Le Sang du pauvre/Le Système de la Sueur (Sweating System)

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Stock, Delamain et Boutelleau (p. 169-179).


XVI

LE SYSTÈME DE LA SUEUR
(sweating system)


J’ai toujours été frappé de l’air vénérable des vieux forçats.
Jules Vallès.
En 93, il y avait à Meudon, une tannerie de peaux humaines. Celles des femmes n’étaient presque bonnes à rien, étant d’un tissu trop tendre.
Montgaillard.


Un ancien poème du moyen âge, Yvain ou le Chevalier au Lion, montre que, même au siècle pieux de saint Bernard, de Louis VII et de Philippe-Auguste, l’exploitation industrielle qui consiste à faire de l’or avec la chair et le sang des femmes, existait déjà.

Ce chevalier Yvain qu’un lion familier accompagne est arrivé devant le château de la Pire Aventure. « Hé ! malheureux, où vas-tu ? » lui crient les gens du bourg qu’il traverse en montant au donjon. Il ne les écoute pas, il écarte le portier qui veut l’arrêter et il entre dans une vaste salle donnant sur un préau formé par une palissade aux pieux aigus. Traduisons le vieux langage de Chrestien de Troyes :

« À travers les pieux, il vit là jusqu’à trois cents pucelles occupées à divers ouvrages de soie et d’or. Toutes faisaient mieux qu’elles savaient. Mais telle fut leur pauvreté que beaucoup d’entre elles, les pauvres, avaient leurs robes dénouées et déceintes et que leurs corsages étaient troués aux mamelles et aux coudes, et qu’elles portaient sur le dos des chemises sales. De faim et de mésaise leurs cous étaient grêles, leurs visages pâles. Yvain les voit et elles le voient. Toutes baissent la tête et pleurent et elles restent là un grand moment sans savoir que devenir. Elles ne peuvent lever les yeux de terre, tant elles sont écœurées. »

Yvain revient sur ses pas et interroge le portier du château :

« — Par l’âme de ton père, dis-moi quelles sont ces demoiselles que j’ai vues dans ce préau, tissant des étoffes de soie et des orfrois ? Les œuvres de leurs mains paraissent très-belles, mais ce qui ne me semble pas beau, c’est qu’elles sont, de corps et de visages, maigres et pâles, et dolentes. Pourtant elles seraient, je crois, belles et fort avenantes, si elles avaient chose qui leur fit plaisir. — Je ne vous le dirai mie, répond le portier, cherchez un autre qui vous le dise. Yvain, alors, cherche tant qu’il finit par trouver l’huis du préau où les demoiselles travaillent, et il s’avance et il les salue toutes ensemble, et il voit tomber les gouttes des larmes qui descendent de leurs yeux sur leurs visages. »

Yvain les interroge à leur tour et l’une d’elles lui apprend qu’elles sont captives des fils du diable et qu’elles ne peuvent être délivrées que par un bon chevalier qui « les occira en bataille ». Mais pourquoi se leurrer d’une telle espérance ?

« — Jamais plus nous n’aurons rien qui nous plaise. Je viens de dire une grande enfance quand j’ai parlé de délivrance. Jamais nous ne sortirons de céans. Toujours nous tisserons des étoffes de soie et nous n’en serons jamais mieux vêtues. Toujours nous serons pauvres et toujours nous aurons faim et soif. Nous aurons beau gagner, cela ne nous fera pas mieux manger. C’est à grand’peine que nous avons du pain, un peu le matin et moins le soir. Sur ce que nous gagnons, chacune de nous ne conserve pour son entretien que quatre deniers par livre et cela n’est pas assez pour avoir suffisance d’habits et de nourriture… Cependant il n’est pas une seule d’entre nous dont le travail ne rapporte vingt sous et plus à la semaine. Un duc en serait riche et nous sommes en grande pauvreté, et celui pour qui nous travaillons est riche de notre mérite. Pour gagner nous veillons une grande part des nuits et les journées entières. Si nous voulons nous reposer un instant, on nous menace de nous tourmenter les membres. C’est pourquoi nous n’osons prendre aucun repos[1]. »

Après huit siècles, le même mal s’est effroyablement aggravé. Les pauvres captives délivrées pas le bon chevalier Yvain — car il les délivra, s’il faut en croire son trouvère — étaient au nombre de trois cents. Écoutez maintenant Tolstoï :

En face de la maison que j’habite il y a une fabrique de soieries aménagée suivant les dernières prescriptions de la technique. Là, travaillent et vivent trois mille femmes et sept cents hommes. De chez moi, j’entends le bruit incessant des machines, et je sais, car je suis allé là-bas, ce qu’il signifie. Trois mille femmes, debout pendant douze heures, sont devant les établis et parmi un bruit terrible, elles pelotonnent et dévident les fils de soie avec lesquels on fera des étoffes. Toutes ces femmes, à l’exception de celles qui sont arrivées récemment de la campagne, ont un aspect maladif. La plupart mènent une vie dépravée et immorale. Presque toutes, mariées ou non mariées, aussitôt après l’accouchement, envoient leurs enfants à la campagne ou dans une crèche où 90 pour 100 de ces enfants périssent, et les mères, pour ne pas être remplacées, viennent à la fabrique, deux ou trois jours après l’accouchement. Ainsi, pendant vingt ans, je sais que des dizaines de mille de mères jeunes et fortes sont mortes ; et que, maintenant aussi, des mères continuent à détruire leur vie et celle de leurs enfants, pour préparer des étoffes de velours et de soie[2]. »

Le bon Tolstoï est dépassé. Qu’est-ce que la fabrique dont il parle à côté des bagnes immenses de l’Amérique ou de l’Angleterre ? Rien qu’en France il y a plus de six millions d’ouvrières d’usines sur moins de vingt millions de femmes. Statistique plus puissante qu’une tragédie de Shakespeare. Cette multitude apocalyptique de créatures affamées travaillant, souffrant, mourant, pour assurer les délices de quelques-uns ; sans lumière pour travailler, sans lumière pour souffrir, sans lumière pour mourir, et cela pendant les générations et pendant les siècles !

En dehors des usines, la même statistique parle d’une armée barbare, d’une horde famélique de 250.000 ouvriers et ouvrières vivant ou essayant de vivre, à Paris seulement, du travail à domicile, travail des Hébreux en Égypte représentant pour l’exploiteur des bénéfices pouvant aller de mille à dix-huit cents pour cent[3].

Qu’on multiplie tant qu’on voudra ces chiffres usuraires, déjà diaboliques, on arrivera, si c’est possible, à une quasi-proportion de la richesse à la pauvreté. Cent mille pauvres suffisent-ils pour faire un seul riche ? C’est une question en Occident. En Asie, dans le grouillement colossal de la Chine ou de l’Inde, il en faut peut-être un million.

Le système de la Sueur ! On a peine à comprendre que ces mots impies aient pu être écrits, même en anglais qui est pourtant la langue de l’injustice, de la dureté infernale, la langue du moins généreux de tous les peuples. Oui, même en anglais, c’est à ne pas y croire. Mais la sueur de quoi ? mon Dieu ! Impossible, après un tel mot, de ne pas penser à Gethsémani, de ne pas penser à Moïse qui voulut que toute l’Égypte ruisselât de sang pour préfigurer l’Agonie du Fils de Dieu. Celui qui assuma toutes les peines imaginables et toutes les peines inimaginables a-t-il donc sué le sang de cette façon ? La Sueur de Sang par système ! La Sueur de Sang de Jésus calculée pour commanditer des famines ou des massacres !… On peut supposer que des hommes sont devenus fous pour s’être penchés sur ce gouffre…

Ce qu’il y a de plus incompréhensible au monde, c’est la patience des pauvres, médaille sombre et miraculeuse de la Patience de Dieu dans ses palais de lumière. Quand la souffrance a été trop loin, il semble que ce serait pourtant bien simple d’assommer ou d’éventrer la bête féroce. Il y a des exemples. Ils sont même nombreux dans l’Histoire. Mais, toujours, ces révoltes furent des mouvements convulsifs et de peu de durée. Aussitôt après l’accès, la Sueur du Sang de Jésus recommençait silencieusement dans la nuit, sous les oliviers tranquilles du Jardin, les disciples dormant toujours. Il lui faut continuer cette Agonie pour tant de malheureux, pour un si grand nombre d’êtres sans défense, hommes, femmes, enfants surtout !

Car voici l’horreur des horreurs : le travail des enfants, la misère des tout petits exploitée par l’industrie productrice de la richesse ! Et cela dans tous les pays. Jésus avait dit : « Laissez-les venir à moi ». Les riches disent : « Envoyez-les à l’usine, à l’atelier, dans les endroits les plus sombres et les plus mortels de nos enfers. Les efforts de leurs faibles bras ajouteront quelque chose à notre opulence. »

On voit de ces pauvres enfants qu’un souffle renverserait, fournir un travail de plus de trente heures par semaine et ces travailleurs-là, ô Dieu vengeur ! se comptent par centaines de mille. Pour qu’il soit dit que la religion n’est pas oubliée, les ateliers de petites filles, ignorés du Dante, sont souvent dirigés par des religieuses, vierges consacrées, aussi sèches que les sarments du Démon, et qui savent les bonnes méthodes pour le rendement…

La jeune fille du monde ignore peut-être, elle aussi — comme le Dante — ce que sa toilette et ses fins dessous ont coûté. Pourquoi lui parlerait-on de la fatigue mortelle, de la faim jamais assouvie des petites misérables trop flattées de se tuer pour sa beauté ? Qui voudrait essayer de faire comprendre à cette jolie brute l’amertume des larmes dévorées et la constriction perpétuelle de ces petits cœurs ? Mais, parce que ces choses de rien sont infiniment plus grandes qu’elle et qu’il y a tout de même une justice, on peut être certain qu’elle ne les ignorera pas toujours. Et alors !…

L’évangéliste saint Luc entendit tomber par terre, goutte à goutte, la Sueur du Sang de Jésus-Christ. Ce bruit si faible, incapable de réveiller les disciples endormis, dut être entendu des constellations les plus lointaines et modifier singulièrement leur vagabondage. Que penser du bruit, plus faible encore et beaucoup moins écouté, des pas innombrables de ces pauvres petits allant à leur tâche de souffrance et de misère exigée par les maudits, mais, quand même, sans le savoir et sans qu’on le sache, allant ainsi à leur grand frère du Jardin de l’Agonie qui les appelle et les attend dans ses bras ensanglantés ? Sinite pueros venire ad me. Talium est enim regnum Dei.

  1. Citation empruntée à un excellent article : Femmes esclaves, signé R. Périé, dans la revue « Pages libres », numéro du 3 août 1901
  2. Tolstoï, Les Rayons de l’Aube.
  3. Ce livre n’étant pas un ouvrage de documentation, un seul exemple me dispensera d’une infinité d’autres. M. Georges Mény, dans son livre : Le Travail à bon marché, a établi comme suit le prix de revient d’une douzaine de chapeaux de femme vendus 4 fr. 80 la pièce :
    Salaire de l’ouvrière pour la douzaine 2 fr.40
    Gain de l’entrepreneuse 0 fr.80
    Formes 3 fr.00
    Garnitures 4 fr.75
    Fleurs 3 fr.45
    Total 14 fr.40

    Ces douze chapeaux seront vendus ensemble 57 fr. 60. La société qui les lance et les grands magasins qui les vendent gagneront donc 43 fr. 20, pendant que l’ouvrière aura gagné 2 fr. 40 !!!