Le Salon de 1848/01

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Le Salon de 1848
Revue des Deux Mondes, période initialetome 22 (p. 282-299).
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LE


SALON DE 1848.




LA PEINTURE.




Un décret promulgué dans la nuit même de l’insurrection de février avait annoncé que le salon de peinture serait ouvert le 15 mars, comme de coutume. La république, polie comme une majesté déchue, s’est piquée d’exactitude. Quoique le nombre des ouvrages présentés et admis cette fois sans contrôle préalable dépassât cinq mille, le Salon a été ouvert au jour et à l’heure indiqués. Hâtons-nous de le dire, cette sorte de franchise illimitée accordée à l’art ne lui est pas favorable ; l’ordre qu’ont apporté dans ce chaos la direction des musées et le jury de classement nommé par les artistes a sans doute pour effet d’épargner au public quelques fatigues, il ne peut rendre supportable ce qui est mauvais, et, il faut en convenir, quelque douloureux que puisse être cet aveu pour notre amour-propre national, le mauvais surabonde, la médiocrité déborde ; les artistes éminens sont peu nombreux. Le génie comme la vertu est-il donc en grande minorité sur la terre ?

Il semblerait, à la première vue, que la commission de classement désignée par les artistes ait voulu, dans cette opération, faire une application rigoureuse de la devise sacramentelle de la république : Liberté, égalité, fraternité. La liberté était acquise de droit, mais serait-ce pour obéir aux exigences de l’égalité ou aux devoirs de la fraternité que cette commission a réparti si confusément, et avec une sorte d’équité si déplaisante, le bon et le mauvais ? Sans doute, dans les dernières expositions, quelques toiles douteuses, parfois même un mauvais ouvrage, favorisé par le bon plaisir, ou soutenu par ces influences dont on a, hélas ! trop abusé, se glissait dans le grand salon carré. C’étaient là de rares exceptions, et en général tous les morceaux qui occupaient les places d’honneur méritaient cette distinction. Comment se fait-il qu’aujourd’hui d’informes pochades aient trouvé place dans cette enceinte privilégiée et s’y étalent avec une sorte d’impudence ? En revanche, d’excellens ou de consciencieux ouvrages, comme la Mort de Lara, de M. Eugène Delacroix, l’Anacréon, de M. Gérôme, les Sirènes, de M. Lehmann, la Vallée de Chevreuse, de M. Palizzi, le Rayon de soleil, de M. Nanteuil, en ont été exclus. Nous aimons à croire que la précipitation seule a causé ces erreurs. Il est difficile, en effet, de classer convenablement plus de cinq mille ouvrages en moins de quinze jours. Comment en outre conserver son sang-froid, sa sûreté de jugement, et ne pas se laisser aller à de déplorables concessions devant cette formidable invasion du médiocre ? Dans toute l’étendue de la galerie, le bon et le mauvais sont donc assez équitablement répartis. Il est seulement un coin favorisé où les artistes jurés, obéissant à un légitime mouvement d’impatience et de dignité blessée, se sont plu à réunir certains chefs-d’œuvre. Le premier jour de l’exposition, arrivé là, le public ébahi s’est arrêté tout court. Les quolibets, les rires injurieux, les huées même, se sont succédé. Le ridicule avait fait émeute. Nous ne savons pas si les victimes de cette exécution solennelle avaient jamais réclamé contre d’injustes exclusions, mais nous sommes certain que chacun de ces malheureux, si cruellement frappés dans leur existence et leur vanité d’artiste, a dû verser des larmes de sang et regretter les muettes exécutions de l’ancien jury.

Quoi qu’il en soit, l’épreuve a été décisive. Le public et les artistes, intéressés chacun d’une manière différente, réclament désormais un jury choisi par élection et un règlement qui tiendra compte des droits acquis et ne laissera place ni aux injustices ni aux surprises. Il ne faut pas croire, en effet, que, par cela seul qu’un corps est nommé à l’élection, il soit parfaitement éclairé, parfaitement équitable, et qu’il ne laisse aucune prise aux influences fâcheuses et aux petites passions.

Les arts n’ont peut-être jamais pris en France un développement plus considérable que dans ces dernières années. On a immensément produit ; mais les œuvres sont plus variées que choisies. On reconnaît tout d’abord, en parcourant la vaste galerie du Musée, recouverte de tableaux modernes dans toute son étendue, cette facilité de conception et de reproduction qui caractérise le génie français. Dans toute cette peinture, il y a plus d’éclat que de solidité, plus d’aisance que de correction. Comme chez nos improvisateurs quotidiens, écrivains politiques ou littéraires, c’est rapide, c’est clair, c’est amusant, mais peu profond. Uni à la littérature par des harmonies communes, l’art est comme elle l’expression de la société. Chaque école, chaque secte, chaque petite église littéraire a son analogue chez les peintres. Nous avons les érudits, les naïfs, les penseurs, les analystes, les rêveurs, les philosophes et les néo-chrétiens. L’un recherche la chronique, l’autre l’anecdote dramatique, quelques-uns l’histoire. Tous font grand cas de la couleur locale et du détail technique et pittoresque.

L’école historique, en retraite depuis bien des années, semble aujourd’hui s’être retirée de la lice et avoir laissé le champ libre à la peinture anecdotique. Nos peintres de l’ordre le plus relevé, MM. Ingres, Delaroche, Eugène Delacroix, ne sont pas des peintres d’histoire selon l’acception que l’on donnait à ce mot de 1800 à 1820. M. Ingres, rigoureux pour tout ce qui tient à la forme, est, quant au choix de ses sujets, un des artistes les plus capricieux que nous connaissions. Cette année, il a persisté dans son isolement et n’a pas paru au Salon. M. Delaroche, qui s’est abstenu également, est avant tout poète ou chroniqueur dramatique. Sa grande composition de l’hémicycle des Beaux-Arts tient plutôt de la poésie épique que de l’histoire. L’art subit, du reste, aujourd’hui l’influence du drame et de la chronique, comme il a subi, sous l’empire, celle de la tragédie. Les œuvres de cette école mixte sont nombreuses à l’exposition de cette année. Quelques-unes sont intéressantes ; la plupart sont exécutées avec plus de verve que d’élévation : elles rappellent trop souvent le théâtre du boulevard et le roman-feuilleton. Les sujets de religion sont également nombreux ; mais, quel que soit le talent qui s’y révèle, comme les peintres n’ont pas la foi, leurs compositions ne s’élèvent guère au-dessus du médiocre. L’érudition et une exécution convenable ne suppléent pas à l’absence du sentiment religieux. La peinture de genre est cultivée avec plus de succès, et dans cette catégorie nous comprenons cette multitude de toiles de nature si variée, dont quelques-unes rappellent l’art flamand, le plus grand nombre l’art français du temps des Boucher et des Watteau, et dont se détache un groupe original fort restreint, mais que son originalité place au premier rang. Ces derniers voient avec leurs yeux et ont grand souci de la vérité et de la nature, qu’ils étudient et reproduisent à leur manière, tandis que les imitateurs des écoles antérieures, ou flamandes ou françaises, ne voient la nature, les premiers, que sous certains aspects déjà connus, quelque faux air de naïveté et de nouveauté qu’ils prétendent leur donner ; les autres, qu’à travers cette enveloppe chatoyante dont les peintres spirituels et coquets du dernier siècle l’avaient revêtue. C’est un genre brillant, mais faux, qui aura la durée d’une mode. Ceux qui les premiers ont ouvert la voie commencent à la déserter.

Dans les arts, si l’on n’est pas soi-même, on n’est rien. Nous croyons que l’oubli de cette vérité est l’unique cause de ce débordement de la médiocrité dont nous sommes les témoins. Une dizaine d’hommes peut-être ont la ferme volonté d’être originaux ; tout le reste de l’école se précipite à leur suite. Bien plus, parmi ces chefs de ligne, combien en est-il qui ne sont originaux qu’au second degré, et dont la manière n’a pour nous le mérite de la nouveauté que parce que tel grand artiste, dont elle n’est qu’un écho affaibli, a vécu dans le passé !

L’imitation est le principe fondamental des arts plastiques. On comprend donc que les artistes soient exposés à d’involontaires faiblesses et se laissent trop souvent aller à reproduire un motif connu au lieu d’un type original. Les organisations supérieures peuvent seules échapper à ces fatales influences ; elles savent rester elles-mêmes malgré tout. La foule n’a pas tant de scrupules ; elle imite les morts, les vivans, le bon, le mauvais, les qualités, les défauts ; elle imite tout, elle s’imite elle-même. Cette tendance à l’imitation a les conséquences les plus déplorables : elle détruit toute spontanéité, tout naturel, et nous avons peine à comprendre qu’à une époque où le mot de liberté est répété jusque sur les murailles des édifices, des hommes intelligens et qui certes, dans les affaires de la vie, savent faire preuve d’indépendance, se condamnent, du moment qu’ils prennent le pinceau, à une pareille servilité.

Qu’une école nombreuse se presse à la suite de M. Ingres, ce fait peut aisément s’expliquer. La discipline est comme attachée à sa manière abstraite et précise ; l’école de la forme et de la ligne laisse peu de latitude au caprice, et l’artiste peut s’astreindre à certaines obligations rigoureuses sans sacrifier absolument l’originalité. Mais que, dès le lendemain de leur apparition, la foule des imitateurs se précipite aveuglément dans la voie ouverte par MM. Couture et Diaz, ces peintres du naturel et de la fantaisie, et s’efforce de reproduire mécaniquement les vivantes compositions de l’un, les éblouissans caprices de l’autre, la critique ne peut trop s’élever contre un pareil abus de l’imitation. Le premier mérite de ces deux artistes, c’est la personnalité, et c’est là ce qui ne peut, ce qui ne doit pas s’imiter. Imiter la personnalité d’autrui, c’est renoncer à la sienne, c’est abdiquer sa dignité d’homme, c’est se ravaler au rôle de singe ou de grimacier.

Cette tendance à prendre modèle sur l’homme qui réussit, en amoindrissant les caractères et les talens, a pour effet d’établir entre les artistes de mêmes catégories, et, même entre ces diverses catégories, cette sorte de nivellement uniforme, abolition complète du génie et de l’art. L’égalité, ce principe des démocraties, est antipathique à la république des arts, qui de sa nature est essentiellement aristocratique, L’égalité dans les arts, c’est l’uniformité, c’est l’ennui, c’est la souveraineté de la médiocrité. C’est elle qui, cette année encore, a fait invasion dans les salons du Musée, et qui couvre de ces imitations maladroites, de ces compositions sans verve et sans originalité, la meilleure partie des merveilles du Louvre. Ce n’est qu’à de longs intervalles qu’on se trouve arrêté par une œuvre originale, par l’appel d’un chef de ligne. Où sont ces novateurs audacieux, ces natures fortes et privilégiées qui se pressaient dans d’autres temps aux abords du vieux Louvre ? A l’exception de MM. Eugène Delacroix et Diaz, la plupart ont fait défaut. MM. Ingres, Delaroche, Couture, Decamps, Jules Dupré et d’autres encore n’ont pas répondu à l’appel de la liberté et se sont aristocratiquement tenus à l’écart. Aucune force inconnue ne s’est révélée, aucun homme nouveau n’apparaît, rien qui se dresse hardiment au-dessus du niveau commun.

E com’ albero in nave si levo[1].

Les artistes chercheurs et les talens entreprenans sont cependant nombreux au Musée, mais aucun d’eux n’a fait de ces rencontres éclatantes qui classent un homme et font vivre son nom. MM. Diaz, Millet, Haffner, Chasseriau, Picou, Muller et Gérôme sont ceux dont les tentatives approchent le plus du succès. M. Diaz de la Péna est toujours l’admirable faiseur d’esquisses que nous connaissons. Il atteint à la réalité par l’à-peu-près et par les plus singulières combinaisons de clair-obscur. On dirait qu’au lieu d’un pinceau il promène sur sa toile un rayon de soleil, qui en fait saillir des formes vivantes et comme mobiles, et qui donne à son coloris une sorte de chatoiement surnaturel.

Cette fois cependant, mais particulièrement dans ses compositions principales, le Départ de Diane pour la chasse et Vénus et Adonis, il a abaissé de quelques tons sa gamme éblouissante, et il semble avoir voulu dessiner avec autre chose qu’avec l’ombre et la lumière. Il a même visé au style dans son tableau du Départ de Diane ; mais le style lui tient rigueur, comme à la plupart des coloristes de fantaisie, à commencer par Rubens et Titien. Sa Diane et ses nymphes sont de simples mortelles, aux allures assez équivoques, et la forme, accusée par larges méplats lumineux, a quelque chose de singulièrement hasardé. C’est le grand parti pris de Corrége, modifié par Prudhon, appliqué à des compositions fort restreintes, abstraction faite de la grace et sans grand souci de la correction. M. Diaz est un grand peintre qui a besoin de se compléter, non par une vaine recherche de la ligne incompatible avec sa nature aventureuse, mais par une ferme résolution de modérer ses qualités et de supprimer ses défauts.

Cette année, les imitateurs de M. Diaz se sont singulièrement multipliés ; il est autrement facile à la médiocrité de copier suffisamment l’à-peu-près que de reproduire, même imparfaitement, une œuvre achevée. M. Millet (Jean-François) est celui des imitateurs de M. Diaz qui serre le maître de plus près. Il prodigue comme lui l’empâtement dans les ombres comme dans les clairs, mais sans le même art, et trop souvent il arrive à donner à sa peinture un aspect rebutant. Sa Captivité des Juifs à Babylone a l’air d’une ébauche de M. Diaz, mais d’une ébauche d’une criante incorrection et d’une recherche d’expression qui touche à la caricature. Le Vanneur, placé dans le grand salon, est plus original. L’indécision de la forme, le ton terreux et pulvérulent du coloris, conviennent à merveille au sujet. On peut se croire dans l’aire de la grange, quand le vanneur secoue le grain, fait voler les paillettes, et que l’atmosphère se remplit d’une poussière fine et grise à travers laquelle on entrevoit confusément les objets.

M. Haffner est un artiste vigoureux, mais d’un ordre moins relevé. Son plus grand mérite est de rester original malgré MM. Delacroix et Decamps. M. Penguilly-l’Haridon applique à la peinture de genre le coloris puissant de Marilhat et la verve railleuse et naïve de Wilkie et de M. Biard. Le combat de don Quichotte contre des moulins à vent, mais surtout son retour après le combat, sont deux morceaux excellens, dignes d’un vrai peintre et dignes de Cervantes.

Je connais peu d’artistes aussi heureusement doués que M. Chasseriau. Il a le sentiment du plus grand style ; il conçoit avec puissance et largeur ; il exécute avec verve et facilité ; au besoin même il est coloriste. S’il pèche, c’est par l’abus de ces qualités, abus parfois excessif ; c’est par une confiance absolue dans sa facilité, par un mépris trop magistral de la correction et du fini, par cette sorte de parti pris résolu, tant sur la ligne que sur le coloris, qui conduit tout droit à la manière. Son tableau du Jour du sabbat dans le quartier juif de Constantine offre la réunion la plus complète de ses qualités et de ses défauts ; mais peut-être cette fois les défauts se balancent-ils trop également avec les qualités ? Peut-être les dimensions colossales données à cette scène familière rendent-elles ces défauts trop saillans ? M. Chasseriau n’a, du reste, couvert cette immense toile et peint le portrait exposé sous le n° 841 que par forme de distraction. L’oeuvre à laquelle il consacre tous ses instans et ses plus sérieuses facultés a une tout autre importance ; nous voulons parler de la décoration du grand escalier de la cour des comptes. C’est là qu’il doit réussir, car de semblables occasions sont rares, et l’avenir d’un peintre dépend du succès.

Nous appliquerons au tableau des Fêtes d’octobre à Rome de M. Muller (Charles-Frédéric) les mêmes observations que nous venons de faire à l’occasion de la Fête juive de M. Chasseriau. L’abus des plus heureuses qualités est poussé jusqu’à l’excès dans cette vaste composition. C’est l’œuvre d’un coloriste vigoureux, d’un dessinateur facile ; mais pourquoi donner à une scène de ce genre des dimensions colossales ? Ces sujets peu relevés comportent tout au plus des toiles de moyenne dimension. Traités avec cette insouciance étudiée et cette facilité cavalière, ils rappellent tout d’abord la décoration et les rideaux de théâtre. Du reste, la scène est bien vivante et le style tout-à-fait italien. On peut se croire à la villa Borghèse, ce pays de Cocagne des amans, des éminentes et des buveurs d’Orvietto, quand ottobre e retornata :

Con suoni, e canti, e di huon vino un fonte.

M. Gérôme, qui avait si heureusement débuté l’an dernier et qui s’annonçait comme un continuateur de M. Ingres, dont il rappelait la manière précise et savante, mais avec une certaine fleur de jeunesse et de naïveté, M. Gérôme semble avoir eu à cœur cette fois d’exagérer les qualités et, par malheur, les défauts de son illustre maître ; sa composition principale, qui représente Anacréon, Bacchus et l’Amour, renferme de charmans détails et dénote de fortes et consciencieuses études. Le souffle de l’antique anime chacune des parties de cette œuvre, qui semble un fragment d’idylle dérobé à la muse d’André Chénier :

Viens, ô divin Bacchus ! ô jeune Thyonée !
Viens, tel que tu parus aux déserts de Naxos
Quand ta voix rassurait la fille de Minos.

Le tigre aux larges flancs de taches sillonné,
Et le lynx étoilé, la panthère sauvage,
Promenaient avec toi ta cour sur ce rivage.
L’or reluisait partout aux axes de tes chars.
Les Ménades couraient en longs cheveux épars,
Et chantaient Évoë, Bacchus et Thyonée !

On retrouve dans la composition de M. Gérôme quelque chose du mouvement et de la couleur de ce tableau si vivant. Il est fâcheux que la sécheresse systématique de l’exécution, l’aplatissement de la forme, l’amortissement constant et exagéré de la couleur, qu’enfin le parti trop arrêté d’être peintre en faisant abstraction du relief et du coloris, enlèvent à cette œuvre si recommandable presque tout son charme. Chaque figure se détache en silhouette bise ou brune sur un ciel lumineux jusqu’à la crudité, de sorte qu’au premier aspect le tableau de M. Gérôme ressemble à une immense découpure. La précision outrée des détails de certains accessoires ne contribue pas peu à donner à cette composition un aspect de sécheresse qui n’est rien moins qu’attrayant. Les vases grecs, par exemple, qui sont placés auprès de la jeune musicienne offrent un calque de vases antiques de la précision la plus discordante. La vérité, en peinture, ne consiste pas seulement à reproduire rigoureusement chaque accessoire, mais à les représenter dans leurs rapports exacts avec les objets qui les environnent et le sujet principal, en un mot, à les subordonner à l’ensemble de la composition ; c’est là une des premières conditions de l’art ; y manquer, c’est vouloir le ramener à son enfance ; autant vaudrait supprimer la perspective linéaire. Nous savons parfaitement que, si M. Gérôme oublie cette condition, c’est de propos délibéré, et qu’il pèche volontairement ; mais, quand on est doué d’un mérite supérieur, qu’on possède de si heureuses qualités, et que, pour réussir, on n’a qu’à vouloir rester naturel, toute cette puérile affectation d’archaïsme, toutes ces imperfections calculées ne sont que plus condamnables.

La Sainte Famille du même auteur doit-elle être considérée comme une œuvre sérieuse ou comme une sorte de fantaisie dans le goût des maîtres flamands du XVIe siècle ou des maîtres allemands contemporains ? M. Gérôme s’est évidemment inspiré de la Belle Jardinière de Raphaël en composant sa Sainte Famille ; mais, comme l’inspiration naïve et personnelle et le grand style du peintre d’Urbin lui ont manqué, il est arrivé à une sorte de style complexe et quelque peu maniéré qui rappelle, aux trivialités près, les imitations allemandes des chefs-d’œuvre de l’art italien. Quelques parties de sa composition, mais particulièrement la tête de la Vierge et les mains, sont traitées avec une liberté et, nous dirons plus, avec un sans-gêne qui n’est pas ordinaire à M. Gérôme, et qui laisserait croire que l’artiste s’est lassé promptement de cette œuvre sans originalité ; les yeux ne sont ni dessinés ni peints, ils ne sont que sommairement indiqués comme dans certaines miniatures chinoises. Le portrait en pied d’un élève de l’école polytechnique que M. Gérôme a exposé sous le n° 1934 est traité avec plus de rigueur ; mais quel complet sacrifice de la part du peintre des plus séduisantes conditions de son art ! comment peut-on de gaieté de cœur renoncer ainsi à la lumière, au relief, à la vie ?

M. Alphonse Isambert est un élève ou un imitateur de M. Gérôme. Les deux tableaux qu’il a exposés, les Joueurs d’osselets et les Pipeaux, semblent avoir été composés dans l’atelier du peintre d’Anacréon ; malheureusement, comme dans toute imitation trop fervente, M. Isambert exagère encore le style de M. Gérôme, comme M. Gérôme avait exagéré celui de M. Ingres. Dans les Joueurs d’osselets, la naïveté des poses tourne à la gaucherie affectée, et le coloris passe du bis brun au gris terreux. Tous ces personnages n’ont jamais eu une goutte de sang dans les veines, et rien n’indique qu’il y ait des os et des muscles sous cette peau. Ce n’est plus de la véritable peinture, c’est une copie du vase étrusque, une sorte d’application de la silhouette à la peinture historique ou mythologique, et cependant le fonds est heureux, il demanderait seulement une autre culture.

La Navigation sur le Cydnus d’Antoine et de Cléopâtre, par M. Picou, est encore un de ces ouvrages où l’érudition fait grand tort à l’intérêt. Le sujet, il est vrai, était tout-à-fait dans le genre descriptif et anecdotique. Seulement l’anecdote concerne l’un de ceux qui, les premiers, aspirèrent à devenir maîtres du monde, et prend des dimensions toutes romaines. M. Picou a dû se renfermer dans les limites tracées d’avance, le pont d’une galère. Ses personnages, parallèlement placés, sont donc de dimension moyenne et gardent une immobilité forcée. La plupart s’occupent fort peu des deux principaux personnages amoureusement couchés à l’arrière du navire, et regardent fixement le spectateur, ce qui donne une grande froideur à la composition. Antoine et Cléopâtre, placés à l’une des extrémités du tableau, seraient confondus avec les autres personnages, si les membres nus de la reine d’Orient n’attiraient forcément les regards. Il est fâcheux que ce groupe, sur lequel tout l’intérêt devrait se concentrer, soit relégué sur un plan tout-à-fait secondaire. Il aurait fallu que la beauté des formes, la suavité du modelé, la splendeur des carnations, rachetassent tout ce qu’a d’étrange cette nudité absolue. Comment, à moins d’être une seconde Vénus, la voluptueuse reine consentirait-elle à se montrer nue aux yeux de ces courtisans qui l’adorent, de ces esclaves qui l’encensent ? La Cléopâtre de M. Picou est un assez pauvre modèle ; il n’est donc pas surprenant que son amant paraisse si distrait. De brillantes qualités de détail rachètent ce défaut capital de la composition de M. Picou. Le peintre a tiré le plus heureux parti des contrastes que présentaient les différentes races qui faisaient cortége à ces conquérans du monde. Les accessoires sont choisis et disposés avec goût : l’encens fume sur le pont du navire ; de brillans éventails rafraîchissent l’air ; les fleurs, les fruits, les coupes d’or, passent de mains en mains ; tout respire la mollesse, la volupté, la poésie des sens. L’érudition suffisante dont M. Picou fait preuve ne tourne pas au pédantisme et ne lui fait sacrifier ni la grace ni l’harmonie. Au total, ce tableau est un ouvrage remarquable et qui classe dignement M. Picou parmi tous ces talens intermédiaires qui se pressent en foule à l’exposition de cette année. Un peu plus d’étude, un peu plus de vigueur, un parti pris de couleur et d’effet plus résolu, et M. Picou arrivera à se placer hors ligne.

M. Duveau est un peintre de l’école de Géricault. Il cherche le mouvement et l’énergie et semble l’antipode de M. Picou. Le tableau où il a représenté une Famille d’émigrans bretons arrêtés par des républicains offre certainement une réminiscence éloignée du tableau de la Méduse. La scène se passe entre deux vagues de l’océan soulevé. Les fugitifs ont bravé la tempête, ils sont déjà loin du rivage et vont atteindre le navire qui les attend, quand un canot, dirigé par des hommes rudes et sans pitié, leur barre subitement le passage. Plus d’espoir ! Les femmes se tordent les bras, les vieillards se résignent avec stupeur. Un jeune homme s’est élancé à l’avant de la barque, un poignard à la main, décidé à frapper ses adversaires, à périr ou à passer. Il combat corps à corps avec un des républicains. Cette lutte du désespoir au milieu d’une mer en fureur est énergiquement exprimée. On regrette seulement que le jeune émigrant soit entièrement vu de dos. L’exécution ne manque pas de vigueur ; le coloris a de la force et de l’harmonie, mais peut-être les teintes grises sont-elles par trop dominantes ; d’assez nombreuses incorrections trahissent, du reste, l’inexpérience de l’artiste, qui s’amendera, j’en suis certain.

M. Charles-Louis Muller a, lui, beaucoup trop de pratique. Il connaît toutes les ressources de la palette, toutes les séductions du clair-obscur. On peut lui reprocher de pousser l’effet jusqu’au contraste et l’éclat du coloris jusqu’au chatoiement. Toujours est-il qu’avant tout, sa peinture réjouit l’œil. L’esprit est moins satisfait de sa manière de comprendre un sujet. M. Muller aime la peinture pour elle-même, comme certains poètes n’aiment la poésie que pour le rhythme, s’inquiétant peu du choix du sujet et de la manière de le traiter, pourvu qu’ils trouvent dans ce sujet un prétexte à l’harmonie. Il ne diffère de ces poètes que par l’instrument : ils chantent, lui peint. Sa Folie de Haïdée est donc peu compréhensible. La tête de la jeune femme est pleine d’égarement et de désespoir ; mais que lui veut ce vieillard ? Que signifient ces groupes du second plan ? Ne prenons cette composition que pour ce qu’elle est : pour un morceau de peinture d’une solidité et d’un éclat peu communs.

Le Charles-Quint de M. Ziegler est digne, par la vigueur de l’exécution, des brillans débuts de cet artiste. Ce prince, en costume monacal, tout en préparant ses funérailles, considère un médaillon où il est représenté en costume impérial. Il y avait dans le choix du sujet une intention philosophique que l’artiste n’a que très imparfaitement exprimée ; cela tient à la dimension beaucoup trop restreinte de sa toile et au peu d’importance donnée à la face du personnage. Il ne faut voir dans cette composition qu’une étude sévère dans le goût de Zurbaran.

M. Eugène Delacroix a été dans son temps un des plus intrépides chercheurs ; lui du moins a trouvé, mais ne s’en tient-il pas trop souvent à ses premières rencontres ? Quoi qu’il en soit, c’est l’artiste courageux par excellence. Aucune critique, aucun échec, aucune injustice, ne le rebutent, et sa persévérance est d’autant plus méritoire qu’elle est raisonnée. La Mort de Lara est une de ces esquisses vigoureuses et senties comme cet artiste sait les faire. L’expression n’est peut-être qu’indiquée, mais l’indication est d’une telle justesse que l’imagination du spectateur complète sur-le-champ ce qui peut être sous-entendu, et fait en quelque sorte vivre chacun des personnages. L’oeuvre la plus complète et la plus travaillée atteindrait difficilement à une réalité si pathétique. L’attitude passionnée et presque maternelle du page mystérieux dont le sexe, à ce moment suprême, est subitement révélé ; l’inexprimable désolation qui se peint sur son visage, ce regard ardent et désespéré qu’il attache sur la face de son maître expirant, tout cela ne peut être trouvé si heureusement et reproduit à si peu de frais que par un homme de génie. Cette attitude et ce regard de l’amante se gravent tout aussitôt dans la mémoire ; on ne peut plus les oublier. Les Comédiens et Bouffons arabes du même peintre sont une œuvre plus considérable, mais moins intéressante ; c’est de la peinture descriptive, et M. Eugène Delacroix exprime mieux qu’il ne décrit. On ne se rend pas bien compte de l’action, et il y a de la confusion dans ces groupes. Le fond du paysage nous paraît d’un vert beaucoup trop uniforme et vient en avant. C’est une débauche de coloriste comme Rubens s’est plu à en faire. La Mort de Valentin est plus librement traitée. Ce sont toujours d’admirables indications de mouvement, de forme et d’expression ; mais cette fois ce ne sont que des indications. Le Lion dans son antre, le Lion éventrant une chèvre, peuvent être considérés comme d’énergiques et merveilleux délassemens de l’imagination la plus intelligente et la plus féconde, et du plus vaillant pinceau que nous connaissions.

Dans son tableau du Christ au tombeau, M. Eugène Delacroix a tenté de se compléter, et cela sans rien sacrifier de son originalité. C’est, du reste, déjà fort méritoire que de garder son originalité et, qui plus est, de savoir être nouveau en traitant un sujet si rebattu. L’expression est puissante et pathétique, et la couleur d’une vigueur et d’une richesse singulière. L’attitude des saintes femmes et de saint Jean qui, agenouillé sur le premier plan du tableau, pleure en tenant la couronne d’épines, est digne des meilleurs maîtres italiens ; c’est de la réalité, mais de la réalité noble, abstraite, idéalisée, la réalité telle que les grands peintres l’ont comprise et exprimée. Le corps du Christ est d’une grande faiblesse de dessin ; les formes sont pauvres, communes et imparfaitement indiquées. Que manque-t-il à M. Eugène Delacroix pour se placer au premier rang des artistes du siècle ? Un contour plus écrit et plus de respect pour la forme.

De M. Eugène Delacroix à M. Auguste Couder, il y a toute l’épaisseur de deux ou trois systèmes. Ce dernier est aussi naturaliste que l’autre est spiritualiste, aussi net, aussi soigné que l’autre est inculte et sauvage. Le premier abuse des ressources du clair-obscur, le second les ignore ; M. Delacroix sent et exprime, M. Couder raconte. La Mort de Lara, le Christ au tombeau, sont autant de poèmes bizarres, mais saisissans ; le Serment du jeu de paume est un article de journal bien fait. Ce dernier tableau, exécuté pour le musée de Versailles, est presque un ouvrage de circonstance. Je me trompe ; nous sommes loin de ces protestations solennelles, et les choses se passent aujourd’hui plus brusquement et sans tant de préliminaires. Ce n’est plus le tiers, c’est le peuple qui proteste entre deux pavés un fusil à la main, et le lendemain rois, chambres, monarchie, tout est en poussière ! Trois heures suffisent pour détruire l’ouvrage de dix-huit années ! Dans le tableau de M. Auguste Couder, la bourgeoisie seule est à l’œuvre ; mais était-ce une raison pour donner à cette magnifique insurrection morale un aspect de réalité si vulgaire ? Toutes ces mains levées, tous ces bras tendus produisent aussi l’effet le plus étrange. Il y avait là, nous le savons, une immense difficulté à résoudre, et nous ne pouvons dire que M. Couder ait tout-à-fait réussi. L’immobilité forcée de la peinture exprime difficilement le mouvement, et cette scène est toute d’élan. Nous aurions voulu un jet moins contraint, plus de désordre, plus de confusion, dût-on jeter dans l’ombre et sacrifier à un de ces grands partis-pris de clair-obscur à la Rubens quelques-uns de ces personnages si bien bâtis et si coquettement poudrés. Si l’effet d’ensemble laisse à désirer, si les carnations offrent des nuances trop violacées, si le groupe des députés signant la protestation manque de noblesse et de distinction, et, cela parce que M. Couder a voulu peut-être accuser trop vivement les intentions des signataires, si la figure de Martin d’Auch exprime plutôt une anxiété vulgaire que la grande et poignante indécision d’un cœur vraiment patriote, d’autres parties de cette vaste composition sont traitées avec adresse et témoignent des efforts soutenus d’un artiste consciencieux.

Devons-nous classer parmi les peintres d’histoire MM. Debon, Gallait, Decaisne et Alexandre Hesse ? Leur manière n’a pas l’abstraite sévérité qui convient au genre historique. L’action n’est ni suffisamment écrite ni suffisamment concentrée, et le soin minutieux qu’ils apportent à l’exécution de chaque détail du costume, à chaque pièce de l’armure, les range plutôt au nombre des chroniqueurs. Si dans sa Défaite d’Attila, tableau de très vaste dimension, M. Debon a voulu peindre seulement une scène de désordre, il a bien réussi. Vainqueurs et vaincus sont confusément groupés sur la toile, et nous avouons que, même avec l’explication du livret, il nous a été impossible de rien démêler dans cette action, l’attention distraite ne trouvant à s’arrêter sur aucun des personnages. Cette bataille fut effroyable, dit M. Debon. Comment se fait-il que la représentation nous laisse si calmes ? Les toiles de moyenne dimension où M. Decamps a représenté la lutte d’une armée romaine contre un peuple entier au moyen de personnages d’un pouce de haut, ont une signification bien autrement précise, un accent bien autrement énergique. Voilà de ces morceaux vraiment historiques et qui se gravent tout d’abord dans la mémoire comme certains récits de MM. Augustin Thierry et Mérimée.

Le Baudouin, comte de Flandre, couronné empereur de Constantinople, de M. Louis Gallait, ne rappelle en rien le talent dont cet artiste avait fait preuve à ses débuts. Le contour a quelque chose de flasque et d’indécis, le coloris est faux, l’exécution lourde. Cette grande toile d’un ton jaunâtre dans les lumières, bistré dans les ombres, n’accuse ni effort, ni volonté, ni érudition. Et pourtant, quel heureux contraste s’offrait au peintre dans l’expression de cette joie bruyante des Français et de cette tremblante adulation des Grecs dont parle Gibbon ! et quelles indications précises et frappantes l’artiste eût pu extraire des relations de Villehardouin et du Grec Nicétas, tous deux témoins oculaires de cette grande révolution politique et sociale ! Quant aux accessoires et aux costumes, que de richesses sont renfermées dans les manuscrits byzantins dont M. Gallait eût pu tirer parti ! N’eût-il consulté que cette Bible de saint Grégoire de Nazianze, apportée en France par Catherine de Médicis, et qui figure à la Bibliothèque nationale sous le n° 510, il eût trouvé là des renseignemens inappréciables sur l’ornementation, les costumes, l’architecture, enfin sur l’ensemble du moyen-âge grec dans toutes ses pompeuses imperfections, et son œuvre eût acquis certainement une tout autre signification, car c’est à ces sujets du genre admiratif que l’érudition et la couleur locale conviennent avant tout.

Le Boniface de Montferrat élu chef de la quatrième croisade, de M. Decaisne, pèche sans doute aussi par le manque de précision historique. Il y a néanmoins dans ce tableau des qualités qu’on ne rencontre pas chez M. Gallait, quelque chose de réel, d’humain, qui est de toutes les époques. M. Decaisne s’adresse au cœur, et il a raison. La Jeune Malade et le Départ sont de charmantes élégies dont le rhythme manque peut-être un peu d’élévation, mais qui émeuvent.

La Prise de Bairuth par Amaury, de M. Alexandre Hesse, est destinée, comme les tableaux de MM. Gallait et Decaisne, à la décoration de la salle des croisades du musée de Versailles. Il y a plus de science et plus de vigueur dans ce dernier ouvrage ; mais cette science tourne au pédantisme, et cette vigueur à la dureté. Il semble qu’avec le temps le talent de M. Alexandre Hesse, si large et si varié dans son Enterrement du Titien, si souple et si gracieux dans son Léonard de Vinci, s’appauvrisse et se pétrifie. L’éclat exagéré des lumières, le manque de transparence des ombres qui poussent an noir, et par-dessus tout une netteté dans les contours qui va jusqu’à la dureté, toutes ces imperfections donnent à ses derniers ouvrages un aspect qui n’est rien moins que séduisant. L’œil comme l’oreille est affecté par les dissonnances.

L’école que l’on pourrait appeler tempérée, et qui participe à la fois de l’histoire et du genre, a, cette année, de nombreux représentans au Salon. MM. Mottez, Lehmann, Landelle, Henri de Laborde, Galimard, Jules Richomme, Romain Cazes et Lazerges sont les plus distingués de ces peintres que le public traite avec une faveur méritée.

MM. Mottez et Lehmann ont représenté les sirènes essayant de toutes leurs séductions pour arrêter Ulysse. Les Sirènes de M. Mottez ont beaucoup trop de retenue, et leur attitude annonce beaucoup trop d’honnêteté naturelle, pour qu’elles puissent faire courir de grands dangers au rusé roi d’Itaque. Les belles filles de M. Lehmann sont beaucoup moins réservées ; leurs gracieux visages, la vivacité de leurs regards, leurs gestes provoquans, l’espèce de coquetterie avec laquelle elles se parent de leur nudité et développent leurs formes sveltes et opulentes, en ayant grand soin, toutefois, de cacher dans les flots leurs extrémités écailleuses, toutes ces séductions des plus raffinées mèneraient à mal la vertu la plus robuste, et nous comprenons que le bon Ulysse ait grand soin de se faire attacher par de doubles noeuds au mât de son vaisseau. M. Lehmann, vif et païen autant qu’on peut l’être dans son tableau des Sirènes, a fait acte de contrition dans cette composition religieuse où il s’est attaché à exprimer les ineffables douleurs qui se groupèrent au pied de la croix. La disposition de ce tableau est savante, mais peut-être un peu symétrique, et l’effet d’ensemble rappelle à la fois M. Scheffer et M. Delacroix : M. Scheffer quant à l’expression mélancolique des têtes, M. Delacroix par certaine gamme de couleur puissante et fine qu’on ne rencontre pas dans tous les ouvrages de M. Lehmann. La magnifique tête de Léonide est traitée avec la même vigueur ; c’est un des meilleurs morceaux du Salon. La Zuleika de M. Rodolphe Lehmann a un grand air de famille avec la Léonide de son frère ; elle est peut-être plus souple et plus vivante.

La Sainte Cécile de M. Landelle a quelques rapports avec le Pied de la Croix de M. Lehmann. C’est une figure d’une grande et simple expression, qui n’a que le défaut de rappeler trop directement, dans certains airs de tête, certains regards levés au ciel, les Saintes Femmes que cet artiste, une des espérances de la jeune école française, a exposées il y a deux ans. M. Landelle a en outre, au Salon de cette année, plusieurs études d’un vrai mérite et un bon portrait. — La Mort du Précurseur, de M. Glaize, est un des meilleurs ouvrages que cet artiste ait produits ; peut-être cependant y a-t-il abus de vigueur dans les ombres, et l’aspect de ce tableau est-il par trop noir.

M. Henri de Laborde est un artiste de la famille de MM. Landelle et Glaize, c’est-à-dire essentiellement spiritualiste. Il y a peut-être un peu de recherche dans le choix de ses sujets et dans la façon d’exprimer sa pensée ; du moins, cette pensée existe dans chacun de ses ouvrages. Le Jésus-Christ au jardin des Oliviers, sujet certainement bien rebattu, est compris à un point de vue tout nouveau, et, si l’exécution répondait à l’idée, cette composition ferait le plus grand honneur à M. de Laborde. En voyant les crimes et les erreurs des hommes, le Christ accepte sa passion. Le mortel accablement de l’homme-dieu et sa résignation sublime ne sont peut-être pas exprimés avec assez d’énergie. J’assiste à l’agonie suprême d’un philosophe qui prend son parti devant la mort, mais je ne vois pas couler ces sueurs de sang du divin rédempteur de l’humanité. Il y a plus de délicatesse, plus d’accent et plus de science dans les cartons que M. Galimard a exposés, et dont les sujets doivent faire partie de la décoration du chœur de l’église Saint-Laurent ; mais on désirerait moins d’art et plus de sentiment religieux, plus de ces intimes convictions qu’une attitude, qu’un regard exprime, et qui se rencontrent trop rarement dans les compositions religieuses de l’époque. Exceptons toutefois de ce jugement la Vierge en prière et la Vierge intercédant pour les pécheurs, de MM. Romain Cazes et Lazerges ; ces deux jeunes artistes de grande espérance nous paraissent sincèrement convaincus. MM. Abel de Pujol, Émile Lafond et Jules Richomme ont peint différens traits de la vie des saints ; leurs ouvrages ont du mérite, le Saint Martin, de M. Richomme, se distingue même par d’excellentes qualités de dessinateur et de coloriste ; nous doutons cependant qu’ils luttent avec succès contre l’indifférence du public.

La peinture de genre ou de fantaisie est cultivée par la jeune école avec un rare succès ; les petites toiles traitées avec talent et originalité sont très nombreuses au Salon. L’Ile de Cythère, de M. Gendron, la Fantaisie, de M. Jean-Louis Hamon, les Ondines, de M. Curzon, mais par-dessus tout le Rayon de soleil, de M. Célestin Nanteuil, sont de petits poèmes délicats, distingués, qui dénotent de la part des deux premiers artistes de sérieuses études du modèle nu, de la part du dernier une admirable entente de la lumière ; sa toile scintille comme si le rayon la traversait. MM. Jadin, Naissant, Baron et Jeanron sont moins préoccupés de la forme que de l’effet et de la couleur. Chacun de ces artistes a exposé d’excellens morceaux qui vous dédommagent des longues investigations auxquelles on doit se livrer pour les découvrir dans ce grand pêle-mêle du Salon. MM. Adrien Guignet, Johannot, Fauvelet et Wattier n’ont de commun qu’une merveilleuse facilité et une entente consommée de l’effet et des ressources de la palette. M. Adrien Guignet a pris rang, cette année, parmi nos plus savans coloristes. Son Chevalier cheminant à travers des rochers et son Don Quichotte fou sont deux excellens petits tableaux. Il est fâcheux que de pareils morceaux soient relégués dans les salles de l’école française, où quelques curieux seuls peuvent les découvrir. M. Tony Johannot est tel cette année que nous l’avons toujours connu, c’est-à-dire facile et fécond. MM. Fauvelet et Wattier sont de charmans coloristes. Leur seul tort est de ne pas être eux-mêmes et de rappeler beaucoup trop directement les peintres coquets du dernier siècle : Chardin et Watteau.

M. Meissonnier, ce Flamand Français, ce Van-der-Heyden de la peinture de genre, a exposé cette année trois petits tableaux et trois portraits. La Partie de boules, le plus complet de ses trois tableaux, est peut-être par trop précieusement touchée. L’aspect de cette peinture, si amoureusement caressée, tient quelque peu de la peinture sur porcelaine, et la crudité des verts, la froideur des blancs et la vivacité de la lumière, également répandue sur toute la composition, ne modifient en aucune façon ce qu’a de fâcheux cette première impression. La touche du peintre est mieux accusée dans le tableau des Trois Amis, et le coloris a plus de franchise. Il y a bien un peu de maigreur dans l’exécution de quelques accessoires, mais enfin on reconnaît la griffe du maître, car M. Meissonnier est un maître.

Comme on devait s’y attendre, les portraits ont envahi, cette année, le Louvre en colonne serrée, et ce n’est pas la moins déplorable invasion. Ils apportent avec eux le ridicule et l’ennui ; c’est à mettre en fuite les plus intrépides. À de grands intervalles et comme par hasard, vous rencontrez dans cette foule une physionomie vivante, coquette, distinguée, fine ou réfléchie, vous reconnaissez que ce morceau est signé par MM. Édouard Dubuffe, Perignon, Belloc, Guignet, Cornu, Brune, Etex, Lehmann, Tyr, Amaury Duval ou Hippolyte Flandrin. Tels et tels personnages que ces artistes ont fait revivre vous arrêtent forcément, l’un par sa grande tournure, comme le général Pajol de M. Guiguet, l’autre par la pensée profonde qu’expriment l’œil ou l’attitude, comme le portrait d’homme de M. Amaury Duval ou la jeune fille de M. Hippolyte Flandrin.

Comme tout ce qui est sérieux et calme, la manière de M. Hippolyte Flandrin ne séduit pas au premier aspect et a besoin d’être étudiée ; mais que de force contenue. que de qualités réelles et attachantes, que de charmes sympathiques dissimulés sous une trop savante enveloppe, quelques instans d’attention ne font-ils pas découvrir dans ses moindres ouvrages, dans cette simple tête de jeune femme, par exemple, qu’il a exposée sous le no 1685 !

Si les portraits de choix sont en très petit nombre, en revanche les portraits estimables ne peuvent pas se compter. Le Pie IX de M. Goyet et le Larochejacquelein de M. Bazin peuvent être placés en tête de cette légion monotone ; ces deux personnages prennent, sous le pinceau de MM. Goyet et Bazin, des proportions bien vulgaires.

Les noms se pressent quand on veut parler des paysagistes de talent. Cette branche de l’art est cultivée aujourd’hui avec un rare succès par une nombreuse génération d’artistes qui peuvent être groupés en diverses tribus très distinctes. Les uns, comme MM. Paul Flandrin, Aligny, Benouville, Cabat, Desgoffe, Corot et Buttura, ne se servent de la nature que comme d’un motif à certaines variations poétiques d’un style ou sévère ou gracieux, mais toujours élevé. D’autres, comme MM. Gourlier, Armand Leleux, Hedouin, Frère et Chacaton, combinent heureusement le paysage et la figure, et retracent d’ordinaire des scènes familières au milieu de sites pittoresques éclairés par une vive et chaude lumière. La Fenaison de M. Armand Leleux est un chef-d’œuvre dans ce genre. Il n’est guère possible d’exprimer avec plus de vigueur et d’éclat le jeu de la lumière solaire ruisselant à travers le feuillage, à cette heure voisine du soir, et teignant de ses nuances dorées les carnations et les vêtemens des personnages. Parmi les peintres de paysage, ce sont les naturalistes qui forment le groupe le plus nombreux. Ceux-ci s’attachent avant tout à reproduire la réalité. Ils aiment la nature toute nue et la traduisent plus littéralement que naïvement. M. Pierre Thuillier, dignement doublé par sa fille, se place sans contestation au premier rang de la tribu. Sa Vue prise à Elbiar, près d’Alger, les Rochers d’Espaly et la Vue prise dans les montagnes du Val sont d’excellens paysages-portraits. Nous nous permettrons de faire une observation à M. Thuillier : ne prodigue-t-il pas, dans ses plans intermédiaires et même sur ses premiers plans, ces ombres bleues qui donnent sans doute plus d’éclat à la lumière et plus de profondeur au paysage, mais qui ont aussi l’inconvénient de faire ressembler la peinture à l’huile à la gouache telle que l’exécutent les Napolitains ?

M. Gaspard Lacroix, qui arrive à la reproduction exacte de la nature par un grand sentiment de la couleur et de la forme ; M. Flers, naïf et fin comme d’habitude ; M. Achard, dont les progrès sont sensibles d’année en année, MM. Hostein, Palizzi, Charles Leroux, Léon Fleury, Lanoue, Blanchard, Jules André et vingt autres artistes de talent qu’on ne peut tous nommer, complètent la cohorte des naturalistes. À leur suite marche un petit groupe d’artistes capricieux et fidèles qui s’inquiètent moins de la vérité que de l’effet, et qui s’attachent de préférence à reproduire les accidens variés de lumière et de couleur apportés par le changement des saisons aux différentes heures du jour. Les contrastes vivement accentués les séduisent ; ils jouent avec un rayon de soleil, avec l’ombre portée d’un nuage, et arrivent souvent à la poésie par l’effet. MM. Lapierre, Adrien Guignet, Paul Huet, Steinheil, Tournemine et Anastasi sont les plus charmans de ces maniéristes bucoliques. Le Paysage de M. Lapierre, la Fuite en Égypte de M. Adrien Guignet, le Val d’enfer de M. Paul Huet, le Matin de M. Steinheil, la Prairie de M. Tournemine, le Pacage du Calvados de M. Anastasi, sont autant de petits poèmes très caractérisés dans le style vigoureux, coloré, des Orientales et des Ballades de M. Victor Hugo, quelquefois aussi dans le style sentimental et brillanté des écrivains de la jeune école.

Les peintres de marine, d’architecture pittoresque, d’intérieur, d’animaux et de nature morte, forment par leur réunion une cohorte aussi nombreuse que celle des paysagistes. MM. Gudin, Jugelet, Couveley, Justin Ouvrié, Hildebrandt, Joyant, Kiorboé et Mlle Rosa Bonheur, sont ceux de ces artistes dont les ouvrages se présentent tout d’abord à la mémoire. Depuis les dernières expositions, Mlle Rosa Bonheur a fait d’immenses progrès ; elle est aujourd’hui un de nos meilleurs peintres d’animaux. Ses bœufs et taureaux du Cantal sont bien certainement un des plus remarquables morceaux de l’exposition de cette année. La précision et la souplesse de son dessin, la simplicité magistrale de sa touche, qui ne se refuse cependant à aucun détail et à aucune finesse ; la vigueur et la réalité de son coloris, toutes ces qualités du vrai peintre, qu’on a fort injustement regardées comme l’attribut particulier de l’homme, ont été largement départies à Mlle Rosa Bonheur ; elle n’a qu’à persévérer dans ses consciencieuses études pour prendre dans l’école française actuelle un rang qu’elle gardera.

Il faut clore cette longue revue, et cependant nous n’avons pu mentionner bien des ouvrages qui ne sont pas dépourvus de mérite. D’où vient donc qu’à la première vue l’aspect de cette immense collection est si déplaisant ? D’où vient que le premier jour, en sortant du Louvre, chaque amateur désappointé condamnait sommairement le Salon de 1848 comme détestable ?

Ce jugement s’explique par cette abondance même. Il faut, pour démêler du milieu de cette confusion quelques toiles remarquables, et la plupart de moyenne ou de petite dimension, une persévérance que très peu possèdent. On aime mieux rester sur une première impression, et on est injuste. Nous devons reconnaître que la grande peinture, celle qui exige la réunion de qualités rares et exceptionnelles, telles que l’élévation, la beauté, la grace, le sentiment poétique, n’est que fort médiocrement représentée dans cette assemblée populaire des arts ; MM. Ingres, Delaroche, Scheffer, Gleyre, d’autres encore, se sont tenus à l’écart. L’école de la couleur et de l’énergie, celle de la fantaisie brillante, s’y trouvent plus au complet. Dans les écoles d’un ordre secondaire, dans le paysage, dans la peinture de genre, les hommes d’un talent consommé sont nombreux ; mais peu de forces nouvelles se sont révélées. Si l’on ne peut donc pas conclure de l’expérience qui vient d’être faite que l’art soit en progrès, on ne doit pas non plus le déclarer en décadence ; on ne doit pas surtout désespérer de son avenir. Quoi que puissent dire les alarmistes de l’intelligence, nous avons la ferme conviction que l’art survivra à la grande crise qui renouvelle la société, car dans tous les temps l’art a profité du régime de la liberté.


F. DE LAGENEVAIS.

  1. Dante, Inferno, c. XXXL.