Le Salon de 1876/03

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Le Salon de 1876
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 16 (p. 199-218).
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LE
SALON DE 1876

LA SCULPTURE


VII

Un critique d’art, arrivé de Berlin pour faire sa tournée au Salon, remarquait avec étonnement que la peinture et la sculpture suivent en France des voies fort différentes. Il lui semblait que les statues et les tableaux rassemblés au Palais de l’Industrie n’avaient pas un air de famille, que ces fruits n’avaient pas crû dans le même jardin ni mûri aux rayons du même soleil. — Faut-il donc admettre qu’il y a deux Frances ? disait-il.

Il y a peut-être du vrai dans cette remarque ; cependant il ne faut rien exagérer. Bien que les peintres et les sculpteurs ne soient pas précisément de la même confrérie, ils ne laissent pas d’avoir commerce ensemble, de s’étudier réciproquement et de se faire plus d’un emprunt. Qu’ils manient le pinceau ou l’ébauchoir, tous les chercheurs d’inconnu et d’inédit, dans quelque genre que ce soit, sont à l’affût les uns des autres, et si l’un d’eux réussit à faire lever quelque bon gibier, gros ou menu » à poil ou à plume, tout le monde part à sa poursuite. Croira-t-on, par exemple, que M. Baudry n’ait pas exercé une sensible influence sur nos jeunes sculpteurs, qu’il n’ait pas ouvert des jours nouveaux à leur imagination ? Croira-t-on que les pétrisseurs d’argile, que les tailleurs de marbre n’aient pas trouvé plus d’une heureuse inspiration dans cet olympe à la fois glorieux et charmant qui siège en permanence dans le foyer de l’Opéra ? Les sculpteurs seraient des ingrats, s’ils méconnaissaient tout ce qu’ils doivent aux peintres, qui leur enseignent à rajeunir leurs sujets et à renouveler leurs idées ; en retour, ils peuvent apprendre aux peintres que sans science et sans conscience on n’obtient que des succès éphémères et de mauvais aloi. La peinture est un fort bel art, elle est aussi quelquefois, la fortune aidant, un métier très fructueux. L’ébauchoir n’enrichit guère son monde ; ce terrible outil rebute bien vite l’artiste qui rêve des triomphes faciles et productifs ; pour lui demeurer fidèle, il faut l’aimer, il faut avoir la vocation, il faut être né sous une étoile plus forte que tous les dégoûts et que tous les mécomptes ; le talent ne suffit pas, il faut avoir du caractère, et tôt ou tard le caractère profite au talent. Le critique allemand que nous avons cité s’étonnait avec raison de toutes les œuvres remarquables, en marbre, en bronze ou en plâtre, exposées dans le jardin du Palais de l’Industrie. L’homme de ce siècle n’a rien de sculptural ni dans ses goûts ni dans son caractère ; les jolies femmes que nous admirons ne ressemblent guère à des Minerve ou à des Clytemnestre. D’autre part, il ne fut jamais plus vrai de dire que les statuaires « manquent de débouchés, qu’ils sont les artistes du souverain et que leur sort dépend du ministère. » Et cependant, après avoir enfanté un Rude et un Barye, la France continue d’avoir une école de sculpture dont la fécondité se renouvelle sans cesse. Cette école se distingue par la conscience dans le travail, par l’étude savante de la nature, par la noblesse du sentiment, par une aspiration opiniâtre vers le vrai et vers le grand, et ses efforts sont récompensés ; elle produit un nombre considérable de fortes œuvres, dont quelques-unes sont du premier ordre. La France se flattait jadis que tous les peuples étrangers lui enviaient « les merveilles de son administration ; » elle peut se flatter sans présomption qu’ils lui envient ses sculpteurs, dont elle a le droit d’être fière.

Le marbre et le bronze sont deux langues admirables, mais rebelles, dont le vocabulaire est un peu pauvre et dont la syntaxe manque de complaisance ; il est une infinité de choses qu’il faut renoncer à leur faire dire. Lorsque Candide eut le plaisir de souper chez le roi du pays d’Eldorado, on lui expliquait les bons mots de sa majesté, et, quoique traduits, ils lui paraissaient toujours des bons mots. « De tout ce qui étonnait Candide, ce n’était pas ce qui l’étonna le moins. » Un bon mot traduit en sculpture fera toujours l’effet d’une sottise. Il est également impossible, à un sculpteur de rendre le charme fugitif, presque insaisissable, de certaines figures qui n’ont pas de lignes ; la couleur est nécessaire pour exprimer la beauté du diable, elle ne l’est pas moins pour nous réconcilier avec certains visages déplaisans, dont la laideur n’est pas rachetée par la puissance du caractère. Ce sont là des réflexions que fait chaque année le public en parcourant des yeux la foule des bustes que renferme le Salon. A vrai dire, en s’ingéniant un peu, on se tire quelquefois d’un mauvais pas ; mais beaucoup de sculpteurs ne s’ingénient pas assez, soit pour sauver les défauts d’un modèle qui leur résiste, soit pour conserver au costume moderne sa physionomie, tout en lui prêtant un peu d’ampleur et de majesté. D’autres coupent mal leurs bustes, qui ont l’air tronqué et ne produisent pas l’impression d’une œuvre terminée et complète. Ce n’est pas un objet d’art que la première tête venue, plantée sur un piédouche comme sur un perchoir.

Le Salon vient de se fermer ; nous ne parlerons que des bustes et des statues qui s’imposent à notre souvenir. On a beaucoup goûté le fin et spirituel portrait de Mme Doche par M. Delaplanche. On n’a pas moins admiré celui de M, le L. L… par M. Ântony-Paul Noël. Le corsage échancré en carré, la ruche qui le borde, toutes les parties de l’ajustement aussi bien que la coiffure ont été traitées avec une exquise élégance. La tête est noble ; elle exprime l’autorité, une tranquille et superbe domination tournée en habitude. Elle ne cherche pas les hommages, elle les attend, elle les reçoit comme un tribut qu’il faut lui payer ; en l’admirant, vous ne faites que votre devoir, et il n’y a point de mérite à faire son devoir. Moins classique, moins majestueuse, moins noblement souveraine, mais pleine de charme dans ses allures conquérantes, est l’effigie de Mme la baronne de K…, telle que l’a représentée Marcello. Il y a dans ce marbre beaucoup d’expression, beaucoup de jeu et un sentiment tout moderne. Le buste est bien coupé : on voit la naissance des hanches, et la ligne terminale serpente avec grâce ; ce qui frappe surtout, c’est l’art presque audacieux avec lequel le sculpteur a mis cette figure en action. La baronne de K… est en toilette de bal, les épaules et les bras nus. Elle froisse entre ses doigts le nœud de rubans qui orne son corsage ; sa tête est tournée à gauche, et son regard semble chercher quelque chose ou quelqu’un. On croit la voir entrant dans un salon, paraissant dans une fête. On retrouve dans son attitude le mouvement d’une Diane chasseresse ; son sourire, à peine esquissé est fort gracieux et ne laisse pas d’être inquiétant. Ce beau buste a fixé l’attention du jury et enlevé les suffrages du public.

Les portraits d’hommes étaient nombreux ; on a donné la palme à celui de M. Alexandre Dumas père, par M. Chapu. L’artiste à qui nous devons cette adorable Jeunesse, si chaleureusement acclamée l’an dernier, a voulu prouver toute la souplesse de son talent, et avec quelle facilité il peut changer de note sans cesser d’être lui-même. Il a attaqué avec une incomparable vigueur l’originale figure de l’auteur de Monte-Cristo et des Mousquetaires. Il l’a rendue dans toute sa puissance ; l’abondance et le bouillonnement de la vie, la fécondité miraculeuse d’un cerveau en fermentation, qui travaillait et produisait aussi facilement que respire le commun des mortels, la balle humeur, la veine sensuelle, le pétillement de l’esprit, il a tout exprimé. L’expression du visage est concentrée dans les lèvres épaisses, que l’inspiration fait mousser. Quel homme sut jamais conter comme cet homme depuis que sont morts les immortels anonymes, hindous, arabes ou persans, qui nous ont légué les Mille et une Nuits ? Non loin de ce buste, on voyait l’intéressant Conteur arabe de M. Ponsin-Andary, coiffé de son fez, assis sur une natte près de sa sébile, la poitrine nue, le cou orné d’un collier, une fleur sur l’oreille, les jambes croisées, la main droite posée sur son genou relevé. Cette main est en action ; elle explique, elle embellit, elle brode une histoire. La tête est spirituelle, mais on peut lui reprocher de manquer de race. Ce conteur arabe n’est peut-être pas assez Arabe ; à coup sûr c’est un conteur. Cependant il nous a paru que ce n’était pas lui, que c’était l’Alexandre Dumas de M. Chapu qui avait reçu du ciel la mission de narrer à l’univers charmé et aux foules béantes la Lampe merveilleuse, Ali-Baba, le Barbier babillard et Sindbad le marin.

Parmi les portraits en pied, on a remarqué la statue du maréchal Niel, par M. Crauk. Couler en bronze un général, en évitant qu’il ne ressemble à tous les généraux, est un problème qui demande beaucoup de réflexion. M. Cougny a exposé le modèle en plâtre d’une statue de La Quintinie, destinée à l’école d’horticulture. L’artiste a dit très nettement ce qu’il voulait dire. Il nous a montré cet illustre agronome qui inventa, dit-on, la taille des arbres fruitiers, tenant de la main droite une serpette ; la tête penchée, il examine un scion qu’il vient de couper. La figure est intéressante, et, bien qu’il soit l’homme de son métier, ce botaniste ne ressemble pas à tous les botanistes. Un autre modèle en plâtre qu’on n’oubliera pas, c’est le Lamartine de M. Falguière, commandé par la ville de Mâcon. Il a été fort regardé et fort discuté. L’idée de M. Falguière est heureuse, il a compris son sujet d’une façon originale, où l’on reconnaît un artiste d’un mérite peu commun. Il a voulu nous faire voir, dans l’auteur des Méditations et des Harmonies, celui des grands poètes de ce temps qui eut la veine la plus abondante et la plus facile, celui qui composait à travers champs et prenait les vers à la pipée. Le Lamartine de M. Falguière est en marche, il se promène ; d’une main il tient son crayon, de l’autre son cahier ; il cherche un vers, on sent qu’il ne le cherchera pas longtemps. Le vent de l’inspiration agite et fait flotter les plis de son manteau à collet. Derrière lui, un laurier étale ses branches verdoyantes ; d’habitude ce n’est pas là qu’on les met. Cette statue, qui pourtant n’est pas trop grande, a paru dégingandée. Ce n’est qu’une ébauche. Faisant le portrait d’un poète qui ne se revoyait guère, M. Falguière n’a pas pris la peine de se revoir et de se châtier. Les poèmes de Lamartine ne sont pour la plupart que des brouillons de génie ; c’est un brouillon que la statue de M. Falguière, et il n’est pas permis de brouillonner en sculpture. Patience, le sculpteur corrigera son projet, il en fera peut-être un chef-d’œuvre.

Si la statuaire s’accommode mal du style trop lâché, elle se concilie plus difficilement encore avec l’excès des mignardises et du précieux ; elle a la sainte horreur du poupard, du requinqué, du léché, des petites manières et de tous les genres de marivaudage. Le marbre se laisse quelquefois violenter, il n’aime pas beaucoup qu’on le caresse ; il consent dans l’occasion qu’on joue avec lui, mais il exige qu’en jouant on le respecte. D’où venait tout ce peuple de groupes mignons et de statuettes poupines qui, comme un vol de colombes, s’est abattu cette année sur le Salon ? D’où venaient toutes ces Réprimandes, toutes ces Distractions, toutes ces Désillusions, toutes ces Prières, toutes ces Innocences, tous ces Gagne-petit, qu’on rencontrait à chaque pas dans le jardin du Palais de l’Industrie ? Ces gagne-petit étaient des Savoyards courant le monde avec leur singe juché sur leur épaule ; ces réprimandes étaient de jolies mamans en peignoir chapitrant leur marmot ; ces désillusions étaient représentées par une petite fille qui vient de casser son pot au lait et qui s’essuie les yeux avec le coin de son tablier ; l’innocence nous apparaissait sous les traits d’un bambin qui relève sa chemise. On voyait aussi un Futur Artiste sculptant le portrait de son chien sur la pomme d’une canne ; son chapeau de paille était transparent et le vent faisait bouffer les plis de sa chemise. Nous avons vu encore une jolie ouvrière qui faisait du filet ; nous avons reconnu sur l’un de ses bras les marques de la vaccine, nous avons distingué tous les points et les arrière-points de sa jupe ; elle était assise sur un banc de bois dont nous avons compté les fibres, les veines, les nœuds et les clous, A ses pieds était une corbeille qui renfermait un chanteau de pain ; ce pain était un peu bis, mais presque mangeable. Toutes ces merveilles, toutes ces poupées, toutes ces brioches avaient passé les monts, elles arrivaient du pays qui a produit jadis Donatello et Michel-Ange. Ce qu’on fait du marbre aujourd’hui à Turin comme à Milan, à Milan comme à Florence, est inouï. On le découpe, on le festonne, on le chantourne, on le tréfile, on le plisse, on le frise, on le gaufre, on le brode, on le chiffonne comme du linge, on le pétrit comme de la pâte, on le feuillette comme une tarte à la frangipane, et il se laisse faire ; les artistes italiens obtiennent de lui des obéissances que jamais personne ne s’était avisé de lui demander. Il est bon de montrer ces merveilles à nos sculpteurs pour leur apprendre tout ce qu’on peut oser avec le marbre, qui quelquefois leur fait peur ; il est bon surtout de les signaler à l’étude attentive de nos confiseurs, — ils y trouveront des sujets et de charmans motifs de plats montés. Les sculpteurs d’outre-mont ont une habileté de main vraiment étourdissante, qu’il faut louer et qu’on peut leur envier ; ce qui manque trop souvent à leur génie, c’est un sentiment, une idée quelconque, l’art de créer une figure qui une fois par hasard dise quelque chose. Il y a cependant des exceptions à faire ; nous avons vu une Ariane qui venait de Milan et dont la tête ne manque point d’expression. Elle est appuyée contre un magnifique rocher en nougat de Montélimart, qu’elle a fortement entamé.. Elle s’appuie sur ce qu’il en reste, et son visage exprime les syndérèses d’un estomac qui a trop présumé de ses forces et qui expie cruellement la témérité de son exploit. On n’a jamais mieux rendu le remords et la mélancolie d’une indigestion. Cette statue est très morale, elle prêche éloquemment la tempérance.

Un grand critique disait : « On peint tout ce qu’on veut ; la sévère, grave et chaste sculpture choisit ; elle est sérieuse même quand elle badine. » La sculpture enjouée ou badine, ou simplement familière, est un genre très légitime que ne condamne aucune loi divine ou humaine. Elle était représentée au Salon par quelques œuvres intéressantes et distinguées. La jeune Moulière de M. Perrey n’a point déplu, le Jeu de grâce de M. Raymond Barthélémy a trouvé de nombreux amateurs ; la Marchande d’amours de M. Gaudez, qui porte son aimable marchandise dans une hotte, a provoqué plus d’un sourire sympathique. Il y a du sérieux sculptural dans le Jeune homme à l’émérillon de M. Thabard ; bien planté, bien pris dans sa taille, il est tout occupé de son oiseau, et s’il n’émeut pas vivement l’imagination, il satisfait à toutes les exigences du plus difficile des arts, dont le thème favori sera toujours une âme bien portante dans un corps bien venu. On a justement loué le Bain de M. Lemaire, scène de la vie intime, où nous voyons une jeune femme s’apprêtant à plonger dans une cuvette un nouveau-né qui goûte médiocrement cette opération. Plus remarquable encore est la jolie statue de M. Hoursolle ; elle représente un jeune garçon couché, agaçant un moineau. M. Hoursolle a voulu démontrer, nous dit-il, que « cet âge est sans pitié. » Il a prouvé bien mieux encore que M. Hoursolle a les plus heureuses dispositions et qu’il sait rendre à merveille la grâce souple d’un corps d’enfant. Sans contredit, cette statue couchée était au Salon le chef-d’œuvre de la sculpture de genre.

Aucun des marbres ou des plâtres que nous venons de nommer n’a excité les empressemens, n’a obtenu le succès de curiosité, d’engouement et de vogue qui s’est fait autour d’un groupe intitulé Après la tempête. Dès l’ouverture du Salon, il avait attiré la foule, elle lui est demeurée fidèle jusqu’à la fin. Une vieille femme tient sur ses genoux un enfant mort ; Mlle Sarah Bernhardt a su faire de cette vieille femme un morceau de haut goût. Au milieu du jardin se trouvait un autre groupe dont le sujet est à peu près le même. C’est encore une mère dont le fils a péri dans une tempête. De sa main droite, elle soulève la tête du cadavre, sur laquelle ses regards sont attachés ; elle a posé sa main gauche sur un cœur qui ne bat plus, elle cherche à douter de son malheur. Cette mère est la sainte Vierge, ce mort est le Christ, ce groupe est une Pietà d’une remarquable exécution et qui mérite d’être admirée, sinon par l’originalité de la composition, du moins par la sincérité et la noblesse du sentiment, par le profond respect que l’artiste a témoigné à son sujet comme à son art. Cependant la foule n’a accordé à la Pietà de M. Sanson qu’une attention distraite, elle a réservé son enthousiasme pour le mets plus épicé et plus nouveau que lui servait Mlle Sarah Bernhardt. Rien n’est plus évident que le succès, et l’on a toujours raison de réussir. De l’audace, et encore de l’audace, disait Danton. M,, e Sarah Bernhardt a été aussi audacieuse que Danton, et, comme César, elle s’est écriée :

On sait ce que je puis, on verra ce que j’ose.


Le sujet qu’elle a choisi est absolument irréprochable. Rien n’est plus intéressant, même en sculpture, qu’une grand’mère dont le petit-fils s’est noyé et qui voudrait le rappeler à la vie. Le groupe est bien établi, l’exécution en est inégale ; quelques parties sont excellentes, d’autres beaucoup plus faibles ; le corps de l’enfant a été traité avec une justesse de sentiment et une science dont on s’est étonné. Que dirons-nous de la grand’mère ? Elle est laide à faire peur ; son visage émacié a perdu toutes ses chairs, et n’a plus que des rides et des tendons. Il y a de la férocité dans sa douleur ; la première fois que nous l’avons vue, nous l’avons prise pour une goule : elle contemple, la bouche ouverte, le cadavre qu’elle serre dans ses bras, elle meurt d’envie d’en manger. L’artiste, nous en convenons, n’était point tenue de prêter à cette grand’mère la majesté d’une reine ou d’une déesse ; femme ou veuve de pêcheur, elle est du peuple ; — mais le peuple, grâce à Dieu, a sa noblesse et sa beauté, et les Grecs, qui se sont rarement trompés, estimaient que le noble, et le beau sont nécessaires dans un art où les pauvretés de la forme ne peuvent être sauvées par les artifices de la composition ni par la sorcellerie de la couleur. Aussi les Grecs défendaient-ils à leurs statues de faire la grimace. Représenter le désespoir d’un cœur d’aïeule sous les traits d’une chipie au visage pincé, ratatiné, tristement vulgaire, donner à la vieillesse l’aspect d’une décrépitude repoussante, aucun païen n’eût approuvé une pareille tentative, et une belle œuvre de sculpture sera toujours une œuvre de païen : païenne est la main qui la pétrit, païens sont les yeux qui l’admirent. Chose étrange, ce crime de lèse-paganisme, ce noir attentat contre les Trois Grâces, Aglaë, Thalie et Euphrosine, a été commis par une femme, et cette femme s’est fait dans un autre art une légitime renommée ; c’est une des rares comédiennes de ce temps qui ont du style et donnent à tous leurs rôles un cachet de noblesse et d’élégance, c’est la seule qui comprenne encore la musique du vers français et la mélodie de Racine. L’an prochain, Mlle Sarah Bernhardt exposera un groupe aussi émouvant que sa Tempête, et nous y trouverons tout le charme de tel hémistiche de Racine déclamé par elle.

C’est une erreur aussi, nous en avons bien peur, que le Masque de M. Christophe. Cette erreur est fort respectable, non-seulement par sa taille, qui dépasse les proportions naturelles, mais encore par le talent, par le courage, par l’énergie de patience et de volonté dont l’artiste a eu besoin pour réaliser sa chimère. Il ne doit pas regretter les longues années de travail qu’elle lui a coûtées ; il a intéressé le public, il s’est imposé à son attention, et tel général est devenu célèbre par une bataille perdue. M. Christophe a voulu symboliser dans une statue la comédie humaine, nous montrer une grande mélancolie qui dérobe au monde son visage et le cache sous un masque serein ou riant. L’idée n’était pas mauvaise, mais nous pensons que l’exécution devait être aussi simple que possible. Un sculpteur ancien se serait contenté de nous montrer cette belle affligée portant son masque à la main. M. Christophe a eu le tort de ne pas s’en tenir là, de chercher midi à quatorze heures. Il a voulu que, vue d’un certain côté, sa statue fît illusion, que le public prît le masque pour un vrai visage, et il a obtenu son effet par le moyen d’une draperie dont l’agencement a dû lui coûter d’incroyables efforts d’esprit. A cet effet de trompe-l’œil il a tout sacrifié. Le malheur est que le public ne reste pas toujours à la même place, il aime à faire le tour des œuvres d’art qu’il admire. Les gens qui ont regardé du mauvais côté la statue de M. Christophe se sont plaints qu’elle avait l’air d’un fantôme ou d’un monstre bicéphale. Il se pourrait aussi que l’artiste n’eût pas choisi le modèle qui convenait le mieux à son sujet. Sa belle inconsolable a une exubérance de chairs, une opulence de formes un peu exagérée, elle souffre d’un excès d’embonpoint. Fallait-il dépenser tant de marbre pour exprimer un concetto ? Les uns ont prétendu que c’est précisément cet excès d’embonpoint qui la chagrine ; elle s’était mise à la diète la plus sévère pour se faire maigrir, elle n’a pas réussi et elle en a le cœur navré. D’autres ont remarqué le serpent qui" se coule le long de son bras droit, et ils ont conclu sagement qu’elle a de sérieuses raisons de n’être pas contente de la vie ; le chagrin, ont-ils dit, produit quelquefois la pléthore, on a vu des gens que le désespoir engraissait. L’idée peut être juste ; est-elle sculpturale ? De toute façon, M. Christophe a trop raffiné, trop subtilisé son sujet, et l’art qu’il cultive avec talent joue de mauvais tours aux subtils et aux raffinés, — bien entendu que plus d’un tailleur de marbre serait heureux et fier de pouvoir se tromper comme lui.

L’un des artistes les plus distingués de ce temps, l’éminent directeur de l’école des beaux-arts, M. Guillaume, semble avoir voulu enseigner aux sculpteurs qui abordent des sujets compliqués de quelle manière il faut s’y prendre pour les simplifier par l’exécution. Le Terme qu’il avait exposé l’an dernier représentait Anacréon houspillé par un amour qui lui tirait la barbe ; cela ne passait pas la plaisanterie, le jeu était in offensif, et ce groupe était l’emblème de la poésie amoureuse qui folâtre et qui sourit. Le terme que M. Guillaume a exposé cette année fait le pendant de son Anacréon et nous y voyons le symbole de la poésie qui ne rit pas. Sapho, tenant de sa main gauche une lyre, porte sur son bras droit un amour ailé, lequel, s’appuyant du pied sur sa poitrine, s’est fortement accroché à ses cheveux ; il se dispose à la percer d’un dard aigu. L’exécution est de tous points digne de l’artiste ; l’enfant vaut la femme, la femme vaut l’enfant, le bras qui tient la lyre a été modelé par un maître. La belle figure de Sapho est aussi douloureuse que noble : elle écarte, elle détourne légèrement la tête, comme pour échapper au trait qui la menace, et pourtant elle presse contre son sein l’ennemi dont elle a peur. Tout à la fois elle redoute et chérit son mal ; ce qu’il y a pour elle de plus précieux au monde, c’est la blessure dont elle mourra ; serait-ce la peine de vivre si Phaon n’existait pas ? Il y a du raffinement dans la pensée qui a inspiré ce groupe ; mais M. Guillaume l’a exprimée avec une simplicité antique et presque naïve. Il l’a traduite en grec, et bon gré, mal gré jusqu’à la consommation des siècles la sculpture sera condamnée à parler un grec plus ou moins pur, mélangé de quelques idiotismes florentins. Praxitèle comprendrait sans peine le terme de M. Guillaume, nous doutons qu’il comprît aussi bien le Masque de M. Christophe et surtout qu’il l’approuvât.

Parler grec à des Français du XIXe siècle et exprimer dans une langue morte des choses à peu près nouvelles n’est pas un métier commode. Le poète en prenait à son aise, quand il disait : « Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques. » Les audacieux se lancent à corps perdu dans les inventions dangereuses, dans les entreprises chimériques ; les imaginations paresseuses ou indigentes se réduisent au pastiche, elles se contentent de redire médiocrement ce qui avait été dit excellemment il y a vingt-deux siècles, et le public s’écrie : A quoi bon ? Voilà un Mercure faisant son caducée ; il est élégant et correct ; mais à quoi bon un Mercure et un caducée de plus ? A quoi bon des Amazones ? A quoi bon des Faunes dansans ? Il y a beau jour qu’on les voit danser. — Cependant nous n’avons pas dit devant le Persée et la Gorgone de M. Marqueste : Encore une Gorgone ! Encore un Persée ! Ce n’est pas que le jeune artiste ait beaucoup rajeuni son motif, ni qu’il ait chanté cette vieille chanson sur un air absolument nouveau ; mais il a mis dans son groupe une vivacité d’action, une fougue de mouvement, une sincérité d’impression qui ont plu. Persée a posé son pied vainqueur sur la Gorgone, qu’il vient de terrasser ; il la regarde d’un air terrible, qui n’a rien de théâtral. Il la tient à pleine main par sa chevelure de serpens. Il est farouche, inexorable ; il prend le cas au sérieux, son glaive va frapper le grand coup et faire voler dans l’air cette tête scélérate. La Gorgone elle-même est bien en action ; les deux mains appuyées au sol, elle ouvre une bouche formidable, elle crie à gorge déployée, et son hurlement part du cœur. M. Marqueste a jeté dans un vieux vaisseau un jeune vin qui pétille.

Il y a aussi beaucoup de mouvement, beaucoup de brio dans le Torrent de M. Basset. Ce personnage échevelé, au visage trouble, portant une urne pleine sur son épaule gauche, entouré d’une draperie flottante, un pied sur un rocher, l’autre en l’air, dévale en hâte du sommet d’une montagne. C’est un projet de fontaine, qui ne peut manquer de venir à bien. L’exécution n’en est pas très fine, mais on ne peut demander de la grâce attique à un torrent, et une fontaine peut s’en passer.

Nous avons trouvé une véritable nouveauté d’invention dans deux statues inégalement réussies, intéressantes l’une et l’autre, qui ont été fort remarquées. M. Baujault, qu’a rendu célèbre son Premier Miroir, a exposé cette année Une jeune Fille entendant un premier chant d’amour. Elle penche la tête, et l’expression de sa figure est une trouvaille » Ce chant, qu’elle entend pour la première fois, la charme beaucoup, elle n’en perd pas une note. Son sourire exprime à la fois le ravissement, la surprise et le doute ; elle est incrédule à son plaisir ; elle ne sait ce qu’elle en doit penser, elle a l’air de se dire : Est-ce bien sérieux ? se moque-t-on de moi ? Ses deux mains, aux index relevés, commandent le silence, ses doigts écoutent ; mais pourquoi cette écouteuse est-elle si maigre ? pourquoi avoir donné à ce jeune corps une gracilité presque vermiculaire ? Si jeune qu’on soit, il n’est pas permis d’être aussi grêle que cela. Vous nous direz peut-être : Patience, elle n’est pas encore formée. Elle ne se formera jamais, elle est nouée. Sa poitrine, déplorablement étroite, ne pourra jamais contenir un cœur à deux ventricules et à deux oreillettes. On ne devine pas en elle un avenir de beauté, on peut même douter qu’elle dure longtemps. C’est un être étiolé ; elle n’entendra pas souvent le chant d’amour qui la charme.

Sans crainte de se tromper, on petit prédire de meilleures destinées à la Rose de mai que nous a montrée M. Mercié, le sein nu, la joue en fleur, le printemps sur les lèvres. Encore un peu de pluie, encore un peu de soleil, et sa beauté, qui vient d’éclore, s’épanouira dans sa gloire. Pourtant son sort nous intéresse moins que celui de cette Adolescence de quinze ans qu’un commençant, M. Albert Lefeuvre, nous a fait voir adossée contre un arbre, l’une de ses mains posée sur ses cheveux, l’autre délicatement infléchie et appuyée contre sa joue droite. Elle est encore dans l’ingrate saison, ses formes commencent à peine à s’accuser. Les curiosités, les étonnemens, les inquiétudes lui sont venus avant l’âge, et son regard interroge la vie comme un voyageur interroge son chemin. Elle ne la voit pas en beau, elle ne se fait pas d’illusions. Cette enfant a pâti ; mais il y a un charme intime dans sa grâce souffreteuse, et dans sa faiblesse il y a une force cachée. Elle a connu l’existence étroite et sombre, la misère, la faim, la soif, l’excès de travail ; elle ne laissera pas d’aller son chemin, et d’étape en étape elle fournira sa vie. L’Adolescence, de M. Albert Lefeuvre est une des œuvres les plus originales, les plus attachantes qu’on ait vues au Salon, et nous avons été heureux d’apprendre que l’auteur avait obtenu le prix de Florence. Il ira causer sur les bords de l’Arno avec Donatello et Luca della Robbia. Sa jeune science, déjà sûre d’elle-même, y perdra sa mélancolie, elle apprendra à sourire ; mais avant de partir pour l’Italie, elle doit nous promettre de garder son parfait naturel. Nous préférons sa tristesse à toutes les grâces étudiées, à tous les sourires appris.

VIII

Chaque art demande une espèce particulière d’imagination ; celle qui est indispensable au sculpteur n’est pas la plus commune. Les vastes combinaisons ne sont pas de son ressort. Il n’est pas tenu d’avoir beaucoup d’idées, il est tenu de creuser sa pensée avec acharnement et d’en voir le fond ; il n’est pas besoin que son imagination soit très étendue, il est nécessaire qu’elle soit intense. Le sculpteur a devant les yeux deux choses, son modèle et son sujet, et il faut que par un effort de son esprit il voie son sujet dans son modèle, qu’il l’y voie continuellement, jusqu’à l’entier achèvement de son œuvre. C’est par une sorte d’élaboration lente, pénible, opiniâtre, qu’il parvient à transformer en une Sapho quelque jolie Napolitaine à l’œil pensif ; s’il ne s’inspire pas assez de sa Napolitaine, l’accent de la réalité lui manque, et l’éloquence de son art est gâtée par les amplifications de la rhétorique ; — s’il s’en inspire trop, il diminue son idée et il s’expose à ce qu’un jour, en regardant sa Sapho, quelqu’un se souvienne de l’avoir aperçue mangeant du macaroni chez un traiteur de la rue Lacépède. Diderot parle d’un jeune artiste qui, avant de commencer son travail, se mettait à genoux et s’écriait du plus profond de son cœur : « Mon Dieu, délivrez-moi du modèle. » Il est toujours bon d’invoquer la grâce divine ; mais le meilleur moyen de se délivrer du modèle est encore d’avoir beaucoup d’imagination.

On a vu au Salon trois statues de Baigneuses en marbre blanc. Des trois sculpteurs de talent qui les ont faites, un seul est parvenu à se délivrer du modèle. M. Antony Noël a voulu représenter une femme qui vient de se baigner. Debout, appuyée sur la jambe droite, la taille un peu creusée, elle lève les bras pour rajuster sa chevelure, que l’immersion n’a pas trop dérangée. Nous ne savons quelle a été précisément la pensée de l’artiste, d’ordinaire mieux inspiré. S’il a voulu rendre ce sentiment de bien-être, cette détente nerveuse qui suit le bain, il n’a pas réussi à dégager son idée. Que signifie l’attitude de sa baigneuse ? On ne sait si elle arrange ses cheveux ou si elle s’étire péniblement ; on ne perçoit dans ce marbre aucune sensation de bonheur, on croit plutôt y découvrir la lassitude d’un modèle qui a longtemps posé, qui s’ennuie, et qui pardessus le marché a quelque chose de mesquin dans les contours, d’étriqué dans les lignes. Mme Léon Bertaux a mieux su choisir le sien, et son marbre est aimable de formes, arrondi, grassouillet, appétissant, plein de grâces et de blandices ; il respire une honnête volupté. Toutefois Mme Bertaux a-t-elle bien dit ce qu’elle voulait dire ? Elle se piquait de nous faire connaître la Sara des Orientales,

Éveillée
Au moindre bruit de malheur,
Et rouge pour une mouche
Qui la touche,
Comme une grenade en fleur.


Cette belle fille aux formes molles, qui vient de sortir de l’eau et se sèche au soleil, a fait mieux que d’être touchée par une mouche ; un énorme moustique, lequel a bien deux pouces de long, est venu effrontément se poser sur son dos : il y a là de quoi faire tressaillir un colonel de hussards, et cependant, appuyée sur la main droite, elle ne fait de la main gauche qu’un geste incertain, elle tourne la tête et regarde l’ennemi, qu’elle n’aura pas la force de chasser. Cette Sara n’est pas de la race des éveillées ni des nerveuses ; rien ne frémit dans son corps, et nous prévoyons qu’elle gardera éternellement son moustique sur son dos. Il s’est trouvé que le modèle de Mme Bertaux était une lymphatique, et elle n’a pas su se délivrer du modèle.

M. Schœnewerk a su se délivrer du sien, il l’a fait manger par son sujet. La baigneuse qu’il a représentée sous ce titre l’Hésitation ne s’est pas encore baignée, et peut-être ne se baignera-t-elle pas. Elle s’appuie d’une main sur un tronc d’arbre où elle a suspendu sa chemise ; de son pied droit elle tâte l’eau, et elle la trouve un peu fraîche, comme le témoigne un orteil qui se rebrousse. Elle avance la tête pour observer le péril, et, par un mouvement instinctif, de sa main gauche elle couvre sa poitrine qui se creuse. M. Schœnewerk est l’un des premiers d’aujourd’hui dans l’art de modeler un beau corps, il a le secret des élégances et des grâces féminines. Son ciseau est aussi amoureux que pur et respecte le marbre en le caressant. On peut faire le tour de sa baigneuse hésitante, la contempler de tous les côtés ; cette poitrine infléchie, la courbe du dos, le mouvement des épaules, tout flatte le regard ; la souplesse des contours égale la séduction des lignes. Et avec quelle vigueur de résolution n’a-t-il pas su se faire obéir du marbre, le soumettre à son idée ! De l’orteil relevé jusqu’aux épaules et à la tête, on sent courir dans cette statue la sensation du froid, l’hésitation des nerfs et des muscles. On dira peut-être qu’un tel sujet manque de grandeur, qu’il est plus glorieux de faire exprimer au marbre des sentimens que des sensations. L’Évangile nous apprend qu’il y a plusieurs demeures dans la céleste maison. Avant tout, il faut être de la maison, et M. Schœnewerk en est ; il y a tant de gens qui n’en sont pas.

Après la beauté, nous ne connaissons rien de plus beau que la logique, et rien n’est plus intéressant qu’une œuvre d’art qui a de l’unité et de l’harmonie, dont toutes les parties se tiennent comme l’effet tient à la cause, où tout est d’accord, où le pied, le bras et la tête disent la même chose, sans se répéter, de telle sorte que l’œuvre tout entière a la rigueur d’un raisonnement bien déduit et poussé jusqu’au bout. — Et moi aussi, je suis logicien ! disait le diable. — Par malheur, on compte les artistes qui ont le diable au corps, les autres recourent aux expédiens pour qu’on ne s’aperçoive pas de ce qui leur manque. Quand on ne sait pas faire parler un corps ou un visage, on emploie le geste, et plus le visage est insignifiant, plus le geste est grandiose. On verra toutes les années au Salon des statues qui gesticulent parce qu’elles n’ont rien à dire. Voilà des prisonniers gaulois attachés à un poteau ; ils lèvent le bras au ciel comme un chanteur d’opéra entonnant son air de bravoure. Le Saint Sébastien de M. Gautherin ne pouvait pas gesticuler, le sculpteur avait eu la précaution de lui lier les deux bras ; mais il remue le bout des doigts. C’est un très beau saint, dont le seul défaut est qu’il est impossible de savoir nettement ce qu’il pense. Il a l’air de douter de la grande espérance qui l’a conduit au supplice ; il se dit peut-être : j’ai joué ma vie sur un coup de dés, est-il certain qu’ils ne fussent pas pipés ?

M. Allouard a su faire parler le visage de son Ossian, œuvre recommandable et distinguée ; il n’en avait pas encore exposé de cette importance. Il a fait asseoir son barde sur un rocher, au bord des flots, le buste nu ; ce buste est d’un beau travail, on y sent l’étude consciencieuse et intelligente du modèle. La tête est noble et creusée par la méditation ; la draperie qui enveloppe les genoux est traitée avec ampleur, et M. Allouard a soigné ses noirs. Ossian appuie son bras gauche sur sa lyre, il lève le bras droit vers le ciel, et nous voulons chicaner M. Allouard sur ce bras levé. Le 14 février 1850, Delacroix écrivait dans son journal intime, qu’on devrait bien publier : « Je commence à prendre furieusement en grippe les Schubert, les rêveurs, les Chateaubriand (il y a longtemps que j’avais commencé) et les Lamartine. Est-ce que les amans regardent la lune quand ils ont près d’eux leur maîtresse ? A la bonne heure, quand elle commence à les ennuyer. Des amans ne pleurent pas ensemble, ils ne font pas d’hymnes à l’infini et font peu de descriptions. Les heures vraiment délicieuses passent bien vite, et on ne les remplit pas ainsi. » Les amans qui regardent la lune ne sont pas plus invraisemblables qu’un poète qui fait de grands gestes oratoires, quand il est tout seul. Le poète qui compose regarde en dedans, et, s’il y voit trouble, il se gratte la joue ou il se tire la barbe, ou il se frappe le front pour s’assurer qu’il y a quelqu’un ; mais il ne cherche pas la muse au ciel, il sait qu’elle n’est nulle part ou qu’elle est en lui. M. Allouard, au surplus, avait affaire à un barde aveugle, et c’est bien ainsi qu’il l’a représenté ; il fallait du moins lui donner le geste incertain et incorrect d’un homme qui n’y voit pas. Peut-être ce faux aveugle a-t-il déployé son bras droit pour attester le ciel que l’artiste qui vient de travailler à sa gloire est un sculpteur de grande espérance, qu’il a fait beaucoup de progrès en peu d’années. Cette cérémonie était inutile, personne ne doute du talent de M. Allouard, et le jury n’a fait que son devoir en médaillant son Ossian.

M. Aube a donné un geste aussi heureux que naturel à sa charmante statue de Pygmalion. Voilà un ouvrage où tout se tient, où l’idée maîtresse règne en souveraine. M. Aube nous montre la statue de Pygmalion au moment où elle commence à s’animer. « Les dieux, touchés de sa prière, animèrent son œuvre. » Ce visage est encore à demi pétrifié, mais il s’assouplit, la bouche s’entr’ouvre, la nuit s’éclaire, c’est un crépuscule douteux. Les deux bras, portés en avant et mollement infléchis, semblent sortir d’un long engourdissement, ils s’essaient à la vie ; on vient de donner la liberté à ces deux captifs, ils ne savent pas bien ce qu’ils en doivent faire. : On pourrait reprocher à M. Aube que sa statue n’a pas précisément la figure d’une Galatée sculptée par un artiste qui fut roi de Chypre ; on pourrait lui représenter qu’elle a le type moderne, même assez parisien, et qu’une Parisienne eût-elle été changée en pierre, il ne serait pas besoin d’un si grand miracle pour la dégourdir. La Galatée de M. Aube n’a pas la beauté classique, mais elle a de l’expression, et, s’il faut opter, notre choix est fait.

M. Hugoulin a su concilier le classique et l’expression dans la tête de son Oreste réfugié près de l’autel de Pallas. Par un grand geste à la fois tragique, simple et abandonné, il entoure de ses deux bras languissans l’autel tutélaire au pied duquel il s’est laissé tomber. On lit sur son visage l’égarement et la douleur ; mais sa bouche entr’ouverte exprime une certaine détente, la convalescence d’une folie qui a trouvé son médecin. La statuette de Minerve, sa lance à la main, semble défendre son protégé contre la meute qui le poursuit ; elle a l’air de dire aux furies et à leurs serpens : il est à moi, vous n’y toucherez pas ! Il y a de la grandeur dans cette œuvre fortement sentie et bien raisonnée. Pourquoi M. Hugoulin n’a-t-il pas rapproché du spectateur la figure de son Oreste ? Il la dérobe, il la fait fuir ; il nous oblige à la chercher. Quand il donnera sa forme définitive à son projet en plâtre, il s’appliquera sans doute à corriger ce défaut. Rien ne peut remplacer une tête en sculpture, et nous en voulons à M. Marquet de Vasselot des inutiles efforts que nous avons faits pour apercevoir le visage de son Christ au tombeau, en bronze et marbre noir. Nous avons admiré ses bras et ses jambes, et nous ne doutons pas que l’artiste n’ait réussi à donner une belle tête à ce beau corps.

Quoi qu’en dise le critique allemand, il est faux qu’il y ait deux Frances. Si l’on considère les chefs de file qui donnent le ton à la jeunesse, nous verrons que, sculpture et peinture, les deux arts ont aujourd’hui les mêmes tendances et les mêmes visées. L’esprit régnant est une sorte de naturisme plus ou moins génial, qui ne manque ni de fierté ni d’élégance, mais qui hait la rhétorique et n’admet pas que le style soit obtenu aux dépens du caractère. Une attention extrême à se renseigner sur le vif, à serrer le texte de près sans trop l’amplifier, à chercher avant tout le naturel et l’expression et à trouver la grandeur dans l’intensité du sentiment, voilà ce que représentent plus d’un peintre que nous avons nommé et des statuaires tels que MM. Dubois, Chapu et Mercié. Il en est de l’art aujourd’hui comme des études historiques. Nous ne goûtons plus les Vertot, les rhétoriciens, les arrangeurs et l’érudition de seconde main ; nous exigeons de l’homme qui nous raconte le moyen âge ou la renaissance qu’il compulse avec soin les pièces originales ; s’il exploite en artiste ses matériaux, s’il sait conter avec agrément, nous lui en tiendrons compte ; mais s’il n’a pas fait son école des chartes, s’il n’est pas paléographe, s’il n’a pas fouillé dans les archives, nous avons peine à le prendre au sérieux et son livre nous intéresse moins que la publication d’une correspondance ou d’une chronique inédite. De nos peintres aussi comme de nos sculpteurs nous exigeons avant tout l’étude des documens ; nous préférons aux amplifications les mieux réussies telle œuvre incomplète et d’un style un peu maigre où nous retrouvons l’accent de la vie et ce je ne sais quoi qui nous fait dire : « Comme c’est bien cela ! »

Un très jeune sculpteur, un débutant, M. de La Vingtrie, a exposé cette année une statue de Charmeur infiniment intéressante, qui montre bien à quoi vise la nouvelle école. M. de La Vingtrie a fait son école des chartes sous l’habile direction de M. Guillaume, et jamais statue ne témoigna plus que la sienne d’une étude attentive des documens. Un charmeur jouant de la double flûte et occupé d’apprivoiser un serpent enroulé autour de son instrument est sans contredit un sujet rebattu, que le jeune artiste ne s’est pas piqué de renouveler ; il a même donné à son personnage une tête médiocrement expressive, qui manque d’action ; mais les jambes, les bras, la poitrine, le dos, avec quel soin, avec quelle sincérité il en a interprété l’ensemble et les détails ! On n’a pas vu souvent un corps de plâtre modelé avec cette finesse, avec cet amour du vrai, un corps de plâtre qui simule à ce point les rondeurs, les méplats, les inflexions, la souplesse de la chair. Un jour qu’il était favorablement éclairé, ce corps nous a fait illusion, nous y avons vu courir la vie et le sang. Un si beau début a suffi pour mettre M. de La Vingtrie en lumière, il a obtenu d’emblée une médaille de première classe. Il lui reste à nous faire voir que son imagination est aussi inventive que sa science est précoce, il nous prouvera qu’il sait trouver des sujets et faire dire à une tête quelque chose d’inédit.

A quelques pas du Charmeur de M. de la Vingtrie, l’Eros de M. Coutan se dressait fièrement sur sa sphère, qu’il touche à peine du bout du pied. Cet Eros, envoyé de Rome, a été jugé digne, lui aussi, d’une première médaille. La tête inclinée, le jeune dieu vient d’apercevoir quelque Hippolyte, qu’il se propose de frapper d’un trait mortel. Il tient d’une main son grand arc, de l’autre il saisit une flèche dans son carquois suspendu à son épaule. Il soulève déjà et replie sa jambe droite pour prendre son essor, il va planer dans les airs, il y guettera le moment de viser sa proie. C’est un pouce bien intelligent qui a pétri ce jeune corps, dont la légèreté égale la grâce hardie et provocante ; une colombe est venue se blottir sous son talon, ne craignez point qu’il la meurtrisse. On a reproché à cette statue quelques maigreurs de dessin. La nouvelle école encourt volontiers ce genre de critiques ; si vous aimez les contours gras et la richesse des formes, accusez-la de sécheresse, vous ne pourrez guère l’accuser de rhétorique,. L’Eros nous rappelle en quelque, mesure le merveilleux David par lequel a débuté au Salon M. Mercié. Ce David est un mauvais garnement, un gavroche hébraïque, ennobli par sa fierté et par le fatalisme oriental que respirent son front et sa bouche. L’Amour de M. Coutan est un méchant gamin, un espiègle né pour les tours d’écolier ; mais il appartient par sa grâce ailée à la famille des Olympiens ; le Cupidon du Vatican ne le renierait pas. Son charmant visage exprime la dureté impitoyable d’un dieu qui peut frapper impunément, on ne lui rendra pas les coups qu’il donne, il est à l’abri des représailles ; à qui s’en prendra sa victime ? le bourreau s’est envolé. M. Coutan a l’heureuse faculté de renouveler les vieux sujets, de refrapper à son empreinte les vieilles médailles ; le très remarquable bas-relief où il a représenté Œdipe el le Sphinx en fait foi. Son sphinx au corps de lion et à la tête de femme est accroupi sur un rocher, nous apercevons de profil sa face terrible. Il vient d’allonger sa griffe sur l’épaule d’Œdipe, qui nous montre sa poitrine magistralement modelée et tourne vers nous son long nez droit, son front court et sa petite bouche. Il appuie son menton sur sa main, il cherche sa réponse. La tête de ce chercheur, qui demande à ceux qui le regardent le mot de la grande énigme, est superbe ; elle est antique par la simplicité des lignes, elle est moderne par la profondeur un peu trouble de l’expression. Le rocher, les draperies, les ailes déployées du sphinx, les ombres et les noirs habilement ménagés, tout l’agencement de ce bas-relief témoigne d’une main aussi ingénieuse que hardie. M. Coutan a le diable au corps, c’est le plus beau don que le ciel puisse faire à un sculpteur ; quand on le possède, on en répond devant Dieu et devant les hommes.

A l’éminent artiste qui exerce sur la jeune sculpture la plus visible influence il était réservé d’obtenir les grands honneurs du Salon ; en les lui décernant, le jury n’a fait que remplir l’attente et confirmer le verdict du public. M. Paul Dubois doit décorer de quatre statues assises le monument du général Lamoricière ; il en a exposé deux, qui représentent le Courage militaire et la Charité ; ce ne sont encore que des modèles en plâtre. Ces statues symboliques n’ont pas seulement excité l’admiration du public, elles lui ont inspiré une sorte de respect attendri, il s’est passé quelque chose de particulier entre son cœur et ces deux plâtres. Il faut louer dans ces œuvres du premier ordre l’habileté prodigieuse de la main, un goût exquis, un art raffiné. Il y a plus, l’artiste a cherché son inspiration dans le plus profond de son cœur, il y a trouvé le secret de la beauté chaste et religieuse ; ses deux statues portent au front comme une auréole. Un poète allemand se plaignait jadis que les moralistes eussent inventé l’antithèse du talent et du caractère. Leur refrain, disait-il, est que les honnêtes artistes sont en général de mauvais musiciens, qu’en revanche les bons musiciens ne sont rien moins que d’honnêtes artistes, et que pourtant la chose essentielle en ce monde, c’est l’honnêteté et non la musique. « Faudra-t-il réserver notre admiration, continuait ce grand poète indigné, à l’ineptie vertueuse, aux grandes convictions qui bredouillent, aux nobles sentimens qui ne disent rien du tout ? » Et il maudissait « le règne des justes dans la littérature. » Quand le public se trouve en présence d’un talent supérieur qui ne demande son succès qu’aux sentimens les plus nobles et les plus purs, quand il a affaire à de grandes convictions qui ne bredouillent point, il éprouve toujours une sorte de surprise. Il est entré un peu de cette surprise dans l’accueil qu’on a fait au Courage militaire et à la Charité de M. Dubois. On se disait : — Voilà donc ce que produit encore la France en l’an de grâce 1876, et voyez un peu comme cela nous plaît. Qui donc prétendait que nos préférences allaient aux œuvres frivoles et spirituellement immorales ? Nous sommes prêts à fêter la vertu, pourvu qu’elle sache la musique.

Quiconque a vu le Courage militaire de M. Dubois n’oubliera pas ce jeune guerrier vêtu à l’antique, coiffé d’un casque où s’épanouit une chimère. Il appuie une main sur son genou, l’autre sur la garde d’une épée dont la pointe pose à terre. Il est dans l’attitude du repos, mais son repos est vigilant et actif ; sentinelle assise, il regarde et il attend. Il est svelte, bien pris dans sa taille, aussi élégant que noble et fier. Son air méditatif, ses jambes croisées et retirées en arrière rappellent l’une des statues les plus célèbres de l’église San-Lorenzo, et l’on a dit : « C’est du Michel-Ange traduit et adouci à notre usage. » Cependant il ne ressemble point par l’expression à Laurent II de Médicis. M. Dubois n’a pas mis dans le regard de son guerrier ce nuage de sombre rêverie dont Michel-Ange enveloppait le front de ses géans, il n’a pas tourmenté son attitude, il n’a pas enfermé dans sa poitrine le grondement d’une éternelle tempête. Ce soldat casqué ne rêve point, il pense. Il n’est ni superbe, ni hautain, ni provocant, ni agressif. Si on attaque ce qui est commis à sa garde, on le verra se lever et combattre jusqu’à la mort, en disant comme le héros de Morat : « Nous ne céderons point devant l’ennemi, tant qu’une goutte de sang coulera dans nos veines. » Sa figure exprime non l’enthousiasme, mais une calme résolution, l’héroïsme tranquille, le sentiment grave et réfléchi du devoir. S’il a croisé et arrangé ses jambes comme Laurent II, il est notre contemporain par sa figure, et le sculpteur aurait pu écrire sur le socle : « Ceci représente le service universel et obligatoire. »

Que Michel-Ange revendique sa part, s’il le veut, dans le Courage militaire de M. Dubois, il n’a rien à prétendre dans sa Charité. Ce chef-d’œuvre n’appartient qu’à celui qui l’a fait, et c’est l’effort suprême de son talent. Une femme au corsage entr’ouvert tient sur ses genoux deux enfans, qu’elle entoure de ses deux mains, lesquelles sont d’une souplesse ou, pour mieux dire, d’une tendresse merveilleuse ; elles sont plus que tendres, elles sont chaudes. L’un des enfans a pris le sein, il paraît avoir un fort bel appétit ; l’autre, déjà repu, dort à poings fermés, et nous ne croyons pas que la sculpture ait jamais produit rien de plus vrai ni de plus charmant que ce poupon gonflé par le lait et par le sommeil. On a dit de ce groupe, dont la grâce est exquise et l’agencement irréprochable : si ce n’est pas du Michel-Ange, c’est du Raphaël. Non, ce n’est pas du Raphaël. Si simple que soit Raphaël, il amplifie ; ses vierges ont de la race, et il y a en elles comme une divinité commencée. La Charité de M. Paul Dubois est une simple mortelle, et cette mortelle est une femme du peuple. Elle a noué un mouchoir autour de sa tête, elle est vêtue d’une simple robe de paysanne à laquelle le sculpteur, par des artifices qu’on ne peut trop admirer ; a su donner l’ampleur et le charme de la plus belle draperie classique. Le type de sa figure est tout à fait plébéien, comme le marquent assez une certaine maigreur dans la forme, la sécheresse des contours, la saillie de la bouche, qui serait dure, si le sentiment ne l’adoucissait. L’étoffe manque à sa beauté ; elle me laisse pas d’être belle, sa grâce lui vient du dedans ; on lit sur son front le mot du poète : « Celui-là seul est noble qui pense et agit noblement. » Cette femme a travaillé, elle a souffert tout autant qu’une paysanne des Lenain, seuls peintres français du temps jadis qui aient daigné regarder le peuple et s’apercevoir qu’il a sa place dans l’art comme dans le monde. Elle est grave, pensive, mélancolique jusqu’à la tristesse ; elle se souvient d’un passé dur ; elle voit devant elle un avenir incertain. Si quelque peintre a pu inspirer M. Dubois, ce n’est pas Raphaël, c’est François Millet. A vrai dire, nous doutons que sa Charité soit une Charité. C’est une villageoise, mariée depuis peu, car elle est fort jeune encore, elle avait grand’peine à nouer les deux bouts. Quand elle a senti le premier tressaillement de la maternité, elle a tout préparé dans son humble ménage pour recevoir le nouvel hôte qui s’annonçait. Il en est venu deux à la fois. Comment s’y prendra-t-elle pour les nourrir et les habiller ? Voilà le problème qui la rend rêveuse ; mais ce grand cœur est à la hauteur de toutes les situations, et de tous les dévoûmens. Elle aura du lait pour ses deux jumeaux, et chacun d’eux aura la moitié de son cœur, et par un miracle l’aura tout entier.

La Charité de M. Dubois est l’avènement de la plébéienne aux honneurs de la grande sculpture, c’est la paysanne méritant de revêtir l’immortalité du marbre. Deux années de suite, la sculpture a fourni au Salon une œuvre accomplie et prouvé que l’originalité est conciliable avec le respect des traditions, qu’il est possible de mêler la grâce antique à un sentiment bien moderne, que dans un art où il n’est pas facile de se défendre contre les obsessions de sa mémoire, on peut inventer en se souvenant, et qu’un sculpteur doit être de son temps pour mériter de lui survivre.


VICTOR CHERBULIEZ.