Le Sang du pauvre/Conclusion

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Stock, Delamain et Boutelleau (p. 223-230).


CONCLUSION


Iota unum.
Évangile selon Saint Matthieu.


— Votre livre, m’a dit un malheureux, n’est rien auprès de la réalité.

Je le sais. Le mal de ce monde est d’origine angélique et ne peut être exprimé dans une langue humaine. La Désobéissance d’abord, le Fratricide ensuite. Voilà toute l’Histoire. Mais qui connaît la mesure ? En supposant même qu’un homme extraordinaire, un Moïse, ou un Ézéchiel, eût pu entrevoir le prodige inconcevable de la Liberté de l’homme victorieuse de la Volonté divine, tout lui manquerait pour raconter cette tragédie.

Le seul monstre de l’Avarice déconcerte la raison. Celui des Apôtres qui fut particulièrement investi de l’enseignement des nations a dit que l’avarice est l’Idolâtrie même. L’Esprit-Saint qui parlait en lui nous a laissés sur le bord de ce gouffre où nul ne peut descendre. L’Avarice qui tue le pauvre est inexplicable autant que l’Idolâtrie. Or l’Idolâtrie, je l’ai dit ailleurs, c’est de substituer le Visible à l’Invisible, ce qui est bien certainement le plus monstrueux, le plus incompréhensible des attentats.

Sans doute l’avare moderne, propriétaire commerçant ou industriel, n’adore pas des sacs d’écus ou des liasses de billets de banque dans une petite chapelle et sur un petit autel. Il ne s’agenouille pas devant ces dépouilles des autres hommes et ne leur adresse pas des prières ou des cantiques dans l’odorante fumée d’un encensoir. Mais il proclame que l’argent est l’unique bien et il lui donne toute son âme. Culte sincère, sans hypocrisie, sans lassitude, sans reniement. S’il dit, dans la bassesse de son cœur et de son langage, qu’il aime l’argent pour les délices qu’il procure, il ment ou il se trompe lui-même horriblement, cette affirmation étant démentie, à l’instant même où il la profère, par chacun de ses actes, par les travaux et les tourments infinis auxquels il se condamne volontiers pour l’acquisition ou la conservation de cet argent qui n’est que la figure visible du Sang du Christ circulant dans tous ses membres.

Loin de l’aimer pour les jouissances matérielles dont il se prive, il l’adore en esprit et en vérité, comme les Saints adorent le Dieu qui leur fait un devoir de la pénitence et une gloire du martyre. Il l’adore pour ceux qui ne l’adorent pas, il souffre à la place de ceux qui ne veulent pas souffrir pour l’argent. Les avares sont des mystiques ! Tout ce qu’ils font est en vue de plaire à un invisible Dieu dont le simulacre visible et si laborieusement recherché les abreuve de tortures et d’ignominies.

La lettre de change, le billet à ordre, inventé, dit-on, par les Juifs du Moyen-Âge, mais dont l’origine est beaucoup plus ancienne, puisqu’il remonte pour le moins au « chirographe » de Tobie, représente la double contrition de l’avare qui se désole de ne pouvoir le payer à l’échéance ou d’être forcé, en le payant, de se dessaisir. Dans le second cas, ce dévot quitte Dieu pour Dieu, manœuvre tactique recommandée par les directeurs de conscience.

Oui, c’est vrai, je suis resté fort au-dessous de ma tâche. Le mal procuré par l’avarice est tout à fait indicible, humainement irrémédiable. Tout ce qu’on peut faire c’est d’aggraver la damnation de Caïn en lui mettant sur la tête, le sang de son frère. Et tout ce que peut faire le riche — si le démon lui restitue son âme — c’est de renoncer à ses richesses. Car il faut indispensablement que l’Évangile s’accomplisse et que le Royaume du Pauvre soit constitué. C’est celui-là et non pas un autre qui est demandé dans l’Oraison Dominicale : Adveniat regnum tuum. « Lorsque vous prierez, vous prierez ainsi », a dit le Seigneur. Vendez et donnez, renoncez à tout ce que vous possédez », paroles strictes et ineffaçables que la lâcheté chrétienne, les jugeant trop héroïques, s’efforce de raturer sacrilègement au moyen de l’ignoble et jésuitique distinction du précepte et du conseil qui met l’Évangile dans la boue depuis trois cents ans.

On a demandé souvent ce que pouvait bien être l’Iota du Sermon sur la Montagne, lequel iota doit subsister et s’accomplir avant que passent le ciel et la terre. Un enfant répondrait à cette question. C’est précisément le Règne du Pauvre, le royaume des pauvres volontaires, par choix et par amour. Tout le reste est vanité, mensonge, idolâtrie et turpitude.

Et maintenant, que les renégats et les imbéciles m’accusent tant qu’ils voudront de révolte ou d’anarchie ! J’ai prévu et désiré cet incomparable honneur d’avoir contre moi tous les ventres qui sont en haut et tous les cœurs qui sont en bas. Les tumultes les plus énormes de la haine ou de la colère ne couvriront pas pour moi le gémissement effroyable que voici :

Le ciel n’est pas fait pour des pauvres gens comme nous.

Jusque dans la mort je me souviendrai d’avoir entendu ce sanglot ! La misère, le sentiment de la misère pouvant être comparé au « ver qui ne meurt pas ! »

— Je n’ai pas le droit de toucher à la fortune de mes enfants, répond le riche. — Que leur laisseras-tu donc, misérable, à ceux que tu nommes audacieusement tes enfants ? Cette richesse que tu prétends être la leur et qui ne t’appartient pas plus qu’eux-mêmes, à l’instant où tu parles, elle est éprouvée dans la fournaise. Ton argent de sang et de larmes est éprouvé par le feu qui manque aux enfants des pauvres, quand il gèle. Celui-là seul qui a les Mains percées a le droit de parler de ses enfants et le pouvoir de leur donner quelque chose après sa mort. Toi, tu ne peux léguer aux prétendus tiens que la honte d’être riches et le devoir de restituer.

Paroles en vain, une fois de plus, j’en ai grand’peur, mais paroles quand même de vie et de mort. Fût-ce dans le désert, celui qui parle de la pauvreté amoureusement doit pouvoir susciter des multitudes pour l’entendre, comme le Souffle du Seigneur qui rendait la vie aux ossements arides et poussiéreux d’Ézéchiel. Car la Pauvreté n’est pas moins que l’Épouse du Fils de Dieu, et quand se feront ses noces d’or, les Va-nu-pieds et les Meurt-de-faim accourront des extrémités de la terre pour en être les témoins.

Vous savez cela, ô Reine Juive, Mère du Dieu Très-Pauvre que les bourgeois de Bethléem ne voulurent pas accueillir et qui mîtes au monde, sur la paille des animaux, Votre adorable Enfant. Vous savez ce que lui a coûté seulement le Voile de cette Épouse magnifique dont les cheveux de lumière ont flotté, vingt siècles, sur tous les tombeaux des Saints, de l’Orient à l’Occident. Mieux que personne Vous savez aussi que c’est pour Elle seule que Jésus est mort. Quant à la haine de cet Enfant pour les richesses, il n’y a que Vous qui pourriez dire qu’elle est juste aussi grande que sa Divinité même et que cela ne peut se traduire dans aucune langue.

Je Vous confie donc ce livre écrit par un pauvre à la gloire de la Pauvreté. S’il s’y trouve de l’amertume, Vous y mêlerez Votre Douceur, et s’il s’y trouve de la colère, Vous l’atténuerez par Votre Tristesse. Mais, ne l’oubliez pas, je suis le contemporain de Votre Apparition sur la Montagne des Larmes. Je fus mis, alors, sous Vos pieds. À ce titre, Votre Indignation et Vos Sept Glaives m’appartiennent. Les chaînes de bronze qui ont été vues sur Vos Épaules, Vous me les avez laissées en partant et voilà soixante-trois ans que je les traîne par le monde. C’est leur bruit qui importune les lâches et les dormants. Si c’est possible encore, faites-en un tonnerre qui les réveille décidément pour la Pénitence ou pour la Terreur, — ô Étoile du Matin des pauvres, qui « rirez au Dernier Jour ! »


Fête de l’Annonciation, 25 mars 1909.