Le Salon de 1848/02

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Le Salon de 1848
Revue des Deux Mondes, période initialetome 22 (p. 590-606).
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LE


SALON DE 1848.




LA SCULPTURE, LES PASTELS, LES DESSINS.




Émeric David, dans ses recherches sur l’art de la statuaire, indique un certain nombre de règles principales, puisées dans la nature, que les artistes grecs auraient suivies, et auxquelles ils auraient dû l’excellence de leurs ouvrages. Ces règles sont relatives à l’accord des proportions ou à la symétrie ; à notre avis, elles sont trop absolues et trop exclusives. Rigoureusement observées, elles arriveraient à faire de la statuaire une science plutôt qu’un art, et enlèveraient à l’artiste toute spontanéité et toute invention. Nous craignons que l’application de ces principes, faite sans réserve vers 1800, n’ait été la cause principale de la froideur et de l’insipidité de la plupart des productions des statuaires les plus en vogue durant le premier tiers du siècle. Celle de ces règles, par exemple, qui astreint l’artiste à augmenter l’étendue réelle des parties principales en donnant à la forme autant de développement que la nature le permet, a entraîné tel artiste en vogue à une exagération des courbes qui conduit à l’abolition du caractère et de l’accent. Cette rondeur de la forme qu’on reproche à la plupart des statuaires de la période impériale et même à Canova, le prince de la sculpture, dont la renommée a un peu décliné, ne provient que de l’application par trop rigoureuse de cette règle du développement. Les grands statuaires grecs, à commencer par Phidias, n’obéirent à aucune loi de cette espèce. La forme, dans leurs ouvrages, est plutôt accusée carrément et par méplats que dans le sens du développement extrême de la courbe ; le muscle est profondément inscrit ; la sommité de l’os nettement indiquée, et jamais, aux attaches, le tendon n’est ni dissimulé ni complètement enlevé, comme chez les sculpteurs de la forme ronde et développée.

Cette absence de mouvement et cette froideur de l’attitude qui n’ont rien de commun avec le style, cet empâtement et cette rondeur de la forme qui ne servent trop souvent qu’à l’effacer et à la dissimuler, la plupart des défauts, en un mot, qu’on peut reprocher à la statuaire du commencement du siècle, furent le résultat d’une sorte de réaction systématique contre les traditions du XVIIIe siècle. L’école de l’antique mettait une sorte de puérile affectation à éviter tout contour, toute forme, toute attitude accentuée qui pussent rappeler les statuaires du siècle précédent, qu’elle ne regardait que comme des élèves dégénérés de Michel-Ange ou du Bernin. Ce dernier, il est vrai, régnait dans toute sa gloire lorsque le grand Colbert avait établi l’Académie de France à Rome, en 1665. Son influence s’était fait aussitôt sentir parmi les jeunes statuaires français. La vivacité particulière à notre nation n’était guère propre à tempérer cette fougue excessive qu’on reprochait au maître italien ; elle garantit toutefois nos statuaires d’une imitation trop servile. Même dans leurs écarts, ils conservèrent quelque chose de cette clarté et de ce naturel propres au génie français. Il y a plus : quelques-uns de ces artistes, si décriés il y a trente ans, exploitèrent avec un succès réel cette veine nationale indiquée par Puget en dépit de Girardon. Bouchardon, Coustou, Pigalle, Allegrain, Houdon, furent certainement plutôt Français qu’Italiens. Ils cherchèrent un style particulier, un genre de beauté propre à la nation, et si leurs tentatives ne furent pas toujours heureuses, si le beau leur échappa, s’ils ne le remplacèrent qu’imparfaitement par cette grace conventionnelle, par ce genre de beauté un peu factice qui réside surtout dans l’expression vive et gracieuse, dans l’intelligente mobilité des traits, du moins furent-ils originaux et nationaux. Il est certes fâcheux qu’au lieu de retourner directement et absolument à l’antique, sans tenir aucun compte des efforts que ses devanciers venaient de tenter, et en haine même de ces efforts, la génération qui suivit n’ait pas persisté dans le sens national. Les traditions du XVIIIe siècle modifiées par l’étude naïve de la nature, l’inspiration intelligente de l’antique, eussent produit des résultats supérieurs à ceux que l’école néo-grecque nous a laissés.

Nous ne sommes pas de ceux qui répudient aveuglément tout le passé et qui ne rendent hommage qu’aux gloires contemporaines. Si nous désapprouvons le système qui présida aux travaux de la statuaire de la période impériale, nous reconnaissons toutefois que quelques hommes surent, en dépit de ce système, garder une sorte de personnalité et prendre dans l’art un rang que la postérité leur conservera. Indépendamment de Canova et de Thorwaldsen, dont la gloire est européenne, nous pourrions citer les noms des Chaudet, des Dupaty et des Bosio parmi ceux que l’historien de l’art ne doit pas rayer d’un trait de plume. Cortot, qui continua la tradition académique en l’humanisant quelque peu, et qui, dans telles de ses œuvres, sut atteindre à une majesté sans emphase, toute différente de la majesté napoléonienne, toujours un peu théâtrale, marque la transition de l’école de l’antique pur à l’école contemporaine. M. Simart, que l’on a signalé comme le continuateur de Cortot et de l’école dont ce statuaire éminent fut le dernier représentant, nous semble plutôt avoir ouvert dans son art une voie analogue à celle que M, Ingres a suivie dans le sien, mais avec plus de rigueur et moins de caprice. M. Ingres se dérobe volontiers à cette ligne inflexible que M. Simart suit obstinément. Cependant M. Simart, comme M. Ingres, puise largement dans la nature trop long-temps dédaignée, et c’est à ce commerce de tous les instans qu’il doit ces qualités toutes humaines, ce sentiment exquis de la forme et du dessin, qui le distinguent entre tous. Sa statue de la Philosophie, placée aujourd’hui dans la bibliothèque de l’ancienne chambre des pairs, est à la fois un des plus savans et des plus séduisans ouvrages que nous connaissions. En comparant cette figure avec la Stratonice de M. Ingres, on s’assurera tout d’abord que les analogies que nous signalions entre ces deux talens ne sont nullement imaginaires.

M. David d’Angers, qui étudiait à Rome en même temps que M. Cortot, a tenté dans l’art de la statuaire une révolution analogue à celle que Géricault, son contemporain, a opérée dans l’art de la peinture. Sans briser toutefois, comme ce grand peintre, avec la tradition académique, dont la statuaire ne peut absolument se dégager, M. David d’Angers est retourné résolûment à la nature et a su s’élever en même temps, dans l’interprétation de l’art antique, à une énergie, à une vérité que n’avait su atteindre aucun des sculpteurs de l’époque précédente. L’étude des grands modèles de l’art grec du temps de Phidias et l’horreur de ces formes rondes et conventionnelles si à la mode vers 1820 dominent jusque dans les moindres compositions de l’auteur du Philopoemen ; mais peut-être, entraîné par une opposition systématique, tombe-t-il à son tour dans ces défauts qu’on pourrait appeler réactionnaires ; peut-être accuse-t-il la forme trop carrément et donne-t-il même à ses meilleurs ouvrages quelque chose d’anguleux et de contraint que les chefs-d’œuvre de l’antiquité ne nous présentent qu’aux époques archaïques. Ce système aurait pour extrêmes conséquences l’abolition complète de la grace et de la beauté. Toujours est-il que M. David d’Angers est un statuaire hors ligne et que son influence sur l’école aura été immense. Il a le premier fait sortir la sculpture du XIXe siècle des boudoirs et l’a fait descendre sur la place publique. Il a ouvert la voie où l’ont suivi tant d’artistes de talent, originaux chacun dans son genre.

M. Pradier, talent plus souple, plus gracieux, mais moins élevé que M. David, a combiné, comme lui, le naturalisme avec le style, et s’est formé une sorte d’idéal moins héroïque, mais peut-être plus conforme à l’esprit et au goût français. Dans ses compositions les plus importantes, on retrouve quelque chose de la souplesse et du mouvement des statuaires du XVIIIe siècle, mais avec plus de respect pour la forme, plus d’étude du détail précis, en un mot avec une compréhension de la nature moins arbitraire et moins factice. Toujours est-il que M. Pradier continue la tradition française avec les modifications que le temps et d’autres modes ont dû apporter dans les habitudes et les mœurs de la nation, et, faut-il le dire ? jusque dans la conformation de l’espèce. Ses nombreuses statues de femmes sont le type le plus exact, sinon le plus distingué, de la beauté française au XIXe siècle, beauté svelte, un peu chétive, et qui réside moins dans l’extrême pureté de la forme que dans sa souplesse et son élégance, dans la grande régularité des traits de la face que dans l’expression gracieuse et mobile.

La Nyssia de M. Pradier, la Clytie de M. Lescorné, la Rêverie de M. Jouffroy et la Haïdée de M. Husson sont autant de prétextes choisis par ces artistes pour nous représenter des jeunes filles ou de belles femmes nues ; mais, pour plaire, cette représentation exige une rare perfection que nous regrettons de ne pas rencontrer dans la plupart de ces ouvrages. Cependant, si la perfection est le fruit de l’étude et des connaissances accumulées durant des siècles, labor mundi, nul ne peut se trouver plus à même d’y atteindre que ces artistes, les derniers venus, et auxquels tant de chefs-d’œuvre ont pu servir de modèles. Cela indiquerait suffisamment que la perfection ne s’acquiert pas uniquement au moyen de la connaissance et de l’imitation de ce que les maîtres de l’art ont produit, mais par une vue particulière de la nature, à l’aide de cette influence secrète qui fait le grand artiste comme elle fait le grand poète, peut-être aussi par une éducation de l’œil qui, de nos jours, rencontre des obstacles de plus d’une nature, tels que le peu d’occasions de voir le nu, d’étudier la forme, de se pénétrer des belles proportions. Lysippe demandait à Eupompe : Quel maître dois-je imiter ? — La nature, lui répondait Eupompe. La beauté des statues grecques, l’admirable pureté de la forme, la grace de l’attitude, la vérité du mouvement, l’excellence, en un mot, reposent donc dans une imitation intelligente de la nature, dont le principe doit plutôt s’appeler le vrai idéal que le beau idéal, car le beau ne peut exister sans le vrai. Nos mœurs et nos habitudes sociales ne nous permettent que bien difficilement d’arriver à la connaissance de ce vrai idéal auquel les grands artistes de l’antiquité ont souvent atteint. Aussi la perfectibilité indéfinie n’existe-t-elle pas pour l’art, et notre époque d’excessive civilisation ne refera-t-elle jamais ni l’Apollon, ni les Vénus de Médicis ou de Milo.

Ces considérations nous engageraient à applaudir plutôt aux essais tentés dans le sens de MM. Pradier et Clesinger, qui cherchent le nouveau, cette sorte de vrai idéal moderne dont nous parlions tout à l’heure, qu’à la persévérance classique de MM. Lescorné, Husson et Jouffroy, qui sont encore en quête de ce beau antique par excellence, qu’aucun artiste contemporain n’a pu rencontrer, et, il faut le dire, à côté duquel les grands artistes modernes se sont tous développés ; car ils n’eussent pas été grands, s’ils n’eussent été nouveaux.

La Nyssia de M. Pradier n’est autre que la femme du roi Candaule, dont, à commencer par Hérodote, l’histoire nous a été si souvent contée, mais jamais plus ingénieusement que par M. Théophile Gautier. C’est du récit de ce dernier que M. Pradier s’est inspiré. « Il faut que tu contemples Nyssia dans l’éclat radieux de sa blancheur étincelante, sans ombre importune, sans draperie jalouse, telle que la nature l’a modelée de ses mains dans un moment d’inspiration qui ne reviendra plus. Ce soir, je te cacherai dans un coin de l’appartement nuptial… Tu la verras ! » La statue de M. Pradier est la traduction, la mise en scène de ces paroles que le bon roi adresse à son favori. Nyssia est absolument nue, et, comme ses bras sont relevés par-dessus la tête pour rattacher sa longue chevelure, nul obstacle ne vient s’interposer entre ses charmes offerts sans voile à l’œil du spectateur. Il est fâcheux que ses formes n’aient pas toute la perfection que l’enthousiasme imprudent du roi Candaule devait faire supposer. La Nyssia de M. Pradier a la taille svelte et légère, la mine coquette et éveillée, et l’œil lutin de nos filles de l’Occident. L’artiste a négligé de donner à ses membres les contours arrondis et le riche embonpoint, à ses traits la parfaite régularité, à son œil la forme amygdaloïde ce relevée de l’angle externe, en un mot tous les attributs caractéristiques de la beauté orientale. Nous soupçonnerions volontiers M. Pradier de n’avoir baptisé sa Nyssia, que long-temps après sa naissance et au moment de la lancer dans le monde. M. Pradier aura rencontré un gracieux modèle d’après lequel il aura façonné un beau bloc de marbre pentélique avec l’admirable facilité et le talent qui le distinguent ; puis, une fois le bloc métamorphosé en femme, il lui aura dit : Tu seras Nyssia. Nous doutons, du reste, que la Nyssia de M. Pradier soit sa fille de prédilection. Quelques négligences dans le torse, surtout dans la partie antérieure, trahissent un trop prompt abandon de la part du père. Le sein est pauvre et peu séduisant, comparé surtout aux admirables formes de la Bacchante de M. Clesinger. La triple ligne que présentent les muscles de l’abdomen tiraillés par les bras relevés sur la tête est d’un effet qui peut être naturel, mais aussi fort déplaisant. Quant à l’abondante chevelure de Nyssia, qui tombe en arrière de ses épaules

Plus longue qu’un manteau de roi,

elle doit à son abondance même, que le marbre ne peut qu’imparfaitement reproduire au moyen de masses informes, un aspect des moins agréables. Ajoutons que le marbre pentélique, dans sa nouveauté, est peu favorable à la reproduction si délicate des formes nues d’une belle femme ; quand l’exécution est récente encore et que le temps n’a pas éteint le miroitage de ses innombrables paillettes, leurs facettes nuisent à la finesse du modelé et à la suavité du contour : vues de près, les chairs paraissent comme grêlées ; mais ici ce n’est pas le sculpteur, c’est la matière qu’il faut accuser. Au total, on reconnaît le maître dans l’œuvre de M. Pradier ; pourtant son inspiration a été souvent plus heureuse et son exécution plus parfaite.

La facilité qui distingue avant tout les ouvrages de M. Pradier ne se rencontre pas au même degré dans la Clytie de M. Lescorné. Cette œuvre révèle néanmoins de sérieux efforts et n’est pas sans mérite. L’attitude de l’amante délaissée d’Apollon est excellente ; le mouvement du torse et l’agencement des bras indiquent suffisamment l’action. Toute la partie supérieure du corps semble accompagner le mouvement de l’astre sur lequel les yeux sont fixés, et cela sans tomber dans l’exagération et le style contourné. La tête est un peu faible d’expression, les traits du visage sont communs ; nous aurions voulu que la nymphe fût plus belle. Le ventre, cet écueil de l’art de la statuaire, contre lequel tout le talent du sculpteur vient souvent échouer, est lourd, pendant, sans grace. C’est la nature sans doute, mais la nature vulgaire, fatiguée, vieillie. Les muscles n’ont plus l’élasticité nécessaire pour maintenir les intestins, et l’abdomen tombe. On sent trop que le modèle qui a posé pour la Clytie mange, boit et digère. Les jambes sont traitées avec talent, la gauche surtout est excellente. Le défaut des œuvres de ce genre, défaut qu’on rencontre dans la Rêverie de M. Jouffroy, dans l’Haïdée de M. Husson, c’est l’absence d’un caractère bien tranché. On désirerait quelque chose de plus personnel et de moins banal, soit dans la pensée, soit dans la forme, soit dans le faire. L’oeuvre est exécutée avec conscience et talent ; on la dirait irréprochable, et cependant ni le goût ni l’esprit ne sont satisfaits. Pourquoi ? Parce que l’originalité est absente. Il y a néanmoins une intention assez heureusement rendue dans la tête de la Rêverie de M. Jouffroy. Cette tête exprime bien le recueillement, mais la statue ne pouvait-elle pas s’appeler tout aussi bien la Méditation que la Rêverie, et cela d’autant mieux que l’attitude ne nous paraît pas indiquer d’une façon suffisante l’espèce de complète prostration où tombe le corps quand la tête l’oublie pour se perdre dans les domaines de la pensée ? Ces idées métaphysiques et toutes modernes ne sont pas, à notre avis, du ressort de la statuaire, plus propre à exprimer une action positive, une pensée nettement caractérisée, qu’à traduire des abstractions ou des nuances de sensations. La Rêverie de M. Jouffroy n’est peut-être pas la rêverie. C’est une étude de femme nue d’une exécution savante, et c’est le cas de rappeler ce mot de Diderot à Caffieri : « Vous n’avez pas fait ce que vous vouliez faire ; mais n’importe ! ce que vous avez fait est précieux ! »

Les mêmes observations peuvent s’appliquer à l’Haïdée de M. Husson. « Si jeune et si belle, Haïdée était d’une adorable ignorance ; comme une jeune colombe, elle volait vers son jeune ami. » La statue de M. Husson semble une traduction très libre des vers de lord Byron. Haïdée est jeune, elle est belle ; mais est-il rien chez elle qui indique une adorable ignorance ? et comment cela peut-il se traduire en statuaire sans tomber dans l’afféterie ou la niaiserie ? La cambrure des reins, la souplesse de la taille et la délicatesse des extrémités inférieures expriment plus heureusement l’idée de légèreté, bien que la jeune fille soit au repos.

Même quand l’oiseau marche, on sent qu’il a des ailes.

M. Clesinger nous a donné cette année une sorte de répétition de sa figure de Femme couchée, qui avait obtenu un si grand succès au Salon de l’an dernier. Cette fois c’est une Bacchante qu’il a représentée. Une magnifique femme nue, dont le visage et l’attitude respirent l’ivresse et la volupté, se roule sur un monceau de grappes qu’elle écrase avec le dos. Cette figure semble animée du souffle de la vie ; l’art a rarement atteint à une réalité si saisissante, et cela sans rien sacrifier d’un certain idéal sans lequel l’art n’existe pas. Le marbre est élastique et palpite comme la chair. Les belles épaules ! l’admirable poitrine ! comme ce sein détaché à la Michel-Ange est riche et puissant ! comme ces chairs sont à la fois mobiles et résistantes ! On voit la vie onduler sous cette peau souple et vivante. Tout ce buste offre la plus merveilleuse imitation de la nature, et cependant ce n’est pas la copie littérale du modèle ; c’est la nature choisie, idéalisée, la nature prise sur le fait avec tout son charme, toute sa vérité, avec ces détails précieux et sans nombre, cette simplicité de mouvement, cette largeur de modelé, cette parfaite connaissance du dessous de la peau, cette puissance de jet, qui n’appartiennent qu’à certaines natures heureusement douées.

M. Clesinger est assurément un artiste entreprenant, qui ne recule devant aucun obstacle, qui ne reconnaît aucune impossibilité. Représenter une belle femme ivre à la fois de vin et d’amour, c’était un thème dont les difficultés eussent pu déjà arrêter un esprit moins intrépide ; mais la jeter sur un lit de raisins qu’elle foule énergiquement avec ses épaules et ses reins, et dans lequel l’arrière de sa tête est comme enseveli, c’était une entreprise pleine d’audace et dont M. Clesinger s’est très habilement tiré. Rien de ridicule, rien de vulgaire, rien de repoussant dans la manière dont il a conçu son sujet. C’est la strophe du dithyrambe antique dans laquelle le poète nous représente la ménade échevelée, pleine à la fois de Vénus et de son dieu, et se livrant à de convulsives fureurs. L’attitude n’a rien, dans son voluptueux abandon, d’indécent ou de forcé ; c’est la souplesse et le jet hardi des sculpteurs du dernier siècle, combinés avec la grace académique de Canova, avec le naturalisme de M. Pradier.

La statue exposée l’an dernier par M. Clesinger avait causé parmi les artistes, qu’ils fussent ou non de l’Académie, une rumeur que sa Bacchante n’est pas propre à faire cesser. Les fanatiques de l’antiquité condamnent cette manière violente et dégagée de reproduire la nature dans tout son laisser-aller et sans jeter aucun voile sur ces secrètes vérités que l’antique se plaît à dissimuler sous un certain module uniforme et traditionnel. Les apôtres du style reprochent à la fois à M. Clesinger un naturalisme outré et une certaine tendance à la manière, sans faire entrer en compensation de ses défauts la rare distinction de l’ensemble de ses figures et la savante exécution de quelques-unes de leurs parties. Beaucoup d’autres enfin gourmandent le public de son engouement, et cependant le public est-il si blasé sur les œuvres, sinon complètes, sinon irréprochables, du moins originales, pour avoir le droit de se montrer si dédaigneux ? On doit sans doute reprocher à l’artiste certaines incorrections, particulièrement dans l’avant-bras gauche de sa Bacchante, qui paraît court en disproportion avec le reste de la figure, et à l’exécution duquel la matière semble avoir manqué ; une certaine recherche dans le contraste, peut-être trop accusé, que présentent le linge plissé à l’excès et les chairs trop soyeuses ; un abus du mouvement et de la facilité ; une tendance vers la ligne flamboyante, surtout dans ses bustes ; de la confusion dans les accessoires, tels que les grappes de raisin, qui pourraient être plus heureusement groupées. En revanche, on doit lui savoir un gré infini de son audace, de sa nouveauté, de sa facilité de jet, de son adresse d’exécution, mais surtout de ce qu’il n’est ni Grec ni Italien, de ce qu’il est lui-même.

M. Bonnassieux, qui avait débuté, il y a quelques années, par une charmante statue et par d’excellens bustes dans le goût antique, d’une exécution fine et naïve, a exposé cette année deux statues en marbre d’un caractère très différent. L’une d’elles représente Jeanne Hachette, l’autre la Vierge-mère. Le talent pur et gracieux de M. Bonnassieux convenait mal à l’énergique représentation de l’héroïne populaire de Beauvais ; l’attitude de la combattante est naturelle, mais elle n’indique pas suffisamment l’action. Je vois une jeune fille qui combat, et rien ne m’explique le motif de la lutte. J’ignore si cette jeune fille irritée défend sa vie, sa vertu ou son pays. Les formes de Jeanne Hachette sont aussi trop chétives et trop virginales. Ces femmes fortes qui saisissent la hache ou l’épée, qui cherchent les aventures ou se jettent dans les combats, les Judith, les Jeanne, ont une tout autre organisation. Leur stature est élevée, leurs membres sont robustes, et les muscles se dessinent avec vigueur sous une peau brune et souple. La moustache de Renaud, ce fin duvet qui croît au menton de l’adolescent, ombrage légèrement leurs lèvres saillantes,

E intempestiva
Molle piuma del mento appena usciva.


Naguère encore j’ai pu voir, toute palpitante de l’animation des combats de février, une de ces créatures singulières qu’une sorte d’instinct batailleur précipite au milieu des insurrections, et qui se dressent sur les barricades, comme la Liberté de M. Delacroix. Cette fille étrange n’avait de la femme que le nom. Le cœur d’un soldat battait dans sa poitrine ; ses traits étaient masculins ; ses gestes, son allure et jusqu’aux sons de sa voix avaient quelque chose de virilement accentué. A voir le baudrier de la giberne et du sabre qui se croisait sur son corsage et le fusil qu’elle portait sur l’épaule, on eût dit un beau conscrit déguisé en femme. Ce mâle enthousiasme manque à la Jeanne Hachette de M. Bonnassieux, qui a plus de colère que d’élan. Elle tient un drapeau ; mais l’a-t-elle pris ou le défend-elle ? Elle n’est ni assez femme ni assez soldat et n’est pas surtout assez fille du peuple. Les chairs et les détails sont traités avec soin, bien qu’avec un peu de sécheresse. C’est une œuvre distinguée, comme tout ce que produit cet artiste, mais à laquelle l’inspiration a fait défaut. Quant à la Vierge-mère du même auteur, nous en parlerons tout à l’heure, quand nous nous occuperons des sujets de religion.

La Sapho, de M. Dieboldt, est un début. Le travail de l’artiste dénote cependant une certaine expérience, mais il manque de feu, ce qui est fâcheux pour un débutant. Le jugement que l’Institut avait porté sur cette figure, dernier envoi d’un élève de Rome, était, à la fois sévère et bienveillant ; il se terminait par l’invitation adressée à l’artiste d’achever certaines parties de son œuvre, invitation dont il ne nous paraît pas avoir tenu grand compte. Nous ajouterons à ce jugement une observation physiologique qui nous semble primer toutes les autres : M. Dieboldt a fait Sapho grasse et presque replète, et à notre avis il y a là une sorte de contresens. Quoi ! cette lourde et lymphatique personne serait Sapho, la fougueuse Lesbienne ? Sapho, sur le roc de Leucade, prête à se sacrifier à sa passion ! Sapho que le seul souvenir de son amant faisait défaillir, qui exhalait en cris l’hymne du désespoir et de la volupté ! Sapho devait être une autre femme que cela. Je la voudrais ardente comme Vénus, svelte comme Diane, car, chez ces natures passionnées, le feu intérieur consume l’enveloppe. Sa tête s’inclinerait sur sa poitrine, ses bras tomberaient, ses genoux ploieraient, son corps serait penché sur l’abîme, ses lèvres entr’ouvertes laisseraient échapper un cri : Phaon ! Enfin tout ferait comprendre que le mal qui la dévore est sans soulagement, qu’il faut mourir on guérir. Le buste de la Villanella de M. Dieboldt a plus de charme que sa statue. C’est un morceau d’un caractère sévère, mais en même temps vivant et naïf. Le cou est lourd, la chevelure négligée ; en général M. Dieboldt ne finit pas assez.

MM. Daumas et Maindron n’en sont pas, eux, à leurs débuts ; ce sont deux sculpteurs d’un talent énergique, un peu inculte, et qui a de l’avenir. M. Damnas est supérieur à M. Maindron ; il a plus de vigueur dans le style, plus de souplesse et plus de science : il est plus complet. Son modèle de grandeur colossale de la Victorina est un des morceaux les plus remarquables de l’exposition. « La Victorina, nous dit M. Daumas, appartenait à. une famille puissante de la Gaule. Elle jouissait d’une haute influence, et les historiens racontent qu’elle avait fait élire plusieurs empereurs. Sa présence dans les camps, des largesses faites à propos, et plus encore le respect inspiré par son dévouement, la firent surnommer la Mère des camps. À ces causes originelles de son influence, Victorina joignait l’autorité d’une ame ferme et virile, d’un esprit étendu. » M. Daumas a représenté l’héroïne gauloise telle qu’elle dut être en présence de l’armée. La Victorina indique sa puissance par les couronnes impériales qu’elle tient dans sa main. Ce morceau est exécuté avec une rare fermeté. L’attitude, qui rappelle celle du Scipion, est pleine de noblesse et d’énergie ; le mouvement du corps est excellent, et le jet tout-à-fait magistral. Par le jet, nous entendons cet enchaînement de toutes les parties, cet art de les rattacher à cette ligne centrale qui serpente de la tête aux pieds. Le jet, c’est le sentiment, c’est la vie, c’est l’expression de la sympathie réciproque des membres entre eux. Le jet, c’est ce qui distingue l’artiste de l’ouvrier. Plus le jet est puissant et naturel, plus la soumission des détails et des accessoires à une loi générale est complète, plus l’œuvre gagne en excellence et en originalité. L’étude et la science peuvent faire un homme de talent. L’étude suppose la volonté, la science indique la volonté persévérante, et ce sont choses qui s’acquièrent ; mais le jet ne s’acquiert pas, et sans le jet on n’est pas homme de génie. Le jet est une des qualités les plus incontestables du talent de M. Daumas ; il imprime à toute sa figure, et même aux draperies largement plissées et qui se déploient sans raideur, un mouvement plein de majesté. Ces draperies sont peut-être un peu abondantes ; cependant, comme la Victorina était une matrone d’un âge respectable, nous excuserons M. Daumas de l’avoir si scrupuleusement enveloppée. La physionomie anguleuse et inflexible de la Gauloise a quelque chose des Parques de Michel-Ange.

Il y a moins de simplicité et plus d’hésitation chez M. Maindron. Il faut cependant lui savoir gré des efforts qu’il a tentés pour exprimer avec deux personnages une action qui convenait plutôt à la peinture ou au drame qu’à la sculpture. Sainte Geneviève, patronne de Paris, désarme Attila par ses prières et sauve la ville. La physionomie de l’Attila de M. Maindron exprime cette secrète et invincible terreur qui a dû précéder sa fuite ; mais l’attitude de la sainte manque de dignité : nous l’aurions voulue plus menaçante ou plus convaincue. La reproduction, par trop scrupuleuse, des détails de l’ajustement de Geneviève et de l’armure du roi des Huns donne aux deux personnages un aspect de réalité qui convient peu à la statuaire épique. Se préoccuper à ce point des accessoires et leur donner cette importance, c’est faire retourner la statuaire à cette époque où elle n’avait pu briser encore sa gothique enveloppe. Le groupe de M. Maindron ne nous rappelle-t-il pas en effet, sur des proportions colossales et avec une science d’exécution supérieure, ces sculptures dont les artistes du XIVe siècle décoraient l’abside des cathédrales ? Peignez les chairs, rehaussez de couleurs éclatantes ces détails de vêtemens, et l’analogie sera frappante.

Nous pourrions appliquer les mêmes critiques à la Vierge-mère que M. Bonnassieux a exécutée en marbre pour l’église de Feurs. Il y a là une réminiscence du goût gothique par trop prononcée, mais qui néanmoins convient mieux au sujet. La Vierge est embéguinée dans un immense morceau d’étoffe qui l’enveloppe de la tête aux pieds, et que l’artiste a orné sur le bord d’une broderie d’or et d’une grecque azurée. Cette statue doit être sans doute placée dans une niche et vue de face ; nous ne pourrions autrement nous expliquer ce bizarre ajustement, qui la fait ressembler à un long et informe paquet quand on la voit de dos. La tête de la Vierge est pleine de distinction et de naïveté, les mains sont délicates, et l’enfant nu que la Vierge, sa mère, tient dans ses bras est traité avec ce talent simple et naturel, avec cette conscience que M. Bonnassieux apporte à ses moindres ouvrages.

Trois statues en marbre, de dimension colossale, qui avaient été commandées pour le jardin du Luxembourg par l’ancienne administration, figurent à l’exposition de cette année ; ce sont celles des deux reines Berthe et Bathilde et la statue de Mlle de Montpensier. La Reine Berthe, mère de Charlemagne, de M. Oudiné, est le meilleur, nous devrions dire le moins faible de ces trois ouvrages. C’est un travail sagement conçu, soigneusement exécuté, mais qui manque un peu d’accent. M. Oudiné s’est préoccupé beaucoup trop du détail et pas assez de l’ensemble. L’ensemble bien compris, c’est le mouvement, c’est la tournure, c’est la vie. La Reine Berthe de M. Oudiné a un noble visage, de belles mains ; elle porte fièrement la tête, et cependant elle ne vit pas.

Nous en dirons autant de la Reine Bathilde, femme de Clovis II, de Thérasse. On comprend que cette personne, quelque haute et puissante qu’elle ait pu être au vase siècle, doive fort peu nous intéresser. Depuis l’an de grace 656, plus d’une pieuse reine, plus d’une épouse méritoire, se sont assises sur le trône. Si l’artiste veut que ces évocations du passé nous émeuvent, il faut que lui-même ait commencé par être ému, et que son œuvre soit, avant tout, une œuvre d’art. Qu’il jette sur ces royales épaules un manteau d’hermine ou un voile de nonne, qu’il entoure ces tailles majestueuses d’un cordon de chanvre ou d’une ceinture ornée de pierreries incrustées, peu m’importe ; ce que je veux voir, c’est la femme, grande, belle ; passionnée, si elle l’a été ; recueillie, si elle a mis son ame entre les mains de Dieu ou d’un prêtre. Je veux que cette tête se redresse royalement ou s’incline ; je veux que cette taille s’assouplisse et se meuve, que ces bras ne soient pas collés au corps, que ces draperies dessinent les contours, que leurs plis se creusent et semblent agités par ce vent qui me fouette le visage ; je veux, en un mot, que la sainte femme ou la reine revivent sous le ciseau, et je ne puis dire que M. Thérasse, dont l’œuvre est estimable et consciencieusement traitée sans aucun doute, m’ait donné tout ce que je réclame.

M. Camille Demesmay n’a pas été plus heureux. Il avait à nous représenter la célèbre Mlle de Montpensier. A cet effet, il a chiffonné un énorme morceau de marbre dans le goût du temps où vivait son modèle. Aussi n’est-il arrivé qu’à nous donner une statuette colossale que ce luxe monstrueux de vêtemens rend extrêmement déplaisante. Le statuaire, comme le poète, doit savoir dans l’occasion faire à l’art le sacrifice de l’exactitude, et ne prendre de la réalité que ce qui convient à son sujet ; autrement l’art n’existe plus.

Que dire du Gaspard Monge de M. Rude, du sieur Ducange de M. Caudron ? Ces deux statues de bronze, destinées, Ducange à Amiens, la patrie de l’auteur du Glossaire, Gaspard Monge à Beauvais, sa ville natale, sont des ouvrages convenables, mais auxquels l’art français ne devra pas un grand lustre. Le Nicolas Poussin, statue en bronze de M. Brian, et le modèle en plâtre de Guttemberg, inventeur de l’imprimerie, de M. Calmetz, peuvent marcher de pair avec les statues de MM. Rude et Caudron. De grace ! messieurs les statuaires, songez moins à l’homme, à sa lourde figure, à son affreux costume, et préoccupez-vous un peu plus de l’art, car, dans ces représentations de personnages plus ou moins célèbres, l’art seul peut vous tirer d’affaire.

M. Malknecht a traité son Mars blessé dans le style banal de ces statues dont on décore nos carrefours. Quoi ! c’est là Mars blessé, mais en fureur, qu’un sombre nuage a porté au pied du trône de Jupiter ! Je préfère au Mars de M. Malknecht le Prométhée en marbre d’un sculpteur anonyme. Cette statue, de grandeur demi-nature, manque peut-être un peu d’accent, mais non de mouvement. Elle exprime plutôt les premières atteintes de la souffrance que les convulsions de la douleur. Il est vrai que le vautour ne fait qu’entamer sa proie. Il y a aussi une intention poétique convenablement exprimée dans le caractère de la tête, et le marbre est traité sans mollesse et sans sécheresse, à la manière de M. Clesinger.

L’Hercule étouffant Antée, de M. Étex, petit modèle en bronze d’un groupe colossal que cet esprit aventureux et fécond avait projeté, a un accent bien autrement énergique. On retrouve dans ce projet la verve puissante de l’artiste que tourmente le besoin de produire, et qui, pour exprimer sa pensée, emploie tour à tour le ciseau, la brosse et le burin. À part quelques négligences, les traductions du Prométhée d’Eschyle, de l’Électre de Sophocle, des Phéniciennes et de l’Hippolyte d’Euripide, que M. Étex a récemment exécutées avec le burin, sont une des œuvres remarquables de ces derniers temps.

L’exposition de sculpture a été fort considérable cette année. Les groupes et les statues en bronze et en marbre sont en grand nombre, et nous doutons que, de long-temps, nous puissions revoir dans les salles du Louvre une pareille réunion, nous ne dirons pas de chefs-d’œuvre, mais d’œuvres recommandables. Les statuaires religieux ont surtout beaucoup produit. MM. Breysse et Dumoutet nous ont donné deux Christ en croix : le premier, de dimensions moyennes, exécuté en bois ; le second, moulé en plâtre. Le plus grand défaut de ces morceaux est de ressembler à tous les Christ connus. Nous leur préférons le modèle énergique que M. Préault vient d’exécuter, mais qu’il n’a pas envoyé an Salon. Il y a là une pensée et une personnalité, ce qui est rare aujourd’hui. Le Christ au jardin des Oliviers, de M. Dieudonné, est bien défaillant. C’est de la sculpture expressive qui laisse beaucoup à désirer quant au caractère et à l’étude. Le Dépouillement du Christ, de M. Justin, indique un grand savoir-faire ; mais là encore la pratique ne supplée pas à l’étude de la nature. Nous avons, en outre, des bustes de Christ en marbre et en plâtre ; des têtes de Christ en argent, ronde bosse repoussée au marteau ; puis un crucifix de M. Hugenin en bas-relief ; une Résurrection du Christ, de M. Iguel, vaste bas-relief destiné à la décoration d’un maître-autel, etc. Les Vierges sont plus nombreuses encore que les Christ. Nous avons une Vierge, en marbre de Visille, exécutée par un anonyme, ouvrage consciencieux, mais faible ; la Vierge-mère, de M. Bonnassieux, dont nous avons parlé ; la Sainte Vierge présentant l’Enfant Jésus, statue en marbre de M. Gayrard père ; la Vierge présentant au monde son divin fils, groupe en bois de M. Gayrard fils ; la Vierge et l’Enfant Jésus, de M. Huguenin ; la statuette de la Vierge de M. Vanlinden ; la Vierge allemande, de M. Charles Yon, statuette en plâtre d’après Albert Dürer ; enfin plusieurs Visitations, dont l’une de M. Triqueti, bas-relief, ou plutôt grande mosaïque en marbre, exécuté, ainsi qu’une Sainte Famille et un sujet allégorique, comme essais de décorations murales, applicables aux églises ou aux monumens publics. M. Triqueti est à la fois artiste et archéologue ; il s’est inspiré, dans ces compositions, du souvenir du magnifique pavé de la cathédrale de Sienne. Ces grandes mosaïques murales, dont on avait songé à décorer les parois de la crypte du tombeau de l’empereur Napoléon, trouveront une application plus heureuse dans des constructions plus vastes et où la lumière pénétrera plus abondamment. Nous distinguerons encore, parmi les œuvres de la statuaire religieuse, le Laissez venir à moi les petits enfans, de M. Pascal. L’exécution n’est pas très forte, mais le naturel et la naïveté de cette composition rachètent bien des défauts. Pie IX vient après les Christ et les Vierges. Dix statuaires se sont disputé l’honneur de reproduire les traits du pontife réformateur. Le meilleur de ces portraits est celui de M. Émile Thomas, à qui le saint-père a donné séance. La tête de Pie IX exprime la bonté et l’amour-propre satisfait, plutôt que cette intelligence vive et aventureuse que ses actes font supposer.

Nous ne devons pas terminer cet examen des sculptures sans mentionner les bustes de MM. Duret, Dantan aîné et Dantan jeune, et les travaux de M. Jaley, d’une nature très variée. La statuette en bronze d’une Bacchante, de cet artiste, paraît froide et guindée auprès de la vendangeuse de M. Clesinger ; elle offre néanmoins de charmans détails d’exécution. Son groupe en plâtre de l’Amour maternel est un des bons morceaux de l’exposition. Nous ne doutons pas que le ciseau ne donne au marbre une souplesse que le plâtre ne pouvait présenter. Ce modèle nous promet donc un beau groupe. Nous en dirons autant de l’Heure de la nuit, de M. Pollet, qui glisse silencieuse et endormie et ne paraît pas toucher au sol. Cette figure, qui rappelle d’une manière bien éloignée la Nuit de Thorwaldsen, est jetée avec beaucoup de délicatesse et de grace. Nous craignons toutefois que M. Pollet, en voulant donner de la légèreté à sa figure, ne l’ait faite un peu grêle. Signalons encore l’Innocence, de M. Suc, exécutée avec talent, mais qu’on doit critiquer comme n’étant que la reproduction d’un sujet déjà traité bien des fois ; l’Enfant jouant avec une fronde, de M. Toulmouche ; l’Horace enfant, de M. Renoir ; les groupes de MM. Coinchon et Chenillon ; les bustes de MM. Ottin, Ramus et Vilain, et la Bacchante, de M. Schoenewerk. Cette dernière figure est traitée dans le goût antique, et la disposition de la chevelure est dérobée à un buste que nous avons vu quelque part. M. Schoenewerk voudrait-il être le Gérôme de la statuaire ? MM. Mène, Emmanuel Fremiet, Rouillard, Demay, M. Isidore Bonheur et Mlle Rosa Bonheur ont exposé des animaux ou groupés ou isolés, qui témoignent que cette branche de l’art est en progrès pour tout ce qui a trait à la reproduction exacte de la nature, mais qui n’ont rien de ce caractère en quelque sorte monumental que M. Barye sait imprimer à des compositions du même genre.

À l’exception des bas-reliefs mosaïques de M. Triqueti et du bas-relief de M. Klagman, représentant des Enfans qui tiennent les attributs de la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, aucun morceau de ce genre ne nous a vivement frappé. Le bas-relief semble s’être réfugié dans le médaillon, qu’il torture étrangement, ou sur les parois du vase. C’est ainsi que M.Walcher a décoré de bas-reliefs circulaires représentant la culture de la vigne et des groupes de buveurs, espèces de bambochades sculptées, un modèle de vase dont le galbe pourrait être plus heureux. M. Vechte, qui travaille si merveilleusement l’argent, a représenté sur un intérieur de coupe l’Harmonie dans l’Olympe. Ce morceau, quoique moins important, n’est pas indigne de son grand vase de l’an dernier, ce chef-d’œuvre de repoussage. Souhaitons que la fortune publique se relève, et que le luxe nécessaire aux grands états et le père nourricier des arts permette à M. Vechte de donner à son beau talent tout le développement qu’il comporte.

Les médaillons et les projets de médailles sont nombreux. Parmi les artistes qui s’exercent dans ce genre, nous devons signaler MM. Oudiné, Vauthier-Galle, Farochon, Borrel, Calmelz, Dantzell et Pingret. Enfin, pour ne rien oublier, nous mentionnerons les repoussages et ciselures en acier et en argent de MM. Chanuel et Briet, qui tiennent à la fois de l’art et de l’industrie.

On a dit avec raison qu’il y avait autant de genres de peinture que de genres de poésie. Les aquarelles et les dessins au pastel et au fusin peuvent être comparés aux ouvrages légers ou de courte haleine. Les dessins, les aquarelles et les pastels d’aujourd’hui sont à ceux d’autrefois ce que leurs analogues en poésie sont aux pièces fugitives du dernier siècle, c’est-à-dire que dans une foule d’essais des plus variés, au milieu de fantaisies charmantes, toujours brillamment colorées, on découvre parfois un trait vigoureusement accusé, une vue de la nature singulièrement naïve et profonde, un cadre heureux et qui, sous une apparence de vulgaire réalité, accuse des tendances morales très relevées. Cela prouverait une fois de plus que, dans l’art, il n’y a pas de genre qu’on puisse tout-à-fait dédaigner. Le pastel et l’aquarelle, tels qu’on les traite aujourd’hui, exigent presque autant d’étude, une dépense d’imagination aussi considérable, une science du dessin et de la perspective aussi réelle, des détails, sinon aussi précis, du moins aussi délicats et d’une réalité aussi frappante que ce qu’on est convenu d’appeler la grande peinture. Ce qui est certain, c’est que, dans les arts, du moment qu’on réussit, qu’on est original et qu’on prime dans son genre, on est grand artiste. Telle eau-forte de Rembrandt, telle aquarelle de M. Decamps valent mieux qu’une toile de quarante pieds de Solimène, de Pietre de Cortone ou de tel peintre contemporain.

L’admission de tout ce qui avait été présenté cette année au Salon rend difficile l’examen détaillé des dessins et des pastels. Quelques noms nous semblent mériter une mention particulière. Tels sont, parmi les aquarélistes et les dessinateurs, MM. Papety, Wattier, Yvon, Doussault, Jadin, Romain Cazes et Girard ; parmi les dessinateurs au pastel, MM. Curzon, Lazergues, Bazin, Sewrin, Borione et Schlesinger. N’oublions pas non plus deux femmes : Mlle Thuillier, qui nous a donné une suite de portraits de chefs arabes, exécutés la plupart en Algérie, et dans lesquels une sorte d’inexpérience consciencieuse et naïve ajoute un charme de plus à la réalité ; Mlle Nina Bianchi, qui traite le pastel avec cette largeur, cette solidité, ce moelleux qu’on a su récemment lui donner. Parmi les miniaturistes, ce sont aussi deux femmes qui se placent au premier rang. L’une d’elles, Mme de Mirbel, occupe depuis long-temps, dans l’art du portrait, une place qu’on pourrait difficilement lui disputer. Les portraits de MM. Thiers et Émile de Girardin, qu’elle a exposés cette année, brillent par les mêmes qualités qui distinguent ses autres ouvrages : la finesse, un rare mérite de ressemblance, et une grande distinction. Il nous semble cependant que la gamme de couleur de Mme de Mirbel a baissé de quelques tons. Cela paraît surtout sensible quand on vient d’étudier les miniatures de Mme Jules d’Herbelin, si vivantes, si puissamment colorées. C’est bien certainement le chef-d’œuvre du genre. Citons après ces deux dames Mlle Herminie Mutel, talent plus modeste, mais qui n’est pas moins réel.

Les esquisses de M. Lessorre, les fusins de M. Bellel, les crayons noirs et les eaux-fortes de M. Eugène Blery et les dessins d’architecture de MM. Toudouze, Constant Dufeux et Verdier, doivent encore être accueillis comme des essais heureux dans des genres bien divers. L’exposition de gravure et de lithographie a été fort nombreuse cette année. Là comme partout les œuvres suffisantes abondent ; les œuvres vraiment remarquables sont rares ; quant aux œuvres excellentes, on les cherche en vain. Cette absence des supériorités dans tous les genres tient à une cause que nous devons signaler en finissant, et à laquelle, comme on va voir, le remède s’appliquera de lui-même.

De 1815 à 1848, la France et les nations européennes ont joui d’une de ces paix prolongées, rares dans les annales de l’humanité, et que les peuples n’apprécient que lorsque l’heure des épreuves est venue. Les mœurs se sont adoucies, mais en s’amollissant ; les caractères ont perdu de leur ressort ; l’énergie s’est réfugiée chez quelques hommes dédaignés ou sacrifiés, qui, à l’heure suprême, ont déployé pour détruire une puissance de volonté étrangère à ceux qui voulaient conserver. Les arts, ce luxe de l’intelligence, ont dû mettre à profit ce long intervalle de repos ; mais là aussi le mal s’est montré à côté du bien. Dans ces trente dernières années, les artistes habiles, les gens de talent se sont singulièrement multipliés ; quelques hommes éminens se sont même révélés : nous sommes loin cependant de ces époques privilégiées où tous les grands peintres et les grands écrivains semblent se donner rendez-vous, telles que la fin du XVIe siècle pour les arts, et le commencement du XVIIe pour les lettres. Cet amollissement des caractères dont nous parlions tout à l’heure a pu expliquer à quelques égards l’absence d’œuvres vraiment supérieures qui s’est fait sentir cette année dans toutes les branches de l’art. La nouvelle ère qui s’ouvre sera-t-elle plus féconde que l’ancienne ? Aujourd’hui, au fort de l’agitation politique, quand les murailles du Louvre répétaient encore les chants de victoire des combattans, les arts ont fait acte de présence, et les sympathies du public ne leur ont pas manqué : c’est un bon symptôme, mais qui ne doit pas faire oublier aux artistes les exigences sévères nées pour eux de la situation actuelle. La crise financière leur sera sans doute fatale ; le niveau de fer qui pèse sur tant d’existences doit briser le pinceau et l’ébauchoir dans la main de plus d’un homme de talent. Les jours difficiles vont commencer. Les encouragemens que les particuliers accordaient aux artistes, et qui ne sont que l’emploi du superflu que bien peu possèdent aujourd’hui, vont leur manquer. Les nombreuses médiocrités qui vivaient de ce superflu sont donc condamnées à périr ; n’ayant pas foi dans l’art, elles le délaisseront et se réfugieront dans d’autres carrières plus profitables. Les vrais artistes lui resteront seuls fidèles dans ces jours d’épreuves et partageront ses destinées. Le sort de ces hommes dévoués devra inspirer à l’état une juste sollicitude. On a rappelé avec raison que l’époque de la plus vive agitation des républiques italiennes avait été la plus féconde en grands artistes ; on doit remarquer aussi que la sympathie des personnages illustres que leur génie plaçait à la tête des partis dans ces républiques était acquise à tout homme qui se distinguait par d’éminentes facultés, et qu’ils lui dispensaient largement le travail et la gloire. C’est aux artistes surtout qu’une aide puissante est nécessaire ; car ces natures délicates sont plus sujettes que d’autres à de mortels découragemens. L’artiste, c’est l’ouvrier de l’intelligence ; ce que les ouvriers de la matière font pour le corps, il le fait, lui, pour l’ame. Il lui donne la santé, le plaisir, le bien-être ; il la soutient, il la fortifie, il l’élève. L’état lui doit donc son appui ; l’état lui doit surtout des travaux, car le travail pour l’artiste est le plus puissant des encouragemens.


F. DE LAGENEVAIS.