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Le Salon de Mme Necker/01

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Le Salon de Mme Necker
Revue des Deux Mondes3e période, tome 37 (p. 47-98).
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LE

SALON DE Mme NECKER

D’APRÈS DES DOCUMENS TIRÉS DES ARCHIVES DE COPPET.

I.

LA JEUNESSE DE Mme NECKER.


La mode et le goût public ne sont plus de nos jours à la philosophie de l’histoire. Notre époque, curieuse des faits, assez dédaigneuse des théories, s’est éprise d’un intérêt passionné pour les moindres souvenirs d’un passé dont, par une contradiction singulière, elle répudie, de plus loin que jamais, les traditions politiques, mais elle prend un médiocre souci de ces belles généralisations auxquelles les écrivains du commencement du siècle se plaisaient à demander les secrets de l’avenir. L’érudition règne en souveraine dans le domaine des temps plus ou moins reculés, et peu s’en faut que l’art de déchiffrer des grimoires manuscrits ne soit tenu pour supérieur à celui de raconter les événemens avec art et d’en dégager le sens. L’abus de cette méthode conduira tôt ou tard, j’en suis persuadé, à quelque réaction, et l’on sera forcé de reconnaître qu’en dépit de certaines apparences ce sont encore les idées qui mènent le monde. Mais il faut avouer que nous aurons dû à cette méthode, à ses abus mêmes, bien des livres intéressans et bien des heures agréables. Tout disposé que je sois à me révolter parfois contre l’abus trop fréquent des papiers inédits, je demeure cependant sensible autant que personne à l’attrait de ces documens où les hommes, les femmes, qui ont vécu des siècles avant nous, semblent parler directement à notre oreille et nous faire l’aveu de leurs passions, de leurs artifices, de leurs joies, de leurs tristesses. Si ces confessions involontaires offrent déjà tant d’intérêt lorsque par la voix d’un livre elles s’adressent en même temps à des milliers de lecteurs, qu’est-ce donc lorsque vous devez à quelque circonstance propice de les entendre seul à seul, en fouillant dans des archives inexplorées, lorsque vous tenez entre vos mains ces feuilles jaunies où l’ardeur de sentimens passagers s’est inscrite en traits dont la durée semble une ironie, lorsque la poudre qui a servi à sécher l’écriture s’attache encore au rude papier d’autrefois et vous montre que votre main indiscrète a été la première et la seule à remuer ces cendres du passé ? La moindre feuille de papier s’anime alors d’une vie singulière ; une lettre, un brouillon informe, quelques mots tracés à la hâte sur une enveloppe ou sur le dos d’une carte à jouer, vous paraissent dignes d’être déchiffrés à tout prix, car c’est la voix affaiblie d’un être humain qui arrive encore à votre oreille. Il y a même dans ces découvertes une sorte de mirage dont, au point de vue de la publication, on doit se méfier ; mais tant que ce mirage dure, il faut convenir que l’illusion en est singulièrement enivrante et douce.

On comprendra donc aisément que je n’aie pas vu sans émotion s’ouvrir devant moi la porte de la vieille tour où sont conservées les archives du château de Coppet. Je savais qu’aucune curiosité banale n’avait été admise à franchir cette porte dont la solide armature de fer inspirait à mon enfance une terreur respectueuse, et je crois qu’un étranger même n’eût pas été insensible à l’attrait d’interroger librement tous ces témoignages de la vie de deux générations et de deux sociétés disparues. Je me hâte cependant de dire que, si ces documens n’étaient que des papiers de famille, je ne chercherais pas à satisfaire par la publication même partielle de ces papiers la curiosité qu’inspire toujours la vie privée de personnages plus ou moins connus. Mais, par le fait des circonstances, il y a peu d’hommes ou de femmes ayant tenu quelque place à la fin du siècle dernier ou au commencement de celui-ci, depuis Voltaire jusqu’à Chateaubriand, et depuis la duchesse de Choiseul jusqu’à Mme Récamier, dont l’écriture ou le nom ne se trouve dans les vingt-sept volumes de lettres adressées à M. ou à Mme Necker, et dans les liasses à peine classées qui contiennent les papiers de Mme de Staël. Pour ne parler que de M. et Mme Necker, qui feront seuls l’objet de cette première série d’études, Buffon, Grimm, Marmontel, d’Alembert, Diderot, Mme du Deffand, Mme Geoffrin, Mme d’Houdetot, bien d’autres encore que je pourrais citer furent de leurs amis et de leurs correspondans, Aujourd’hui que les moindres lettres inédites échappées à la plume des personnages célèbres sont lues avec avidité, je me ferais une sorte de scrupule de ne pas produire au jour les plus intéressantes de celles qui se trouvent entre mes mains. Le salon de Mme Necker assurément n’a pas été sans influence sur le mouvement des esprits et des idées qui a précédé la révolution française, et on peut dire qu’ouvert comme il l’a été jusqu’à la veille de la grande crise, il est demeuré le dernier salon de l’ancienne société. C’est ce petit monde que je voudrais peindre, en essayant d’en faire parler et revivre les habitués. Mais, pour rendre au salon de Mme Necker sa physionomie véritable, il faut que mes lecteurs me permettent de commencer par leur présenter de nouveau la maîtresse de la maison, qui peut-être (on le verra tout à l’heure) n’est pas aussi bien connue d’eux qu’ils peuvent se le figurer. Je ferai ensuite défiler devant leurs yeux ses amis et ses relations quotidiennes, et j’aurai occasion de montrer, chemin faisant, comment elle comprenait l’accomplissement de ses devoirs de femme et de mère. Ce groupe, auquel n’ont manqué assurément ni l’éclat, ni le mérite, ni les ambitions, valait peut-être la peine d’être étudié de près, et je ne fais qu’un vœu, c’est que mes lecteurs veuillent bien prendre à cette tentative de résurrection une faible part de l’intérêt que j’ai trouvé moi-même à l’entreprendre.

Dirai-je cependant que, tout en poursuivant cette étude, je n’ai pu parfois me défendre contre l’invincible mélancolie que fait naître dans l’âme un contact trop intime avec ce qui n’est plus ? Tandis que, dans ma tour silencieuse, je maniais d’une main d’abord émue et bientôt indifférente ces lettres, ces papiers, ces journaux auxquels les secrets de tant de rêves, de tant de passions, de tant de douleurs ont été confiés, je sentais peu à peu s’exhaler de ces feuilles mortes de la vie un parfum de tristesse qui m’envahissait. A mesure que je plongeais dans les couches d’un passé qui me semblait à la fois si lointain et si proche, je sentais en quelque sorte peser sur moi le poids de ces monceaux d’oubli qui se sont accumulés sur tant de souvenirs. De combien de deuils ces murs de Coppet n’ont-ils pas été témoins, depuis le jour où, au lendemain de la mort de sa femme, M. Necker s’enfermait dans une petite chambre encore pleine d’elle pour y étouffer le bruit de ses sanglots, jusqu’à celui, tout récent, où une foule nombreuse et recueillie conduisait au champ du repos la pieuse gardienne qui avait veillé sur cette vieille demeure comme sur le sanctuaire qui contenait les trésors de son cœur[1] ! Combien de fois aussi la vie toujours forte et jeune n’a-t-elle pas balayé de sa main brutale les fragiles obstacles que la douleur et les regrets avaient voulu élever sur son passage ! Et voici que des générations nouvelles s’épanouissent dans ces lieux, asiles de tant de tristesses, comme ces pâles roses qui croissent sur les ruines, et leur indifférence curieuse, vis-à-vis de ces souvenirs qui pour d’autres étaient des reliques, vient témoigner encore une fois de l’inévitable défaite du passé. C’est à ce passé vaincu que je voudrais venir en aide, en me servant des débris qu’il a laissés. Peut-être doit-on quelque chose à ceux qui vous ont précédés directement dans la vie, et j’aurai rempli ma tâche si je viens à bout de réveiller quelques sympathies en faveur d’une femme qui d’un siècle corrompu n’eut que les travers, et dont les vertus furent celles des nobles âmes.


I.

Le presbytère du petit village de Crassier (ou Crassy), situé sur la limite de la France et du pays de Vaud, fait face à la porte du temple protestant. C’est une maison toute simple, blanche, avec des contrevents verts ; un petit jardin avec de vieux arbres fruitiers la sépare à peine de la route, et rien ne la distingue des habitations environnantes. C’est dans ce presbytère que naquit Mme Necker, et elle fut portée à l’église du village le 2 juin 1737, pour y être baptisée sous le nom de Suzanne. Son père, Louis-Antoine Curchod, était depuis plusieurs années ministre du saint évangile à Crassier. Malgré la médiocrité de sa situation et la consonnance bourgeoise de son nom, il paraît certain que Louis-Antoine Curchod appartenait à une ancienne famille du pays de Vaud qui avait contracté autrefois des alliances avec la noblesse du pays, mais que des revers de fortune avaient réduite à une condition modeste. Cette famille Curchod ou Curchodi (dont les membres signaient quelquefois également de Curchod), s’était autrefois divisée en deux branches dont l’une avait continué d’habiter le pays de Vaud, tandis que l’autre avait suivi la fortune des ducs de Savoie. Mais lorsque Mme Necker voulut, quelques années après son mariage, donner un caractère d’authenticité à cette réputation d’honorable ancienneté dont jouissait sa famille, et lorsqu’elle sollicita en secret l’avis du sieur Chérin, « généalogiste du roy, » sur la validité des titres de noblesse qu’elle avait rassemblés à grand’peine, elle éprouva un léger déboire. Vainement elle produisit un certificat du châtelain d’Avanche, petit village du canton de Vaud, attestant « qu’il y avait autrefois, dans la vieille ville d’Avanche, brûlée par Attila, roi des Huns, l’an quatre cent cinquante, une famille qui s’appelait Curchodi ; » vainement elle s’efforça de prouver qu’en l’an 1300 Batardo Curchodi était écuyer du duc de Savoie, et qu’en l’an 1536 le duc Charles avait écrit à Jean Curchodi une lettre semblable à celles qu’il adressait « aux gentilshommes qu’il affectionnait, » le sieur Chérin fut inflexible et lui répondit « que c’était avec une véritable peine qu’il en était réduit à lui annoncer que sa preuve n’était pas en état de servir de base à un arrêt du conseil. » Mme Necker en fut réduite à se consoler en serrant précieusement les papiers qu’elle avait rassemblés dans une cassette de bois, sur le couvercle de laquelle elle écrivit de sa propre main : « Titres de noblesse de la famille Curchodi. » Ils y dorment encore aujourd’hui.

Si, malgré l’inébranlable conviction de Mme Necker, la noblesse de sa famille paternelle demeure au moins douteuse, il n’en est pas de même de la noblesse de sa famille maternelle. Mme Curchod était une demoiselle d’Albert de Nasse, d’une bonne famille du Dauphiné. Ses parens, originaires de la petite ville de Montélimart, appartenaient à cette noblesse du Midi parmi laquelle la réforme avait recruté d’assez nombreux partisans, et ils furent obligés de quitter la France pour échapper aux persécutions auxquelles, sous le règne de Louis XV, les protestans n’avaient pas cessé d’être exposés. Ils se réfugièrent à Lausanne, où l’on conserva longtemps le souvenir de l’effet produit dans le cercle assez étroit de la bonne société par l’apparition de Mlle d’Albert. « J’étais à Lausanne, écrivait bien des années après à Mme Necker une vieille amie de sa mère, lorsque la belle demoiselle d’Albert y arriva. On ne parlait que de sa beauté et de son mérite qui l’avait engagée à renoncer au bien-être dont elle jouissait dans son pays, et avait ensuite préféré feu M. Curchod avec peu de bien et beaucoup de mérite à un autre parti fort opulent. » La fille du pasteur de Crassier aimait assez à rappeler cette aristocratique origine. Elle signait souvent ses lettres Curchod de Nasse, et pendant un séjour qu’elle fit à Paris avant son mariage, c’était sous le nom de Mlle d’Albert de Nasse qu’elle demandait à ses amis de lui adresser leurs lettres.

Si la ferme trempe du caractère et de solides principes religieux furent le double héritage transmis par la mère à la fille, cet héritage dut être encore cultivé par les soins de l’éducation paternelle. Suzanne Curchod reçut en effet l’éducation sévère et forte dont profitent encore aujourd’hui bon nombre de jeunes filles de la Suisse romande. Dans ces pays protestans, il est peu de familles appartenant aux classes aisées de la société qui ne comptent dans leur sein quelque ministre de l’évangile. Ce mélange habituel du clergé avec le monde, s’il abaisse un peu le niveau du ministère ecclésiastique, élève en revanche celui de la famille, et maintient dans les réunions nombreuses (au prix peut-être d’un peu d’aisance et de gaîté), un certain ton de décence qui dans les autres pays n’est pas toujours celui de la meilleure société. Bon nombre de ces jeunes filles, élevées dès l’enfance dans une atmosphère froide et pure, y contractent de bonne heure le goût des préoccupations sérieuses, des conversations élevées, et elles savent conserver plus tard ce noble goût au milieu des devoirs domestiques dont l’accomplissement tient toujours une grande place dans la vie de toute bonne Genevoise ou Vaudoise. Si l’on ne trouve point parmi elles, ainsi que Rousseau le leur a si singulièrement reproché, beaucoup de Julies d’Etanges, leurs grâces sévères valent bien les ardeurs passionnées de la nouvelle Héloïse, et l’apparence un peu froide qu’elles doivent à leur éducation première n’enlève rien à la vivacité de leur esprit ni à la chaleur de leur cœur.

M. Curchod se plut donc à développer l’intelligence facile et précoce de l’enfant unique sur laquelle toutes ses affections étaient concentrées, et il lui communiqua l’instruction solide qu’il eût pu donner à un fils. À seize ans, Suzanne Curchod était en état d’écrire à un des amis de son père une lettre en latin, à laquelle celui-ci répondait avec empressement : « Domina, non sine ingenti quadam doctrinæ admiratione, Ciceroniam tuam epistolam legi ac perlegi. Quoad metum, quo laborasti, nempe cachinnis causam præbere ? Quis doctus, aut erudita, si exstat, aliquo judicio ingenioque præditi, irridere possent, tantam eruditionem in tam molli planta animadvertentes ? » Malgré ces encouragemens, Suzanne Curchod eut cependant le bon goût de ne pas continuer cette correspondance cicéronienne. Mais je ne serais pas étonné, en revanche, qu’elle n’eût appris un peu de grec, car, parmi les lettres qui lui étaient adressées (de bonne heure elle eut beaucoup de correspondans), j’en trouve une composée à la vérité en français, mais écrite en caractères grecs et signée : Ἐπαμινῶνδας. Elle avait aussi le goût des sciences et mettait à contribution pour s’instruire la bibliothèque des professeurs de Genève ou de Lausanne, auxquels elle empruntait des ouvrages de géométrie et de physique. « Si vous regrettez les conversations que nous avions sur la physique, lui écrivait quelques années après son mariage le professeur Lesage, je les regrette aussi beaucoup, parce que vous compreniez admirablement bien l’exposition que je vous faisais de mon système, ce qui me faisait présumer que vous saisiriez fort bien aussi les preuves par lesquelles je l’appuie. » Ces études sérieuses ne la détournaient pas des arts d’agrément ; elle jouait du clavecin, du tympanon, essayait d’apprendre le violon, et cultivait un peu la peinture.

Tous ces mérites intellectuels ne suffiraient peut-être pas à expliquer les hommages dont la jeunesse de Suzanne Curchod fut, comme on va le voir, entourée, si elle n’y avait réuni les agrémens que, même au pays de Vaud, les hommes prisent davantage chez les jeunes filles. On se souvient que la beauté de Mme Curchod avait fait autrefois sensation dans les cercles de Lausanne ; Suzanne Curchod avait également reçu de sa mère cet héritage non moins précieux. Le portrait de Duplessis, que la gravure a souvent reproduit, donne l’idée d’une personne qui dans son âge mûr devait avoir conservé une grande finesse de traits et une grande élégance de tournure. Mais ces agrémens, que le temps n’avait pu détruire, étaient relevés dans la jeunesse du modèle par un grand éclat de teint, que devaient bientôt altérer les épreuves d’une santé incertaine. Pour donner, au reste, une idée exacte de ce que Suzanne Curchod pouvait être dans cette première fleur de son printemps, c’est à elle-même que j’aurai recours, et, bien qu’il puisse paraître un peu crédule de tenir pour fidèle le portrait d’une femme peint par elle-même, celui que je vais citer et que je trouve écrit de sa main, répond assez aux témoignages de ses contemporains pour qu’il soit permis de n’en point mettre en doute la ressemblance.


MON PORTRAIT :

Un visage qui annonce la jeunesse et la gayeté ; le teint et les cheveux d’une blonde, animés par des yeux bleux, riants, vifs et doux ; un nez petit mais bien tiré ; une bouche relevée dont le sourire accompagne celui des yeux avec quelque grâce ; une taille grande et proportionnée, mais privée de cette élégance enchanteresse qui en augmente le prix ; un air villageois dans la manière de se présenter, et une certaine brusquerie dans les mouvemens qui contraste prodigieusement avec une voix douce et une phisionomie modeste ; telle est l’esquisse d’un tableau que vous pourrez trouver trop flatteur.


Cette belle plante villageoise ne pouvait orner longtemps le jardin d’un presbytère de campagne sans attirer les regards. Dans ce petit pays où tout le monde se connaît, où tout se voit, où tout se sait, le bruit ne tarda pas à se répandre que la fille du pasteur de Crassier était une personne accomplie qui joignait à tous les agrémens de son sexe les solides mérites de l’autre. Cette réputation amena bientôt au presbytère de Crassier d’assez fréquens visiteurs qui vinrent distraire la profonde retraite où, écrivait-elle plus tard, « elle avait passé son printemps. » Parmi ces visiteurs, les plus nombreux étaient de jeunes ministres, qui, sous prétexte de suppléer M. Curchod dans ses fonctions pastorales et de monter en chaire à sa place, venaient passer la journée du dimanche à Crassier, et s’en retournaient à Genève ou à Lausanne le lundi. Attirés par la perspective d’une aussi agréable hospitalité, ces jeunes suppléans de M. Curchod ne se faisaient sans doute point beaucoup prier pour venir ainsi développer devant les fidèles de Crassier (qui ne soupçonnaient guère ce qui leur valait ce renfort de prédicateurs) quelque texte tiré de l’écriture sainte, et la fille du pasteur en titre du village ne dut pas avoir beaucoup de peine à obtenir la signature d’un petit papier par lequel Isaac Cardoini et G. Francillon, ministres du saint évangile, s’engageaient « vis-à-vis de très aimable demoiselle Suzanne Curchod à venir prêcher à Crassier, toutes les fois qu’elle l’exigerait ; sans se faire prier, solliciter, presser, conjurer, puisque celui de leurs plaisirs le plus doux était de l’obliger en toute occasion. » Comme Crassier est situé à deux lieues environ de la rive du lac et que le coche de Genève à Lausanne n’y passe point, M. Curchod récompensait le zèle de ses suppléans en leur prêtant son cheval Grison qui les reconduisait à Genève, et comme il fallait bien, d’autre part, renvoyer Grison et remercier de l’hospitalité qu’on avait reçue au presbytère, c’était entre la jeune fille et les jeunes ministres l’occasion d’une correspondance fréquente et enjouée à laquelle se mêlaient de la part des prédicateurs des galanteries parfois assez vives. J’ignore sur quel ton la jeune fille leur répondait ; mais son attitude n’échappait pas à toutes les censures, car un ami, plus franc peut-être que les autres, lui disait sans ménagement dans une lettre assez verte : « Vous avez beaucoup d’adorateurs, qui sous prétexte de prêcher pour M. votre père, viennent vous en conter. La saine raison ne dit-elle pas que, dès qu’ils ont prêché, vous devriez les chasser à coups de balai, ou vous tenir cachée ? »


Dois-je prendre un « balai » pour les mettre dehors ?


aurait pu répondre Suzanne Curchod à ce nouvel Alceste, et sans la comparer à Célimène, il ne semble pas qu’elle fût non plus d’humeur à ces expulsions brutales. Le plus déclaré de ces adorateurs qu’on lui reprochait n’était cependant pas un pasteur, mais un sorte de bel esprit du cru dont le vrai nom était Dariet Defoncene ; mais, probablement à cause de son âge, il signait toutes les épîtres en vers et en prose qu’il adressait à Suzanne Curchod du nom de Melchisédech, jusqu’au jour où, la jeune fille lui ayant fait observer que son inspiration était beaucoup plus païenne que biblique, il doubla son pseudonyme de celui d’Anacréon. Melchisédech-Anacréon accablait la Sapho moderne (c’était un des noms qu’il se plaisait à lui donner) de madrigaux dont quelques-uns valent bien ceux que nous verrons Marmontel rimer plus tard pour Mme Necker. Il allait jusqu’à se croire autorisé par son âge à lui adresser des vers dont même à toute autre que la fille d’un pasteur l’expression aurait pu sembler un peu vive. On en jugera par les suivans, qui ne sont pas les plus hardis :


Ces yeux, cette gorge, ces traits,
Ce teint qui pénètre mon âme,
En m’annonçant d’autres attraits,
Me charme, m’émeut et m’enflamme.
Mon cœur forma mille désirs ;
Mais votre éternelle morale,
Qui me fut toujours si fatale,
Empoisonne tous mes plaisirs.


Un autre jour il lui racontait (toujours en vers bien entendu) un songe où il l’avait vue apparaître et où l’éternelle morale qu’on lui opposait avait paru disposée à se laisser fléchir. Voici comment se termine cette pièce assez libre :


Je goûtois un sort plein de charmes ;
Rien ne traversoit mes désirs.
Heureux, sans crainte et sans alarmes,
Je m’enivrois dans les plaisirs.

Ne vous alarmez pas, Suzette,
Vous grondâtes, l’amour se tut.
Mon sommeil aima sa conquête,
Mon réveil, votre vertu.


Bien des années après, celle qui avait accueilli ces hommages sans déplaisir, ne laissait pas de ressentir quelque embarras en repassant ces souvenirs d’une époque de sa vie où elle devait avoir peine à se reconnaître, et elle justifiait ainsi à ses propres yeux, par une note écrite dans son journal, son ancienne indulgence. « Je n’avois guère alors le sentiment des bienséances, car ma simplicité m’empêchoit de les connaître, et j’avois d’ailleurs la tête tournée par les éloges. »

Il aurait fallu une tête plus solide que ne le sont en général les têtes des jeunes filles pour que la sienne ne fût pas, en effet, tournée par tant d’hommages. Loin de se préoccuper des inconvéniens que leur système d’éducation pouvait présenter, les parens de Suzanne Curchod semblent au contraire n’avoir cherché qu’à la produire sur un plus grand théâtre. Comme tout est en ce monde affaire de comparaison, ce théâtre fut celui de Lausanne. Si mes lecteurs, comme je le voudrais, n’ont pas dédaigné ce petit tableau de mœurs pastorales et vaudoises que nous a offert l’intérieur du presbytère de Crassier, ils trouveront également, je l’espère, quelque intérêt à la peinture de la vie littéraire et sociale de la ville de Lausanne, précisément à l’époque où Voltaire venait éclairer d’un rayon de sa gloire les rives encore obscures du lac de Genève. Il ne faudrait pas juger tout à fait de ces mœurs d’après les lettres enthousiastes que Voltaire écrivait de sa « petite cabine de Monrion » à d’Alembert et à Moncrif, alors que le souffle puissant de son génie avait en quelque sorte ranimé et soulevé de terre ce petit monde un peu endormi. On était accouru en foule aux représentations de son théâtre ; on avait pleuré à la mort de Zaïre ; on l’avait applaudi dans le rôle du bonhomme Lusignan, et il n’en demandait pas davantage pour proclamer ses deux cents spectateurs « d’aussi bons juges qu’il y en ait en Europe, » en déclarant que « son beau pays romand était devenu l’asile des arts, des plaisirs et du goût, et que César ne prévoyait pas, lorsqu’il vint ravager ce petit coin de terre, qu’on y aurait un jour plus d’esprit qu’à Rome. » Mais, malgré l’enthousiasme avec lequel il parlait, au début, de ses quinze croisées donnant sur le lac, il n’avait pas tardé à vendre sa maison et à retourner aux Délices pour y engager de plus près la bataille avec le Magnifique Conseil et le Vénérable Consistoire de Genève. Près d’un siècle plus tard, Sainte-Beuve portait sur ce même pays romand un jugement bien autrement juste et modéré dans une lettre qui a été pour la première fois publiée ici-même[2]. « Ce pays-ci est un pays bien à part. On n’y vit pas de la vie de la France ; on va peu à Paris et on ne s’en inquiète guère. C’est une vie en soi : la pente est tournée vers le lac. » Si, en 1837, on vivait en soi à Lausanne, et si la pente était tournée vers le lac, à plus forte raison en était-il de même en 1757, et l’on va voir qu’en dépit du brillant passage de Voltaire, l’horloge de ce petit monde avait continué à retarder singulièrement sur celle du siècle et sonnait quelquefois encore l’heure de l’hôtel de Rambouillet.

À l’époque dont nous parlons, Lausanne, déchue de ses antiques privilèges de ville impériale et réduite à neuf mille habitans, jouissait, sous la domination un peu rude, mais énergique et intelligente de Leurs Excellences de Berne, d’une tranquillité qu’aurait pu lui envier parfois sa voisine la libre Genève, déjà livrée à toutes les agitations de la querelle des natifs. Docile et résignée sous la domination d’un bailli qui lui était envoyé de Berne, la future capitale du pays de Vaud servait de refuge à la noblesse du pays, qui commençait à s’ennuyer dans ses châteaux, où elle était dépouillée de toute autorité et de tous privilèges. Les représentans de ces vieilles familles féodales dont les noms élégans et sonores semblent faits pour le roman, les Senarclens, les Loys, les Lavigny, les d’Hermenches, habitaient de préférence le quartier de Bourg. Leurs vieux hôtels y subsistent encore avec leur façade noirâtre et leurs gais jardins dont la vue s’étend sur le lac. Ils avaient échangé l’existence batailleuse de leurs pères contre une vie oisive, facile et douce. De la noblesse ils avaient perdu les droits et les exemptions, mais j’aime à penser que quelques-uns avaient su atteindre ce rare idéal si bien défini par Mme de Charrière lorsque, dans les Lettres écrites de Lausanne, elle a peint quelques années plus tard la même société. — « J’imagine, disait Mme de Charrière, des gens qui ne peuvent devenir ni chanoines, ni chevaliers de Malte, et qui paient tous les impôts, mais qui se sentent plus obligés que d’autres à être braves, désintéressés, fidèles à leur parole ; qui ne voient point de possibilité pour eux à commettre une action lâche ; qui croient avoir reçu de leurs ancêtres et devoir remettre à leurs enfans une certaine fleur d’honneur, qui est à la vertu ce qu’est l’élégance des mouvemens, ce qu’est la grâce à la force et à la beauté, et qui conservent ce vernis avec d’autant plus de soin qu’il est moins définissable, et qu’eux-mêmes ne savent pas bien ce qu’il pourrait supporter sans être détruit ou flétri. » En tout cas, ces derniers représentans de la féodalité vaudoise avaient abjuré de la noblesse la morgue et les préjugés. Par les belles soirées d’été, ils se mêlaient au menu peuple, rassemblé sous les marronniers qui environnent la cathédrale ; souvent ils ne dédaignaient pas d’entrer dans les rondes, et on les voyait danser aux chansons.

Sur les pentes de la colline où s’élève la vieille église de Notre-Dame et le château des évêques, dans le quartier de la Cité, se réunissait à la même époque une autre société, celle des professeurs et des étudians à l’académie ou au collège de Lausanne. Il est probable que la société du quartier de Bourg méprisait un peu la société de la Cité, à cause de son peu de naissance, et que la société de la Cité méprisait celle du quartier de Bourg à cause de sa frivolité ; mais, la douceur des mœurs et une certaine bonhomie générale aidant, ces deux sociétés ne s’en mêlaient pas moins et se retrouvaient fréquemment dans des assemblées et dans des pique-niques, qui sont demeurés jusqu’à nos jours un des divertissemens favoris du pays. Les jeunes filles de Lausanne avaient même créé entre elles une petite société qui portait le nom gracieux de Société du printemps. Les mères en étaient soigneusement bannies ; mais les jeunes gens y étaient reçus. On y jouait aux jeux innocens, et on y contractait parfois aussi des engagemens que le mariage venait consacrer. Il y avait loin, on le voit, de ces mœurs simples et honnêtes à celles, à la fois cérémonieuses et corrompues, de Paris ou de Versailles, et je crois qu’un peu d’ennui entra pour autant dans le départ de Voltaire que les petites tracasseries dont il fut à la fois la cause et la victime.

C’est à peu près vers le temps où Zaïre et Adélaïde du Guesclin venaient d’être jouées sur le théâtre de Monrion, que Suzanne Curchod paraît avoir été amenée pour la première fois à Lausanne par ses parens. On peut penser l’émoi que produisit dans un cercle aussi restreint l’apparition d’une jeune fille belle autant qu’instruite, dont on disait « qu’elle était supérieure à toutes les jeunes filles par le visage et à tous les jeunes gens par le savoir. » Vingt ans plus tard, un des correspondans de Mme Necker (il est vrai que c’était un solliciteur) lui rappelait en ces termes le souvenir de cette apparition :


Lorsque j’étudiois en belles-lettres, à Lausanne, M. Darnay, notre professeur, nous disoit que vous étiés une exception de votre sexe par vos lumières, et vous proposoit pour notre modèle. Lorsque vous passiés dans les rues, toujours entourée d’un cortège d’admirateurs, j’entendois le public qui disoit ; Voilà la belle Curchod ! et je courois aussitôt sur votre passage, où je demeurois le plus longtemps qu’il m’étoit possible. J’eus même l’honneur de danser avec vous au bal des étudians, dont vous étiés la reine.


Elle ne tarda pas à faire en effet l’ornement des assemblées, et le maintien qu’elle y gardait nous est ainsi décrit par un de ses adorateurs (on verra qu’elle en eut beaucoup) dans une lettre qu’il lui adressait :


Vous étiés entourée de cavaliers qui vouloient vous persuader que vous êtes aimable, tout comme si vous ne l’aviés pas sçu. Là-dessus mille redites, très inutiles, à ce qu’il m’a paru, et je crus voir, au ton ironique que vous preniés avec eux, que bien loin de vous amuser, ils avoient le talent de vous ennuyer. Vous vous donniés sur votre siège un petit air penché qui marquoit bien le peu de cas que vous faisiés de cette conversation et que vous méditiés quelque chose de plus intéressant. Vous vous retirâtes enfin de votre distraction, et la matière dont il s’agissoit vous fit faire quelques réflexions que vous communiquâtes à ces messieurs. Je fus enchanté de l’esprit que vous y fîtes paraître. Vous y mêlâtes même un peu d’érudition. Cadèdis ! je vis bien alors que vous aviés lu quelque chose.


Ces hommages des jeunes cavaliers n’étaient pas les seuls que Suzanne Curchod dut recueillir durant les fréquens séjours qu’elle fit à Lausanne, et son esprit ne lui valut pas moins de succès que sa beauté. Si la société du quartier de Bourg se piquait peu de littérature et de bel esprit, il n’en était pas de même de la société de la Cité. Dans ce monde de professeurs et d’étudians que réunissait à Lausanne la célébrité naissante de son académie et de son collège, l’arrivée d’une jeune fille qui entendait le latin et qui dissertait volontiers sur les questions les plus ardues de la philosophie ou des sciences, devait assez naturellement surexciter les esprits et piquer les maîtres aussi bien que les élèves d’une généreuse émulation. Sous l’influence de Suzanne Curchod, les étudians en belles-lettres et les petits proposons (c’est ainsi qu’on appelait les étudians en théologie), fondèrent bientôt une réunion littéraire qui s’intitula : Académie des Eaux ou de la Poudrière, nom tiré d’une source située dans une vallée voisine de Lausanne et autour de laquelle l’Académie tenait le plus souvent ses séances. Elle était composée des beaux esprits du cru qui recevaient tous des surnoms qu’on dirait tirés de Clélie ou du Grand Cyrus : Thémire, Céladon, Nizance, Sylvandre. Suzanne Curchod avait été nommée présidente de l’Académie sous le nom de Thémire, et quelques prescriptions des statuts rédigés par son ordre rappellent un peu ceux des cours d’amour du moyen âge et de la renaissance. J’y relève en effet les articles suivans : « Afin de faire régner une douce union parmi nous, les cavaliers porteront les couleurs des dames qui leur plairont le mieux, et les dames de même. Lorsqu’on changera de couleurs, on sera obligé d’exposer devant l’Académie les raisons de ce changement ; elle décidera de leur solidité.

« Il est permis aux dames d’escamoter aux cavaliers leurs couleurs, rubans ou autres choses, et les cavaliers jouiront du même privilège.

« Si l’amour veut occuper les cœurs des membres de l’Académie, on n’exige point qu’ils se fassent de violence pour lui en fermer l’entrée ou l’en chasser. Mais la légèreté étant une qualité aussi utile qu’agréable, elle pourra leur conseiller de ne point se piquer d’une constance trop héroïque. »

Le titre de chevalier de l’Académie des Eaux (c’est ainsi que signaient ses membres) imposait quelques obligations plus sérieuses que de choisir les couleurs d’une dame. C’était d’abord, pour chaque candidat, d’adresser aux académiciens, ses futurs collègues, un véridique portrait de lui-même au physique et au moral, après lecture duquel il était procédé au suffrage ; c’était ensuite de défrayer de temps à autre les séances de l’Académie par l’envoi de quelque pièce de vers ou de quelque dissertation en prose. La présidente se conformait la première à cette obligation en adressant à l’Académie des essais dont elle appréciait assez justement plus tard la valeur en écrivant sur le cahier qui en renfermait la copie : « Il y a des pensées fines et justes, mais beaucoup de tortillage, » Quant aux pièces de vers, odes et élégies, il est presque superflu de dire qu’elles étaient toutes invariablement adressées à la présidente Thémire et destinées à célébrer les douceurs que ses sujets goûtaient sous son sceptre et dans son temple. Pour diriger vers ce temple les pas des nouveaux venus, une véritable carte de Tendre avait été dressée. Le temple de Thémire était situé dans une île de peu d’étendue, au milieu de la mer orageuse du Sentiment, près du vaste empire de l’Amour, et l’on n’y pouvait arriver que par le sentier escarpé de l’Estime sincère qui serpente au travers des précipices de l’orgueilleuse Prospérité et de la brillante Ambition. En plus des travaux qu’elle imposait à ses membres, l’Académie tenait des séances plénières. Tantôt on y délibérait sur le projet d’établir un droit des gens entre les femmes, « en considérant le cœur des hommes, ainsi que le Nouveau-Monde, comme une terre inculte et sauvage, » et on démontrait la nécessité de rédiger ce nouveau code « par les désordres que cause la non-existence du droit de propriété entre les femmes quant à leurs principaux biens qui sont les cœurs des hommes. » Tantôt on cherchait ensemble la réponse à quelques questions subtiles, dont il semble que, sous la présidence d’une jeune fille, la discussion seule devait être assez délicate : « Le mystère rend-il réellement par lui-même l’amour plus doux ? » « Peut-il y avoir une amitié du même genre entre un homme et une femme qu’entre deux hommes ou deux femmes ? » « Quel est le plaisir le plus délicat ? » Il est vrai qu’à cette question l’Académie de la Poudrière répondait à l’unanimité : « Celui de rendre parfaitement heureuse une personne très malheureuse, sans y être obligé par aucune raison ? »

Il me semble que ces documens, soigneusement classés depuis un siècle dans des cartons dont ils n’étaient pas sortis, nous font apercevoir une personne assez différente de celle que nous croyions connaître ; un peu pédante et bel esprit peut-être, mais vive, enjouée, séduisante, et, s’il faut tout dire, assez coquette. Je me ferais cependant scrupule de charger cette respectable mémoire d’une imputation aussi grave : un peu de coquetterie à vingt ans, si elle-même à cette époque n’avait souffert de bonne grâce qu’on lui adressât ce reproche. Un ami plus âgé qu’elle, qui s’était chargé du rôle toujours délicat de l’informer des critiques que sa conduite pouvait soulever, se croyait obligé de lui écrire : « Les hommes mêmes trouvent que vous affichez trop clairement l’envie de leur plaire. Ils sont bien persuadés, il est vrai, que toutes les femmes ont les mêmes prétentions ; mais ils aiment qu’on leur fasse perdre de vue cette vérité par des façons et des propos qui aient l’air de ne pas y toucher. » Elle-même avouait avec ingénuité « que la louange qui partait des hommes était celle qui la touchait le plus, » et malgré les dires de son austère censeur, il ne me semble pas que les hommes eussent beaucoup de peine à lui pardonner ce crime. Le nombre est grand, en effet, des pièces de vers français ou latins où ses attraits sont célébrés sous les noms variés de Sapho, de Thémire, de Suzanne, de Suzette, ainsi que des déclarations et des lettres qui se terminaient par une offre de mariage. Je n’aurai pas l’indiscrétion inutile de publier la liste de ces prétendans éconduits ; mais parmi ces prétendans, il en est un cependant dont la liaison romanesque avec Suzanne Curchod a jeté quelque éclat. Je veux parler de Gibbon. Il n’est en effet pas une vie de l’historien anglais, si sommaire qu’elle soit, où l’on ne voie rapporté qu’il tomba amoureux de Suzanne Curchod pendant son premier séjour à Lausanne, et qu’après l’avoir demandée en mariage, il se vit contraint de céder devant l’opposition formelle de son père. C’est ainsi que Gibbon lui-même raconte l’histoire dans ses Mémoires. Mais des documens curieux me permettent de compléter cette histoire en rectifiant sur plusieurs points le récit de Gibbon, et je serais étonné si l’on trouvait que sa conduite gagne à être présentée sous son véritable jour.


II.

Gibbon avait seize ans (il était né en 1737, la même année que Suzanne Curchod) lorsque son père l’envoya en pension à Lausanne, chez le révérend ministre Pavilliard, spécialement chargé de lui faire abjurer les erreurs du papisme, auxquelles le jeune Gibbon s’était laissé entraîner durant son séjour à Oxford, et de le ramener dans le sein de l’église protestante. Soumis pendant les premières années de son séjour à une surveillance sévère, Gibbon, auquel le révérend Pavilliard ne servait chaque mois qu’une pension exiguë, se plaignait fort d’occuper « dans une rue étroite et sombre, la moins fréquentée d’une ville qui n’est pas belle, et dans une maison vieille et incommode, une petite chambre mal bâtie, mal meublée, qui, aux approches de l’hiver, au lieu d’un feu qui fait société, était destinée à recevoir la chaleur invisible d’un poêle. » Ce ne fut qu’au bout de deux années, et après avoir abjuré le catholicisme entre les mains du pasteur Pavilliard avec autant de docilité qu’il avait abjuré le protestantisme entre les mains du « father Lewis, » que Gibbon, ayant conquis un peu de liberté, fut introduit par la famille Pavilliard dans le cercle de la société de Lausanne. Il avait alors dix-huit ans et l’on a quelque peine à se figurer ce que pouvait être à cet âge de la jeunesse et de la grâce ce petit homme qu’une silhouette bien connue nous représente gras, replet, avec des jambes courtes, et dont le nez se perdait si singulièrement au milieu de deux énormes joues que Mme du Deffand, en lui tâtant le visage avec les mains, se croyait victime d’une mystification de mauvais goût. Un portrait de lui à cet âge, que je suis heureux de pouvoir donner, nous aidera cependant à comprendre quels agrémens pouvaient compenser sa laideur :


Je coulerai légèrement sur la figure de M. G… Il a de beaux cheveux, la main jolie, et l’air d’une personne de condition. Sa phisionomie est si spirituelle et singulière que je ne connois personne qui lui ressemble. Elle a tant d’expression qu’on y découvre presque toujours quelque chose de nouveau. Ses gestes sont si à propos qu’ils ajoutent beaucoup à ce qu’il dit. En un mot, c’est une de ces phisionomies si extraordinaires qu’on ne se lasse presque point de l’examiner, de le peindre, et de le contrefaire. Il connoît les égards que l’on doit aux femmes. Sa politesse est aisée sans être trop familière. Il danse médiocrement[3]. En un mot, je lui connois peu des agréments qui font le mérite d’un petit-maître. Son esprit varie prodigieusement…


Ici le portrait s’arrête, comme si le peintre avait ressenti tout à coup quelque trouble. Peut-être Suzanne Curchod (car c’est elle qui est l’auteur de ce portrait), avait-elle craint, en continuant, de s’avouer à elle-même l’intérêt trop grand qu’elle prenait au modèle. Ce fut sans doute dans quelque assemblée de jeunes gens et de jeunes filles, peut-être dans quelque réunion de la société du Printemps dont il parle dans ses Mémoires, que Gibbon rencontra pour la première fois Suzanne Curchod. Laissons-le d’abord raconter lui-même cette rencontre et les conséquences qui en découlèrent. Nous verrons ensuite ce qu’il faut prendre et laisser de son récit :


Les attraits personnels de Mlle Suzanne Curchod étoient embellis par les vertus et par les talents de l’esprit… Dans ses courtes visites à quelques-uns de ses parents de Lausanne, l’esprit, la beauté et l’érudition de Mlle Curchod furent le sujet des applaudissements universels. Les récits d’un tel prodige éveillèrent ma curiosité. Je la vis et j’aimai. Je la trouvai savante sans pédanterie, animée dans la conversation, pure dans ses sentiments et élégante dans les manières. La première et soudaine émotion se fortifia par l’habitude et le rapprochement d’une connoissance plus familière. Elle me permit de lui faire deux ou trois visites chez son père. J’ai passé quelques jours heureux dans les montagnes de la Franche-Comté[4] ; ses parents encouragèrent honorablement ma recherche. Dans le calme de la retraite, les légères vanités de la jeunesse n’agitant plus son cœur distrait, elle prêta l’oreille à la voix de la vérité et de la passion, et je pus me flatter de l’espérance d’avoir fait quelque impression sur un cœur vertueux. À Crassier, à Lausanne, je me livrai à l’illusion du bonheur. Mais à mon retour en Angleterre, je découvris bientôt que mon père ne voudrait jamais consentir à cette alliance, et que, sans son consentement, je serois abandonné et sans espérance. Après un combat pénible, je cédai à ma destinée. Je soupirai comme amant, j’obéis comme fils. Insensiblement le temps, l’absence et l’habitude d’une vie nouvelle guérirent ma blessure. Ma guérison fut accélérée par un rapport fidèle de la tranquillité et de la gaîté de la demoiselle elle-même, et mon amour se convertit peu à peu en estime et en amitié.


À en croire le récit de Gibbon, c’est de son côté qu’auraient été tous les troubles de la passion, et Suzanne Curchod n’aurait ressenti que la légère impression d’un cœur vertueux. Dès son retour en Angleterre, l’obéissance à la volonté paternelle aurait dénoué son engagement, et tandis qu’il soupiroit en amant, la demoiselle prenait tranquillement et gaîment son parti d’une rupture dont il aurait été seul à souffrir. On verra d’après les lettres que j’ai entre les mains, que le trouble apporté par cet engagement dans la vie de Suzanne Curchod fut bien plus profond qu’il ne convient à Gibbon de le dire, et que le lien ne fut définitivement rompu entre eux que lors d’un second séjour de Gibbon à Lausanne. Malheureusement les lettres échangées entre Gibbon et Suzanne Curchod ne portent pas toutes leurs dates, et j’en suis réduit à les ranger dans l’ordre où leur texte même me fait supposer qu’elles ont dû être écrites. Je commencerai par la publication de trois lettres de Gibbon, écrites manifestement pendant les premières années de leurs relations ; celle qu’on va lire marque même le commencement de leur correspondance.


Mademoiselle,

Eh bien, que ne commencez-vous votre lettre à Mlle Curchod ? Il y a une grande heure que je te vois devant ton pupitre, quelquefois levant les yeux au ciel avec un sentiment de plaisir, un moment après faisant de grands éclats de rire. Qu’as-tu ? Ne sais-tu pas que lui dire ? — Arrête ; tu n’y entends rien (c’est à mon génie familier que je réponds). Tu vas voir qu’avec un objet aussi charmant (vous n’étiez pas présente, mademoiselle, ainsi cette louange ne doit pas choquer votre modestie), tu vas voir que je sais jaser comme un perroquet. Mais trouves-tu, butor que tu es, une heure, qu’il te plaît d’appeler grande, un temps bien considérable lorsqu’il est question de goûter, d’avaler à longs traits un bonheur comme celui de pouvoir réparer en quelque sorte les malheurs de l’absence et de pouvoir m’entretenir à mon aise avec une personne dont les appas suffisent pour charmer l’esprit, pour éclairer le cœur et pour rendre heureux l’univers entier ? Je me rétracte cependant quant au dernier article. Ce cœur, ce magasin de tendresse et de sentiment ne pourra faire le bonheur que d’un seul, mais aussi que ce mortel fortuné seroit ingrat s’il portoit envie aux plus grands rois ! Je ne sais cependant si je vous dois des remercîments pour la permission que vous m’avez accordée de vous écrire. Elle me fait sentir trop vivement ce que j’ai perdu en m’éloignant de vous. La douceur que cette occupation me procure est infiniment supérieure à tout ce qu’on nomme si faussement plaisirs. Quelle est la compagnie la plus aimable que je ne quitte avec plaisir lorsqu’il est question de penser à vous et à plus forte raison lorsque je puis espérer que mes pensées iront jusqu’à vous ? Mais je sens toujours quelle est la différence entre tracer de froides lignes dans la poussière de mon cabinet et épancher toute mon âme à vos pieds, entre vous avoir présente aux yeux et à l’imagination. Je ne l’ai pas (cette imagination) des plus engourdies, mon cœur m’aide puissamment, et cependant je n’ai jamais pu réussir non à vous peindre tout entière, mais à me représenter un seul de vos regards. Encore si un seul sentiment régnoit dans ces beaux yeux, à force de s’y opiniâtrer on pourrait peut-être faire quelque chose, mais la tranquillité de votre âme y laisse paraître mille sentiments divers qui paroissent et qui s’évanouissent dans le même instant. Le moyen de vous peindre ?

Il y a dans ce moment cent vingt une heures dix-huit minutes et trente-trois secondes depuis le commencement de mon exil. Vous m’entendez assez. La chaise part ; Crassy se confond avec les nuages. Quel fut mon état ! Figurez-vous un prince oriental qu’un revers imprévu a fait passer dans un moment du trône au cachot ; qu’il se voit privé à la fois de son sceptre, de sa liberté et de sa vue, environné d’esclaves impitoyables qui ignorent ce doux langage qu’il faut parler aux malheureux. Ou faites mieux (car aussi bien cette comparaison ne me plaît point) réalisez la description que fait Milton de l’état d’Adam lorsqu’il fut chassé du paradis et que le monde entier ne lui offroit plus qu’un vide affreux. Encore Adam étoit-il bien moins à plaindre que moi. La compagnie d’un objet chéri pour qui il avoit tout sacrifié lui tenoit lieu de tout. Avec une pareille consolation on ne sent plus guère ses malheurs. Tout ce qui me consoloit dans mes sombres rêveries étoit l’espérance de vous revoir à Rolle ; je me livrois tout entier à cette douce espérance. J’étois à vos genoux, je vous parlois d’amour et vous ne vous courrouciez point. C’étoit mon imagination qui m’a fourni ce dernier trait, mais ne la grondez pas, ma raison lui en a fait sur-le-champ une verte censure. Mon domestique voulut me faire sortir de ma rêverie en me demandant à quelle auberge je voulois aller. « Oui, lui répondis-je, au moins je la verrai avec moins de gêne qu’à Genève. On ne me fermera pas la porte à six heures du soir. » Je doute qu’à présent mon valet fît les éloges de ma douceur. Je ne lui ai pas encore pardonné d’avoir interrompu cette agréable rêverie. Réalisez-la, mademoiselle, si vous voulez sa grâce, c’est le seul moyen de l’obtenir.

J’aurois mille choses à vous dire du reste de mon voyage, des originaux qui m’excédèrent à Rolle de mes occupations à Lausanne (qui sont telles, par parenthèse, que l’on me croit généralement fou), mais on a mauvaise grâce de vouloir parler toujours de soi-même. Voilà une lettre telle quelle, je serai bien content si elle vous paroît aussi courte qu’à moi. Je comprends au reste qu’il y a peu d’ordre, et autant de vérités que de ratures.

Adieu, mademoiselle, assurez, s’il vous plaît, M. et Mme Curchod de tout mon dévoûment et faites bien mes compliments à tous nos amis à Borex.

J’ai l’honneur d’être avec une considération toute particulière,

Mademoiselle,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
E. Gibbon.


Les deux lettres suivantes (sans date également) paraissent se rapporter à une période d’intimité plus grande. Gibbon a fait ouvertement l’aveu de ses sentimens, et cet aveu n’a point été pris en mauvaise part. On verra que ces deux lettres se suivent à peu de jours d’intervalle.


Mademoiselle,

Vous dire que la semaine que j’ai passé sans vous voir m’a paru un siècle seroit vrai, mais seroit trop usé. Je me distingue trop avantageusement des autres amants par mes sentiments pour vouloir me confondre avec eux par mon langage. D’ailleurs vous m’avez toujours dit que j’étois un grand original, un être unique dans mon espèce, etc., etc. Le moyen de renoncer à des titres aussi glorieux ? Cependant que faire et comment vous faire sentir la maussaderie de mon existence, depuis que je vous ai quitté à Borex ? Voici ce qui peut vous en donner une foible idée. J’étois une fois à la campagne pendant trois semaines avec une dévote des plus rébarbatives, qui m’excommunioit vingt fois par jour à cause de mon peu de foi et surtout parce qu’il m’arriva malheureusement de bâiller à une explication d’un endroit de l’apocalypse où il étoit question, si je ne me trompe, de la bataille sanglante qui devoit, avoir lieu entre Gog et Magog et l’Antichriste. D’un autre côté, il y avoit deux gentilshommes campagnards qui s’étoient ruinés par des procès et qui, faute d’autre occupation, s’employoient à réconcilier les puissances et à partager l’Allemagne. Malheureusement l’un étoit Prussien et l’autre Autrichien, de façon que les disputes ne finissoient point, sinon pendant quelques momens qu’ils se réconcilioient pour me quereller sur mon indifférence et ma nonchalance. Un vieillard alité auprès de qui je me réfugiois achevoit de me régaler par des détails tout à fait intéressants de ses maux. Il plut pendant tout ce temps-là, et la bibliothèque du seigneur du lieu étoit composée du coutumier du pays de Vaud et de deux vieux livres de religion très propres à inspirer la dévotion, si elle est la même chose que le sommeil. Devois-je m’amuser pendant ces trois semaines, répondez-moi en conscience, mademoiselle. Eh bien, ces trois semaines m’ont paru environ la moitié du tems que j’ai passé éloigné de vous.

Je ne sais guère si je suis plus mal à mon aise seul ou en compagnie, mais, quoi qu’il en soit, je change perpétuellement de place. Quand je suis seul, je m’abîme dans mes réflexions, j’essaie de travailler, je prends des livres, je les ouvre, mais je ne vois rien. Je sors à la grande hâte pour me fuir ou plutôt pour vous fuir. Mais vous ne me quittez pas si facilement. Je cherche les femmes qu’on me dit être les plus aimables. Peut-être le sont-elles, mais par malheur je les compare toujours avec Vous. Me parle-t-on ? on veut que je réponde, que je parle à mon tour, et on oublie le seul sujet capable de me desserrer les dents. Se tait-on ? on insulte à ma tristesse, on veut jouir du spectacle d’un philosophe atterré, ou plutôt du cadavre d’un sage.

Ma seule consolation, mais elle en vaut bien d’autres, c’est de me rappeler à mon esprit les moments agréables que j’ai passé avec la plus charmante des femmes : ce mot m’est échappé, je ne vous destinois pas une éloge ; mais puisqu’il est lâché, je suis bien loin de me dédire. Vous êtes belle, si j’en doutois encore, je viens d’en avoir une preuve convaincante. J’allai l’autre jour chez un peintre étranger qui est parmi nous depuis quelque temps. J’y vis un portrait que j’aurois juré avoir été fait pour vous. J’y revois quand le peintre me dit : « Voilà un effort de mon imagination, un portrait de fantaisie. J’ai parcouru toute l’Europe, je n’ai jamais trouvé une femme qui osât s’attribuer tant de charmes, et pour moi je suis persuadé depuis longtems qu’on la cherchèrent toujours. » La force de la prévention de cet homme résista à tous les efforts que je fis pour le tirer de son erreur. Or ça, raisonnons. Tant de charmes vous donnoient plein droit d’être frivole, haute, capricieuse, médisante, farcie de ridicules. À peine vos admirateurs auroient-ils vu tous ces défauts, ou du moins ils les auraient oubliés en vous regardant. Cependant vous êtes tout l’opposé de ce que vous pourriez être. On applaudirait quoi que vous disiez, et vous êtes spirituelle. On admirerait vos bizarreries et vous êtes sensée. Voilà proprement la situation où l’on peut tirer vanité de ses bonnes qualités. Un monarque absolu et une jolie femme à qui la tête ne tourne point doivent avoir l’âme bien forte. Voulez-vous, mademoiselle, que je vous parle naturellement ? Je vous ai toujours infiniment estimé, mais l’heureuse semaine que j’ai passé à Crassy vous a donné un relief dans mon esprit, que vous n’aviez point auparavant. J’ai vu tous les trésors de la plus belle âme que je connois. L’esprit et l’humeur toujours égale et toujours la preuve d’une âme contente d’elle-même. De la dignité jusque-dans le badinage, des agréments dans le sérieux même. Je vous ai vu faire et dire les choses les plus grandes sans vous en apercevoir au delà de ce qui étoit nécessaire pour les dire et pour les faire avec connaissance de cause. Votre passion dominante, on le voit assez, c’est la plus vive tendresse pour les meilleurs des parens, elle éclate partout et fait voir à tous ceux qui vous approchent combien vous avez le cœur susceptible des plus nobles sentiments. Toutes les fois que cette réflexion s’est présentée à mon esprit, elle m’a toujours emporté bien loin des objets qui l’avoient fait naître. Je réfléchis dans ce moment même au bonheur d’un homme qui, possesseur d’un tel cœur, vous trouvât sensible à sa tendresse, qui pût vous assurer mille fois le jour combien il vous aimoit et qui ne cessât de vous en assurer qu’en cessant de vivre. Je bâtis alors des systèmes de félicité, chimériques peut-être, mais que je n’échangerois jamais contre tout ce que le commun des hommes estime de plus grand et de plus réel.

Assurez, s’il vous plaît, mademoiselle, vos dignes parents M. et Mme Curchod que je me ferai toujours un devoir de conserver les sentiments de reconnoissance et d’estime qu’ils m’ont inspiré.

Que je serois malheureux, mademoiselle, si vous pouviez douter de la considération toute particulière avec laquelle j’ai l’honneur d’être,

Mademoiselle,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
Gibbon.


Mademoiselle,

Je réfléchis souvent sur moi-même, non que je me regarde comme l’objet le plus important de l’univers ; mais enfin, c’est une matière de contemplation qui m’intéresse beaucoup que de considérer ce que je suis, ce que j’ai été, ce que je vais devenir. Autrefois mon sort étoit plutôt ennuyeux qu’affligeant. Une fortune honnête, quelques amis, une certaine réputation, voilà peut-être à quoi je devois m’attendre ; mais tous ces biens réels sans doute n’étoient point accompagnés du pouvoir d’en jouir. Je perdois un cœur capable de beaucoup de sentiments ; je n’en avois éprouvé aucun. Et tout me faisoit ressentir que les sensations les plus douloureuses ne sont pas aussi fâcheuses à l’âme que ce vide, cette inaction totale où elle languit isolée dans l’univers, à charge aux autres et prête à se détester elle-même. Voilà, mademoiselle, un affreux tableau. Cependant voilà une idée de l’état que j’ai souvent éprouvé, état d’autant plus pénible qu’on n’a pas même la consolation de se répandre au dehors. On craint de se plaindre de maux qui n’ont pas d’objet sensible, qui paroissent partis plutôt d’une humeur fantasque que d’un cœur affaissé sous son propre poids. On n’a pas de ressource même avec ses meilleurs amis. Il y a plus de gens qui pensent qu’il n’y en a qui sentent et ceux-là n’entendroient point le langage de vos malheurs. Je vous ai connu, mademoiselle, tout est changé pour moi. Une félicité au-dessus de l’empire, au-dessus même de la philosophie, peut m’attendre. Mais aussi, un supplice réitéré chaque jour et aggravé toujours par la réflexion de ce que j’ai perdu peut me tomber en partage. Cependant Socrate remercioit les dieux de l’avoir fait naître Grec ; je les remercierai toujours de m’avoir fait naître dans un siècle, de m’avoir placé dans un pays où j’ai connu une femme que mon esprit me fera respecter comme la plus estimable de son sexe pendant que mon cœur me fera sentir qu’elle en est la plus charmante. Voilà, direz-vous, du sérieux, du lugubre, du tragique même. L’ennuyeux personnage ! Peut-on s’empêcher de bâiller en le lisant ! bâillez, mademoiselle, je sens que je l’ai mérité, mais j’ai mérité aussi que vous ajoutiez : il seroit cependant à souhaiter que tous les prédicateurs fussent aussi convaincus de ce qu’ils disent que celui qui vient de m’ennuyer et de modifier.

J’ai l’honneur d’être, avec une considération et un attachement tout particulier,

Mademoiselle,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
Le Fils du roi Moabdar.


Je ne sais si mes lecteurs partageront mon impression, mais je ne peux trouver dans ces lettres aucun accent sincère et passionné. Je n’y vois que l’œuvre d’un bel esprit qui écrit des lettres d’amour comme on écrirait un exercice de français, et qui appelle à son aide les figures dont l’usage est recommandé par les manuels de rhétorique. Gibbon ne se contentait pas d’écrire à Suzanne Curchod les lettres que l’on vient de lire et dont j’ai respecté les incorrections de tout genre. Jaloux, sans doute, des madrigaux vaudois qu’elle recevait, il s’adressait également à elle en vers. Je dois dire que la pièce dont je vais citer quelques fragmens ne porte aucune signature. Mais il est impossible de ne pas la lui attribuer, d’abord parce qu’il prend soin de se désigner lui-même, dès la première strophe, ensuite parce que cette pièce est manifestement l’œuvre d’un étranger qui connaissait les règles de la langue française, sans connaître celles de la versification et qui prenait pour des vers un certain nombre de syllabes terminées par des rimes approximatives.


VERS À MADEMOISELLE S…

Tôt ou tard il faut aimer,
C’est en vain qu’on façonne ;
Tout fléchit sous l’amour
Il n’exempte personne,
Car Gib… a succombé en ce jour
Aux attraits d’une beauté
Qui parmy les douceurs d’un tranquil silence
Régnait sur un fauteuil une heureuse indolence ( ?)

Implacable pudeur, règne sur mes désirs,
Intimide ma voix, mes yeux et mes soupirs,
Puisque de mon teint abattu la sensible pâleur
Vous dira mon amour sans blesser ma pudeur.
Car je palis, je frémis, quand ma douleur mortelle
Me reproche en secret que j’aime une cruelle.


Je fais grâce à mes lecteurs des autres couplets (il n’y en a pas moins de huit) qui sont tous aussi élégans et aussi corrects, et je ne crois pas qu’ils trouvent dans ces vers un accent beaucoup plus passionné que dans les lettres. Sur quel ton Suzanne Curchod répondait-elle aux épîtres et aux vers de ce singulier amoureux ? Les archives de Coppet ne contiennent aucune trace des lettres qu’elle dut nécessairement adresser à Gibbon durant cette première période de leurs relations. Bien que, d’après les lettres mêmes de Gibbon, elle paraisse lui avoir répondu sur un ton enjoué et plutôt railleur, il n’est cependant pas douteux qu’elle ne fût disposée à payer de retour des sentimens dont elle s’exagérait singulièrement l’ardeur. Gibbon n’a pas cédé à l’illusion d’une aveugle fatuité en croyant qu’il avait produit a une légère impression sur un cœur vertueux. » D’ailleurs quel cœur de vingt ans, vertueux ou non, peut écouter longtemps le langage de l’amour (lors même que ce langage ne sonnerait pas tout à fait juste) et y demeurer insensible ? Aussi, vers la fin du séjour de Gibbon à Lausanne, son engagement avec Suzanne Curchod était-il sinon publiquement avoué par la jeune fille, du moins à demi agréé par ses parens, et pleinement accepté par elle. Cependant, dès cette première période, qui est généralement celle de l’illusion, Suzanne Curchod paraît avoir éprouvé une sorte de pressentiment de la destinée qui l’attendait. À peine leur engagement était-il conclu, qu’elle avait déjà lieu de mettre en doute la solidité des sentimens de Gibbon, et qu’elle lui adressait une lettre dont je n’ai malheureusement pas l’original, mais dont les termes se laissent facilement deviner par la réponse de Gibbon.


Mademoiselle,

Je suis parti avec quelques amis, le 4 janvier, pour aller voir la fête des rois à Fribourg. Nous y sommes restés quelque temps, eux pour un bal, moi par complaisance. Nous avons poussé jusqu’à Berne où nous sommes restés jusqu’à la fin du mois, toujours comptant de partir le lendemain et toujours retenus par des amis officieux. J’arrive ici le 3 de ce mois, je trouve une de vos lettres d’une date bien reculée. Je me prépare à vous répondre lorsque je reçois de votre part une nouvelle lettre où je me vois traité comme le plus lâche des hommes. Car à travers de la modération de vos expressions, j’entrevois votre façon de penser ; je ne la blâme point. Elle seroit juste si vos soupçons étoient fondés. Voilà ma justification. Je n’y ai point mis d’art parce qu’elle n’en a pas besoin et parce quoique vous en pensiez il n’est pas de mon caractère. Mais à mon tour, mademoiselle, que dois-je penser de la dernière phrase de votre lettre ? Un naturel plus soupçonneux que le mien pourroit presque conclure que l’on attend avec impatience l’aveu de mon indifférence et qu’on sera fâché de ne le pas recevoir. Je crains que ce soupçon ne vous offense et j’ai été tenté de l’effacer, mais vous me demandez de la sincérité et je n’ai pas voulu quitter le ton de la nature pour celui de l’affectation.

Comment avez-vous pu douter un instant de mon amour et de ma fidélité ? N’avez-vous pas lu cent fois dans le fond de mon âme ? N’y avez-vous pas vu une passion aussi pure qu’elle étoit vive ? N’avez-vous pas senti que votre image tiendroit à jamais la première place dans ce cœur que vous méprisez aujourd’hui et qu’au milieu des plaisirs, des honneurs et des richesses, sans vous je ne jouirois de rien ?

Pendant que vous donniez une libre carrière à vos soupçons, la fortune travailloit pour moi, je n’ose dire pour nous. J’ai trouvé une lettre de mon père qui m’attendoit depuis quinze jours. Il me permet de retourner en Angleterre. J’y cours dès que j’entends les zéphyrs. Il est vrai que par un destin qui n’est qu’à moi, je vois naître l’orage du milieu du calme. La lettre de mon père est si tendre, si affectionnée. Il fait paroître tant d’empressement de me revoir. Il s’étend avec tant de faste sur les projets qu’il a conçu pour moi que je vois naître une foule d’obstacles à mon bonheur d’une toute autre nature et d’une toute autre sorte que ceux de l’inégalité de fortune qui se présentoient seuls à mon esprit auparavant. La condition que le principe le plus noble vous a engagé d’exiger et que le motif le plus tendre m’a porté à accepter avec plaisir, celle d’établir ma demeure dans ce pays, sera difficilement écoutée d’un père dont il choquera également la tendresse et l’ambition. Cependant je ne désespère pas de le vaincre. L’amour me rendra éloquent. Il voudra mon bonheur, et s’il le veut il ne songera pas à m’éloigner de vous. Ma philosophie, disons mieux, mon tempérament me rend insensible aux richesses. Les honneurs ne sont rien pour qui n’est pas ambitieux. Si je me connois, ja n’ai jamais ressenti les atteintes de cette passion funeste. L’amour de l’étude faisoit ma seule passion jusqu’au temps où vous m’avez fait sentir que le cœur avoit ses besoins aussi bien que l’esprit, qu’ils consistoient dans un amour réciproque. J’ai appris à aimer, vous ne m’avez pas interdit l’espérance. Quel sort plus heureux pour moi que de pouvoir voir arriver ce temps où je pourrois vous répéter à chaque instant combien je vous aime et vous entendre dire quelquefois que je n’aimois pas une ingrate.

Il me reste encore quelque espace : j’ai essayé de le remplir par quelque chose d’un peu moins sérieux, mais mon cœur est trop serré. Je ne puis que vous répéter que je suis et que je serai toujours avec une considération toute particulière,

Mademoiselle,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
E. Gibbon.

Lausanne, 9 février.


Peut-être le ton de cette apologie ne suffit-il pas à détruire les soupçons de Suzanne Curchod, car elle crut prudent de conserver copie de la réponse qu’elle adressa à Gibbon. C’est ainsi que je puis en donner le texte.


Vous assurer que j’ai receu votre lettre sans plaisir, ce seroit sans doute donner des marques d’une pruderie presque aussi ridicule qu’affectée. Il est vrai que j’avois imaginé que, soit caprice, soit raison de votre part, vous aviés changé les sentimens que je vous connoissois contre des idées peut-être aussi convenables à votre fortune que funestes à votre bonheur. Ce dernier trait m’étoit moins suggéré par un amour-propre excessif que par le juste sentiment du prix d’un cœur dont vous vous sériés privé par votre propre faute ; je dis par votre propre faute, car si vous l’abandonnés en faveur de votre devoir, je ne crois pas absolument que vous devrés le regretter, puisque moi-même je vous mépriserois presque autant que je vous estime si vous étiés capable de rien faire, je ne dis pas contre les ordres d’un père si tendre (car je ne m’y prêterois jamais), mais seulement, si vous vous contentiés d’arracher une permission qui ne laisseroit pas de répandre l’amertume sur ses vieux jours et peut-être de faire descendre ses cheveux blancs avec douleur dans le sépulchre. Et d’ailleurs que deviendrois-je si de justes remords venoient à vous tourmenter et à vous faire repentir cruellement du parti que vous auriés pris. Mon Dieu ! que je ne me trouve jamais dans des circonstances aussi cruelles. Tant que j’aurois cru qu’il ne s’agissoit que d’abandonner en ma faveur des vues d’ambition peut-être contraire à vos idées ou une augmentation de fortune qui vous est si peu nécessaire, la confiance avec laquelle je me repose sur les soins d’une Providence tendre et bienfaisante, bien plus que mon amour-propre, auroit dû me faire espérer que vous ne regretteriés jamais la perte de ces avantages. Mais vous avés touché sensiblement un sentiment qui m’est bien connu, et je ne me sens point en état de vous faire oublier que vous auriés violé en ma faveur les droits de la nature et de la tendresse, en un mot ceux du devoir. Je ne vois pas comment, si vous ne trouvés quelque espèce de palliatif, vous oseriés proposer à un père tendre et affectionné, et à qui vous devés tant, soit par ce qu’il a fait pour vous précédemment, soit par ce qu’il se propose de faire à l’avenir, je ne vois pas comment, dis-je, vous oseriés avouer que votre dessein est de le quitter à l’âge où il est pour vivre avec une étrangère dont la supériorité sur tant d’autres femmes que vous pourriés épouser n’existe peut-être que dans votre imagination et à qui vous ne devés aucune espèce de reconnoissance.

Je n’avois pas cru un moment que vous imaginiés que j’attendisse avec impatience l’aveu de votre indifférence. Cette idée apparemment étoit trop loin de mon cœur pour qu’elle se présentât à mon esprit. Adieu, monsieur.


Ainsi, par un juste sentiment de sa dignité, la jeune fille repoussait d’avance l’idée d’un mariage qui aurait lieu malgré la volonté du père de Gibbon ou même sans son entier consentement. Mais en même temps elle ne paraissait pas admettre que cette soumission de Gibbon à la volonté paternelle pût rompre le lien qui unissait leurs deux cœurs, et elle mettait sa confiance dans quelque espèce de palliatif, pensant avec raison qu’un obstacle de cette nature (le père de Gibbon était en effet très âgé) ne pouvait pas être éternel. Quelques mois après cet échange de lettres, c’est-à-dire au printemps de 1758, Gibbon partait pour retourner en Angleterre. Si nous nous en tenions maintenant au récit des Mémoires de Gibbon, ce récit nous donnerait à croire que, dès son retour en Angleterre, il aurait par obéissance filiale rompu le lien qui l’attachait à Suzanne Curchod, et qu’après avoir vécu quelque temps dans la douleur, il se serait consolé en apprenant que la « demoiselle » avait pris son parti assez légèrement de cette infidélité. On va voir combien ce récit est contraire à la réalité des faits et combien Gibbon a sciemment calomnié celle qu’il avait abandonnée. Pendant les quatre premières années qui suivirent son retour en Angleterre, je ne trouve d’autre signe de vie donné par Gibbon à sa fiancée que l’envoi de son premier ouvrage, l’Essai sur l’étude de la littérature, avec une épître dédicatoire que je ne publierai pas à cause de son peu d’intérêt, et dont le ton froid et embarrassé aurait dû, ce semble, commencer à ouvrir les yeux de la jeune fille. Pendant ces quatre années, bien qu’il eût déjà tourné ses desseins d’un tout autre côté (ainsi que cela résulte de ses Mémoires), il accepta d’elle une fidélité dont son cœur n’était déjà plus digne. Ce ne fut qu’au milieu de l’année 1762 qu’il se dégagea par une lettre, au désespoir affecté de laquelle je ne crois pas qu’on puisse beaucoup se tromper.


Mademoiselle,

Je ne puis commencer ! Cependant il le faut. Je prends la plume, je la quitte, je la reprends. Vous sentez à ce début ce que je vais dire. Épargnez-moi le reste. Oui, mademoiselle, je dois renoncer à vous pour jamais ! L’arrêt est porté, mon cœur en gémit, mais, devant mon devoir, tout doit se taire.

Arrivé en Angleterre, mon goût et mon intérêt me conseilloient également de travailler à m’acquérir la tendresse de mon père et à dissiper tous les nuages qui me l’avoient dérobé pendant quelque temps. Je me flatte d’avoir réussi : toute sa conduite, les attentions les plus délicates, les bienfaits les plus solides m’en ont convaincu. J’ai saisi le moment où il m’assuroit que toutes ses idées alloient me rendre heureux pour lui demander la permission de m’offrir à cette femme avec qui tous les pays, tous les États me seroient d’un bonheur égal, et sans qui ils me seroient tous à charge. Voici sa réponse : Épousez votre étrangère, vous êtes indépendant. Mais souvenez-vous avant de le faire que vous êtes fils et citoyen. Il s’étendit ensuite sur la cruauté de l’abandonner et de le mettre avant son temps dans le tombeau, sur la lâcheté qu’il y auroit de fouler aux pieds tout ce que je devois à ma patrie. Je me retirai à ma chambre, y demeurai deux heures ; je n’essaierai pas de vous peindre mon état ; j’en sortis pour dire à mon père que je lui sacrifiois tout le bonheur de ma vie.

Puissiez-vous, mademoiselle, être plus heureuse que je n’espère d’être jamais ! Ce sera toujours ma prière, ce sera même ma consolation. Que ne puis-je y contribuer que par mes vœux ! Je tremble d’apprendre votre sort, cependant ne me le laissez pas ignorer. Ce sera pour moi un moment bien cruel. Assurez M. et Mme Curchod de mon respect, de mon estime et de mes regrets. Adieu, mademoiselle. Je me rappellerai toujours Mlle Curchod comme la plus digne et la plus charmante des femmes ; qu’elle n’oublie pas entièrement un homme qui ne méritoit pas le désespoir auquel il est en proie.

Adieu, mademoiselle, cette lettre doit vous paroître étrange à tous égards, elle est l’image de mon âme.

Je vous ai écrit deux fois en route ; à un village de Lorraine et de Maestricht, et une fois de Londres ; vous ne les avez pas reçu ; je ne sais pas si je dois espérer que celle-ci vous parvienne. J’ai l’honneur d’être, avec des sentiments qui font le tourment de ma vie et une estime que rien ne peut altérer,

Mademoiselle,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
Gibbon.

Buriton, 24 août 1762.


Quelle réponse Suzanne Curchod fit-elle à cette lettre ? Je l’ignore, mais il ne paraît pas qu’elle en ait conçu sur-le-champ le ressentiment qu’on pourrait croire. Elle se souvenait sans doute qu’elle-même avait déclaré à Gibbon ne pas vouloir d’un mariage conclu contre la volonté paternelle, et peut-être, trompée par ces protestations, mit-elle son espérance dans la durée d’un amour auquel elle continuait de croire. Elle dut être confirmée dans cette espérance, en apprenant au printemps de 1763 (c’est-à-dire quelques mois après avoir reçu cette lettre) que Gibbon venait d’arriver à Lausanne. Quel avait pu être le dessein de Gibbon en entreprenant ce voyage inutile, qui devait fatalement le remettre en présence de celle qu’il avait abandonnée ? Dans le récit de son second séjour à Lausanne, qui tient plusieurs pages de ses mémoires, il ne parle pas plus de Suzanne Curchod que si elle eût quitté le pays. Ce silence est d’autant plus singulier que la rupture complète ne date que de cette rencontre, qui acheva d’éclairer la jeune fille aveuglée. J’ignore si elle se trouva par hasard en présence de Gibbon et si l’accueil qu’elle en reçut fit tomber le bandeau qui couvrait ses yeux, ou si elle fut au contraire avertie par le peu d’empressement qu’il mit à rechercher une entrevue, mais, peu de jours après l’arrivée de Gibbon à Lausanne, elle lui écrivit une lettre dont l’accent pathétique montre qu’elle était bien du siècle de Julie. Quelques personnes s’étonneront peut-être de me voir publier des lettres aussi intimes et aussi passionnées que celle-ci et d’autres encore ; mais je dirai tout de suite avec franchise qu’à mes yeux ce n’est point faire tort à la mémoire d’une femme que de la montrer capable de passion, lorsque la passion ne l’a jamais entraînée à l’ombre d’une défaillance, et je crois que Suzanne Curchod excitera plus d’intérêt si je parviens à montrer que, loin d’être la personne froide et compassée qu’on se figure, elle était capable de sentir et de souffrir. Voici cette lettre, écrite de Genève, où elle demeurait alors et que Gibbon dut recevoir bien peu de jours après son arrivée à Lausanne :


Monsieur,

Je rougis de la démarche que je fais, je voudrois vous la cacher, je voudrais me la cacher à moi-même. Est-il possible grand Dieu ! qu’un cœur innocent s’avilisse à ce point ? Quelle humiliation ! j’ai eu des chagrins plus affreux, mais aucun que j’aye senti plus vivement ; n’importe, je suis emportée malgré moi-même. Je dois cet effort à mon repos ; si je perds l’occasion qui se présente, il n’est plus de calme pour moi ; ai-je pu le goûter, dès l’instant que mon cœur ingénieux à se tourmenter n’a cru voir dans les marques de votre froideur que la preuve de votre délicatesse. Depuis cinq ans entiers je sacrifie à cette chimère par une conduite unique et inconcevable ; enfin mon esprit, tout romanesque qu’il est, vient d’être convaincu de son erreur ; je Vous demande à genoux de dissuader un cœur insensé ; signez l’avœu complet de votre indifférence, et mon ame s’arrangera à son état, la certitude produira la tranquillité après laquelle je soupire ; vous seriez le plus méprisable de tous les hommes si vous me refusiez cet acte de franchise, et ce Dieu qui voit mon cœur, et qui m’aime sans doute, quoiqu’il me fasse souffrir les plus rudes épreuves, ce Dieu, dis-je, vous punira malgré mes prières, s’il y a le moindre déguisement dans votre réponse, ou si par votre silence vous vous faites un jouet de mon repos.

Si vous dévoiliez jamais mon indigne démarche à qui que ce soit au monde, fut-ce même au plus cher de mes amis, l’horreur de ma punition me fera juger de ma faute, je la regarderai comme un crime affreux dont je n’ai pas connu l’atrocité ; je sens déjà qu’elle est une bassesse qui outrage ma modestie, ma conduite passée et mes sentimens actuels.

Genève, ce 30me may.


La suscription de cette lettre porte : M. Gibbon, gentilhomme anglais, chez M. de Mezeric, à Lausanne. Le cachet en cire noire en a été rompu, et tout me porte à croire que ce n’est pas un brouillon, mais l’original rendu sains doute par Gibbon. Ce dut être après l’avoir recouvré que Suzanne Curchod écrivit au bas de la dernière page ces mots pathétiques qui montrent à quel point le souvenir d’avoir écrit cette lettre faisait souffrir son orgueil. « A thinking soul is punishment enough, and every thought draws blood : Une âme qui pense est une punition suffisante, et chaque pensée la fait saigner. »

Quelle fut la réponse de Gibbon ? Sans doute cette réponse paraissait à Suzanne Curchod trop cruelle à relire, car elle ne l’a point conservée. Une seconde lettre qu’elle adressait cinq jours après à Gibbon va nous montrer au reste quelle en était la teneur :


Monsieur,

Cinq ans d’absence n’avoient pu produire le changement que je viens d’éprouver ; il seroit à souhaiter pour moi que vous m’eussiez écrit plus tôt ou que votre pénultième lettre eut été conçue dans un autre style. Le sentiment exalté et appuïé par l’apparence de la vertu peut faire commettre de grandes folies, vous auriez dû m’en épargner cinq ou six irréparables et qui décident mon sort pour cette vie. Ce propos ne vous semblera ni tendre ni délicat ; je le crois comme vous ; depuis longtemps j’avois oublié mon amour-propre, et je suis charmée de m’en retrouver assez pour sentir vivement ce que je vous reproche ; pardonnez cependant et ne versez aucune larme sur la rigueur de mon sort, mes parens ne sont plus, que m’importe la fortune ? d’ailleurs ce n’est point à vous que je l’ai sacrifiée, mais à un être factice qui n’exista jamais que dans une tête romanesquement fêlée, telle que la mienne ; car dés le moment que votre lettre m’a désabusée vous êtes rentré pour moi dans la classe de tous les autres hommes, et après avoir été le seul que j’ai jamais pu aimer, vous êtes devenu un de ceux pour qui j’aurois le moins de penchant, parce que vous ressemblez le moins à ma chymère céladonique ; enfin il ne tient qu’à vous de me dédommager. Suivez le plan que vous me tracez, joignez votre attachement à celui que mes amis me témoignent, vous me trouverez aussi confiante, aussi tendre et en même tems aussi indifférente que je le suis pour eux ; croyez-moi, monsieur, ce n’est point le dépit qui s’exprime ainsi ; et si j’ajoute cette dernière épithête (quelque vraye qu’elle soit) c’est uniquement pour vous rassurer, pour vous persuader que mon cœur sauvera le vôtre, ma conduite et mes sentimens ont mérité votre estime et votre amitié, je conte sur l’une et sur l’autre, qu’à l’avenir donc il ne suit plus question de notre ancienne histoire ; je vais la terminer par quelques propos nécessaires.

Ce pays m’est devenu odieux depuis les pertes que j’ai faites, d’ailleurs les bontés de mes amis m’engagent à le quitter, je ne puis ni les accepter sans bassesse, ni les refuser sans ingratitude ; je contois de passer en Angleterre, l’on m’a fait quelques offres à cet égard, mais l’on peint si diversement la position de demoiselle de compagnie, et les mœurs de votre nation, que je balance encor entre Londres et une cour d’Allemagne, vous pouvez me décider, monsieur, je conte, autant sur votre pénétration que sur votre goût.

Dans le tems que votre ouvrage parut, j’avois couché sur le papier les idées qu’il m’avoit fait naître, je m’hazarde à vous les envoyer comme la première marque de mon amitié ; il ne tiendra pas à moi de vous en donner d’autres, je voudrois vous en assurer de bouche, et que vous vinssiez à Genève justifier l’éloge que j’ai fait de vous.

L’on m’écrit que divers Anglois quittent Paris pour se rendre à Mâtiers, si c’est ce but qui vous amène dans ma patrie et que vous vouliez une lettre pour Rousseau, je vous prie de me l’écrire, mes meilleurs amis soutenant avec lui les relations les plus étroites, en un mot, vous m’obligerez infiniment si vous mettez à quelque épreuve l’estime sincère que j’ai pour vous, et mon admiration pour vos talents.

Genève, ce 4me juin 1763.


Malgré la juste amertume dont cette lettre est empreinte, on remarquera cependant que Suzanne Curchod évite de prononcer quelqu’une de ces paroles qui brisent à tout jamais les liens. Elle propose à Gibbon de transformer en une amitié solide leur engagement d’autrefois, et elle lui demande conseil pour la conduite de son existence à venir. J’incline à croire qu’à ce moment elle n’avait pas encore perdu toute espérance de reconquérir ce cœur infidèle, et que son espérance se rattachait à cette visite à Rousseau dont elle offrait à Gibbon de lui faciliter les moyens. Un des amis les plus dévoués de Suzanne Curchod, le pasteur Moultou (dont le nom reviendra plus d’une fois dans ces études), qui était en même temps étroitement lié avec Rousseau, avait en effet conçu le dessein d’employer Rousseau à agir sur l’esprit de Gibbon. Voici en quels termes il exposait son plan à Suzanne Curchod :


Lundy.

… R. donc reçut hier une lettre de Paris, de Mme la marquise de Vernet, dans laquelle cette dame dit qu’une foule d’Anglais alloit partir de Paris pour Môtiers. Si M. Gibbon, ajoute-t-elle, est du nombre, recevés le bien, car c’est un homme d’un très grand mérite et fort instruit. Sur cela (pardonnes le moy, chère Belle) je fis votre histoire à Rousseau et cette histoire l’intéressa fort (car déjà il vous aimoit, et de plus il aime fort tout ce qui est un peu romanesque). Il me promit que si Gibbon venoit, il ne manqueroit pas de lui parler de vous, et de lui en parler d’une manière très avantageuse ; ô si les hommes étoient aussi constants que les femmes, mais toutes les femmes ne vous ressemblent pas. Adieu, ma chère Mademoiselle. Je vous aime autant que je vous respecte, si vous me répondes, que votre lettre soit simple et bien, que je puisse la montrer à R. Envoyés votre lettre à mon père qui la mettra dans une des siennes et l’affranchira.


Suzanne Curchod ne faisait point objection au projet de Moultou, et quelques jours après elle recevait encore de lui la lettre suivante :


Mardy.

Chère amie, je vous conjure de ne pas vous tourmenter ; vous me déchirés le cœur. Si cet homme est digne de vous, il reviendra à vous ; si c’est un méchant, laissés le, sa perte ne vaut pas un seul de vos regrets. J’irai à Lausanne et je ne le verrai point. Comme je suis plus de sang froid que vous, croies que je puis mieux juger de ce qui convient. Mais j’ay parlé très fortement de cela à Rousseau ; je viens de luy en écrire encore. Il est fort humain, fort prévenu pour vous ; il sera donc beaucoup mieux que moi, et cela n’aura point de conséquence. Voici l’extrait de la lettre que je lui écris[5] :

« Vous devés avoir reçu deux lettres pour moi de Mlle Curchod et de M. Lesage. Mon père m’écrit qu’il vous les a envoyées décachetées, sans doute pour que vous les lisiés. Que je plains cette pauvre Mlle Curchod. Gibbon qu’elle aime, auquel elle a sacrifié, je le sais, de très grands partis, est arrivé à Lausanne, mais froid, insensible, aussi guéri de son ancienne passion que Mlle C. est loin de l’être. Elle m’a écrit une lettre qui m’a déchiré le cœur. Vous qui connoissés les douleurs de l’ame vous la plaindrés sans doute, mais vous pouvés lui être utile, et vous ne negligerés rien pour cela. Un Anglois qui se croit amoureux de cette fille charmante et qui n’est même pas capable de connoitre l’amour, a cherché à prévenir contre elle Gibbon, en lui donnant toute sorte de ridicule. Aiés donc la bonté de lui parler d’elle comme d’une fille célèbre à Genève par son savoir et par son esprit et plus encor par ses vertus. Je vous jure, mon respectable ami, que je ne connois rien d’aussi pur, d’aussi céleste que cette ame, et puisque je voudrois l’envoier pour toujours en Angleterre, vous devés croire que je la juge sans prévention. Au reste un tel éloge de votre part ne peut être que d’un très grand poids, et d’ailleurs il est sans conséquence. Vous êtes censé ignorer tout ce qui s’est passé entre elle et M. Gibbon. On m’a dit qu’il partait incessamment pour vous aller voir. »

Voila, chère mademoiselle, ce que j’ai écrit à Rousseau. Soyez sure de lui. Il a de la vertu plus qu’aucun homme. J’ajoute à la fin de ma lettre : « Bonjour, très respectable ami : aimés moi, et n’oubliés pas Mlle Curchod. »


Cependant Gibbon, après un silence de trois semaines, lui adressait cette missive :


À Lausanne, le 23 juin 1763.
Mademoiselle,

Faudroit-il toujours que vous m’offriez un bonheur auquel la raison m’oblige de renoncer ! J’ai perdu votre tendresse, votre amitié me demeure et elle me fait trop d’honneur pour me permettre de balancer. Je la reçois, mademoiselle, comme un échange précieux de la mienne qui vous est toute acquise, et comme un bien dont je connois trop le prix pour le perdre jamais. Mais cette correspondance, mademoiselle, j’en sens tous les agréments, mais en même temps j’en sens tout le danger. Je le conçois par rapport à moi, je le crains pour tous les deux. Permettez que le silence m’en dérobe. Pardonnez à mes craintes, mademoiselle, elles sont fondées sur l’estime.

Dans toutes les occasions essentielles, vous trouverez toujours en moi un ami qui demande des épreuves comme des grâces. Je voudrois pouvoir vous donner plus de lumières sur la question que vous me faites. L’état de demoiselle de compagnie est en Angleterre, comme partout ailleurs, très incertain. Il varie selon le caractère des personnes avec lesquelles on vit. Mais vous, mademoiselle, vous en devriez tout espérer. Il leur serait impossible de vous refuser leur estime et bien difficile de ne pas vous accorder leur amitié.

L’envie de lire comme il le méritoit le précieux morceau dont vous m’avez honoré a retardé ma réponse. Son mérite réel et le plaisir de voir cette marque de votre souvenir a imposé silence à la tendresse paternelle, et un auteur (peut-être pour la première fois) a trouvé de la satisfaction à lire la critique de son premier ouvrage. J’ai admiré la justesse d’un grand nombre de vos observations, et j’ai remarqué que toutes les fois que vous avez raison, c’est parce que vous avez beaucoup exercé votre esprit, et que, si vous avez quelquefois tort, c’est pour n’avoir pas assez exercé vos yeux.

J’ai l’honneur d’être, avec une considération très distinguée,

Mademoiselle,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
(Sic) de Guibon.


C’est en ces termes que Gibbon répondait à une femme qu’il avait aimée. Tout en l’assurant que dans toutes les circonstances essentielles elle trouverait en lui un appui, il se dérobait par le silence à une amitié dans laquelle il affectait de voir un danger pour son propre repos. D’un autre côté, la médiation de Rousseau, que Gibbon n’alla même pas voir, ne réussit pas mieux, et sur le récit que Moultou lui fit de toute l’aventure, il porta sur le héros du roman ce jugement sévère : « Vous me donnez pour Mlle Curchod une commission dont je m’acquitterai mal, précisément à cause de mon estime pour elle. Le refroidissement de M. Gibbon me fait mal penser de lui ; j’ai revu son livre (l’Essai sur l’étude de la littérature). Il y court après l’esprit : il s’y guindé. M. Gibbon n’est point mon homme ; je ne puis croire qu’il soit celui de Mlle Curchod. Qui ne sent pas son prix n’est pas digne d’elle ; mais qui l’a pu sentir et s’en détacher est, un homme à mépriser. » C’est vainement que, dans ses Mémoires, Gibbon a essayé de protester contre la dureté de l’arrêt. Ceux qui liront cette dernière lettre ne seront assurément pas disposés à le casser.

Après avoir reçu cette lettre de Gibbon, Suzanne Curchod ne dut assurément conserver aucune illusion. Elle garda cependant le silence jusqu’à certain jour où elle le rencontra par hasard à Ferney, sans doute à l’une de ces représentations théâtrales auxquelles, en dépit du Vénérable Consistoire, Voltaire se plaisait à convier la société de Genève et de Lausanne ; à cette soirée, elle fut traitée par lui avec un mépris tellement insultant qu’à la fin le vase déborda. Le lendemain elle lui écrivit une dernière lettre que je publierai tout entière malgré sa longueur, parce qu’elle y met en pleine lumière la conduite de Gibbon et la sienne :


Monsieur,

Je dois à ma tranquillité quelques éclaircissements que mon amour-propre veut en vain me refuser ; cependant si j’eusse pu espérer ou craindre de vous revoir jamais, je me serois contrainte à garder le silence. Mais je pars dans ce moment pour Montélimart, et peut-être aurez-vous quitté ma patrie avant que je puisse y revenir.

Intimidée et accablée à Fernex par le jeu continuel d’une gayeté forcée et par la dureté de vos réponses, mes lèvres tremblantes refusèrent absolument de me servir ; vous m’assurâtes en d’autres termes que vous rougissiez pour moi du rôle que je soutenois ; monsieur, je n’ai jamais su confondre les droits de l’honnêteté avec ceux de l’amour-propre. Vous m’avez appris quelquefois à oublier l’un ; quant à l’autre… vous n’êtes pas un malhonnête homme, et quel seroit même le scélérat qui oseroit m’accuser de l’avoir jamais blessée. Mais permettez-moi de vous retracer cette conduite, si blâmable à vos yeux. Lorsque je vous vis pour la première fois, je faisois le bonheur de ma famille ; mon père usoit sa santé pour fournir à ma subsistance ; cette seule réflexion altéroit ma tranquillité. J’aurois voulu adoucir sa situation, mais mes parents, aveuglés sur mes qualités personnelles, ne pouvoient se résoudre à écouter des propositions honnêtes sans être brillantes, ou à se séparer du seul objet de leur tendresse. Mon cœur les secondoit, il étoit tout à eux avant de vous connoître ; pénétrée de cette vertu que je voyois pratiquer, je m’en étois fait un modèle imaginaire ; je crus que vous l’aviez réalisé ; que ne fîtes-vous point pour me le persuader ? « Mon âme avoit seule votre hommage, comment votre inclination seroit-elle passagère ? Vous ménageriez, vous seriez trop heureux de ménager ma sensibilité, » à laquelle depuis vous avez porté les plus rudes coups ; c’est ainsi que, facile à m’abuser, cette passion travestie n’étoit à mes yeux que le sentiment le plus tendre, tel que je le trouvois dans mon cœur ; à quelles impressions ne s’ouvrit-il point ? Mes parents n’étoient pas immortels ; cette idée jusqu’alors m’avoit fait mourir d’effroi, mais je croyois connoître un objet qui méritoit par ses vertus de réunir tous mes sentiments, et par sa tendresse d’essuier mes larmes, et cependant c’est lui qui les a rendues encor plus amères. Rappelez-vous, monsieur, des offres que vous m’avez faites tant de fois : je pouvois vous épouser sans le consentement de votre père. Je rejetois cette proposition, et je la rejetterois jusqu’à mon dernier soupir. Un chagrin me rongeoit ; vous étiez riche, vous pouviez me soupçonner de sacrifier à la fortune. M. de Montplaisir vint me fournir une occasion de vous prouver le contraire, et, dans une conversation que nous eûmes à ce sujet, pénétrée sans doute de l’idée qui m’occupoit, je vous exposois toutes les offres de cet homme, lorsqu’à mon grand étonnement vous m’en fîtes d’équivalentes ; je fus cruellement confondue par cette réponse, et si je n’eusse été absolument aveuglée, une telle méprise m’auroit ouvert les yeux sur la différence de nos sentimens. M. de M. s’insinua dans l’esprit de mon père, il me sollicita sans me contraindre, je le voyois vieux et pauvre, je crus tout devoir sacrifier à l’amour filial. Vous partîtes, votre lettre m’apprit le refus de M. Gibbon, et bientôt après me mit au bord du tombeau. Mes parens désolés n’apportèrent plus aucun frein à mes sentimens. Que ne vous écrivis-je point ? Enfin vous me répondîtes, et dans les mots que j’ai souligné, je ne crus lire que le plus grand effort de votre délicatesse ; vous connoissiez mes arrangemens avec Mont…, vous n’osiez me proposer de rester en liberté jusques au moment où vous auriez la vôtre. L’idée que vous sacrifiiez votre bonheur au mien me persuada qu’il n’en étoit aucun loin de vous ; je voulus même calmer vos inquiétudes prétendues sur ma situation future ; je vous écrivis les détails de quelques espérances de fortune qui s’ouvroient à mes chers parens et qui pouvoient calmer mes scrupules sur des refus obstinés. Votre silence même ne fit qu’accroître mon estime : ainsi j’expliquois tout par cette idée de perfection dont j’étois remplie. J’allai à Lausanne dans ma convalescence ; si l’on vous a dit que j’aie écouté un seul moment M. d’Eyverdun, j’ai ses lettres, vous cônnoissez sa main, un coup d’œil suffit pour me justifier ; pendant la vie de mon père, j’entretins encore une exacte correspondance avec M. de Mont… Mais quelle fut ma douleur lorsqu’au moment le plus affreux de ma vie, vous, sur qui seul mon cœur se reposoit, m’abandonnâtes à l’horreur de mon désespoir, pendant que cet homme que j’avois méprisé…, pendant que d’autres qui m’étoient presque inconnus… Mais laissons cette odieuse comparaison, je suis trop foible encore pour m’y arrêter longtemps.

Entraînée par toutes les réflexions que votre conduite faisoit naître et par la situation de ma chère et respectable mère, je me soumis à mon sort ; tous les arrangements étant pris, je rompis sur un prétexte assez plausible presque au moment de la conclusion, ce que je puis encore prouver par une suite de lettres. Mon cœur, trop ingénieux à vous justifier, m’avoit fait imaginer un genre de vie aussi pénible qu’ennuyeux, mais qui fournissoit abondamment à la subsistance de ma chère mère. Je l’ai mené ce genre de vie pendant trois ans entiers ; instruite par une personne qui m’étoit dévouée, toute votre conduite me confirmoit dans mon opinion et m’aidoit à supporter mon état. Si pendant ces trois ans je ne me suis pas attirée l’estime de tous les Genevois, si ma mère n’a pas versé des larmes de joye sur les marques de cette estime qu’on me prodiguoit, si je n’ai pas rejeté toutes les propositions de mariage et toutes les assiduités des hommes aimables, j’avouerai alors que j’ai des sujets de rougir. Je ne puis m’exprimer avec autant de force sur les séjours momentanés et de pur délassement que j’ai fait à Lausanne ; le plaisir d’être loin des leçons et de l’esclavage, et surtout le charme inexprimable, et qui m’avoit été inconnu pendant la vie de mon père, d’avoir ma mère pour témoin continuel de mes amusemens et pour jouir des légers triomphes de mon amour-propre ; tout, dis-je, m’engageoit à m’attirer la jalousie des femmes et la critique des hommes que je ne goutois pas. Mais si parmi ceux qui me plaisoient on peut en montrer un seul qui vous ait effacé de mon cœur, j’avouerai encore que je dois rougir près de vous ; auriez-vous reçeu de fausses impressions ? Je me flatte que mon caractère vous est trop connu pour vous permettre d’ajouter foi à de simples propos. Deux choses cependant peuvent encore m’inquieter, un portrait en miniature fait à mon inscu par un peintre dont j’ignorois même l’existence, cinq ou six quatrains arrachés par une suite de plaisanteries dont je puis faire voir le commencement et qui respirent, malgré cela, le sentiment qui m’occupoit encore ; mais non, ces deux choses sont entre les mains d’un homme incapable de bassesse et de fourberie. Eh ! pourquoi chercher ailleurs une cause qui m’est trop connue ? Que me reste-t-il à présent, que de bénir à genoux cet être suprême qui m’a arrachée au plus grand de tous les malheurs. Oui, je commence à le croire, vous auriez gémi sur mon existence ; elle pouvoit nuire à vos projets de fortune ou d’ambition, et vos regrets mal déguisés m’auroient conduite au tombeau par la route du désespoir ; rougirois-je de vous avoir écrit ? âme dure que je crus autrefois si tendre ! Que demandois-je de vous ? Votre père vit encore et mes principes sont inébranlables ; que voulois-je donc ? M’attacher au seul sentiment qui me restoit. Toute la nature étoit morte pour moi ; faloit-il encore la voir défigurée ? Je vous le répète, monsieur, tout cœur qui a pu connoître le mien et cesser de l’aimer un moment n’en étoit pas digne et n’aura jamais mon estime. Si je vous ai tenu un autre language, si ma plume l’a tracé, j’en rougis à présent, c’étoit l’effet d’un sentiment indéfinissable, d’un calme et d’une indifférence de dépit, et surtout de la répugnance qu’on eut toujours à renverser son idole. Ma conduite, dites-vous, contredit cette affirmation. En quoi, je vous prie ? J’agis avec vous comme avec un honnête homme du monde ; incapable de manquer à sa promesse, de séduire ou de trahir, mais qui s’est amusé en échange à déchirer mon ame par les tortures les mieux préparées et les mieux exécutées ; je ne vous menacerai donc plus du courroux céleste, expression qui m’étoit échappée dans un premier mouvement, mais je puis vous assurer ici, sans esprit prophétique, que vous regretterez un jour la perte irréparable que vous avez faite en aliénant pour jamais le cœur trop tendre et trop franc de S. G.

Genève, ce 21e septembre.


Certes, lorsque sa main traçait cette lettre hautaine et passionnée, Suzanne Curchod ne doutait pas qu’elle n’écrivît à Gibbon pour la dernière fois de sa vie. Mais le temps, qui se rit de toutes les durées, n’accorde pas plus le privilège de l’éternité à certains ressentimens qu’à certaines amours. Il faut d’ailleurs reconnaître que ce terrible destructeur apporte parfois avec lui ses consolations et ses douceurs. C’est parfois au moment où l’on se résigne à demander moins à la vie qu’elle commence à vous accorder davantage. Je crois devoir clore ici le chapitre d’une relation dont la suite paisible n’eut rien qui rappela les orages du début. Deux ans après, Gibbon, traversant Paris, y trouvait Suzanne Curchod mariée, et il allait lui-même au-devant d’une entrevue qui ne dut pas laisser que d’être assez embarrassante pour tous deux. Racontant cette entrevue dans une de ses lettres à lord Sheffield, Gibbon se plaint avec une fatuité d’assez mauvais goût de l’impertinente sécurité de M. Necker, qui, après l’avoir retenu à souper, alla tranquillement se coucher et le laissa en tête-à-tête avec sa femme. « C’est regarder, dit-il, un ancien amant comme de bien peu de conséquence. » D’un autre côté, Mme Necker, dans une lettre adressée à une de ses amies de Suisse[6], avoue que jamais « sa vanité féminine n’a eu un triomphe plus complet et plus honnête qu’en voyant celui qui l’avait dédaignée devenu auprès d’elle doux, souple, humble, décent jusqu’à la pudeur, témoin perpétuel de la tendresse de son mari, et admirateur zélé de l’opulence. » Il y avait bien de part et d’autre une certaine aigreur, et la rupture était trop récente pour qu’il en fût autrement. Mais le temps accomplit ici son office bienfaisant. Un voyage que M. et Mme Necker firent à Londres, et où ils rencontrèrent de nouveau Gibbon, un long séjour que Gibbon fit à Paris, où il goûta fort le plaisir d’être présenté à tous les beaux esprits, comme un ami de M. et de Mme Necker, transformèrent en une relation cordiale la relation passionnée d’autrefois. Une correspondance assez fréquente et affectueuse (sans arriver cependant jamais au ton de l’intimité) remplissait les intervalles de ces entrevues. Cette correspondance a été en grande partie publiée après la mort de Gibbon[7]. Dans les lettres amicales qu’elle adressait à son ancien adorateur, Mme Necker se laissait aller au plaisir de rappeler de temps à autre, par une allusion discrète, le souvenir d’un passé qui se faisait de plus en plus lointain. C’est ainsi qu’elle répondait à l’envoi du premier volume de la célèbre Histoire de Gibbon : « Vous compterez, malgré vous, dans le nombre de vos lecteurs, autant de femmes que d’hommes ; je dis malgré vous, car vous les avez maltraitées. À vous entendre, toutes leurs vertus sont factices. Était-ce bien vous, monsieur, qui deviez en parler ainsi ? » Cependant, même après un si long temps écoulé, la malice féminine ne désarmait pas tout à fait, et sachant que Gibbon avait eu quelque velléité de mariage : « Gardez-vous, monsieur, lui écrivait-elle, de former un de ces liens tardifs ; le mariage qui rend heureux dans l’âge mûr, c’est celui qui fut contracté dans la jeunesse ; alors seulement la réunion est parfaite, les goûts se communiquent, les sentimens se répondent, les idées deviennent communes, les facultés intellectuelles se modèlent l’une sur l’autre, toute la vie est double et toute la vie est une prolongation de la jeunesse. » N’était-ce pas lui dire un peu durement : C’est moi qu’il fallait épouser quand j’étais jeune. Aujourd’hui, il n’est plus temps pour vous d’être heureux.

Quant aux lettres de Gibbon, je les trouve toujours un peu lourdes, comme s’il ne se sentait pas très à l’aise, ou comme s’il éprouvait quelque difficulté à descendre du ton grave de l’historien au badinage épistolaire. J’en possède quelques-unes qui sont demeurées inédites et parmi lesquelles je choisirai la suivante, qui accompagnait l’envoi du second et du troisième volume de l’Histoire de Gibbon :


Après un silence de trois ans, j’ose vous envoyer, madame, une lettre de treize cents pages, le second et le troisième volume de mon histoire que vous recevrez adressés par la poste à monsieur Necker. — Mais ce silence si long, si étrange, si indigne ! Je crains vos reproches, mais je crains bien plus une indifférence froide et polie qui pardonne aisément les fautes d’un coupable qu’elle a oublié ! Ce coupable est bien éloigné d’excuser sa conduite, il ne sauroit même l’expliquer et s’il lui étoit permis de se placer dans la situation d’un spectateur instruit mais impartial, il rechercheroit vainement les causes d’un phénomène moral dont il douteroit encore s’il n’était que trop assuré de sa réalité. La paresse ? Cet homme qui n’a pas su écrire une lettre de deux pages que le sentiment lui auroit dicté sans effort a achevé deux gros volumes in-quarto, et l’assemblage des matériaux, l’échafaudage, les souterrains lui ont coûté encore plus de temps et de travail que l’édifice même. Le tourbillon des plaisirs où des affaires ? Triste et misérable excuse. L’homme qui seroit en même temps un ministre d’état et un petit maître recherché auroit toujours des moments à lui, et moi qui, Dieu merci, ne suis ni l’un ni l’autre, je me rappelle assez combien de fois j’ai perdu dans les regrets, les remords et les résolutions, l’heure qui m’auroit suffi pour solliciter et obtenir ma grâce. L’oubli et l’indifférence ? Je prononce ces mots avec douleur, mais je suis assez puni par la réflexion que ma conduite a pu m’exposer à un reproche, que mon cœur seul peut démentir. Non, madame, je n’oublierai jamais les moments les plus chers de ma jeunesse, et ce souvenir pur mais indélébile se confond avec l’amitié la plus vraie et la plus inaltérable. Après une longue séparation j’ai eu le bonheur de passer six mois dans votre société : chaque jour a ajouté aux sentiments d’estime et de reconnaissance que vous m’inspiriez, et je suis parti de Paris dans la résolution ferme, mais inutile de cultiver assiduement une correspondance qui pouvait seule me dédommager de mes pertes… Je me souviens, madame, que vous me demandâtes un jour s’il y avoit, dans ce volume, des femmes illustres. Il en est une qui m’a vivement intéressé (vol. III, p. 318) par une sorte de ressemblance qui n’échappera qu’à vous seule. Dans le XVIIIe siècle comme dans le Ve la fortune peut choisir dans l’obscurité un rare mélange de beauté, de vertus et de talenst pour le placer sur le trône ou sur les marches du trône, mais elle a peu d’empire sur les âmes qu’elle n’a jamais pu vaincre dans le malheur ni corrompre par la prospérité. Elle seroit bien la maîtresse de reléguer l’Athénaïs de nos jours dans la solitude de Jérusalem ou de Coppet, mais je la défie de ternir sa gloire ou de troubler son repos…

Si l’on daigne encore se souvenir de moi à Paris, vous voudriez bien, madame, assurer les personnes dont j’ai éprouvé les bontés qu’elles n’ont point accueilli un ingrat… Si M, le Necker n’est pas une personne accomplie, la nature, l’éducation et l’exemple sont sans force. J’ai l’honneur d’être avec le dévouaient le plus respectueux,

Madame,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
E. Gibbon.


En lisant cette lettre, Mme Necker dut se dire que les regrets témoignés par Gibbon réalisaient la prédiction par laquelle elle avait terminé sa dernière lettre de jeune fille, si toutefois elle ne l’avait pas oubliée. Malgré les protestations de Gibbon, j’ai peine à croire cependant qu’il attachât beaucoup de prix à une relation dans laquelle il laissait s’introduire d’aussi longs silences. Aussi cette relation eût-elle fini peut-être par se relâcher, si le hasard de la destinée n’avait réuni de nouveau Gibbon et Mme Necker dans des lieux voisins de leur première rencontre. Tout le monde sait que Gibbon fit à plusieurs reprises de longs séjours à Lausanne et que ce fut là qu’il écrivit le dernier chapitre de son Histoire. D’un autre côté, M. et Mme Necker venaient souvent visiter les bords du lac de Genève, où les attiraient des affections et des souvenirs. Déjà une première fois ils s’étaient rencontrés à Genève avec Gibbon, et de ce séjour commun Mme Necker avait gardé un souvenir dont elle ne cherchait pas à lui cacher la douceur :


J’ai éprouvé, lui écrivait-elle plus tard de Coppet, pendant cette époque un sentiment nouveau pour moi, et peut-être pour beaucoup de gens. Je réunissois dans un même lieu et par une faveur bien rare de la providence une des douces et pures affections de ma jeunesse avec celle qui fait mon sort sur la terre et le rend si digne d’envie. Cette singularité, jointe aux agréments d’une conversation sans modèle, composait pour moi une sorte d’enchantement et la connexion du passé et du présent rendoit mes jours semblables à un songe sorti par la porte d’ivoire pour consoler les mortels. Ne voudrez-vous pas nous le faire continuer encore ? »


Un si affectueux appel ne pouvait trouver Gibbon insensible. Il fit en effet plusieurs séjours à Coppet, dont l’un au mois d’octobre 1790, aussitôt après la seconde retraite de M. Necker. Il y avait plus de trente ans qu’à deux lieues de là le jardin d’un presbytère avait été témoin des premières entrevues entre l’obscur étudiant de Lausanne et la fille du pasteur de Crassier. La vie qui les avait séparés les avait de nouveau réunis après avoir apporté à l’un la gloire, à l’autre l’éclat et les épreuves d’une haute situation sociale ; mais quelque brillans que soient les reflets dont le prisme de la jeunesse colore les souvenirs, je ne crois pas que le passé leur inspirât des regrets. Tout en se promenant avec Gibbon sous les arbres du parc de Coppet déjà rougis par les premières atteintes d’octobre, Mme Necker dut se dire qu’il y a certains jours d’automne dont la tiédeur et la sérénité sont plus douces que les chaudes et inégales bouffées du printemps.


III.

Revenons maintenant de quelques pas en arrière, au temps où la jeunesse de Suzanne Curchod, d’abord si heureuse, fut traversée par de si cruelles épreuves. Pendant les années d’anxieuse attente que les hésitations et l’infidélité de Gibbon lui avaient imposées, tous les malheurs étaient venus fondre sur elle. Au mois de janvier 1760, son père était mort brusquement. Elle ne perdait pas seulement en lui le docte précepteur de sa jeunesse ; les modestes émolumens que M. Curchod touchait comme pasteur de Crassier étaient à peu près la seule ressource de la famille. Sa mort réduisait sa femme et sa fille à une condition voisine de l’indigence. Il fallait quitter le presbytère de Crassier, dont un nouvel occupant allait venir s’emparer, et pourvoir désormais à leur entretien sur la modeste pension attribuée à la veuve de l’ancien pasteur. Cette situation pénible inspira à Suzanne Curchod un parti énergique, ce fut de demander un gagne-pain à ces ressources d’une instruction solide qui ne lui avaient servi jusque-là qu’à captiver les suffrages des hommes. La présidente de l’académie de la Poudrière se résolut à donner des leçons. D’après une tradition qui a cours encore dans le pays de Vaud, mais dont je ne trouve aucune trace dans les papiers de Coppet, ce serait, montée sur un petit âne (j’incline à croire qu’en tout cas c’était plutôt le vieux cheval Grison), qu’elle se rendait chez ses élèves lorsqu’elles habitaient les environs de Lausanne. Suzanne Curchod était fière et susceptible. Peut-être les familles du quartier de Bourg ne ménageaient-elles pas assez l’amour-propre de l’institutrice qu’elles avaient reçue autrefois comme amie ; peut-être ce nouveau genre de vie qu’elle avait adopté sous le coup d’une impérieuse nécessité lui paraissait-il plus difficile à supporter qu’elle ne se l’était imaginé à l’avance ; mais, s’il faut en croire son propre témoignage, l’influence de ces épreuves répétées n’aurait pas laissé que d’altérer sensiblement son caractère et la douceur de ses rapports avec sa mère. Après trois années de cette existence précaire, Mme Curchod mourait elle-même emportée par une maladie aiguë. Cette mort plongeait Suzanne Curchod dans un désespoir d’autant plus profond, qu’elle se reprochait d’avoir, par les inégalités de son humeur, troublé la paix des derniers jours de sa mère. Bien des années après, dans un de ces journaux où elle avait coutume d’épancher les sentimens de son cœur, elle traduisait dans le langage passionné qui lui était propre toute l’amertume de ses remords.


Oh ! ma mère, toi dont l’âme pure et sensible erre sans doute autour de moi, image chérie sans cesse présente à mon cœur désolé, toi qui me donnas l’exemple de tous les sacrifices, pourquoi suis-je rentrée dans cette ingrate patrie dont tu t’étois arrachée ; tu fus victime du fanatisme, je le suis d’une stupide insensibilité ; on a blessé profondément ce cœur qui t’adoroit. En vain je voudrois confier mes peines ; qui m’entendra ? Je cherche à te rappeller dans l’illusion du sommeil, je crois te voir, je te parle ; mon âme s’épanche dans ton sein, le sein d’une mère, où est-il ? Ah ! Dieu, je cherche à me tromper, il me semble que ces lignes que je trace iront jusqu’à toi ; oh ! ma mère, ne rejette pas ton enfant ; il a été coupable envers toi, mais combien peu de temps et que de larmes, que de tendresse, que de sentiments, que de transports ont racheté ces instants d’humeur ! Je t’en prends toi-même à témoin, ai-je eu le plus léger tort avant d’avoir quitté cette solitude ou j’ai passé mon enfance, et pendant ces trois années encore ou mon caractère s’était altéré, je n’ai pas cessé un instant de t’adorer ; pardonnes donc, fais grâce ; l’Être suprême pardonne à ceux qui l’ont offensé. Dix-sept ans de remords dévorants n’ont-ils point expié mes fautes ? Vois ces larmes que je répands par torrents, reçois ton enfant, ne l’éloigne pas de toi, il implore ta pitié ; helas ! ton ombre est son asile sur la terre, il lui semble que cette ombre invisible fermera seule ses yeux. Regarde toute ma conduite : n’ai-je pas fait tout ce que tu m’a vois ordonné ? Non, je n’ai jamais offensé ce Dieu que nous adorons qu’en toi seule, et ces accès d’humeur même, helas ! je les avois contre toi, parce que tu étois la source de toute ma félicité sur la terre ; je m’en prenois à toi de toutes les contrariétés de ma vie parce que de toi seule dépendoit mon bonheur ; mais quelle qu’ait été la cause de ces propos d’humeur si criminels, puisqu’ils s’adressoient à toi, mon ange tutélaire, ne fixe plus ton attention sur des mouvements où le cœur n’eut jamais de part, vois mon desespoir après ta perte, vois cet ennui de la vie qui m’a dévoré et qui me dévore encore ; les barbares, en me reprochant ces instants de ma vie où l’espoir de soutenir ta vieillesse me donna la force de fouler aux pieds des dégoûts de tout genre, ils n’ont pas su toutes les playes qu’ils alloient rouvrir.


Je crois que les torts dont Suzanne Curchod pouvait avoir à se repentir étaient singulièrement exagérés après coup par son imagination, toujours, on le verra, ingénieuse à la tourmenter. Toutes les lettres qu’elle reçut alors rendent au contraire témoignage aux soins dont elle avait environné sa mère.


Je ne suis point surpris, ma chère cousine, lui écrivait un de ses parens, de l’état violent où Mlle Reverdil, votre bonne amie, me mande où vous avés été et l’abattement où vous êtes encore quand je pense à la séparation que la mort a mis entre vous et madame votre chère mère, et le peu de temps que vous avés eu pour vous y préparer. Je connois votre sensibilité et la bonté de votre cœur. Je connoissois votre tendresse pour cette mère, votre attachement, le plaisir que vous aviés à la voir contente et à faire la douceur de sa vie. Vous étiés sûre de l’amitié l’une de l’autre : il vous sembloit que cette amitié devoit durer toujours. La voir se rompre, et si subitement, est quelque chose de déchirant pour un cœur comme le vôtre. Ce sont des arrachements d’entrailles.


Ce qui est certain, c’est que cette mort inopinée venait encore ajouter aux difficultés de la situation de Suzanne Curchod. La modeste pension de la mère contribuait pour autant que les leçons de la fille à assurer leur subsistance. Cette ressource lui faisait subitement défaut, et elle se voyait réduite pour vivre à l’exercice d’une profession qui lui était devenue odieuse. Peut-être la future femme d’un contrôleur général des finances aurait-elle connu les étreintes de la misère, si des amies fidèles n’étaient venues à son aide. Ce fut l’honneur et le charme de sa vie d’inspirer à des âmes d’élite des attachemens passionnés auxquels elle savait répondre et dont elle fit la première épreuve dans l’adversité. Parmi ces protecteurs de la jeunesse de Suzanne Curchod, je citerai d’abord une personne dont elle était cependant séparée par toute la distance que peuvent mettre entre deux femmes le rang et la fortune. La duchesse d’Enville[8] avait été comme bien des Françaises attirée à Genève par le désir de consulter le célèbre Tronchin et, retenue sur les bords du lac par l’état de sa santé ou par l’attrait du pays, elle y avait formé un établissement de quelque durée. La duchesse d’Enville était une de ces personnes de l’ancienne société qui se piquaient d’avoir l’esprit libre et d’être accessibles aux idées nouvelles. En même temps qu’elle sollicitait, je ne sais trop pourquoi, la bourgeoisie de Genève, elle faisait inoculer ses filles (ce qui passait alors pour signe de grande hardiesse) et s’enfermait avec elles jusqu’à ce que tout danger de contagion fût passé. Elle avait ouvert une maison où tous les beaux esprits des bords du lac se donnaient rendez-vous. Elle y recevait Voltaire, auquel elle allait également rendre visite à Ferney, et secondait avec ardeur ses efforts pour obtenir la réhabilitation des Calas ou la libre rentrée des protestans en France. Aussi est-elle nommée plusieurs fois par lui dans sa correspondance, où il parle « de la grande passion qu’elle a de faire le bien. » Elle avait témoigné le désir d’entrer en relations avec Mlle Curchod, sur laquelle elle comptait pour former par la conversation l’esprit de ses filles, et elle s’était vivement intéressée à la situation malheureuse de la jeune fille. Elle avait usé du Crédit que son rang élevé lui donnait auprès de l’avoyer de Berne, M. d’Erlach, pour faire augmenter la pension de Mme Curchod, et après la mort de celle-ci elle s’était épuisée en efforts pour obtenir la restitution des biens que la famille d’Albert de Nasse avait possédés en France et dont la confiscation l’avait privée. En même temps qu’elle faisait ainsi preuve vis-à-vis d’une jeune fille pauvre et obscure, qui ne lui était de rien, d’une bonté intelligente et active, elle semblait chercher à lui faire oublier les obligations de la reconnaissance. Je ne puis résister au désir de citer ici (avec ses fautes d’orthographe) un billet de cette aimable femme qui témoignera à la fois de sa bonté et de cette exquise politesse d’autrefois dont la préoccupation était d’effacer les distances au lieu de les faire sentir.


Une fluction considérable et qui m’a fait soufrir de vive douleur m’a empêché de vous témoigner plutôt, mademoiselle, toute la part que je prend au mal’heur de votre situation et mon désir extrême de contribuer à l’adoucir. Je n’ait point encore reçue de réponce de M. d’Erlac. Si vous désirés que je lui récrive, M. Moultou ou M. Lesage n’ont qu’à me le mander. Je suis très flatté des sentiments que vous me témoignés ; je désire que tous mes amis me les conserve. Mes enfants me chargent de vous assurés du vif intérêt qu’elle prennent à vos mal’heurs. Parlés quelquefois de moi avec le ministre et le philosophe, je serait très fâchée d’en être oublié. Soyés persuadés, mademoiselle, que personne n’est plus parfaitement que moi votre très humble et très obéissante servante,

La Rochefoucauld d’Enville.


L’affectueuse protection de la duchesse d’Enville ne fut pas le seul appui que Suzanne Curchod rencontra dans ces années difficiles de sa jeunesse. Elle leur dut également d’acquérir (chose rare et précieuse dans la vie d’une femme) un ami véritable. J’ai déjà prononcé le nom du pasteur Moultou, bien connu des lecteurs de Rousseau et de Voltaire pour avoir eu la rare bonne fortune de demeurer l’ami de l’un et d’entretenir des relations cordiales avec l’autre. Fils d’un réfugié français du Midi, Moultou avait épousé une des filles du pasteur Cayla, ami et collègue dans le saint ministère du père de Suzanne Curchod. Les filles des deux pasteurs étaient liées d’une étroite amitié, et l’entrée de Moultou dans cette famille respectable ne tarda pas à l’associer à cette intimité. Pour dire toute la vérité, je crois que sans doute avant son mariage Moultou n’avait pas été tout à fait insensible à la beauté de Suzanne Curchod et que l’affection fidèle qu’il conserva toute sa vie pour elle n’avait fait que succéder à un autre sentiment : « Je vous ai beaucoup aimée, mademoiselle, lui écrivait-il un jour, je vous aime encore ; je vous aimerai vraisemblablement toujours, mais cette amitié qui fera mon bonheur ne peut plus contribuer au vôtre. » Et dans une autre lettre : « Il faut, ma chère amie, que je m’explique une fois avec vous, et cette explication devroit être inutile. Vous avés toujours cru que j’avois pour quelqu’un au monde plus d’amitié que pour vous. Oh ! que vous avés mal lu dans mon cœur ! D’autres sentiments pourront vous avoir trompée ; mais ces sentiments que j’ignore, que je dois ignorer, que je dois laisser ignorer à toute la terre, à ceux-là surtout qui me les auroient inspirés, ces sentiments qui pouvoient faire le malheur de ma vie en ont fait le plus grand charme quand je les ai vus sous les couleurs de l’amitié. Brûlés donc ma lettre et ne soyés plus injuste. Vous avés dans mon cœur des droits aussi inviolables que saints. Je serai toujours le même pour vous, et la mort même ne finira pas, je l’espère, une amitié qui aura fait dans tous les temps l’une des plus grandes douceurs de ma vie. »

Celle que Moultou appelle dans cette lettre « sa chère amie » ne demeurait pas en reste avec lui de protestations affectueuses. Leur correspondance, qui a duré près de trente ans et que la mort de Moultou a seule interrompue, étonnerait par la vivacité avec laquelle s’exprime leur affection mutuelle, si ce ton n’était celui du siècle, et si l’habitude n’eût pas été alors de prêter aux sentimens les plus honnêtes et les plus droits le langage d’une passion un peu ampoulée. Dans les premiers temps de leur attachement, Suzanne Curchod avait fait paraître dans un recueil suisse « un portrait de son ami, » que M. Necker a inséré dans la publication des œuvres de sa femme. Après avoir peint ses traits ni mâles, ni efféminés, son sourire doux et tendre, sa physionomie fine, expressive, un peu singulière, elle posait cette question délicate : « Vaudrait-il mieux l’avoir pour ami que pour amant ? » et elle y répondait ainsi : « Dans l’amour il porterait trop d’enthousiasme ; peut-être ne chérirait-il que le simulacre de son imagination ; d’ailleurs il serait difficile de le satisfaire, parce qu’il serait difficile d’aimer comme lui. Si M… m’avait aimée, je doute qu’il m’eût connue, son amitié me flatte davantage. » Et elle terminait en s’écriant : « Cœur assez vaste pour contenir le genre humain, assez étroit pour ne recevoir que deux ou trois amis, ah ! que je voudrais être du nombre ! »

On peut penser qu’environnée d’amis aussi fidèles Suzanne Curchod ne demeura pas, au lendemain de la mort de sa mère, isolée et sans appuis. La maison du pasteur Cayla et celle du père de Moultou lui offrirent l’asile d’une affectueuse hospitalité. Mais ceux qui connaissent les rues hautes du vieux Genève, la Taconnerie, où était située la maison de M. Cayla, le Bourg de Four, où se trouvait celle de Moultou, comprendront que leurs hautes et noires murailles présentassent aux yeux de la jeune fille un aspect singulièrement triste lorsqu’elle les comparait aux vergers de Crassier ou aux terrasses de Lausanne. Elle se trouvait d’ailleurs dans une de ces situations pénibles où les justes susceptibilités de la dignité rendent plus sensibles les peines de la vie. Bien qu’elle continuât de donner des leçons au dehors et qu’elle s’efforçât de reconnaître l’hospitalité qu’elle recevait en tenant lieu d’institutrice aux enfans de Moultou, elle sentait bien que cette situation un peu subalterne dans une famille amie ne pouvait éternellement durer et elle cherchait avec l’aide de ses amis eux-mêmes le moyen d’y mettre un terme. Elle avait deux partis à prendre : celui d’accepter dans quelque famille étrangère une place de demoiselle de compagnie ; ou celui, qui lui coûtait bien davantage, d’écouter quelqu’une des propositions de mariage qui, à l’honneur de ses compatriotes, continuaient à ne pas lui faire défaut. Sa correspondance de cette époque nous la montre en proie aux plus vives anxiétés. Tantôt, elle s’informe des conditions d’existence qui sont faites aux demoiselles de compagnie en Allemagne ou en Angleterre, et elle est à la veille de partir pour l’un ou l’autre de ces deux pays. Tantôt elle paraît sur le point d’écouter les propositions d’un brave avocat d’Yverdon, dont elle a fait la connaissance dans un séjour à Neufchâtel, et qui la supplie de « prononcer en sa faveur un arrêt de bénédiction qu’il attend par retour du courrier, sans ultérieur délai. » Mais l’arrêt se faisait attendre, et les conditions singulières que la jeune fille mettait à son consentement, entre autres celle de ne pas être obligée de vivre à Yverdon avec son mari plus d’un tiers de l’année, retardait la conclusion d’une union à laquelle les amis de Suzanne Curchod la pressaient fort de consentir. La sagesse humaine lui conseillait peut-être en effet d’adopter ce parti un peu prosaïque ; mais fort heureusement, elle ne l’écouta pas, et des circonstances imprévues vinrent changer pour elle la face des choses.

Parmi les femmes que la réputation de Tronchin avait attirées aux environs de Genève se trouvait une Française appelée Mme de Vermenoux. Bien qu’elle ne fût âgée que de vingt-six ans, Mme de Vermenoux était déjà veuve d’un premier mari dont il paraît qu’elle n’avait pas grand sujet de regretter la mort. Jeune, riche, spirituelle, assez frivole, elle cherchait à oublier les préoccupations que lui causait l’état de sa santé en attirant autour d’elle les hommes dont la conversation pouvait la distraire. Le hasard fit qu’elle vint demeurer dans la maison de Moultou ; elle entra bientôt en relations avec lui, et par son intermédiaire avec Suzanne Curchod. Elle goûta fort la conversation de cette dernière et lui proposa bientôt de l’emmener avec elle à Paris. À certains points de vue, l’offre était la plus séduisante que la jeune fille eût encore reçue. Quitter, pour quelques années au moins, un pays qui ne lui rappelait que de tristes souvenirs, aller à Paris, ce centre brillant d’activité et de lumière, était pour l’ancienne présidente de l’académie de la Poudrière une perspective assurément des plus attrayantes. Mais il répugnait singulièrement à sa fierté d’accepter cette situation équivoque, et il fallut pour triompher de ses hésitations tout le despotisme que Moultou (à en croire son portrait) portait dans l’amitié. Elle ne devait pas avoir lieu de regretter cette détermination, et je ne crois même pas qu’il soit exact, ainsi qu’on l’a écrit, qu’elle ait eu à souffrir des hauteurs du caractère de la dame. L’auteur d’une Vie de Bonstetten, M. Steinlon, raconte que, Mlle Curchod étant entrée dans le salon de Mme de Vermenoux en faisant la révérence, celle-ci lui dit en présence de Bonstetten : « Sortez, mademoiselle, et revenez faire une autre révérence. Je ne veux pas que vous me fassiez honte à Paris. » Dans la correspondance très suivie et très intime que Suzanne Curchod entretint avec Moultou, à partir de son arrivée à Paris en 1764[9], je ne crois pas qu’elle ait jamais cessé de se louer des bons procédés de sa compagne :


Les procédés de Mme de Vermenoux sont, écrit-elle au contraire, tels que je pouvais les désirer ; elle est pleine d’attention pour moi, malgré sa froideur naturelle ; elle s’occupe de tout ce qui peut m’amuser, me plaint dans les moments où l’ennui perce malgré moi ; je l’ai vue même dans les moments d’humeur occasionnés par la faiblesse de sa santé et je n’ai rien eu à supporter de fâcheux ; d’ailleurs je suis convaincue que son cœur et la justesse de son esprit garantiront toujours sa tête.


Ce n’est donc pas le soin de sa dignité qui troublait, pendant cette courte phase de sa vie, le repos de Suzanne Curchod. C’était un souci beaucoup plus trivial et dont quelques années plus tard le souvenir devait la faire sourire par le contraste avec sa situation nouvelle. Elle trouvait bien chez Mme de Vermenoux le logement et la nourriture ; mais ses frais de toilette demeuraient à sa charge, Elle n’avait pas tardé à s’apercevoir que les robes qui étaient de mise à Genève ou à Lausanne ne pouvaient suffire à Paris, et que la nécessité de suivre le train de vie de Mme de Vermenoux allait l’engager dans des dépenses dont le montant dépasserait singulièrement les quatre cents livres de rente qui étaient toute sa fortune.


Loin d’économiser chez Mme de Vermenoux, écrivait-elle à Moultou, je crains de me trouver fort en arrière ; quoiqu’elle m’accable de présents, elle ne laisse pas de me faire faire une dépense trop forte pour mes minces revenus ; depuis quinze jours que j’ai quitté Genève, j’ai déjà dépensé plus de douze louis en robes, chapeaux, etc… Il est vrai qu’il n’a pas tenu qu’à elle de se charger de toute ma dépense presque indispensable dans une ville comme celle-cy, mais il y auroit une bassesse infâme à le permettre, et j’aimerois mieux vivre dans le coin d’un désert que d’abuser ainsi de la générosité de cette aimable femme, en sorte que j’ai pris le parti de jouer la riche avec elle pour éviter ses profusions.


Et quelques jours après :


Je me trouve dans le plus grand embarras. Je ne puis, comme vous le dites fort bien, quitter Mme de Vermenoux sans m’acquitter de toutes les obligations que je lui ai, et pour cela, il faut que je me marie par force contre toutes mes inclinations. Je ne saurois y penser, mais je le préfère encore au rôle que je joue ici où l’on me fait ruiner pour des choses qui me font pitié.


Fort heureusement pour elle cette pénible nécessité de se marier par force contre son inclination devait lui être épargnée, et une heureuse rencontre décida de sa destinée. Avant que son séjour sur les bords du lac de Genève ne l’eût mise en relation avec Suzanne Curchod, Mme de Vermenoux avait reçu à Paris les hommages d’un Genevois qui, après avoir été assez longtemps employé dans les bureaux de son compatriote Vernet, venait cependant d’ouvrir (en partie avec des fonds avancés par son ancien patron) une importante maison de banque connue sous le nom de la maison Thelusson et Necker. Jacques Necker était fils de spectable Louis-Frédéric Necker, professeur de droit, originaire de Custrin, et reçu bourgeois de Genève gratis le 28 janvier 1726, « en considération, disent les procès-verbaux du Magnifique Conseil, de son mérite personnel et de la manière dont il exerce sa profession, qui est très utile au public. » Un peu épais de sa personne, mais d’une physionomie agréable et fine, avec de beaux yeux, Jacques Necker donnait déjà, par sa conversation, l’impression d’une certaine supériorité intellectuelle à ceux qui causaient avec lui, bien qu’il n’eût encore d’autre renom que celui d’un financier habile. Aussi Mme de Vermenoux n’avait-elle pu se décider à repousser de prime abord une recherche qui flattait sa vanité féminine, tout en ne pouvant non plus se résoudre à renoncer au rang aristocratique qu’elle devait à son premier mariage pour devenir la femme d’un financier. Elle avait en conséquence ajourné sa réponse définitive au retour du séjour qu’elle comptait faire à Genève. Le prétendant, ainsi tenu en suspens, s’empressa, dès que Mme de Vermenoux fut arrivée à Paris, de venir s’informer de son sort. Ce fut donc comme aspirant à la main de Mme de Vermenoux que Suzanne Curchod vit pour la première fois M. Necker.


Je suis très contente de Necker (écrit-elle à Moultou) pour l’esprit et pour le caractère, et je suis bien trompée ou la dame le voit avec complaisance, mais on lui a fait haïr l’hymen, et quand je lui en ai parlé elle m’a répondu qu’on ne pouvoit être son amie et lui conseiller de se marier. Cependant si le personnage avoit autant de tact que d’esprit, je doute qu’elle persévérât dans sa résolution. Vous comprenez qu’elle m’a tout dit et que j’ai joué l’ignorante.


Cette lettre porte la date du mois de juillet 1764. Que se passa-t-il dans les mois suivans ? Fut-ce, ainsi que le dit dans ses Mémoires la baronne d’Oberkirch, fort malveillante, il est vrai, pour les Necker, Mme de Vermenoux elle-même qui conçut l’idée, pour se débarrasser de son adorateur, de lui faire épouser sa demoiselle de compagnie, en disant » « Ils s’ennuieront tant ensemble que cela leur fera une occupation. » Fut-ce au contraire les rebuts de la dame et les attraits de la jeune fille qui commencèrent à opérer ce changement auquel Mme de Vermenoux se serait ensuite prêtée ? Il y a là un de ces petits romans intimes sur lesquels il est toujours difficile de savoir exactement la vérité. Quoi qu’il en soit, une chose est certaine : c’est qu’au bout de quelques mois, la situation était bien changée. Dans une nouvelle lettre que Suzanne Curchod adresse à Moultou au commencement d’octobre, elle n’essaie point de lui dissimuler l’agitation que lui cause la recherche évidente de M. Necker, qui cependant venait de partir pour Genève sans s’être ouvertement déclaré. Après s’être excusée vis-à-vis de son ami d’avoir manqué de confiance en lui dans cette délicate conjoncture, elle poursuit en disant :


Mes soupçons ont été les vôtres, mais ils n’ont commencé que deux jours après le départ de M. N. et ils ont fini d’abord après. J’étois bien sûre que, s’ils avoient quelque fondement, ils ne vous échapperoient pas et que vous agiriés comme vous l’avés fait ; mais si au contraire ils étoient chymériques, quel ridicule ne me donné-je point auprès de vous, et peut-être quel chagrin ne vous causerois-je pas en voyant échouer cette affaire. Car, mon cher ami, il ne faut point nous flatter là-dessus, elle ne réussira jamais. Si quelque chose aurait pu le décider, c’auroit été assurément la conduite que vous avés tenue, car on ne peut avoir plus de finesse, de dextérité. Il semble que vous ayés été inspiré sur le caractère de cet homme, et vous pensés à moi au moment même où vous êtes absorbé par la douleur… Non, je ne l’oublierai jamais. Malgré cela, mon cher ami, Necker est trop soumis à l’empire du public pour obéir à une seule voix. C’est pour lui un gouvernement démocratique où le grand nombre décide, et c’est ainsi qu’il sera malheureux toute sa vie. Il faut avouer que vos Genevois sont bien injustes, et je n’ai jamais cru que le plus grand effort de vertu dont je fusse capable dût être regardé comme avilissant. Je parle de ces leçons ; personne ne sait tout ce qu’elles ont coûté à ma fierté. Mais qu’importe, si j’ai l’approbation de mon cœur et la vôtre ?


Ce qui, dans cette nouvelle et brillante perspective, paraissait surtout séduire Suzanne Curchod, c’était la possibilité d’un rapprochement avec ses chers amis de Genève.


Voici mon plan, écrivait-elle encore quelques jours après à Moultou. Je suivrai exactement celui que vous m’avés indiqué ; mais sans un miracle je désespère du succès. S’il avoit lieu cependant, je n’aurois pas de repos que je ne vous eusse attiré ici. Il faut vous l’avouer : Je ne passerai jamais mes jours loin de Gothon (Mlle Cayla, belle-sœur de Moultou), je suis trop faible pour cela, et si elle ne vient pas me joindre, je ne négligerai rien pour me rapprocher d’elle ; c’est un de mes plus chers souhaits. Mais si notre brillante chimère s’évanouit, j’épouse Correvon (c’est le nom de l’avocat d’Yverdon) l’été prochain. Il ne cesse de me persécuter, et tous mes parents avec lui. Il me permettra de passer deux mois chez vous toutes les années, et ma vie aura ainsi quelques adoucissements… Gardés-moi le secret sur tout ce que contient cette lettre, mais montrés-la à ma Gothon ; j’attendrai de lui écrire après l’arrivée de Necker, afin qu’elle puisse vous instruire du résultat de l’entrevue.


M. Necker revint en effet de Genève, et Suzanne Curchod put s’apercevoir qu’elle lui avait fait injure en présumant qu’il pût, comme dans un gouvernement démocratique, soumettre son propre jugement à l’influence du plus grand nombre. Assez peu de temps après son retour, elle reçut en effet de lui une lettre par laquelle il lui demandait une entrevue particulière, en lui laissant sans doute deviner de quel objet il comptait l’entretenir. Je n’ai pas retrouvé l’original de cette lettre, mais seulement celui de la réponse, écrite d’une main un peu tremblante, et qui se termine ainsi : « Si votre bonheur, monsieur, dépend de mes sentimens, je crains bien que vous n’ayez été heureux avant de le désirer[10]. »

La nouvelle que Suzanne Curchod allait épouser un riche banquier de Paris se répandit rapidement dans tout le pays qu’elle avait habité, depuis Lausanne jusqu’à Genève, et excita une joie générale. Le grand nombre et la cordialité des lettres que reçut la jeune fille montrent de quelle estime et de quelle affection elle était environnée dans son pays natal. Moultou se plaçait naturellement au premier rang par la chaleur de ses félicitations : « Je dépose, écrivait-il avec un grand plaisir, entre les mains de M. Necker la triste autorité de censeur que vous avés bien voulu me donner sur vous. » Dans ce concert, il n’y avait qu’une note discordante, c’était celle du malheureux avocat d’Yverdon, qui se plaignait d’avoir été si longtemps bercé d’une espérance trompeuse et d’avoir appris en même temps son malheur et le bonheur d’un autre. « Je m’aperçois aisément, lui écrivait-il avec assez de fondement, que vous ne me regardiés que comme un misérable pis-aller et que vous saisines avec empressement la première occasion qui se présenteroit de vous établir à Paris ou ailleurs. » Mais après avoir exhalé son premier ressentiment en termes assez amers, il terminait en disant :


Mais pourquoi troubler votre joie en rappelant le passé. Je vous pardonne très sincèrement, mademoiselle et ma plus chère amie, tous vos procédés et je prie mon Dieu de toute mon âme qu’il veuille verser à pleines mains ses plus précieuses bénédictions sur vous, sur monsieur votre cher époux, et sur toute votre postérité. Je vous supplie de ne pas m’oublier entièrement et de m’accorder une amitié qui soit exempte de tout caprice ; soyés persuadée que je m’estimerois infiniment heureux si j’avois occasion de vous donner des preuves de la mienne, qui ne finira qu’avec ma vie ; mais quand on a le bonheur d’épouser un homme qui a 35 mille livres de rente, on n’a plus besoin des secours de personne ; je le crois digne de vous posséder, puisque vous l’avez choisi ; jouissez donc du bonheur que le ciel vous prépare à l’un et à l’autre : Non equidem invideo, miror magis. Je suis, avec un profond respect,

Correvon.


En répondant à toutes ces lettres, les deux fiancés ne tarissaient pas l’un et l’autre en expressions enthousiastes sur leur bonheur. « J’épouse un homme (disait Suzanne Curchod dans une des lettres publiées par le comte Golowkin), que je croirais un ange, si l’attachement qu’il a pour moi ne prouvait sa faiblesse. » De son côté, M. Necker répondait aux félicitations de Moultou :


Oui, monsieur, votre amie a bien voulu de moi, et je me crois aussi heureux qu’on peut l’être. Je ne comprends pas que ce soit vous qu’on félicite, à moins que ce ne fût comme mon ami. L’argent sera-t-il donc toujours la mesure de l’opinion ? Cela est pitoyable. Celui qui acquiert une femme vertueuse, aimable et sensible, ne fait-il pas seul une bonne affaire, qu’il soit assis ou non sur des sacs d’argent ? Pauvres humains, quels juges vous êtes ! Mais je ne m’étonne de rien à cet égard. N’y a-t-il pas des insectes qui placeroient sur un tas de boue l’autel du bonheur ?


Quelle qu’eût été la part que Mme de Vermenoux eût pu prendre à cette union, la situation des deux fiancés vis-à-vis d’elle ne devait pas laisser que d’être assez délicate. Peut-être la vue d’un bonheur auquel elle-même aurait pu prétendre fit-elle naître dans son cœur des regrets qu’elle ne sut pas assez dissimuler. Il faut qu’il y ait eu quelque complication de cette nature pour que les deux époux aient cru prudent de lui dissimuler le jour choisi par eux pour la célébration de leur mariage et ne l’en aient informée qu’après coup, ainsi que cela résulte de ce petit billet, assez habilement tourné, que Mme Necker adressait à Mme de Vermenoux aussitôt après la cérémonie :


Mille et mille pardons, madame, pour la petite supercherie dont je viens d’user avec vous ; mais mon cœur n’eût pu se résoudre à tout l’attendrissement de nos adieux. Si vous eussiés assisté à la cérémonie, vous m’eussiés fait oublier que je m’unissois à l’homme du monde qui m’est le plus cher. Je n’aurois vu dans ce lien que la séparation qu’il m’alloit coûter. Cependant, madame, je l’aurois regardée sous un faux jour, puisque mon mariage ajoutera, s’il est possible, à l’attachement que je vous ai voué. Je vais adopter tous les sentiments de M. Necker, et nous ne serons jamais mieux unis que dans notre empressement à contribuer au bonheur de votre vie. C’est là le sujet de nos conversations. Aidés-nous à réussir dans nos projets. Ils seront aussi constants que vos vertus et notre reconnoissance. Ma maladie a engagé M. Necker à précipiter notre union. Je viendrai m’excuser demain matin, si mes forces me le permettent. Ah ! quelle amie je vais quitter, et que M. Necker aura de choses à faire s’il veut me dédommager !


Une séparation d’avec sa protectrice était en effet la conséquence inévitable du mariage de Suzanne Curchod, et elle quitta la rue Grange-Batelière, où demeurait Mme de Vermenoux, pour s’établir avec son mari au fond du Marais, dans la rue Michel-le-Comte, où étaient installés les bureaux de la maison Thelusson et Necker ; c’est là que dans une prochaine étude nous la retrouverons.

  1. Jusqu’au mois de décembre 1876, le château de Coppet a continué d’appartenir à la propre belle-fille de Mme de Staël, la baronne Auguste de Staël (née Vernet), qui en avait hérité après la mort de Bon mari et de son fils.
  2. Voir l’étude sur Sainte-Beuve dans la Revue du 15 janvier 1875.
  3. « Quant aux talens de l’escrime et de la danse, mes succès, il faut bien l’avouer, furent médiocres, » dit Gibbon dans ses Mémoires.
  4. Le village de Crassier est situé sur les dernières pentes du Jura, mais non point dans les montagnes, ni en Franche-Comté.
  5. Cette lettre, que Moultou écrivit en effet à Rousseau, se trouve au tome Ier de la publication intitulée : Rousseau, ses amis et ses ennemis.
  6. On trouvera cette lettre dans un petit volume publié par le comte Fédor Golowkin sous ce titre : Lettres diverses recueillies en Suisse, auquel je ferai quelques emprunts.
  7. On la trouvera dans les trois volumes intitulés : Gibbon’s Miscellaneous Works, édition de 1814.
  8. Marie-Louise-Nicole de La Rochefoucauld, née en 1716, mariée à son cousin Louis-Frédéric de La Rochefoucauld, duc d’Enville ou Anville, lieutenant général des années navales du roi, morte en 1796.
  9. Je dois la communication de cette correspondance à la bienveillance des arrière-petites-filles de Moultou, Mme Streckeisen-Moultou et Mlle Vieusseux.
  10. Dans une petite nouvelle intitulée : les Suites d’une seule faute, qu’il écrivit à la sollicitation de Mme de Staël, M. Necker a mis cette même phrase dans la bouche de l’héroïne.