Le Sang du pauvre/Jésus-Christ aux Colonies

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Stock, Delamain et Boutelleau (p. 127-134).


XII

JÉSUS-CHRIST AUX COLONIES


… Est descendu aux enfers.
Symbole des Apôtres.


Le sujet est grave au delà de ce qui peut être exprimé.

« Grande Dame, dit Christophe Colomb à Isabelle, dans l’Atlantide de Verdaguer, donnez-moi des navires et, l’heure venue, je vous les rendrai avec un monde à la remorque. » Il les obtint, ces petits navires dont on aurait pu garder les débris comme d’impayables trésors, leur bois étant le plus précieux qu’il y eût sur terre, après celui de la Croix du Christ et pour la même raison. Il les obtint, comme on sait, après dix-huit années de supplications dans toutes les contrées de l’Europe et ce fut la mort qu’il apporta au monde indien, dans ses mains ineffablement paternelles.

On lui changea son œuvre dès le premier jour. On fit des ténèbres avec sa lumière et quelles ténèbres ! On se soûla du sang de ces innombrables fils et ce qui restait de ce sang, ce dont les chacals et les chiens du vomissement ne voulaient plus, on le recueillit dans le creux des mains, dans des pelles de mineurs, dans des écopes de bateliers, dans les coupes de la débauche, dans les deux plateaux de la justice prostituée, dans les calices mêmes des saints autels et on l’éclaboussa de la tête aux pieds ! On contraignit cette Colombe amoureuse à piétiner, ainsi qu’un corbeau, dans le pourrissoir des assassinés. L’orgie des avares et des sanguinaires enveloppa la montagne de son sourcilleux esprit comme d’un tourbillon de tempêtes, et ce fut la solitude la plus inouïe sur cet amoncellement de douleurs !

Christophe Colomb avait demandé qu’aucun Espagnol ne pût aborder aux terres nouvelles, à moins qu’il ne fut certainement chrétien, alléguant le but véritable de cette entreprise, qui était « l’accroissement et la gloire de la religion chrétienne ». On vida pour lui les prisons et les galères. Ce furent des escrocs, des parjures, des faussaires, des voleurs, des proxénètes et des assassins qu’on chargea de porter aux Indes l’exemple des vertus chrétiennes. Lui-même fut accusé de tous les crimes et la hideuse crapule qu’on lui envoyait fut admise à témoigner contre cet angélique Pasteur qui voulait défendre son troupeau, et dont le principal forfait avait été d’attenter à la liberté du pillage et de l’égorgement.

Il fut enfin dépossédé, exproprié de sa mission et, pendant plusieurs années, put assister, lié et impuissant, à la destruction de son œuvre. Ses illégitimes et cupides successeurs remplacèrent aussitôt la Paternité par l’Ergastule et l’évangélisation pacifique par le cruel système des repartimientos, qui fut l’arrêt de mort de ces peuples infortunés.

Telle fut l’aurore des colonisations européennes dans les temps modernes. Rien de changé depuis quatre siècles. L’unique différence — fort appréciable, il est vrai — c’est qu’à l’époque précise de la découverte du Nouveau Monde, il y eut un homme, grand comme les Anges, immolé par la multitude des canailles et qu’aussitôt après lui, il n’y a plus eu que des canailles.

Ah ! l’évangélisation des sauvages, la dilatation et l’accroissement en eux de l’Église, choses voulues si passionnément par le Christophore, que nous en sommes loin ! Pas même un semblant d’équité rudimentaire, pas un tressaillement de pitié seulement humaine pour ces malheureux. C’est à trembler de la tête aux pieds de se dire que les belles races américaines, du Chili au nord du Mexique, représentées par plusieurs dizaines de millions d’Indiens, ont été entièrement exterminées, en moins d’un siècle, par leurs conquérants d’Espagne. Ça c’est l’idéal qui ne pourra jamais être imité, même par l’Angleterre, si colonisatrice pourtant.

Il y a des moments où ce qui se passe est à faire vomir les volcans. On l’a vu, à la Martinique et ailleurs. Seulement le progrès de la science empêche de comprendre et les horreurs ne s’arrêtent pas une seule minute. Pour ne parler que des colonies françaises, quelle clameur si les victimes pouvaient crier ! Quels rugissements, venus d’Algérie et de Tunisie, favorisées, quelquefois, de la carcasse du Président de notre aimable République ! Quels sanglots de Madagascar et de la Nouvelle-Calédonie, de la Cochinchine et du Tonkin !

Pour si peu qu’on soit dans la tradition apostolique de Christophe Colomb, où est le moyen d’offrir autre chose qu’une volée de mitraille aux équarrisseurs d’indigènes, incapables, en France, de saigner le moindre cochon, mais qui, devenus magistrats ou sergents-majors dans des districts fort lointains, écartèlent tranquillement des hommes, les dépècent, les grillent vivants, les donnent en pâture aux fourmis rouges, leur infligent des tourments qui n’ont pas de nom, pour les punir d’avoir hésité à livrer leurs femmes ou leurs derniers sous !

Et cela, c’est archi-banal, connu de tout le monde, et les démons qui font cela sont de fort honnête gens qu’on décore de la Légion d’honneur et qui n’ont pas même besoin d’hypocrisie. Revenus avec d’aimables profits, quelquefois avec une grosse fortune, accompagnés d’une longue rigole de sang noir qui coule derrière eux ou à côté d’eux, dans l’Invisible — éternellement ; — ils ont écrasé tout au plus quelques punaises dans de mauvais gîtes, comme il arrive à tout conquérant, et les belles-mamans, éblouies, leur mijoteront des vierges.

J’ai devant moi des documents, c’est-à-dire tels ou tels cas. On pourrait en réunir des millions. L’histoire de nos colonies, surtout dans l’Extrême-Orient, n’est que douleur, férocité sans mesure et indicible turpitude. J’ai su des histoires à faire sangloter les pierres. Mais l’exemple suffit de ce pauvre brave homme qui avait entrepris la défense de quelques villages Moïs, effroyablement opprimés par les administrateurs. Son compte fut bientôt réglé. Le voyant sans appui, sans patronage d’aucune sorte, on lui tendit les simples pièges où se prennent infailliblement les généreux. On l’amena comme par la main à des violences taxées de rébellion, et voilà vingt ans qu’il agonise dans un bagne, si toutefois il vit encore. Je parlerai un jour, avec plus de force et de précision, de ce naïf qui croyait aux lois.

C’est un article de foi que Jésus, après son dernier soupir, est descendu aux enfers pour en ramener les âmes douloureuses qui ne pouvaient être délivrées que par lui. Toute chose divine étant perpétuelle, c’est donc toujours la même espérance unique pour la même désolation infinie. Mais elle est vraiment unique et c’est là, surtout, je veux dire aux colonies, qu’il n’y a rien à espérer des hommes.

Les rapports officiels ou les discours de banquets sont des masques sur des mufles d’épouvante et on peut dire avec certitude et sans documents, que la condition des autochtones incivilisés, dans tous les pays conquis, est le dernier degré de la misère humaine pouvant être vue sur terre. C’est l’image stricte de l’Enfer, autant qu’il est possible d’imaginer cet Empire du Désespoir.

Tout chrétien partant pour les colonies emporte nécessairement avec lui l’empreinte chrétienne. Qu’il le veuille ou non, qu’il le sache ou qu’il l’ignore, il a sur lui le Christ Rédempteur, le Christ qui saigne pour les misérables, le Christ Jésus qui meurt, qui descend aux enfers, qui ressuscite et qui juge vivants et morts. Il est, ce chrétien, lui aussi, et quoi qu’il fasse, un Christophore, comme Colomb, mais un Christophore à tête de Méduse, un Christophore d’horreur, de hurlements, de bras tordus, et son Christ a été, à moitié chemin, annexé par les démons.

Le bon jeune homme élevé par les bons Pères, et rempli de saintes intentions, embrasse pieusement sa mère et ses jeunes sœurs, avant d’aller aux contrées lointaines, où il lui sera permis de souiller et de torturer les plus pauvres images de Dieu…

C’est ainsi que se continue l’œuvre de la douce Colombe du xve siècle, et c’est comme cela que le Sauveur du monde est porté aux colonies.