Le Sang du pauvre/Ceux qui ne veulent rien savoir

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Stock, Delamain et Boutelleau (p. 137-147).


XIII

CEUX QUI NE VEULENT RIEN SAVOIR


Le bourreau est la pierre angulaire de l’édifice social.
Joseph de Maistre.


— Monsieur le gérant, nos maisons doivent me rapporter, l’une dans l’autre, six cent mille francs. S’il y a du surplus, vous le mettrez dans votre poche, mais je ne veux rien savoir. J’exige que mon nom et mon adresse soient ignorés de tous mes locataires sans exception. Les réclamations ou les plaintes me sont odieuses et je tiens à vivre en paix. Arrangez-vous.

Le gérant est habile homme et ne tient pas à se faire aimer. Tout est pour le mieux. Le propriétaire a les mains nettes, comme un beau Pilate, et son ministre responsable a les mains libres. L’un aura la paix qu’il demande et l’autre les profits éventuels, énormes peut-être, qu’il désire. Bonne affaire pour tous deux.

On juge ce que peuvent devenir les pauvres sous la griffe d’un tel commis. Car il y en a toujours, des pauvres, même sous les apparences de la richesse, et ceux-là, les pauvres meublés et reluisants, ne sont pas à dédaigner. C’est le profitable troupeau où l’astuce d’un bon mercenaire a toujours chance d’abattre aux quatre époques de la tonte, quelque mérinos blessé dans les tournants. Une foudroyante augmentation succédant à des rosseries bien calculées peut procurer ce résultat. Mobilisation de l’huissier, vente à vil prix et rachat sous main des meubles saisis, donnent parfois des bénéfices très-appréciables. Il y a d’autres manigances. Mais il faut la bride sur le cou et la promptitude stratégique d’un homme de guerre.

L’avantage est moindre avec les petits locataires besogneux et sans surface, avec les ouvriers incirconcis et bambocheurs dont il faut, chaque semaine, attraper l’argent au vol, accompagné de gifles quelquefois et toujours de malédictions. Avec cette racaille, il est vrai, les ménagements sont moindres aussi et les risques fructueusement contrebalancés par le maniement discret d’une prostitution naïve souvent exploitable. Mais le cas devient rare des grands propriétaires logeant la fripouille, trop heureuse vraiment qu’on lui bâtisse des casernes ou des étables à cochons dans les quartiers suburbains.

Cette proie est abandonnée aux petits propriétaires, entrepreneurs enrichis dans les plâtras ou domestiques devenus rentiers à force de gratter les casseroles. Ceux-là n’ont pas de gérants. Ils encaissent eux-mêmes l’argent et les gifles et ils ont une autre manière de ne rien savoir. C’est le ferme propos de préférer ostensiblement leurs tripes à tout ce qu’il y a sous le soleil. La férocité de ces animaux est trop connue pour qu’on en parle. Toutefois, comme elle tend vers l’infini, ceux mêmes qui l’ont éprouvée le plus durement ne savent pas ce qu’elle est en réalité. Quel degré de miséricorde glaciaire espérerez-vous, par exemple, d’un individu qui a passé quarante ans à vendre 2 ou 3 francs au détail ce qui lui coûtait en gros 0 fr. 50, ou de celui-ci, monstrueux parmi les immondes, qui fut à la fois mouchard, acheteur de reconnaissances du mont-de-piété, empoisonneur sur le zinc et tenancier d’une maison de passe héritée de madame sa mère. Le cœur tremble de penser à ces justiciables qui ont le pouvoir de condamner à mort des familles et qui en usent, à chaque instant, sous la protection des lois.

Il faut avoir été soi-même un pauvre pour savoir ce que c’est que d’avoir à donner sans cesse le meilleur fruit de son travail et de sa peine, la fleur du sang de ses enfants, pour arrondir un parasite fainéant, grand ou petit, un damné de Dieu et des hommes, incapable même de la gratitude intestinale d’un chien pour les êtres, quels qu’ils soient, qui lui remplissent les boyaux. Car ils sont sans nombre les pauvres gens qui travaillent et qui jeûnent pour payer le propriétaire, pour avoir un abri défectueux et sordide, sans air ni lumière, dont l’aspect seul est à dégoûter de la vie. Il faut avoir vu souffrir des tout petits exténués de privations à seule fin d’assouvir un pléthorique maquereau que les lois honorent et qui est un des cinq ou six cent mille seigneurs et maîtres mis en place des hauts barons de l’ancienne France qui versaient leur sang pour défendre leurs laboureurs !

Si, du moins, à cet effroyable prix, le pauvre était assuré de son gîte, si, à force de payer et de souffrir, il gagnait enfin d’être chez lui, comme le cheval épuisé qu’un maître pitoyable laisse crever dans l’écurie ! Mais il faut que l’immeuble rapporte. « En affaires pas de sentiment », aucune excuse n’est admise. Au moindre retard, place nette pour un autre et la belle étoile pour le malade ou l’estropié. On voit de ces malheureux qui ont payé cinq cents fois l’humble rêve d’un lit de mort suffisamment abrité et qui vont mourir de désespoir sur le seuil des hôpitaux. Le propriétaire a son droit, son ventre, ses habitudes, et c’est tout simple que les autres pâtissent pour que rien n’y soit changé. Il ne veut rien savoir au delà, et le crucifiement du Dieu des pauvres est une si vieille blague !

Mais que dis-je ? Ce n’est pas assez de payer. Ce n’est même rien du tout, si on ne paye pas d’avance. Devenus décidément rois de ce monde, les salauds ont inventé ça. Si le mulet succombe avant d’avoir pu gravir la montagne du terme, il n’y aura, de la sorte, rien de perdu. On n’aura qu’à le pousser dans le ravin, les autres suivront. Quant à ceux qui ne peuvent pas payer d’avance, et c’est le plus grand nombre, ils ont des trottoirs et des avenues pour se promener.

Ce n’est pas encore tout. Même en payant d’avance, un jeune ménage doit s’engager à ne pas avoir d’enfants et le cas est si prévu que des propriétaires font signer, en même temps que l’engagement de location, un congé tout à fait en règle et sur lequel il n’y ait pas à revenir. L’inerte jouisseur devant être engraissé comme un porc, réparations et contributions, tout est à la charge des bagnards, cela va sans dire. S’il y a litige, — ce qui n’est guère à craindre avec les pauvres — le juge de paix, toujours fidèle à sa mission, tranche la poire du côté du mufle, et la société triomphe[1].

Je connais des souffrants, des rêveurs qui disent que, pourtant, chaque homme devrait avoir son toit et, peut-être aussi, la terre étant si vaste, un modeste champ à cultiver. Ces braves gens ne connaissent pas la science économique. Ils ignorent ce mécanisme si profitable à quelques-uns, au point de croire que tout devrait être mis en commun, de même qu’aux premiers temps du christianisme. Rêverie si peu conforme à la réalité qu’on voit des prêtres propriétaires et plus implacables que les autres. Vous entendez cela, ô Jésus ! des prêtres propriétaires ! Si vous reveniez en ce monde, il vous faudrait payer votre terme d’avance — avant même de vous incarner — à tel chanoine ou domestique de l’Archevêché qui vous dirait, « le saint Nom de Dieu invoqué », qu’il a la loi pour lui et qu’étant le Sauveur des propriétaires, il convient que vous donniez le bon exemple à leurs galériens. Si vous n’aviez à offrir que l’Adoration des bergers ou le bois de votre Croix, vous seriez indubitablement et très-promptement expulsé, n’en doutez pas. Expulsé par ceux qui se disent vos serviteurs ou avec leur absolution plénière.

Petits ou grands, ils ne veulent rien savoir, ni les atrocités qu’ils font commettre ni les iniquités plus effroyables, quelquefois, dont ils sont eux-mêmes les ouvriers. Les larmes qu’ils font couler, ils ne veulent pas les voir, les sanglots profonds ou les cris de désespoir causés par leur avarice, ils ne veulent pas les entendre. Si les hommes deviennent des voleurs ou des meurtriers, si les femmes se prostituent et prostituent leurs enfants, toutes ces choses leur sont étrangères et ne doivent pas, le moins du monde, altérer leur sérénité, pourvu que l’argent des termes soit exactement recueilli. La pratique des sacrements, chez quelques-uns, ne sert qu’à les endurcir un peu plus, en étayant — des colonnes granitiques d’une immunité d’en haut — leur égoïsme de cannibales. Il existe des associations ou confréries paroissiales de « propriétaires chrétiens ». Ils se préparent ainsi a eux-mêmes des demeures futures et permanentes où nul ne sera tenté de les suivre. Que Dieu ait pitié des infortunés qui vivront sous leurs toits !

Le propriétaire moderne est une entité bizarre dont l’habitude seule empêche de voir la réelle monstruosité. Né d’une fiction légale, essentiellement surnuméraire et parasitaire, mais invocateur constant des hauts principes de l’Ordre et de la Justice, le propriétaire est précisément l’ennemi le plus redoutable de la Famille, telle que l’avait constituée le christianisme. Le vieux mot si touchant et si doux de foyer n’a plus de sens. Le registre du déménageur a remplacé le Livre de raison des familles patriarcales de l’ancienne France. Les bons vieux murs d’autrefois, témoins, pendant des générations, des joies ou des douleurs des êtres issus d’un même sang et adorant le même Dieu, n’existent plus ou n’appartiennent plus à personne, car le propriétaire lui-même n’est qu’une larve incertaine, un cauchemar qui change et qui vagabonde accompagné de notaires et de croque-morts. Vos chers meubles « polis par les ans », s’il vous en reste encore, sont maniés et souillés par des mains infâmes, à chaque changement de domicile. Mais qui donc, aujourd’hui, possède quoi que ce soit et, bientôt, qui pourra se flatter même d’une tombe en un lieu déterminé, alors que la terre, comme on le croirait, se fatigue de porter une génération si locomobile ?

On éloigne les pauvres du centre des villes, de même qu’on empêcherait le sang d’affluer au cœur. Si Dieu permet la consommation de ce suicide, ce sera la fin des propriétaires eux-mêmes, la fin des riches et des pauvres, la fin de tout et le commencement ou le milieu de la charogne universelle. L’Esprit de Dieu sera porté sur les eaux d’une humanité liquide…

Tout de même il y aura ceci : — Tu n’as rien voulu savoir, toi, belle dame, pleine de vers ; et toi, son digne époux dont la carcasse asphyxie les aigles qui planent, toi aussi, tu n’as rien voulu savoir. Eh bien, mes chéris, c’est le contraire. Vous allez tout savoir en un millième de seconde. Votre science, horriblement universelle, horriblement irréparable, ce sera tout simplement l’Œil de Dieu, le regard de l’Œil de Dieu, pendant toute l’éternité !

  1. Il y a deux ans, exactement le 9 Novembre 1907, la Chambre syndicale des propriétés immobilières de la Ville de Paris, faisant appel aux artistes (!) mettait au concours « la composition d’un diplôme et d’une médaille ou plaquette » (!) à décerner comme récompense aux locataires, aux concierges méritants (!!), etc., en général à tous ceux qui auraient rendu service aux propriétaires (!!!). Le cynisme de ce boniment imprimé, envoyé à tous les artistes, était inouï. Qu’on en juge par ces quelques lignes : « La matière n’est pas ingrate à traiter, car la Propriété représente ce qu’il y a de plus noble dans ce monde : le TRAVAIL (!!!!!) l’Économie, la Prévoyance, la Construction, avec tous les arts qui l’embellissent : Architecture, Sculpture, Peinture, etc. Le champ est vaste et l’imagination des concurrents qui prendront part à ce tournoi artistique (!) n’aura que l’embarras du choix pour les figures et attributs… etc. »

    J’ignore ce qu’il est advenu de cette farce. Je doute qu’il se soit rencontré un artiste ou soi-disant artiste assez atteint de paralysie générale pour concourir. Mais il me semble que l’insolence dans la sottise ne pourra jamais aller plus loin.