu, Terburg, Ostade, Miéris, Téniers et les autres. Il les écouta tous, sans en suivre aucun ; il se créa une manière propre qui rappelle sans doute ces maîtres, parce que les bonnes choses dans le même genre se ressemblent, mais qui n’est celle d’aucun d’eux en particulier. Les a-t-il égalés ? C’est ce qu’on ne pourra décider que plus tard ; en attendant, il suffit, pour la gloire de l’artiste, qu’on élève la question. Dans tous les cas, son dernier ouvrage sera certainement un de ceux qui pourront plaider en faveur de l’affirmative.

Cette année, nous sommes introduits dans un Atelier de Peintre ; les personnages sont, comme dans la fameuse Partie d’Échecs, au nombre de trois. Que font-ils ? que disent-ils ? Ici, les avis se partagent. Notre interprétation, qui ne sera peut-être pas la meilleure, ressortira naturellement de l’analyse de la scène. Le propriétaire du local, le peintre, est assis, les jambes croisées et le corps courbé en avant, devant une toile posée sur un chevalet ; il tient de sa main gauche sa palette et son appuie-main, de la droite son pinceau ; il peint. Il est coiffé d’un bonnet serre-tête noir ; une jaquette assez râpée, des culottes courtes et des bas négligemment tirés complètent son costume d’atelier. Tout entier à sa besogne, du moins en apparence, il paraît complètement étranger à ce qui l’entoure ; son œil fixé sur la toile suit et dirige le mouvement de sa brosse. Voyons les deux autres. Le premier, c’est-à-dire le plus voisin du spectateur, est assis sur un fauteuil à gauche du peintre, le corps un peu renversé en arrière, les jambes croisées, la tête légèrement inclinée, d’un air à la fois approbateur et capable, du côté du tableau. Son riche habit pailleté, à gros boutons d’or étincelans, et la recherche de toutes les parties de sa toilette, indiquent un seigneur ou un financier, quelqu’un de ces amateurs opulens qui tranchent du Mécène ; à la manière dont il se carre dans son fauteuil, on voit qu’il n’a pour le moment aucune affaire en tête, et qu’il ne partira pas de sitôt. Le second, vêtu plus simplement, pourrait bien n’être qu’un simple bourgeois, un habitant de la maison, par exemple, venu sans façon visiter son voisin, en attendant l’heure du dîner. Celui-ci est debout derrière le peintre, et, s’appuyant des bras et des coudes sur le dossier de sa chaise, se penche un peu en avant et de côté pour bien suivre la marche de la brosse, curiosité qui pourrait sans doute flatter l’amour-propre de l’artiste, si elle n’avait pour résultat un phénomène fort inquiétant, le mouvement insensible probablement imprimé à sa chaise par les manœuvres des épaules et des bras de son admirateur. Cette situation, déjà fâcheuse, deviendra plus grave encore, si l’on considère que l’autre visiteur s’est établi, et pour long-temps, à ce qu’il paraît, dans une attitude pour le moins aussi malheureuse. En s’installant dans son fauteuil, sa cuisse droite a pris une direction oblique du côté du bras gauche du peintre, qui, pour soustraire la palette à la menace incessante du genou, est obligé de rester collé au corps, et ne jouit que de mouvemens très circonscrits. L’artiste ne dit mot : c’est tout au plus si, de temps en temps, nos deux amateurs parviennent à lui arracher quelque monosyllabe. Quoiqu’il paraisse entièrement absorbé dans son travail, il est distrait ; sa pensée est ailleurs. Il est, en réalité, occupé à se demander si cela durera long-temps, et à calculer à quelle heure à peu près ces messieurs jugeront à propos de partir. On sent, du reste, qu’il a peu d’espérance, et qu’il est décidé à se résigner : non sans quelque humeur toutefois ; car, bien que des motifs faciles à supposer l’obligent à ménager ses visiteurs, on voit qu’au fond il ne serait pas fâché que le diable les emporte. Il paraît particulièrement irrité contre son voisin de gauche, dont les manières dégagées lui sont d’autant plus incommodes que la force inexpugnable de la position où il s’est établi laisse moins d’espoir d’une prochaine délivrance. Quant aux deux amateurs, ils ne se doutent pas le moins du monde de l’effet qu’ils produisent : ils devisent, dissertent, prononcent, louent, conseillent, plus satisfaits encore probablement de la sagacité de leurs observations et de la justesse de leur goût, que de la beauté de la peinture. Ne doutez pas que lorsqu’ils se retireront, ce qui arrivera Dieu sait quand, ils ne se quittent très satisfaits l’un de l’autre, et ne se donnent une poignée de main sur l’escalier avant de se séparer.

Cette petite comédie à trois acteurs se joue sur une toile de trois à quatre pouces carrés.

M. Meissonnier a le talent de l’observation, non pas de cette observation superficielle et grossière qui ne voit rien au-delà de la première apparence des choses, mais cette observation fine et profonde qui pénètre intimement dans tous leurs détails caractéristiques et les épuise. Il donne à ses personnages une individualité qui les fait entrer dans le domaine de la réalité. On sait non-seulement ce qu’ils font, mais ce qu’ils sont ; on les connaît, on a une idée de leur caractère, de leur humeur, de leur esprit ; on pourrait dire une partie de leur histoire. Or, c’est là ce qu’on appelle créer. Et ce que nous disons des figures, il faut le dire de tout le reste, du costume, des accessoires, de toutes les circonstances de lieu et de temps. Les habits de ces trois hommes n’ont pas été empruntés pour jouer un rôle ; ils les portent avec tant d’aisance et de naturel, qu’on ne peut douter qu’ils n’aient été taillés pour eux. Tout est parfaitement homogène et conséquent dans les élémens si nombreux et si variés de la scène. À ce degré de finesse, d’étendue et de puissance, l’esprit d’observation est de l’invention ; l’œuvre de l’artiste n’est plus une simple imitation matérielle de ce qui est vu par les yeux, mais un produit de son esprit, la représentation d’une vue intérieure de l’intelligence, pour la réalisation de laquelle la nature ne fournit que des matériaux, et non le modèle qui n’existe et ne peut exister que dans l’imagination. Il y a de l’idéal partout où il y a de l’art ; il y en a dans cette petite comédie de M. Meissonnier, comme dans la Transfiguration de Raphaël. Seulement l’idéal a des différences et des degrés ; il est plus ou moins élevé, ou autre, suivant la nature des sentimens et de la pensée qui lui sert de base, et il est d’autant plus difficile à concevoir, d’autant plus difficile à exprimer, qu’il porte sur les objets les plus hauts de nos facultés. C’est à cause de cela que, dans la hiérarchie des productions de l’art et des esprits, le premier rang dans l’admiration des hommes est acquis de droit aux œuvres et aux artistes qui ont réalisé l’idéal de l’ordre le plus élevé. Voilà pourquoi un Ostade sera toujours plus petit qu’un Poussin, pourquoi l’art flamand en général, bien qu’aussi riche et aussi parfait dans sa sphère, cède le pas à l’art italien. La peinture de genre vit aussi de l’idéal comme celle d’histoire ; l’art y est tout aussi créateur et au même titre, bien que ce qu’il crée soit d’un moindre prix. Cependant ce prix, malgré son infériorité relative, est encore assez haut pour suffire à l’ambition du talent le plus fort. Notre peintre Chardin a mis presque du génie dans ses tableaux de nature morte. Celui-là avait trouvé l’idéal d’un assortiment de quelques pots cassés, d’un violon, d’un vieux bouquin, d’un télescope, d’une clochette, d’un pain entamé, d’un citron et d’un oiseau mort. M. Saint-Jean a rencontré celui des fleurs. Avec une vingtaine de fleurs et de feuilles, arrangées en rond, il a fait une œuvre de main de maître, supérieure, sauf une ou deux exceptions, aux quinze cents autres tableaux du salon, parce que le sien est excellent dans son genre (il n’y a pas de mauvais genre), et que les autres sont médiocres, c’est-à-dire nuls, dans le leur.

Sous le rapport de l’exécution, M. Meissonnier nous paraît en progrès. Sa touche a acquis, ce semble, plus de sûreté, sans rien perdre de sa délicatesse. Toutes les parties sont traitées avec un égal amour de la perfection ; les têtes surtout sont d’une extrême finesse de forme et de ton, étudiées à fond, avec détail et précision, mais sans minutie. Il y a peut-être cependant un défaut de modelé et de rendu dans les jambes de son peintre, qui se laissent chercher. La couleur manque aussi un peu de ce ressort puissant qu’on admire dans les bons maîtres flamands et hollandais. Au reste, dans l’exécution de M. Meissonnier, il y a en général plus d’esprit et de finesse que de force et de décision.

C’est le temps seul qui classe les œuvres et y met leur vrai prix. Parmi ces quinze cents tableaux du salon, combien y en a-t-il d’assez forts pour pouvoir se soutenir après trente ans dans une galerie à côté des maîtres anciens ? S’il y en a deux, trois, celui de M. Meissonnier sera nécessairement du nombre, et, s’il n’y en a qu’un, ce sera probablement le sien.

La manière de M. Meissonnier, ou plutôt son succès, a fait des prosélytes. On n’a pas tardé à l’imiter, et même à le parodier. C’est ce qui est arrivé cette année à M. Jacquand avec son Café Procope en deux parties. Mais à quoi pense donc M. Jacquand ? Dans quelle société, bon Dieu ! va-t-il se fourrer ? Piron, Voltaire, Gresset, Rousseau, Marmontel, Thomas, Crébillon, et qui sais-je encore ? Quel rapport peut-il y avoir entre ces gens-là et M. Jacquand ? M. Meissonnier, qui a de l’esprit et qui en met dans sa peinture, n’eût pas osé les mettre en scène. M. Jacquand, lui, a jugé que sa touche était assez fine pour exprimer tout ce qu’il a eu de plus spirituel au monde. Ce qu’il y a de plus bouffon en ceci, c’est qu’une bonne partie du public a pris la parodie au sérieux.

M. Giraud n’a pas été beaucoup plus heureux avec la poudre, les paniers, les habits de soie, la pommade, et toute la défroque des boudoirs de la régence. Que ne faudrait-il pas d’art et d’exécution pour faire supporter cette pitoyable anecdote des crêpes ? Passe pour le Colin-Maillard. Encore ne voyons-nous là qu’une grimace de Watteau ou plutôt de Lancret. Or, à quoi bon faire du mauvais Lancret ? Et quand on en ferait du bon, à qui, à quoi cela servirait-il ? On me dit qu’il y du talent dans tout cela. Du talent ! Mais où n’y en a-t-il pas dans ces mille toiles ? Ne faut-il pas du talent pour faire les horribles Savoyards de M. Hornung ?

Les Chanteurs espagnols de M. Adolphe Leleux nous placent dans un ordre d’idées plus sain. Sous une treille, à la porte d’une posada de Navarre, des groupes d’hommes, d’enfans et de femmes, sont échelonnés à diverses hauteurs sur les marches d’un escalier. Un des personnages chante en s’accompagnant de la guitare. Cette donnée fort simple n’a d’autre intérêt que celui qu’y peut mettre l’imagination de l’artiste. M. A. Leleux en a tiré une fraîche, grave et douce scène, analogue sans doute par le caractère à la romance chantée par le guitariste. La disposition scénique des figures est ingénieuse, facile à saisir, et d’un effet piquant, quoique naturel. Cependant les plans sont trop faiblement accusés, et empiètent les uns sur les autres Ceci est un péché d’habitude. On a cru retrouver dans ces physionomies espagnoles un reste du caractère mélancolique de ces Bretons dont il nous a déjà plus d’une fois raconté les mœurs. Il s’y retrouve en effet, mais il n’a pas été pris en Bretagne ; c’est le sentiment de l’artiste qui se reflète sur ces visages de paysans espagnols, comme sur ceux des paysans bretons. L’artiste ne prend au fond presque rien à la nature, il tire tout de lui ; car la nature donne tout ce qu’on y cherche, et on n’y cherche que ce qu’on a déjà en soi. Chaque artiste a son ton général, non-seulement dans sa couleur mais aussi dans tout le reste ; et ceux qui passent pour les plus créateurs n’ont guère fait que se répéter. Il en est peu qui aient inventé plus d’un type de tête. Ils ont beau vouloir s’en écarter, ils y retombent toujours. Si M. A. Leleux passe un jour d’Espagne en Italie, il y trouvera aussi la Bretagne, car il verra les Italiens des mêmes yeux qu’il a vu les Bretons. Ceci n’est point un blâme ; ce serait plutôt un éloge. La couleur a sensiblement gagné en éclat et en effet ; malheureusement elle manque encore de solidité et de nerf ; c’est moins de la couleur qu’un joli bariolage. Avec tout cela, cette composition est attachante par la douceur et la naïveté du sentiment qui y domine ; ce sentiment est le côté original de la manière de M. A. Leleux, et s’il y a parmi nos peintres des talens plus forts, plus brillans, plus hardis et plus complets, il n’y en a pas certainement de plus aimable.

Nous serons très sobre de citations de tableaux de genre, précisément parce qu’ils abondent. L’Atelier d’un peintre, les Chanteurs navarrais et la Guirlande de fleurs sont les seuls trois morceaux qu’on regarde plus d’une fois ; à moins qu’on ne veuille y ajouter les Templiers, de M. Granet, scène d’intérieur exécutée avec la vigueur de touche qui caractérise ce maître, mais dont le mérnite est maintenant trop prévu pour exciter beaucoup d’intérêt.

Il y a dans les Condottieri de M. Baron quelque chose qu’on pourrait appeler du marivaudage de coloris. Et ceci serait flatteur, car le marivaudage est une charmante chose, surtout dans Marivaux ; par malheur il y a quelque chose de plus visible, c’est le pastiche. Il a emprunté des couleurs à tous ceux qui passent pour en avoir, à Decamps, à Isabey, à Lepoitevin, à Delacroix et autres, et les a mises sur sa toile côte à côte, sans doute pour que les prêteurs pussent reconnaître leur bien et le réclamer au besoin. Ce petit morceau ne laisse pas cependant que d’être agréable. M. Lepoitevin a représenté le peintre Van de Velde placé sur un grand canot, peignant d’après nature un combat naval. Cette peinture est extrêmement soignée, lissée, proprette, en un mot prête à livrer. Cette coquetterie est du reste justifiée par des qualités réelles.

Avec de bonnes études faites sur les ouvrages de M. Henri Scheffer, de M. Destouches, de M. Jacquand et autres maîtres de l’école du drame larmoyant, on peut arriver à composer un tableau comme les Derniers conseils d’un père, de M. Hunin. Cette peinture va à l’adresse des cœurs sensibles, et, comme elle est très morale, nous en recommandons la lecture.

Il y a un bon sentiment de couleur dans deux petits tableaux de M. Alexandre Couder (qui n’est pas l’académicien), le Juif et la Servante ; des idées ingénieuses et un joli ton dans les six de M. A. Delacroix, intitulés le Départ pour la pêche, la Fontaine, la Promenade, etc. Ce sont les productions d’un art modeste dont il serait aussi difficile de caractériser le mérite que les défauts, mais qui tiennent rang honorable dans la masse et sur le catalogue des acheteurs.

Je ne sais quel nom il faut donner, dans la vaste nomenclature des genres, à ce petit tableau microscopique, peint on ne sait sur quoi ni avec quoi, qui représente une Courtisane. Nous pensons que cette chinoiserie de M. Patry fera un très bon effet entre les quatre baguettes d’un écran. Du reste, comme travail de miniature et sous le rapport de la difficulté vaincue, ce morceau n’est pas sans valeur. La tête de la courtisane est même d’un goût de dessin assez pur ; mais, malgré tous les mérites de ce phénomène rare et curieux, nous ne voudrions pas assurer que ce fût là le plus beau tableau du salon de l’année 1843.

Mme Lavalard, nom peu connu au salon, mais beaucoup des artistes qui ont vu et admiré ses précieuses copies de tableaux flamands, a exposé, sous le titre de Geneviève la fleuriste, une petite composition qui prouve qu’elle n’a pas oublié les leçons de ses maîtres.

Tout auprès, nous avons revu, avec plaisir et regret tout à la fois, quelques beaux dessins au lavis et à l’aquarelle de M. Révoil, peintre de talent et qui fit école, mort il y a peu de mois. Le plus grand et le plus intéressant pour le sujet représente une pêche faite en présence de François Ier.

M. Guillemin et M. Gros-Claude se partagent le domaine de la bouffonnerie pendant les congés de M. Biard, qui ne fait plus que des combats de mer, des aurores boréales et des ours blancs. Le premier est un plaisant assez froid, il est vrai, mais qui a un certain talent d’observation et quelques qualités d’art. L’art, le goût, la raison, défendent de parler du second.

Qu’est-ce que Sultan chien de chasse ? C’est un beau chien braque, je crois, entouré de tous les attributs de sa profession. La tête est vivante. Une grande vérité d’imitation, une bonne couleur, recommandent cette peinture d’un artiste dont le nom ne nous était pas encore parvenu (M. L. Appert), à moins qu’il ne fût l’auteur d’une certaine Agrippine du précédent salon, laquelle ne valait pas Sultan, à beaucoup près.

Examiner les portraits, triste et fatigante besogne de critique ! Chercher dans tout le dictionnaire des arts des mots introuvables pour exprimer des différences qu’on peut à peine sentir ! Essayons pourtant ; il en est cinq ou six qui méritent cet effort. Et d’abord les deux portraits de M. Couture, celui d’homme surtout, peints tous deux dans une grande, large et simple manière ; puis ceux de MM. Hyppolite et Paul Flandrin, serrés et presque pincés de dessin, d’un modelé ferme et précis, non sans quelque raideur pourtant et un peu de pédantisme. Le portrait d’homme de M. Léon Cogniet (grand salon) est d’une saillie puissante, plein de vie, d’action et de vérité. On trouve des qualités analogues dans celui de M. Drolling (deux figures de femmes). Celui de femme par M. Cornu est grassement et largement peint. Ceux de M. Henri Lehmann (une comtesse, une vicomtesse et une marquise) ont précisément les qualités opposées. Ils seraient plutôt froids et secs. Ils pèchent surtout par la couleur, qui manque à la fois et de vérité et de charme.

M. Chasseriau a voulu, peut-être sans nécessité, entreprendre une chose difficile, faire un tableau avec deux figures de femmes, toutes deux en pied, de même taille, toutes deux de face, toutes deux vêtues d’une robe de même couleur, de même étoffe, avec le même châle, posé de la même manière, et soutenir cette espèce de gageure sans employer aucun artifice de lumière et d’effet, uniquement par l’autorité du style, de la forme, du caractère. A-t-il suffisamment réussi ? Nous ne le pensons pas. Cependant il a exécuté ce tour de force avec une résolution et une habileté qui méritaient de triompher. Quant aux portraits, considérés isolément, les figures ont une grande tournure ; les têtes et les mains sont d’un dessin sévère, énergique et fin, quoique manquant un peu de relief et de plans dans le modelé.

On ne conçoit vraiment rien au jury. Il refuse la sculpture de M. Antonin Moine, et prend sa peinture ; c’est opérer au rebours du bons sens. Il y a plus, cette peinture de M. Antonin Moine le statuaire se trouve être un pastel, et ce pastel est un portrait en pied d’une jeune et très agréable dame en costume des bergères de Boucher !

Quant aux portraits de M. J.-B. Guignet, ce que nous avions prévu est arrivé. Il en avait huit l’an passé, on en remarqua deux ; il en a huit aussi cette année, et on n’en cite qu’un, rare, à la vérité, par le ridicule. Ce n’est pas qu’il n’y ait dans ceux-ci ce qu’il y avait dans les autres. C’est le même moule ; il donne les mêmes épreuves ; mais ces épreuves n’ont plus de valeur, par cette unique raison que ce sont les mêmes.

Nous sommes heureux de rencontrer au bout de cet ingrat catalogue quatre charmans petits portraits en pied au crayon, de M. V. Vidal, d’un dessin facile, élégant et original ; ils sont d’un goût imprévu par le mélange du caprice du croquis avec la recherche du caractère. Quoi qu’il puisse advenir de cette nouvelle manière, elle indique un talent d’une rare distinction. Lorsque, dans une réunion de paysagistes de notre jeune école, on compte parmi les absens MM. Cabat, Marilhat, Aligny, J. Dupré, qui n’ont rien envoyé, MM. Corot, Huet, Français, Flers, Loubon, Legentile, expulsés ou horriblement mutilés par le jury, on peut s’attendre à des mécomptes. Cependant, malgré la brèche faite par les démissions et les décimations, il y a encore à choisir.

Ce genre est riche en œuvres et en talens, et c’est celui où l’on a le plus souvent à annoncer des nouveautés de goût. Il semble qu’il y a plus de spontanéité, d’individualité dans les tableaux de paysage que dans les autres. La différence d’une toile à l’autre est plus marquée ; on y est moins importuné de la fatigante uniformité des procédés, du technique, de l’école. Ils offrent une bien plus grande variété de styles, de manières, de systèmes. Serait-ce parce que les paysagistes passent moins de temps dans les ateliers que dans les champs, et qu’ils se mettent de meilleure heure et plus souvent en rapport avec la nature ? qu’ayant reçu dans ce contact des impressions plus fraîches, plus naïves, ils sont moins influencés, lorsqu’ils se mettent à exécuter, par l’autorité des exemples, par les règles conventionnelles de l’école et les habitudes routinières du métier ? Sans doute, tout cela est pour beaucoup dans le résultat, mais nous croyons qu’il a une cause plus générale. Bien qu’il y ait aussi un apprentissage dans l’étude et l’observation de cette nature, qu’on appelle si à tort inanimée, bien qu’on ait besoin d’apprendre à la voir, comme la nature vivante, les aspects sous lesquels elle peut apparaître à l’artiste sont beaucoup plus variés et changeans. Elle ne pose pas devant lui comme le modèle vivant dans l’atelier, qui n’a qu’une attitude que tous voient et sont forcés de voir à très peu près de la même manière. Faites peindre d’après nature le même site à vingt jeunes gens, vous serez surpris de la diversité extraordinaire des copies ; elle différeront d’effet, de caractère, de couleur, de lumière ; aucun n’aura vu ce que voyait l’autre. Répétez l’expérience sur le modèle vivant, et vous obtiendrez le résultat inverse ; ici c’est l’uniformité des imitations qui vous frappera ; il y aura encore nécessairement des différences individuelles, mais elles seront dominées par les ressemblances. Dans le paysage l’objet à représenter, n’étant pas rigoureusement délimité, est par cela même susceptible d’un plus grand nombre d’interprétations, et par conséquent l’imitation, qui est toujours une interprétation, en est plus libre, plus arbitraire. C’est là ce qui contribue principalement à introduire dans les peintures de paysage une plus grande variété de types. Cependant, comme il est extrêmement difficile de voir par ses propres yeux et assez facile d’imiter un maître, il se forme aussi, en paysage, des écoles, des systèmes, des routines. Seulement ces formules sont moins despotiques, plus variées, et laissent plus de jeu à la manifestation des qualités natives et individuelles de chaque artiste.

Édouard Bertin, dans ses Souvenirs de Sorrente, a cette fois admirablement réussi ; nous disons cette fois, car il est inégal. On pourrait voir la nature italienne autrement, mais difficilement d’une manière plus large et plus poétique. Parmi les paysages de style, celui-ci est certainement un des plus distingués et par l’esprit et par l’exécution. Nous sommes moins satisfait du Cyclope de M. Desgoffe, composé dans le goût héroïque. Ce n’est pas que la composition n’ait une certaine grandeur, mais l’exécution n’y répond pas tout-à-fait : elle est insuffisante et par trop conventionnelle. Admettons qu’il faut idéaliser, c’est-à-dire beaucoup élaguer dans le matériel de l’imitation ; il faut pourtant aussi que des rochers soient des rochers, que les arbres soient des arbres. Sa vue de la Campagne de Rome est bien préférable sous ce rapport. L’effet en est calme et grave ; elle donne de la solitude et du silence. M. Paul Flandrin est aussi de cette école de paysagistes qu’on pourrait appeler l’école romaine, et qui procède du Poussin. Son petit paysage à cadre rond, reconnaissable par un petit berger marchant en tête de son troupeau, est d’un sentiment et d’un goût plein de charme. Sa Promenade du Poussin plaira moins. Elle manque de vérité partout, dans le ton, dans le modelé des terrains, dans les eaux, dans la végétation. La composition est d’ailleurs d’une simplicité très voisine du dénûment. Le grand paysage historique de M. Buttura (le Ravin) a une forte teinte d’académisme ; il sent l’école. Nous n’y voyons qu’une mise en œuvre habile de matériaux tirés des grands magasins du pittoresque classique. M. Buttura a besoin de la nature. C’est là aussi qu’il faut renvoyer M. Blanchard, qui, dans ses deux grandes Vues des environs de Lyon et de Luzarches, s’est encore trop souvenu de ses études d’atelier. Ce sont là, du reste, deux talens qui ont de l’étoffe et de l’avenir.

Le jury n’ayant pas voulu nous laisser voir le grand paysage historique de M. Corot (la Destruction de Sodome), il faut lui savoir gré d’avoir accepté ses Jeunes filles au bain. Ces jeunes filles, au nombre de trois, ne sont pas précisément belles ; elles n’ont que cette grace naïve de sentiment et de mouvement qui est un des secrets du talent de l’artiste, et dont le charme attractif fait oublier les négligences du dessin et la maladresse de l’exécution. Dans les paysages de M. Corot, les arbres sont comme les figures ; ils ont le même port, la même tournure, le même abandon, la même innocence. C’est probablement à l’influence de son exemple que nous devons la composition de M. Teytaut (Diane surprise par Actéon) ; on y retrouve des inpirations de sa manière, dont M. Teytaut semblerait vouloir être le Michel-Ange laissant à son maître la gloire d’en être le Raphaël. Ce grand paysage a le tort de trop ressembler, au premier aspect, à un morceau de décoration de toile peinte ; on ne peut cependant y méconnaître beaucoup de force d’invention et une véritable originalité. Les grandes montagnes du fond sont d’un jet hardi et d’une grande tournure, et l’on peut en dire autant des arbres qui les encadrent des deux côtés. Il y a dans tout cela trop de fantaisie, pas assez de science mais certainement de la force et de l’imagination. Quant aux figures, elles sont de celles que les paysagistes doivent donner par-dessus le marché à l’acheteur, à l’exemple de leur patriarche Claude Lorrain, qui cependant les faisait un peu meilleures.

M. Koekkoek ne peint pas à Paris, comme son nom l’indique de reste ; il a envoyé de Clèves un grand paysage auquel on a donné, par courtoisie nationale, une des places d’honneur au salon carré. Ce morceau est très admiré et il doit l’être, car c’est véritablement un prodige de travail. Il est difficile d’aller plus loin comme imitation matérielle de la nature ; c’est un trompe-l’œil. Cette habileté, toute rare qu’elle soit, n’est pas cependant tout-à-fait de l’art ; elle inspire plus de curiosité que d’intérêt. Il y a une extrême vérité matérielle, mais elle n’est que dans le détail ; l’effet d’ensemble est nul, ou même faux ; aussi est-on étonné que ce portrait si bien fait d’une forêt ne vous renvoie aucune de ces impression que le spectacle des grands bois fait toujours sur l’ame.

Malgré le mérite technique de cette production d’outre-Rhin, nous aurions préféré voir à la place un autre intérieur de bois relégué au bout de la galerie. Nous voulons parler du très beau paysage de M. Gaspard Lacroix, qui, à peine à son second début, se rapproche beaucoup du premier rang. Ce paysage est surtout remarquable par la couleur, qui est riche, animée et vigoureuse. Les fonds sont lumineux et chauds ; l’air joue et circule bien partout. La composition est moins satisfaisante, et a un peu l’air de n’être qu’une petite étude agrandie. Les trois figures du premier plan sont spirituellement touchées et fraîchement peintes. Ce morceau nous promet un paysagiste de plus.

Quelques autres œuvres mériteraient mieux qu’une mention ; mais la masse des prétendans est si forte, qu’il faut nous réduire à citer des noms, et s’il fallait les placer dans l’ordre de mérite, comme dans une liste de présentation pour quelque candidature, nous nommerions successivement : MM. Huet (Vue d’Avignon), Hostein, Charles Leroux, Gresy, Thuillier, Héroult (très belles aquarelles), Jollivard, Achard, de Francesco (grand cadre d’études), Dagnan, Coignet, Carelli (débutant qui paraît confectionner de la peinture de paysage comme M. Larivière de la peinture historique), Postelle, Ricois et Giroux. En d’autres temps ce dernier aurait pu être placé différemment.

N’oublions pas cependant quelques vues de villes, et surtout celle du Campo-Vaccino à Rome, si magistralement peinte par M. Joyand ; morceau de marque dans son genre, et qui doit compter parmi les meilleurs de l’exposition ; la vue de l’Arc-de-Triomphe de Djimilah, de M. Dauzats, qui a su faire un agréable tableau avec cet unique fragment de ruine ; la petite vue de la Piazetta de Venise, de M. Wyld, qui, par la finesse du détail, la fraîcheur du ton et l’esprit de la touche, rappelle de très près Bonington, son modèle ; la même vue en grand, par M. Raifort ; l’Intérieur d’une église de Bruges, par M. Sebron, et le Cimetière arabe à Alexandrie, de M. Léon Vinit.

Quant aux marines, lorsqu’on aura dit que la Vue du Port de Boulogne, de M. Eugène Isabey, est le triomphe du lâché, de la pochade, un feu d’artifice de coloris, une palette ingénieusement chargée de couleurs ; qu’il y a de belles eaux dans le Débarquement de Bonaparte au retour d’Égypte, de M. Louis Meyer, et des détails très exacts du matériel naval dans le Négrier, de M. Morel-Fatio, on aura à peu près rendu justice à qui de droit. Ce n’est pas en politique seulement qu’on a pu dire que la force de la France est sur terre. Nos artistes n’aiment pas la mer : il y a à peine un mariniste sur cent paysagistes. Nous n’avons en ce genre que deux réputations, l’une ancienne, Joseph Vernet, l’autre moderne, M. Gudin.

L’architecture, cette année, se borne à des travaux d’archéologie ; nous n’en parlerons pas. La gravure, très pauvre comme de coutume, comme quantité, a cependant quelques morceaux importans, mais connus déjà du public depuis long-temps, tels que le Portrait de Léon X, d’après Raphaël, par M. Jesi ; le Cromwell de M. Delaroche, par M. A. Martinet, et la Françoise de Rimini de M. A. Scheffer, par M. Calamatta : trois belles estampes entre lesquelles il serait difficile de décider ; une gravure de paysage en taille-douce, chose extrêmement rare aujourd’hui, de M. Ransonnette ; les eaux fortes de M. Blezy. Le voisinage nous remet heureusement sous les yeux six petites compositions de M. Gérard-Seguin sur l’histoire de la Passion du Christ, dignes d’Overbeck dont elles procèdent, et qui mériteraient bien de devenir des tableaux.

Nous avons lu quelque part que la sculpture était en progrès, et on le prouvait par le salon. Nous soutiendrions volontiers la thèse contraire en vertu du même argument. Notre tour de galerie ne sera pas long. Commençons par le caveau. En y entrant, on rencontre d’abord une femme nue, par M. Pradier, à sa place ordinaire. Cette figure a souvent changé de nom. Elle s’est appelée, suivant les temps, Psyché, Vénus, bacchante, odalisque. Cette année, le livret assure qu’elle se nomme Cassandre. Soit. Nous ne reprochons qu’une chose à cette statue, c’est que M. Pradier n’y aborde pas franchement la question. Il se débat entre deux systèmes, accordant un peu à l’un, un peu à l’autre, et remplit son marbre de contresens et de disparates. À la tête, au cou, aux bras, il cherche la pureté de la ligne, la beauté de la forme ; arrivé au torse, aux flancs, il veut de la chair, de la vérité vraie, et cette vérité n’est pas toujours belle. Il s’adresse ainsi tantôt à l’art, tantôt à la nature, qu’il n’essaie même pas de fondre et de combiner, se contentant de les juxtaposer. Il résulte de cette double préoccupation que sa figure manque d’unité de style et de caractère. Comme talent d’exécution, on n’a plus rien à dire sur cet habile statuaire ; personne de notre temps ne manie le marbre avec plus de morbidesse et n’entend mieux le travail du ciseau. Mais avec ces qualités on peut faire une médiocre statue, de même qu’avec un bon sentiment de couleur et une touche facile on peut faire un médiocre tableau.

Avec moins de science, moins de métier, M. Simart a fait une figure qui nous semble mieux remplir les conditions de la statuaire et le but de cet art, qui est avant tout l’expression du beau de la ligne, de la forme. La statue de M. Simart représente la Philosophie. Comme aspect d’ensemble, elle a une grande et sévère tournure qu’on rencontre rarement ailleurs que dans les statues antiques. La tête est d’un type noble, énergique et élégant. Le bras qui retient la draperie est peut-être un peu plat et d’une musculature trop masculine. Parmi les autres statues, grandes et petites, on n’aurait guère à citer que le Charles d’Anjou, de M. Daumas, dont on avait vu déjà le plâtre ; la Jeune fille à l’escargot, de M. Desprez, d’une pose ingrate et d’une exécution extrêmement faible ; la Baigneuse ou Galathée, de M. Feuchères, bonne étude de la nature, vraie, mais sans style ; la Sainte-Cécile, de M. Foyatier, dont la draperie est particulièrement disgracieuse ; la statue du maréchal Brune, de M. Lanno, bien posée et d’un jet assez hardi, mais d’une exécution mécanique, et la petite Psyché de M. Gruyère sculpture d’un travail délicat et fin.

M. Molchneht a emprunté à Murillo le type d’une Vierge ; l’exécution en est très étudiée, trop étudiée, car elle va jusqu’à la recherche et à l’afféterie fine cependant dans les détails ; les mains sont délicatement belles. Dans l’ensemble peu de caractère.

Le Jeune berger piqué par un serpent, de M. Maindron, pèche aussi par excès ; le détail absorbe la ligne. Son groupe (si le serpent est une figure) est conçu au point de vue du pittoresque ; en général, on pourrait dire que la sculpture, comprise à la manière de M. Maindron, est de la scupture de peintre.

La Charité, de M. Oudiné, n’a de suffisamment réussi que les figures d’enfans. La tête de la figure principale est insignifiante. C’est là un de ces ouvrages à l’égard desquels l’éloge et la critique seraient également déplacés.

Les bustes et portraits prédominent ici comme dans les salles de la peinture. Nous remarquerons, d’une manière générale, que les sculpteurs modernes ne savent véritablement pas ce que c’est qu’une tête humaine. Les anciens seuls l’ont su. Maintenant, nous sommes plus à l’aise pour recommander les bustes-portraits de M. Briand (Louis), d’un modelé fin et exact ; de M. Elschoët, quoiqu’il ait trouvé moyen de rendre petitement une tête dont le type était grand, celle de M. Jouffroy ; de M. Legendre-Héral (Portrait de M. Granet). Il vaudrait mieux se taire sur le bas-relief en bronze de M. Lemaire (la Distribution des croix d’honneur au camp de Boulogne), création des plus malheureuses.

Les Animaux de M. Mène ne mériteraient peut-être pas d’être mentionnés, s’ils n’avaient le mérite de rappeler ceux de M. Barye, et de faire sentir la convenance d’un jugement qui exclut les uns et admet les autres.

Lorsqu’on a parcouru pas à pas cette immense collection des œuvres de l’art contemporain, et qu’on a fermé le livret à sa dernière page, on est tenté de poser des questions. Où va l’art ? Est-il en progrès ou en décadence ? Peut-on, d’après ce qui se fait, prévoir ce qui se fera ? Mais on n’est guère tenté de chercher une réponse. L’œil le plus pénétrant ne saurait regarder bien loin dans la fortune future de l’art. Les révolutions du goût sont, comme celles de la société, toujours imprévues quant au temps, toujours différentes de ce qu’avait pu préjuger la raison qui construit l’avenir sur le modèle du passé. Qui aurait prévu qu’après Poussin viendraient Vanloo et Boucher, après ceux-ci, et presque sans transition, David, et après David, ce que nous voyons ? Et non-seulement la destinée, même prochaine, de l’art dépasse la portée de nos prévisions, mais son état présent nous échappe. Plongés au sein des choses, nous n’en voyons que les détails, les diversités ; nous en sommes trop près pour embrasser l’ensemble, qui ne peut être saisi que dans la perspective du temps. Il doit y avoir une unité, une physionomie générale dans les produits de l’art contemporain. Qui pourrait aujourd’hui reconnaître, nommer cette résultante ? Nous n’essaierons donc même pas d’agiter ces problèmes ; nous n’ajouterons pas à tant de décisions si sujettes à erreur sur le présent des hypothèses sur l’avenir, et nous terminerons ici nos observations sur le salon de 1843.


L. Peisse.
  1. Voyez la livraison du 1er avril.