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Le Sang du pauvre/Les deux Cimetières

La bibliothèque libre.
Stock, Delamain et Boutelleau (p. 211-220).


XIX

LES DEUX CIMETIÈRES


La constellation du Petit Chien n’est-elle pas dans l’hémisphère austral ?


Le premier vaut à peine qu’on en parle. C’est celui des pauvres, la fosse commune, le charroi des macchabées, la bousculade, les blasphèmes et les ordures des croque-morts immondes qui n’espèrent aucun pourboire. Quand les morts affluent, c’est le déblaiement rapide et profanant des enterrés provisoires dont les ossements n’ont plus droit à un semblant de sépulture et vont être jetés en tas, comme des décombres ou des immondices, dans un trou quelconque.

Quelquefois, il est vrai, c’est le Crématoire que des chrétiens pourraient croire exclusivement réservé aux seuls athées, dont la volonté formelle est d’être brûlés après leur mort. Erreur qu’il faut quitter. L’Administration ne dédaigne pas de chauffer son four pour les restes déchiquetés des indigents qu’on assassine dans les hôpitaux et que nul parent ne réclame. Il faut bien s’en débarrasser et nous ne sommes plus aux temps barbares où des confréries existaient pour l’ensevelissement et la sépulture charitable des abandonnés.

Revenons au cimetière dit parisien, extramuros, nécropole des pauvres multipliée autour de Paris : Bagneux, Pantin, Ivry, etc., car les morts sont vomis comme les vivants. Sodome n’en veut pas et les éloigne tant qu’elle peut. Il y a du moins, pour ces dormants, le bénéfice de la solitude. Au printemps ou à l’automne, quand on est très-malheureux, ces endroits éloignés peuvent, tout de même, paraître aimables.

L’Administration qui a condamné l’usage antique de la Croix monumentale au moment même où elle en multipliait dérisoirement le signe dans le quadrillage systématique des cimetières suburbains, a consenti à planter, le long des avenues, un assez grand nombre d’arbres. Au commencement, cette plaine géométrique et sans verdure désespérait. Maintenant que les arbres, devenus grands, ont pu plonger leurs racines dans les cœurs des morts, il tombe d’eux, avec leur ombre mélancolique, une douceur grave…

Promenons-nous parmi les tombes. Beaucoup sont incultes, abandonnées tout à fait, arides comme la cendre. Ce sont celles des très-pauvres qui n’ont pas laissé un ami chez les vivants et dont nul ne se souvient. On les a fourrés là, un certain jour, parce qu’il fallait les mettre quelque part. Un fils ou un frère, quelquefois un aïeul, a fait la dépense d’une croix, puis les trois ou quatre convoyeurs ont été boire et se sont quittés sur de pochardes sentences. Et tout a été fini. Le trou comblé, le fossoyeur a planté la croix à coups de pioche et a été boire à son tour. Aucun entourage n’a jamais été ni ne sera jamais posé par personne pour marquer la place où dort ce pauvre qui est peut-être à la droite de Jésus-Christ… Sous le poids des pluies, la terre s’est affaissée et les pierres sont sorties en si grand nombre que même les chardons ne peuvent y croître. Bientôt la croix tombe, pourrit sur le sol, le nom du misérable s’efface et n’existe plus que sur un registre de néant…

Ce qui navre de charité, c’est la foule des petites tombes. Il faut ce spectacle pour savoir ce qu’on tue d’enfants dans les abattoirs de la misère. On y voit des lignes presque entières de ces couchettes blanches surmontées d’absurdes couronnes en perles de verre et de médaillons de bazar où s’affirment des sentimentalités exécrables. Il y en a pourtant de naïves. De loin en loin, dans une sorte de niche fixée à la croix sont exposés, avec la photographie du petit mort, les humbles jouets qui l’amusèrent quelques jours. Quelquefois s’agenouille devant l’une d’elles une vieille femme désolée. Elle est si vieille qu’elle ne peut même plus pleurer. Mais sa plainte est si douloureuse que les étrangers pleurent pour elle[1]

Après le cimetière des pauvres, c’est une sensation plus que bizarre de visiter le Cimetière des Chiens. Beaucoup de personnes ignorent probablement qu’il existe. Il va sans dire que c’est le cimetière des chiens riches, les chiens pauvres n’y ayant aucun droit.

Un certain effort n’est pas inutile pour s’habituer à cette pensée d’une nécropole de chiens. Cela existe pourtant à Asnières, dans une île, autrefois charmante, de la Seine. Oui, les chiens ont un cimetière, un vrai et beau cimetière avec concessions de trois à trente ans, caveau provisoire, monuments plus ou moins somptueux et même fosse commune pour les idolâtres économes, mais surtout, on le suppose, pour que les pauvres appartenant à l’espèce humaine soient mieux insultés.

L’article 5 du règlement est admirable : « Tous emblèmes religieux et tous monuments affectant la forme des sépultures humaines sont absolument prohibés dans le cimetière zoologique. » Le public est averti, par ce dernier mot, que le fondateur ou la fondatrice est une personne savante qui ne parle pas en vain. On n’est pas des chiens soi-même ni des sentimentaux imbéciles, mais des zoologues, des penseurs. Et cela éclaire singulièrement la prohibition, quelque peu jésuitique, des emblèmes religieux. Il semblerait, en effet, que cette défense ait en vue d’empêcher des profanations, alors qu’il suffit d’un coup d’œil sur les monuments pour s’assurer d’un athéisme volontaire et solidement corseté. Exemple :


Si Ton Âme, ô Sapho, n’accompagne la mienne,
Ô chère et noble Amie, aux ignorés séjours,
Je ne veux pas du Ciel ! Je veux, quoiqu’il advienne,
M’endormir comme Toi, sans réveil, pour toujours.


Ces vers, héroïquement chevillés, d’un vieux bas-bleu millionnaire, sur la charogne de sa chienne aimée, en disent assez et même un peu plus. Mais la zoologie sauve tout. Il ne tient qu’aux visiteurs de se croire dans un jardin. Pour ce qui est de « la forme absolument prohibée des sépultures humaines », tout ce qu’on en peut dire, c’est que cette clause est une bien jolie blague. Un myope, incapable de déchiffrer les inscriptions et non averti, pensera nécessairement qu’il est dans un cimetière, païen à coup sûr et fort bizarre, mais humain et on ne voit pas ce qui pourrait le détromper. Il y a là des monuments grotesques et coûteux dont le ridicule n’a rien d’excessif ni d’humiliant pour la meilleure compagnie et qui conviendraient parfaitement aux carcasses des gentilshommes les plus distingués. Les épitaphes, il faut l’avouer, ne laissent aucun doute, mais seulement les épitaphes.

La monotonie des « regrets éternels » est un peu fatigante. La formule de fidélité, plus canine que les chiens eux-mêmes : « Je te pleurerai toujours et ne te remplacerai jamais » surabonde péniblement. Néanmoins le visiteur patient est récompensé.

« Ma Ponnette, protège toujours ta maîtresse. — Kiki, Trop bon pour vivre. — Drack, Il nous aimait trop et ne pouvait vivre. — Linda, Morte d’attachement, de fidélité, d’intelligence et d’originalité. — (Au-dessous de deux niches). Le destin qui les unit sur terre les réunit dans le néant. — (Au-dessous d’une tente militaire). Produit d’une collecte d’artilleurs. — Sur ton corps le printemps effeuillera des roses. — Elle était toute notre vie. — À Folette, Ô ma mignonne tant aimée, De ma vie tu fus le sourire. Quelle épitaphe pourrait dire Combien mon cœur t’aura pleurée ? — La brutalité des hommes a mis fin à notre amour ». — Et celle-ci, oh ! celle-ci : « Mimiss, sa mémère à son troune-niouniousse ! »

On ne saurait trop recommander un monument glorieux qu’on pourrait croire celui d’un Desaix ou d’un Kléber, et je ne sais quel chapiteau colossal au centre duquel se voit un énorme cœur en ex-voto blasonné du nom d’un chien en lettres d’or. Il y a aussi des couronnes de marquis, de comtes, de vicomtes, un tortil et même une couronne fermée surmontée de la croix, prohibée pourtant. Mais on ne refuse rien aux princes et on est dans la pourriture aristocratique des chiens, à plusieurs millions de lieues des prolétaires.

On est forcé de se demander si la sottise décidément n’est pas plus haïssable que la méchanceté même. Je ne pense pas que le mépris des pauvres ait jamais pu être plus nettement, plus insolemment déclaré. Est-ce l’effet d’une idolâtrie démoniaque ou d’une imbécillité transcendante ? Il y a là des monuments qui ont coûté la subsistance de vingt familles ! J’ai vu, en hiver, sur quelques-unes de ces tombes d’animaux, des gerbes de fleurs dont le prix aurait rassasié cinquante pauvres tout un jour ! Et ces regrets éternels, ces attendrissements lyriques des salauds et des salaudes qui ne donneraient pas un centime à un de leurs frères mourant de faim ! « Plus je vois les hommes, plus j’aime mon chien », dit le monument à Jappy, misérable cabot bâtard dont l’ignoble effigie de marbre crie vengeance au ciel. La plupart de ces niches sans abois sont agrémentées, pour la consolation des survivants, d’une photographie du pourrissant animal. Presque toutes sont hideuses, en conformité probable avec les puantes âmes des maîtres ou des maîtresses. « Les attractions, a dit Fourier, sont proportionnelles aux destinées. »

Je n’ai pas eu le bonheur d’assister à un enterrement de 1re classe. Quel spectacle perdu ! Les longs voiles de deuil, les buissons de fleurs, les clameurs et les sanglots de désespoir, les discours peut-être. Malheureusement, il n’y a pas de chapelle. Avec un peu de musique, la Marché funèbre de Beethoven, par exemple, il m’eût été facile d’évoquer le souvenir des lamentables créatures à l’image de Dieu portées, après leur mort, dans les charniers de l’Assistance et enterrées à coups de souliers par des ivrognes.

« Toute caisse contenant un animal mort », dit l’article 9 du Règlement déjà cité, « sera ouverte, pour vérification, à son entrée au cimetière ». Ce très-sage article a, sans doute, prévu le cas où quelque putain richissime y voudrait faire enterrer son père.

  1. Léon Bloy, La Femme pauvre.